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Jean-Jacques Rousseau
est un écrivain, né le 28 juin 1712 à Genève,
mort à Ermenonville le 2 juillet
1778. Il était issu d'un Français de Montlhéry,
réfugié à Genève où il fut reçu
bourgeois en 1555. Son père, Isaac Rousseau, horloger et maître
de danse, était un homme de plaisir, emporté, querelleur,
léger et vagabond : il épousa Suzanne Bernard, nièce,
et non fille d'un pasteur, qui paraît avoir été d'humeur
un peu vive et folâtre, assez pour donner innocemment du scandale
dans l'austère cité de Calvin.
- Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Ils eurent un fils, mauvais sujet qui disparut en 1721. Puis Isaac, voulant voir du pays, s'en alla à Constantinople (1705-1711) : à son retour, il eut Jean-Jacques, dont la naissance coûta la vie à sa mère. Ce fut un malheur pour l'enfant d'être élevé par un père sans gravité, qui lui farcit la tête de romans : ils passaient parfois la nuit entière à en lire. Jean-Jacques avait gardé aussi le souvenir des chansons de sa tante Gonceru. En novembre 1722, Isaac Rousseau, ayant eu querelle avec un sieur Gautier, s'enfuit de Genève pour se soustraire à une condamnation; il abandonna son fils, dont il ne s'occupa plus guère. L'enfant fut placé, avec son cousin Bernard, à Bossey, chez le ministre Lambercier : son sentiment moral s'y éveilla, quand il reçut le fouet injustement. En 1724, il revint chez l'oncle Bernard, homme de plaisir marié à une dévote; on le plaça bientôt chez M. Masseron, greffier, qui jugea qu'il ne serait jamais qu'un âne, puis chez le graveur Ducommun, un rustre, chez qui Jean-Jacques commença de se dissiper. Il dévora les livres du cabinet de lecture de la Tribu, les pires avec les bons. Il vola les pommes de son maître. Il courut les rues et la campagne avec des polissons de son âge. Son patron le battit. Et en mars 1728, ayant un soir trouvé les portes de Genève fermées, il résolut de n'y pas rentrer. Il passa en Savoie : M. de Pontverre, curé de Confignon, l'adressa à Mme de Warens, une jeune Vaudoise, échappée de son pays et du mariage, pensionnaire du roi de Sardaigne, convertie, et qui travaillait en conversions : jolie femme, intelligente et bonne, à la fois intrigante et naïve. Jean-Jacques arriva chez elle le jour des Rameaux 1728; et le 24 mars, elle le faisait partir pour Turin; il y avait là un hospice de catéchumènes où il se laissa endoctriner. Il abjura le 21 août 1728, fut baptisé le 23, et aussitôt ensuite mis dehors avec une vingtaine de francs, produit d'une quête. Ivre de liberté, il se logea dans un garni à un sou la nuit, et passa ses jours à courir la ville et les environs; quand ses fonds baissèrent, il se fit un peu entretenir par une jolie marchande, Mme Basile, puis il se décida à entrer comme laquais chez la comtesse de Vercellis. La comtesse mourut : ici se place l'épisode du ruban volé par Rousseau qui accusa une femme de chambre, Marion; on les mit tous deux à la porte. L'abbé Gaime, Savoyard de naissance, précepteur des enfants du comte de Mellarède ensuite professeur de français à l'Académie des nobles de Turin (1738-1745), s'intéressa à Jean-Jacques et le fit entrer chez le comte de Gouvon; il s'y fit remarquer par son air d'intelligence, et l'abbé de Gouvon lui apprit l'italien et le latin, avec l'idée de s'en faire un secrétaire de confiance pour sa carrière diplomatique. Ces vues étaient trop sensées pour le romanesque Jean-Jacques : il se lia avec des polissons de Genève qu'il rencontra à Turin, Mussard, dit Tord gueule, et Bâcle, et se fit donner, son congé. Il s'en alla par les grands chemins avec Bâcle, montrant dans les villages une fontaine de Héron. Quand il en eut assez, il retourna à Annecy. Mme de Warens, dont la bonne société commençait à s'éloigner, le recueillit. Elle s'occupa de lui avec une tendresse dévouée. Il l'appela maman, elle l'appelait petit. De Pâques au mois d'août 1729, Jean-Jacques fut au séminaire, chez les lazaristes; il se remit au latin et commença d'étudier la musique. C'est là qu'il connut l'abbé Gâtier, dont il a mêlé le caractère à celui de l'abbé Gaime dans son Vicaire savoyard. D'octobre 1729 à avril 1730, il fut chez M. le Maître (de musique de la cathédrale), J.-L..Nicoloz, ivrogne et épileptique : il se lia avec l'intrigant Venture de Villeneuve, dont l'impudence le séduisait. Vers Pâques 1730, Nicoloz, ayant eu dispute avec le chantre, s'enfuit à Lyon où Jean-Jacques le suit, puis l'abandonne. Quand il revient à Annecy, Mme de Warens en était partie : elle était venue à Paris pour suivre une intrigue politique. Rousseau s'établit cher Venture et vit avec des filles de petite condition, Merceret, la femme de chambre de Mme de Warens, Esther Giraud, Genevoise convertie, contrepointière. Il a quelques relations plus élevées, comme l'atteste la délicieuse promenade avec Mlles Galley et de Graffenried, racontée dans les Confessions. Vers ce temps, il entre en rapports avec le juge-mage Simond, et fait ses premiers vers. Ayant été conduire la Merceret à Fribourg, il passe à Genève, puis à Nyons où son père est établi. A Lausanne il se donne pour musicien, sous le nom de Vaussure de Villeneuve et se fait huer. A Neuchâtel, il donné des leçons de musique tout l'hiver (1730-1731). Au printemps de 1731, il rencontre dans une auberge un archimandrite, ou prétendu tel, le R. P. Athanasius Paulus, et s'en fait le secrétaire. Il le suit à travers le canton de Fribourg, à Berne, à Soleure : là, l'ambassadeur de France, M. de Bonac, le retire de cette compagnie compromettante. On l'expédie alors à Paris pour entrer au service du neveu du colonel suisse Godart et porter l'uniforme; mais ses nouveaux maîtres ne lui plaisent pas, et il se trouve sur le pavé de Paris sans appui. Il cherche Mme de Warens elle est repartie depuis le 24 juillet 1730. ll s'en revient à pied, passe par Lyon, et va rejoindre Mme de Warens qui, dans l'été de 1731; avait quitté Annecy pour Chambéry. Elle reçoit encore le petit, et fait de lui un employé à la mensuration générale de Savoie (cadastre). Au bout de dix-hui mois ou deux ans, le bureau l'ennuie, il le néglige, et renonce à son emploi en 1733 ou 1734. Mme de Warens aimait la musique, donnait des concerts : Rousseau se tourne tout à fait de ce côté, et se fait maître de musique. Sans doute par les amis ecclésiastiques de sa maman, il a des écolières appartenant aux meilleures familles nobles et bourgeoises de la ville. C'est alors, quand il a environ-vingt et un ans, que la maman devient sa maîtresse. Un peu avant, ou un peu après, Claude Anet, un garçon jardinier qui, s'était enfui avec elle du pays de Vaud, et qu'elle avait gardé à son service, s'empoisonne; et Jean-Jacquess sait quelles relations l'unissent à Mme de Warens; il accepte de partager. Claude Anet mourut le 13 mars 1734. Peu après Rousseau s' en va à Besançon (1735?) dans un moment où les affaires de Mme de Warens sont fort brouillées par la mort de l'évêque, M. de Bernex, son protecteur (23 avril 1734) : il veut étudier la musique avec l'abbé Blanchard, maître de musique de la cathédrale; remercié en 1732, mais qui était resté dans la ville, songeant à aller chercher fortune, à Paris. Rousseau ne tarde pas à le quitter, et passant par Genève et Nyons, où il fait encore visite à son père, il revient à Chambéry. La chronologie de ces deux ou trois années est très obscure et confuse : le voyage à Besançon pourrait être de 1733, avant la mort d'Anet et celle de M. de Bernex, après l'empoisonnement d'Anet et la découverte de sa liaison avec maman. Quoi qu'il en soit, vers 1735 l'union est
rétablie. Jean-Jacques commence à se cultiver, à
hanter des compagnies honnêtes autant qu'aimables. Il se lie avec
Gauffecourt, avec de Conzié qui guide ses lectures, et voit s'éveiller
son goût littéraire. Il fait divers voyages à Nyons,
à Genève. Ayant failli périr dans une expérience
de physique, ou dans une chute d'escalier, il est quelque temps aveugle
et fait un testament bien catholique, le
27 juin 1737. A peine remis, il va à Genève pour le réglement
de la succession de sa mère : sa part est de 6500 florins. Encore
ici les Confessions brouillent toute la chronologie; voici la succession
et les dates réelles des faits : Mme de Warens loua aux Charmettes
la métairie Revil; l'acte est du 15 septembre 1737. Mais dès
le 11 septembre, Rousseau est à Grenoble.
Au retour de Genève, il avait trouvé
installé près de maman un nouveau converti, le perruquier
Wintzenried. Il y eut des difficultés à la vie commune :
est-ce Jean-Jacques ou Wintzenried qui les souleva? Toujours est-il qu'on
envoya Jean-Jacques se soigner à Montpellier
pour une maladie de langueur. C'est dans ce voyage qu'il rencontra Mme
de Larnage; là aussi qu'il eut l'idée, ne sachant pas un
mot d'anglais de se donner pour un seigneur
anglais jacobite. Il arrive à Montpellier le 25 octobre 1737, et
en repart après le 14 décembre (cf. Grasset, J.-J. Rousseau
à Montpellier, 1854, in-8). Il est à Chambéry
au commencement de mars, et il rentre en grâce, mais à de
certaines conditions : est-ce le partage avec Wintzentied ou l'abandon
de tous ses droits? On l'ignore. Toujours est-il qu'il reste, chez maman.
Le 6 juillet 1738, Mme de Warens loue aux Charmettes la maison de M de
Noeray, c'est là que Jean-Jacques résidera de 1738 à
1740, sauf quelques mois d'hiver passés à Chambéry.
On sait quel souvenir délicieux il a gardé des Charmettes;
mais il est certain que ce fut pour lui non une vie d'amour, mais une vie
d'étude, et qu'il y fut le plus souvent seul, maman et Wintzenried
apparaissant de temps à autre.
L'habitation de Rousseau aux Charmettes. C'est aux Charmettes, en effet, que Rousseau acquit presque tout son savoir et commença de réfléchir. Il ne sut jamais le grec : il apprit tant bien que mal le latin, il s'y remit trois ou quatre fois, et arriva à comprendre en gros Tacite. Il savait bien l'italien et connaissait les poètes, Pétrarque et Métastase surtout. Il sut un peu d'anglais, pas assez pour causer, ni pour entendre les poètes. A Genève, en son enfance, il avait lu des romans, notamment ceux de Samuel Richardson, des Vies de Plutarque et La Bruyère. A Annecy, il avait lu avec maman 'Saint-Evremond et Bayle. A chaque rencontre, chaque nouvelle connaissance lui faisait découvrir un nouveau livre : il lut ainsi Lesage, l'abbé Prévost. Il voulut se compléter aux Charmettes. Il lit alors Montaigne, Télémaque et Séthos, Boileau et Pope, Racine et Voltaire et Rollin, la chronologie du P. Petau, Epictète et Descartes, Malebranche et Leibniz, Locke et Pascal, des ouvrages d'astronomie, de mathématiques, de physique, d'histoire naturelle. Il étudie avec une passion prodigieuse : il aspire à la science universelle, puis il se restreint à ce qui peut orner l'esprit et régler l'action. Pour mettre un peu d'ordre dans ses lectures, il prend pour guide le P. Lami, auteur des Entretiens sur les sciences. Mais le savoir méthodique et classé lui fera toujours défaut : il a entassé précipitamment en lui une masse de connaissances qui restent confuses, mal digérées, incomplètes. Il s'exerce aussi à composer. Rousseau s'est donné comme ayant vécu jusqu'à quarante ans sans désir de gloire, sans ambition littéraire. En réalité, outre ses prétentions de musicien, il a écrit beaucoup, et pour le succès et pour la réputation, pendant les dix ou douze ans qui précèdent son Premier discours. On a de lui quelques poésies de 1737 et 1738, des fragments d'un opéra, Iphis et Anaxarète, fait à Chambéry vers 1738; la comédie de Narcisse date sans doute du séjour aux Charmettes, comme aussi la pièce inédite d'Arlequin amoureux de lui-même; de ce temps-là aussi sont une Epître à Fanie, et le Verger des Charmettes, épître philosophique de tour stoïcien, où il décrit sa vie et ses études : la pièce est sans doute faite pour appuyer un Mémoire à M. le gouverneur de Savoie (1739) où il sollicite une pension. Pour la religion, il est sincèrement catholique; mais Mme de Warens, qui a gardé dans sa conversion les sentiments latitudinaires du piétisme vaudois, l'a élevé au-dessus des dogmes et des pratiques, au-dessus des diversités confessionnelles. Il aime Dieu de tout son coeur et de toute sa raison, sans entrer dans les controverses et s'inquiéter des autorités. Mme de Warens était toute à
cet intrigant de Wintzenried : Jean-Jacques sentit qu'il fallait s'éloigner.
Il se plaça comme précepteur chez M. de Mably, prévôt
général du Lyonnais, frère
des abbés de Mably et de Condillac (avril
1740). Il devint un peu amoureux de Madame et chipa le vin de Monsieur.
Il prit au sérieux pourtant ses fonctions, où il n'eut pas
grande satisfaction (Projet pour l'éducation de M. de Saint-Marie,
fils aîné de de Mably : c'est le premier germe des réflexions
d'où l'Émile
sortira). Il occupa ses loisirs à faire le poème d'un opéra,
la
Découverte du nouveau monde. En mai 1741, Jean-Jacques quitta
les Mably sans être brouillé avec eux. Mais il reçut
un froid accueil à Chambéry; puis, maman « vieillissait
» ; elle avait quarante-deux ans; il fallait autre chose aux vingt-neuf
ans de Jean-Jacques. Il s'en alla chercher fortune à Paris, emportant
un projet, de notation musicale chiffrée
qui était de son invention. Il s'arrêta à Lyon; il
y avait des amis, Bordes, le chirurgien Parisot,
à qui il adressa des épîtres en vers; et il y eut une
passion pour Mlle Serre; il recula devant le mariage et s'éloigna
(cf. A. Bleton, J.-J. Rousseau et Mlle Serre, 1892, in-8). Il arriva
à Paris à l'automne de 1741. Il donna des leçons de
musique, et lut le 22 août 1742 à l'Académie
des sciences son projet de notation chiffrée.
Le voilà lancé dans le monde des lettres et dans le grand monde : il fréquente Diderot, à qui son ami Roguin le présente, Marivaux, Fontenelle, Mably, le P. Castel. Il a accès chez Mme de Bezenval, Mme de Broglie et surtout Mme Dupin dont il s'éprend, et chez qui il voit l'abbé de Saint-Pierre, Bernis, Buffon. Il se lie surtout avec Francueil, beau-fils de Mme Dupin; avec qui il va suivre le cours de chimie de Rouelle. Pour lui donner une position, on le fait entrer comme secrétaire chez l'ambassadeur de France à Venise, M. de Montaigu; il réside à Venise de fin août 1743 au 22 août 1744, se brouille avec son maître, un étrange original qui semble avoir eu des torts avec lui, et rentre à Paris, par Genève et Nyons, où il fait visite à son père (cf. Saint-Marc Girardin, Débats du 12 janvier 1862; E. Ceresole et Th. de Saussure, J.-J. Rousseau à Venise, 1885, in-8; P. Faugère, J.-J. Rousseau à Venise, dans le Correspondant, 1er octobre et 25 juin 1888). Cette aventure de Venise brouille Rousseau avec les personnes qui l'avaient recommandé à Montaigu, avec Mmes de Bezenval et de Broglie et le P. Castel; elle fit éclore en lui quelques germes de défiance et de misanthropie. Rentré à Paris, il travaille à son opéra des Muses galantes dont il fait exécuter des morceaux chez La Popelinière, puis l'ensemble (en 1745), chez M. de Bonneval, intendant des Menus, devant le maréchal de Richelieu. C'est le temps où commence sa liaison avec Thérèse Levasseur, Orléanaise, servante à l'hôtel Saint-Quentin; elle lui fut réellement dévouée, mais troubla sa vie par toutes sortes de tracasseries. Alors aussi Rousseau entre en rapports avec Voltaire : il retouche la Princesse de Navarre, qui reparait par ses soins à Versailles le 22 décembre 1745, sous le nom de Fêtes de Ramire. En 1747, la mort d'Isaac Rousseau donne à son fils quelque argent, dont il fait part à Mme de Warens. A l'automne de 1747, Jean-Jacques fait un séjour à Chenonceaux; il y écrit sa comédie de l'Engagement téméraire, et l'Allée de Sylvie, qui est sa meilleure pièce de poésie, où son goût de l'amour s'exprime sincèrement. Par Francueil dont il est le secrétaire en même temps que de Mme Dupin, il fait la connaissance de Mme d'Epinay, et vers la même époque, chez le prince de Saxe-Gotha, celle de Grimm qui devient son meilleur ami. Jean-Jacques s'enfonce alors dans le parti des philosophes : il fait des diners au Panier Fleuri avec Diderot et Condillac, qui exercent, le premier surtout, une grande influence sur la formation de son esprit. Il se lie aussi avec Dalembert, et avec l'abbé Raynal qui lui ouvre le Mercure, où quelques-uns de ses vers paraissent en 1750. Dès que le plan de l'Encyclopédie
est formé, Rousseau est associé à l'entreprise, pour
faire les articles de musique, qu'il rédige au début de 1749.
Il connaît aussi d'Holbach, et Duclos
avec lequel il ne se liera que plus tard. Voilà le milieu où
éclôt le génie littéraire et philosophique de
Rousseau, où ce musicien, ce faiseur de vers dans le goût
de Jean-Baptiste et de Voltaire
se transforme en un prosateur éloquent et en un réformateur
de la société. En cette compagnie, d'abord son catholicisme
se dissout : il ne lui reste qu'une religiosité émue, un
déisme
enthousiaste, qu'étonnent parfois les arguments des athées.
A cette société d'amis qui forma Rousseau, il faut joindre
des lectures qui furent très puissantes sur lui : Montesquieu
surtout, et Buffon dont l'Histoire naturelle
commence à paraître en 1749. On verrait volontiers, dans l'Essai
sur l'origine des langues, la première manifestation du nouvel
esprit, de la nouvelle direction de Jean-Jacques; cet écrit où
nul parti pris systématique n'apparaît, me semble devoir être
rapporté à l'année 1749. Il ne peut guère être
postérieur à 1750.
Il a touché le fond, maintenant il va se relever. En 1749, Diderot étant prisonnier à Vincennes, Rousseau va le voir; chemin faisant, une question de l'Académie de Dijon, dans un volume du Mercure (octobre 1749), lui tombe sous les yeux : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs ». Rousseau répondit : Non. Le 23 août 1750, l'Académie lui décerna le prix. A la fin de l'année le Discours fut imprimé (cf. G. Krueger, Emprunts de J. -J. Rousseau dans son premier Discours; Halle, in-8). Ce morceau, d'une éloquence déclamatoire, et pourtant sincère, eut un succès inouï d'admiration et de scandale. Rousseau soutenait que les sciences et les arts, inséparables du luxe, corrompent les sociétés; une foule de contradicteurs prirent la défense de la vie sociale, du luxe, des arts et des sciences : le roi Stanislas, le professeur Gautier, Bordes, académicien de Lyon, Lecat, académicien de Rouen, Formey, académicien de Berlin, sans compter Voltaire. Dalembert, le roi Frédéric qui plus tôt ou plus tard prirent l'occasion de dire leur mot (cf. Mercure de 1751 et 1752; Recueil de toutes les pièce publiées à l'occasion du Discours de J.-J. Rousseau, Gotha, 1753, 2 vol. in-8). Rousseau répliqua à Stanislas, à Gautier, à Bordes; il revint à la charge dans la Préface de sa comédie de Narcisse, faite en décembre 1752, imprimée en 1753. Bordes ayant fait un second Discours (1753), Rousseau se préparait à lui répondre, quand une nouvelle question de l'Académie de Dijon sur l'inégalité lui fournit le moyen de s'expliquer à fond. Dans la faiblesse logique du premier Discours de Rousseau, il faut avoir soin de s'attacher aux sentiments plutôt qu'à la construction systématique et à l'argumentalion : ce qu'on aperçoit au fond de cet ouvrage; c'est un esprit inquiet, que ne satisfait pas l'éclat d'une civilisation raffinée, qui voit que le progrès moral n'est pas une suite nécessaire de la diffusion ou du progrès des lumières, qui hait la richesse et qui sent la fausseté artificielle de la vie de société. C'est cet esprit qui réchauffe toutes les déclamations et répare tous les sophismes. En écrivant ce morceau, Rousseau n'avait pas de système, quoiqu'il en dise : le système s'ébaucha; se forma, se précisa dans la controverse, entre le premier et le second discours. En même temps que la réflexion de Rousseau l'armait d'une théorie, elle lui révélait sa misère morale et la nécessité d'unifier sa vie, de lui donner une règle. Il voulut accorder sa vie et sa pensée. La gloire était venue; le monde
s'ouvrait largement à lui. On jouait à Fontainebleau
(octobre 1752), puis à l'Opéra (1er
mars 1753) son Devin du village, qui lui valut des gratifications
du roi et de Mme de Pompadour. La Comédie
Française donna (18 décembre 1752) sa comédie
de Narcisse qu'il avait depuis si longtemps en portefeuille. Sa
Lettre
sur la musique française (décembre 1753), à propos
de la querelle des Bouffons, le brouille avec l'Opéra; il s'en faut
de peu que l'auteur n'aille à la Bastille
: cela met le sceau à sa réputation. Il a une place lucrative
(1752) : celle de caissier du fermier général Francueil.
C'est alors qu'il renonce à tout; il choisit la pauvreté,
l'indépendance et la solitude. Il devient sauvage, repousse le monde
et ses prévenances. Il prend une perruque simple, porte sa barbe,
affecte un ton cynique et caustique. Il se fait copiste de musique pour
gagner les 40 sous par jour dont il a besoin. Avec toutes ces bizarreries,
la résolution de Rousseau est belle. Dans ce mépris de la
fortune, dans ce choix de la vie populaire et des biens naturels, il suit
sans doute ses penchants; mais en même temps il y a là l'éveil
d'une conscience morale. Il s'efforce désormais
de vivre selon ses croyances. Ce changement de vie, qui le fit passer pour
un extravagant, coïncide avec le dégagement de son système
philosophique (1752 - 1753).
La thèse était que l'homme naturel; l'homme primitif, animal robuste et inintelligent, non uni en société à ses semblables, avait vécu innocent et heureux; que la raison égoïste et calculative, la propriété, la société l'avaient peu à peu rendu malheureux et méchant. De la propriété était sortie l'institution sociale, c.-à-d. l'oppression des faibles par les forts, des pauvres par les riches, des sujets par les rois. Tout le discours était un réquisitoire enflammé contre le despotisme et la propriété : plus clairvoyant que la plupart de ses contemporains, Rousseau apercevait la question sociale dans la question politique, et trouvait dans l'injuste répartition de la richesse, le fondement de cette inégalité qui était le vice essentiel des sociétés humaines. On put croire qu'il voulait détruire la société et ramener l'homme à l'état de nature : en le lisant attentivement, il apparaît qu'il ne veut détruire que l'exploitation et l'oppression du grand nombre des hommes par le petit nombre. La logique aventureuse et subtile, la forme éclatante, enflammée, âpre de ce discours lui donnèrent un retentissement extraordinaire. Rousseau dédia son livre à ses concitoyens les Genevois, en faisant un magnifique éloge de leur constitution et de leur esprit public. Il désira revoir son pays d'origine et partit en juin 1754. Il fut bien reçu et songea à se fixer a Genève. Pour cela il fallait abjurer le catholicisme : rien n'y attachait plus Rousseau, purement déiste (cf. Mme d'Epinay, Mémoires, I, 395 et le Morceau allégorique sur la Révélation, de date incertaine, peut-être antérieur à l'Emile). Il se présenta le 1er août devant une commission de pasteurs, fut admis à la communion, et réintégré dans ses droits de citoyen. Il quitta Genève le 30 septembre avec l'espérance d'y revenir bientôt; en face de Paris, la ville du luxe et du bel esprit, Genève lui apparaît comme l'asile de la probité et des moeurs. Le médecin Tronchin, qui vint peu de temps après à Paris, lui offrait la place de bibliothécaire de la ville de Genève avec 1200 F d'appointements : cependant Rousseau se décida à refuser, et, non sans hésitation, accepta la petite maison de l'Ermitage que lui offrait, malgré l'avis de Grimm, Mme d'Epinay. Redouta-t-il, comme il le dit, le voisinage de Voltaire? ou bien crut-il qu'il écrirait plus librement, avec moins de risque, à Paris, où il était un étranger, qu'à Genève, dont il était citoyen? Toujours est-il que le 9 avril 1756, il alla s'installer à l'Ermitage; au bout du parc de la Chevette, près de la forêt de Montmorency. Ce fut un enchantement; il se vit libre; hors du monde et de la ville, au bord d'une forêt délicieuse. Il partagea son temps entre les promenades et le travail. Il s'occupait de ses Extraits de l'abbé de Saint-Pierre et de son Dictionnaire de musique (1758) et avait l'idée d'une Morale sensitive, d'un Traité sur l'éducation. Il songeait à son grand ouvrage des Institutions politiques; en 1755, il avait exposé ses vues avec mesure dans un important article de l'Encyclopédie (l'article Econonomie politique); Mais dans la solitude, son imagination travaillait : l'amitié de Mme d'Epinay, la proximité de Thérèse ne lui suffisaient plus; il se fit un bel amour en idée et créa Julie et Claire. Pendant qu'il écrivait sa Nouvelle Héloïse, Sophie d'Houdetot vint comme donner un corps à son rêve. Elle vint le voir à l'automne de 1756, puis au printemps de 1757. Séparée de son amant, Saint-Lambert, elle se laissa bercer par la chaude éloquence de Jean-Jacques. Saint-Lambert, averti par une lettre anonyme que Rousseau attribua à Mme d'Epinay, et qui était peut-être de Thérèse, s'inquiéta, et Mme d'Houdetot, sans rompre avec son platonique amant, le tint à distance (cf. L. Brunel, la Nouvelle Héloïse et Mme d'Houdetot, 1888). Au milieu des agitations de cet amour d'arrière-saison, toutes sortes de tracasseries troublaient Rousseau. Contredit par tous ses amis qui ne concevaient pas qu'on pût vivre ailleurs qu'à Paris et dans la société, il se crut visé par un mot de Diderot dans le Fils naturel : « Il n'y a que le méchant qui vit seul. »Puis il prit des soupçons sur Grimm et Mme d'Epinay. Thérèse par ses rapports envenimait tout. Les explications aigrissaient les coeurs au lieu de les apaiser. Enfin, Mme d'Epinay devant aller à Genève pour consulter Tronchin sur une grossesse que sa maladie rendait dangereuse, Diderot somma Rousseau de payer sa dette à sa bienfaitrice en l'accompagnant. De là de nouveaux débats, des explications aigres ou violentes, à la suite desquelles Mme d'Epinay partit seule avec son mari, et Rousseau demeura brouillé avec Mme d'Epinay, avec Grimm, avec Diderot. Il n'y a rien de grave au fond de cette triste affaire : tous eurent des torts. Grimm manqua d'indulgence. Diderot fut indiscret et despotique. Mme d'Houdetot se réchauffa imprudemment à un amour qu'elle ne voulait pas récompenser. Thérèse espionna. Mme d'Épinay potina et fut un peu jalouse. Jean-Jacques fut follement sensible, ombrageux et visionnaire. Il demeura tout meurtri de cette aventure, désabusé de l'amitié; et c'est par l'ébranlement qu'il reçut alors; que la paranoïa commença de se développer en lui. Le 15 décembre 1757, Rousseau quitta l'Ermitage et vint s'installer à Montmorency, dans la propriété de Montlouis que lui loua M. Matha, procureur fiscal du prince de Condé. Difficile maintenant dans le choix de ses amis, il se lie avec Duclos et avec l'avocat Loyseau de Mauléon; il accueille Mme de Verdelin, qu'il rudoie parfois; il est en correspondance avec Mme de Créqui et Mme Dupin de Chenonceaux ; mais surtout il accepte les avances flatteuses du maréchal et de la maréchale de Luxembourg, par qui il ne sent jamais son indépendance menacée. Il consent à loger pendant quelques semaines (mai-août 1759) au petit château de Montmorency. Il se promène avec le maréchal; il lit sa Julie à la maréchale, et lui en fait une copie ornée d'estampes originales de Gravelot. Il voit venir aussi chez lui le prince de Conti et sa maîtresse, la comtesse de Boufflers. Tout ce monde se prête à ses manies, ménage sa susceptibilité qui s'offense des moindres cadeaux. Rousseau va être presque heureux. Il poursuit ses travaux. En février 1758, il écrit en trois semaines sa Lettre à Dalembert sur les spectacles. Dalembert, dans son article Genève, de l'Encyclopédie, inspiré par Voltaire, avait loué les ministres de Genève de socinianisme et même de déisme; puis il avait-souhaité qu'on établît un théâtre, à Genève. Rousseau défendit les ministres, auxquels il devait bientôt, recommander les mêmes opinions que Dalembert leur imputait. Pour le théâtre, il démontra qu'il ne pouvait qu'être un agent de corruption, et que surtout il ne pouvait que démoraliser une petite ville de moeurs simples, telle qu'était Genève. C'était la thèse du premier Discours que, sous une autre forme; Rousseau reprenait; et c'était ses goûts, son idéal qu'il offrait dans ses peintures enthousiastes ou attendries des moeurs des Montagnous et de la vie genevoise. En beaucoup d'endroits il se plaisait à évoquer les souvenirs de sa jeunesse et de son enfance : on y saisit la disposition d'où sortiront les Confessions. Cette violente attaque contre le théâtre surprit, un siècle amoureux du théâtre, et qui voulait y voir une école de moeurs. Dalembert répliqua, Marmontel, le marquis de Ximenès, M. de Bastide, des comédiens réfutèrent Rousseau. Cette affaire acheva de faire éclater l'irrémédiable désaccord de Jean-Jacques et de Voltaire la guerre fut déclarée en 1760 par une lettre très dure de Rousseau. A Montmorency, Rousseau finit l'Héloïse
et l'Émile,
et rédige le Contrat social.
La
Nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux amants habitants d'une
petite ville au pied des Alpes, fut imprimée en 1760, à
Amsterdam, par Marc-Michel Rey (6 vol. in-12); Duchesne en fit en même
temps une édition parisienne. L'ouvrage se distribua au début
de 1761. Rousseau s'était-inspiré de Clarisse Harlowe,
de Richardson; il devait quelque chose aussi aux romans lus en son enfance,
à ses poètes italiens, le Tasse et Métastase. Mais
la vraie source de l'Héloïse, c'est le coeur de Rousseau,
ce sont les impressions de sa vie, les souvenirs de sa jeunesse aventureuse.
La passion ardente des deux premières parties, c'est l'effervescence
de désir et de regret qui le brûlait à l'Ermitage,
quand il se voyait, à quarante-quatre ans, presque vieux, obligé
de renoncer à l'amour; la suite morale de ce début inquiétant,
c'est l'effort du philosophe pour tourner en leçon utile jusqu'aux
rêves dont il s'enchante et dont il a un peu honte.
Rousseau a su élargir et élever le genre du roman : il en a fait l'histoire d'une psychologie; il y a fait entrer toute une conception de la vie morale et de la vie sociale. Il a voulu montrer comment, dans la société actuelle, l'individu pouvait se réformer lui-même, retrouver la vertu et le bonheur; et comment, dans la société actuelle, l'individu pouvait rétablir entre ses semblables et lui des rapports naturels, être libre et les traiter en hommes libres, et restaurer, dans l'inégalité factice des conditions, l'essentielle égalité de la nature. Saint-Preux et Julie nous offrent le spectacle de deux consciences qui, faibles contre l'amour, sont fortes contre l'adultère, et repoussent les honteuses tolérances des moeurs mondaines : Wolmar est un maître d'économie domestique qui enseigne aux grands, aux riches, aux patrons ce qu'ils peuvent faire dans le régime présent, sans bouleversement ni révolution. Ces deux plans de réforme morale et sociale dominent le roman de Jean-Jacques et en sont les fins principales. Mais il s'est mis tout entier dans son oeuvre, il y a jeté ses idées, depuis ses vues sur la musique jusqu'à l'exposition de ses croyances religieuses; sa Julie est une protestante latitudinaire, qui s'est fait une religion à elle, très raisonnable et très philosophique, dont le principal usage est de donner un fondement à la morale. Ce n'est pas par la psychologie que vaut la Nouvelle Héloïse, quoi qu'il y ait dans Julie, dans son père, dans Saint-Preux et même dans Claire des parties de caractères très bien observées et très vivantes. Mais il y a pourtant une psychologie originale chez Rousseau, une psychologie qui, au lieu de rechercher des liaisons de causes à effets et d'expliquer les mobiles des actes, expose les états de joie et de peine où sont amenés les personnages par les accidents de la vie ou les conséquences de leurs résolutions; une psychologie des états passifs et affectifs. Ainsi dans l'amour de Saint-Preux et de Julie, c'est moins à ce qu'il leur fait faire qu'à ce qu'il leur fait souffrir que nous attache Rousseau.-Et ainsi au lieu de se relier à la tragédie ou à la comédie classiques, la Nouvelle Héloïse se relie à la poésie lyrique du XVIe siècle et annonce celle du XIXe dans l'amour de Julie et de Saint-Preux, tous les thèmes lyriques du sentiment et de la passion, jouissance, absence, désir, regret, souvenir, se retrouvent. Un autre caractère original du livre est la place qu'y tient le monde extérieur l'histoire d'amour est fortement localisée, et les noms de Julie et de Saint-Preux sont inséparables de l'image de certains sites des bords du Léman. Rousseau est un grand peintre de la nature et des choses sensibles. Il a découvert à son siècle, sinon les glaciers, du moins la montagne charmante, encore verte et fleurie. Tantôt le paysage donné un cadre en harmonie ou en contraste avec les émotions humaines, comme chez Hugo ou Lamartine; tantôt la vie est observée dans ses formes familières, rustiques ou bourgeoises, avec une précision mêlée de poésie qui rappelle le réalisme anglais. Le style est mêlé et touffu comme l'oeuvre; il y a du raisonnement et de l'éloquence, il y a du pittoresque et du lyrisme; le sensible et l'abstrait se juxtaposent et se fondent; en maint passage, un rythme très marqué fait ressortir la valeur poétique de la pensée. L'effet de la Nouvelle Héloïse fut immense. Si Voltaire, sous le nom du marquis de Ximenes, en fit une critique malveillante, le public s'éprit de Julie. Rousseau devint l'idole des femmes, leur poète, même parfois leur confident et leur directeur; c'est alors que Mme Latour de Franqueville entama une correspondance avec lui. Il rouvrit les yeux du siècle à la nature, et il le ramena du sec libertinage à l'amour. Il créa les modes de sensibilité qui jusqu'au romantisme devaient caractériser la société française. L'Emile fut achevé en 1760. Par la volonté de M. de Malesherbes, l'ouvrage fut publié en France; Néaulme, de La Haye, l'imprima pour Duchesne. Les lenteurs de l'impression jetèrent Rousseau dans des transes mortelles il crut un moment que les jésuites voulaient s'emparer de son livre pour le falsifier. Sa santé était fort mauvaise il croyait sa mort prochaine. Il s'occupait d'assurer le sort de Thérèse; il faisait rechercher ses enfants jadis abandonnés (lettres du 12 juin et du 10 août 1761). Il avait des idées de suicide (décembre 1761). C'est alors qu'il écrivit ses quatre lettres autobiographiques à M. de Malesherbes. Puis, gràce au frère Cosme, sa santé s'améliora. L'impression de L'Emile s'acheva sans encombre, et l'ouvrage (4 vol. in-12) parut à la fin de mai 1762. Deux mois avant avait paru le Contrat social, publié sans encombre à Amsterdam par Marc-Michel Rey. Rousseau était fort tranquille à
Montmorency, refusant de croire aux bruits fâcheux, lorsque le 8
juin, dans la nuit, il fut averti qu'il était décrété
de prise de corps. Sur les instances de la maréchale de Luxembourg,
il partit, et, évitant Lyon, arriva à Yverdun chez son vieil
ami Roguin. En route, il s'était diverti à composer un méchant
poème en prose, le Lévite d'Ephraïm, mélange
de la Bible
et de Gessner. L'Emile fut brûlé
par ordre du Parlement, et condamné
par un mandement de l'archevêque de Paris (Mgr
de Beaumont). Il fut critiqué et réfuté avec passion
par les catholiques et les protestants, à cause surtout de la Profession
de foi du Vicaire savoyard.
Début de l'arrêt d'interdiction de l'Emile. On citera Bergier, docteur en théologie, l'abbé François, dom Déforis, en France; le P. Gerdil, barnabite, plus tard cardinal, en Italie; en Suisse et dans les pays protestants, Jacob Verne, Bitaubé, Roustan, Formey, sans compter le Français La Beaumelle. Rousseau dit avoir vu vingt-quatre réfutations du Vicaire savoyard. Dom Cajot, bénédictin, fit tout un livre contre les Plagiats de J.-J. Rousseau de Genève sur l'éducation (1765, in-12). Il n'était pas difficile de voir que Rousseau avait beaucoup lu et s'était beaucoup souvenu. Il doit surtout à Montaigne et à Locke; mais son livre n'en est pas moins original. L'Emile (cf. G. Compayré, Histoire critigue de l'Education, en France, 2e éd., 1880, t. 11; t: V) est l'un des livres les plus paradoxaux et les plus profonds qu'on dit écrits sur le sujet de l'éducation. Mais, ici comme dans tout ce qu'il écrit, Rousseau déborde son sujet, et verse, dans son oeuvre tout ce qui s'agite en son cerveau au moment où il écrit. Il met dans l'Emile une philosophie, une religion, en même temps qu'une pédagogie. La philosophie de l'Emile, qui est nettement sensualiste sur la question de l'origine des idées, se caractérise par l'affirmation de la bonté naturelle de l'individu, par celle de l'inégalité des sexes, mais surtout par la préférence donnée au sentiment sur la raison comme fondement de la certitude, et par une doctrine morale qui, posant la légitimité de l'instinct et du désir, donnant le bonheur pour fin de l'activité humaine, aboutit à prôner l'empire sur soi, le resserrement des désirs, l'acceptation de la nécessité, le renoncement. Sur la religion, les idées de Rousseau
sont exposées dans le Vicaire savoyard : dans une première
partie, il établit la religion naturelle; par le raisonnement
et le sentiment, il affirme Dieu, sa puissance,
son intelligence, sa bonté; l'âme,
la liberté, la conscience;
et il se juge autorisé à croire l'immortalité de l'âme,
et l'éternité du bonheur dans l'autre vie. Dans une seconde
partie, il montre que la religion naturelle est l'essentiel de toutes les
religions, qu'elles n'ont rien ajouté d'important à ce que
l'individu trouve par l'exercice de sa pensée;
que leurs dogmes et leurs rites n'ont causé
que misère et persécution, fanatisme
et crime; qu'il est impossible de choisir entre le judaïsme,
le christianisme et l'islam,
entre le catholicisme, le calvinisme
et le luthéranisme; que nul signe
visible ne guide l'humain dans ce choix, que les miracles
ne prouvent rien, ne pouvant pas se prouver; et qu'il n'y a pour l'humain
de sens qu'à rester en paix dans la religion de son pays, en connaissant
bien que la partie vraie et essentielle de cette religion; ce sont les
mêmes idées qui se retrouvent dans la religion du pays voisin,
malgré l'opposition des dogmes et l'hostilité des églises.
D'où l'on tire aisément une leçon de tolérance
universelle.
Frontispice de la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Quant à l'éducation, beaucoup de bizarreries et de paradoxes de Rousseau s'expliquent si l'on regarde ce qu'il a voulu faire. De même que dans le Discours sur l'inégalité il avait recherché les causes de la corruption de la société, de même dans l'Emile il a recherché les causes de la corruption de l'individu; si l'humain est né bon, comment le vice s'y introduit-il? Il veut, aussi enseigner comment, par quelle éducation l'humain peut retrouver sa bonté naturelle; dans une société telle que la nôtre et corrompue : le problème de l'Émile, c'est, dans une société mauvaise, dans un Etat despotique, de créer un humain bon et libre, et par suite heureux; et voilà pourquoi l'isolement, l'éducation privée s'imposent, malgré la préférence de Rousseau pour l'éducation publique dans une société bien organisée. Dans les livres I et II, Rousseau donne des conseils sur la première enfance : c'est le temps de l'éducation physique et de l'éducation des sens. Il faut donner à l'enfant l'idée de sa dépendance et le soumettre à la nécessité. Au livre III, se fait de douze à quinze ans l'éducation de l'intelligence et de la réflexion; elle se fait par les choses même; par l'expérience directe, sans livres. L'idée directrice de cette période doit être l'idée de l'utile. Au livre IV, Emile, à partir de quinze ans, fait l'éducation de sa sensibilité. Le précepteur forme en lui les sentiments sympathiques et sociaux. Alors seulement il lui révèle Dieu, il lui enseigne la religion (Profession de foi du Vicaire savoyard). Alors le ressort de l'activité d'Emile ce sera l'idée du bien et du beau; son guide sera sa conscience. Dans le Ve livre s'achève la formation de l'homme, par des lectures, par des voyages, par la vie de société, enfin par le mariage. Rousseau lui a préparé la femme qu'il lui fallait, Sophie, qui est peu instruite, mais qui a du bon sens, de la piété, de la bonté, et le sentiment de la dépendance de son sexe. Il est aisé de critiquer et de railler
dans l'Emile ce qu'il y a d'abstrait, de chimérique, de factice,
de faux, d'injuste, d'incomplet, de dangereux, parfois même d'insupportable,
notamment à propos de la place et du rôle assignés
aux femmes. Mais les vues neuves, fortes, fécondes y abondent; il
n'y a guère de bizarrerie ou d'erreur qui n'enveloppe sous sa forme
absolue et choquante une vue utile et vraie. Rousseau a fait rendre à
l'éducation physique sa place; il a montré le lien qui l'unissait
à l'éducation intellectuelle et morale. Par l'éducation
négative, il a fait entendre qu'il ne fallait pas aller contre la
nature, que faire un humain n'était pas fabriquer une machine, mais
développer un organisme vivant. Il a posé le principe excellent
de l'éducation progressive, réglant le progrès des
études sur le développement physique et moral de l'enfant.
Il a posé le principe de l'éducation expérimentale
qui donne à l'enfant autant que possible la vue et le contact des
choses, et emplit moins le mémoire qu'elle n'exerce les facultés
et n'enrichit l'expérience. Il a aimé l'enfance et a voulu
qu'elle fût heureuse et joyeuse. Il a donné le pas à
l'éducation sur l'instruction : il a voulu faire un homme, un homme
complet, développé jusqu'à la perfection de toutes
ses puissances, armé pour la vie, pour la bonne vie, et capable
de suivre dans ses actes sa conscience et sa raison. Il a embrassé
tout ce qui contribue à faire l'homme, depuis les premiers soins
d'hygiène qui le font robuste ou faible jusqu'aux hautes conceptions
métaphysiques ou religieuses qui le font raisonnable ou superstitieux.
Il a donné un plan d'éducation rationnelle et laïque qui n'abandonne pas à une direction concurrente, et bien souvent antagoniste, la plus haute et délicate partie de l'ouvrage. Il a réagi contre l'éducation livresque, et aussi contre l'éducation artificielle et mondaine; qui accepte tous les préjugés et toutes les conventions d'une société raffinée et inique, et y mesure exactement son idéal. Il a considéré que dans toute conscience le problème de la croyance religieuse doit un jour se poser, et que la foi, si elle doit subsister, doit être un acte de liberté et d'adhésion volontaire, non une impulsion héréditaire ou une habitude machinale. On peut regretter : qu'il n'ait pas dessiné un plan d'éducation nationale; qu'il ait trop cru à l'avantage de laisser la nature faire toute seule; qu'il n'ait pas vu que la raison se crée peu à peu chez l'enfant par la répétition des actes raisonnables qu'on tire de lui, et ne naît pas un beau jour à douze ans toute prête à servir; qu'il ait présenté le développement de l'éducation plutôt sous la forme d'une succession d'époques comme séparées par des cloisons étanches, que sous celle d'une évolution continue où chaque état a ses racines dans l'état précédent et s'y élabore lentement. Il est fâcheux, qu'il ait trop peu cru à la nécessité du travail régulier et méthodique, de l'exactitude qui coûte et qui exige un effort de volonté, à celle aussi des leçons dogmatiques et des livres; qu'il n'ait pas assez parlé de devoir et trop souvent de bonheur, même en enseignant le renoncement et la domination de soi-même. Tout cela laisse subsister l'excellence féconde de l'Emile; ce n'est pas un programme à suivre, c'est un livre à méditer. Les grands pédagogues de l'époque suivante, Kant, Pestalozzi, Froebel, Mme Necker de Saussure, chacun à sa façon, lui doivent beaucoup. En France, l'Émile eut un retentissement considérable. Il rendit aux mères le sentiment du devoir maternel; il le mit à la mode; il fit des femmes du monde les nourrices de leurs enfants. Il révolutionna l'hygiène de la première enfance; il remit en l'honneur l'éducation physique, les jeux d'adresse et de force. Il rendit l'instruction même plus pratique et positive. Enfin, comme Emile apprend l'art du menuisier, beaucoup de jeunes gentilshommes et de fils de famille apprirent un métier manuel. Cependant on s'attacha plus en France à des parties et à des singularités du système de Rousseau qu'on ne prit l'esprit profond de l'ensemble on laissa cet honneur aux étrangers. Tandis que la Nouvelle Héloïse et l'Emile prennent l'humain pour le réformer dans le cadre des institutions sociales de la civilisation européenne et française, le Contrat social fait abstraction de toute réalité et pose des principes absolus qui expriment l'idéal rationnel. Rousseau avait eu dès 1743-1744 l'idée d'un grand ouvrage sur les institutions politiques : le plan s'était précisé vers 1754; il y avait travaillé à l'Ermitage en 1756. Abandonnant ensuite son plan trop vaste, il rédigea entre 1759-1761 le Contrat social. Le premier livre expose le fondement rationnel de l'institution sociale, qui est le pacte du contrat social . Le second livre traite du souverain qui
ne saurait être que le corps social, le peuple, et dont l'acte essentiel
et unique est de faire la loi, expression
de la volonté générale : Rousseau ne veut pas de mandataires,
de députés; aussi s'oblige-t-il à exiger que la cité
ait un territoire très borné, autour d'une seule ville. Il
a pourtant entrevu la possibilité de faire les lois par des représentants,
avec le referendum pour les valider.
Le troisième livre traite du gouvernement qui est démocratique, aristocratique ou monarchique, les principes restant les mêmes, c.-à-d. qu'il n'y a pas de constitution rationnelle, juste et légitime, où les citoyens ne soient égaux et le peuple souverain; le magistrat, fût-il roi, n'est que le mandataire ou l'agent du corps social, un serviteur que le peuple peut casser aux gages. Toutes les formes de gouvernement, toutes les institutions particulières sont du reste possibles et licites; elles dépendent des conditions géographiques et historiques, et elles sont bonnes, pourvu que la pratique soit soumise aux principes. Dans le quatrième livre, Rousseau, en examinant certaines institutions romaines, sans beaucoup d'érudition et de critique, traite en réalité des garanties de la constitution et de l'organisation du suffrage. Il termine par un chapitre de la religion civile, qui rétablit durement l'intolérance en faveur du déisme, à la fois contre le catholicisme et contre le matérialisme ou même la pensée libre; il transporte seulement du prêtre au magistrat le privilège de persécution. Une seconde partie, qui devait contenir une étude des rapports entre les diverses sociétés et exposer l'idée d'une fédération des Etats européens, au moins des petits Etats, ne fut pas rédigée. Le Contrat social fut combattu par
Roustan, par le sieur de Beauclair, par le P. Berthier, etc. Il se complète,
pour qui veut étudier les idées politiques de Rousseau, par
l'article Economie politique (1755) de l'Encyclopédie,
et par les Extraits des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre
(Projet de paix perpétuelle, Polysynodie, Jugement sur la Polysynodie,
1756); par la première des quatre Lettres sur la vertu et le
bonheur publiées par Streckeisen-Moultou (vers 1756-1757); par
quelques quelques pages d'Emile (I. V), qui résument le Contrat;
par les Lettres écrites de la montagne (1re
part., I. VI; 2e part.); par la Correspondance
avec Buttafuoco et le Projet de constitution pour les Corses (1765),
et enfin par les Considérations sur le gouvernement de Pologne
(1772). Rousseau doit ses idées ou le germe de ses idées
à Grotius et à Puffendorff,
à Burlamaqui, à Jurieu (Lettres
pastorales), mais surtout à Locke (Essai sur le gouvernement
civil). Il a certainement considéré la constitution de
son pays, quoi qu'il ne faille pas dire avec Jules Vüy (Origine
des idées politiques de J.-J. Rousseau; Genève, 2e
éd., 1889, in-12) qu'il n'a écrit que d'après et pour
Genève. Il a décrit un idéal que Genève était
loin de réaliser.
Le Contrat social n'est pas en contradiction, comme on l'a dit, avec les autres ouvrages de Rousseau (cf. Faguet, Dix-huitième Siècle, et articles contradictoires d'Espinas et Dreyfus-Brisac, dans Revue internationale de l'enseignement, 1895). Rousseau croit la société réelle mauvaise, corruptive et oppressive. Mais il croit le fait de l'institution sociale nécessaire; il le croit même bienfaisant, à travers tous les maux de l'état actuel. Il cherche comment tous les maux pourraient être évités ou finis, à quelles conditions la société aiderait les humains à devenir bons et heureux; quels principes assureraient à l'homme civil, sans renoncer à ses biens propres, intelligence et moralité, les biens de l'homme naturel, égalité, liberté, bonheur. Il écrit pour le genre humain, quoi qu'il estime qu'il y a des sociétés irréformables : il veut dire qu'il ne servirait à rien de changer les institutions dans un Etat despotique : il faut d'abord changer l'esprit des hommes par l'éducation. L'ouvrage de l'Emile précède naturellement celui du Contrat. En pratique, Rousseau est aussi peu révolutionnaire
que possible. Il garde volontiers en tous pays les institutions traditionnelles,
même en Pologne; le liberum veto
et les confédérations; mais il s'efforce de faire circuler
dans la nation un souffle égalitaire et libéral, et sa révolution,
à lui, se fait plutôt en imprimant des principes dans les
coeurs qu'en jetant à bas des trônes et, promulguant des constitutions.
Seulement il n'a pas pris assez soin d'expliquer cette partie importante
de sa pensée. Une question intéressante est celle du socialisme
de Rousseau. Le Contrat social et, sauf le Discours sur l'inégalité,
tous les ouvrages de Rousseau acceptent le fait et consacrent le droit
de propriété individuelle. Cependant par une sorte d'omnipotence
accordée à l'État, par l'attention
à combattre les grandes villes et les grandes propriétés,
à diminuer par le jeu des lois et des impôts l'inégalité
des fortunes, il apparaît que la tendance du Contrat est nettement
socialiste, surtout si l'on considère de quelle façon la
question sociale pouvait se poser en 1762. Mais il faut noter que socialisme
et individualisme ne sont pas pour Rousseau
des termes contradictoires et des choses incompatibles; son socialisme
n'est qu'un moyen d'assurer à l'individu la pleine jouissance et
le libre développement de son être. Il y a dans le Contrat
bien des assertions douteuses, des tours de logique et des écarts
d'imagination; il y a des vues peu recevables sur la religion civile, sur
l'expression et les droits de la volonté générale,
et sur d'autres points encore : avec tout cela, le Contrat social
nous offre des formules admirables des principes éternels de justice
qui sont la base d'une organisation rationnelle de la société.
Statue de Rousseau à Genève, sur une ancienne photographie. L'Émile et le Contrat social furent mal accueillis des gouvernements et des Eglises : l'Emile surtout, à cause du Vicaire savoyard. L'Emile fut condamné et brûlé à Genève (cf. E. Ritter; le Conseil de Genève jugeant les oeuvres de J.-J. Rousseau, 1883), et l'auteur décrété de prise de corps s'il venait dans la ville, (18-19 juin 1762). Le Sénat de Berne expulsa, Rousseau d'Yverdun (9 juillet) : il se transporta à Motiers-Travers dans le pays de Neuchâtel appartenant, au roi de Prusse. Le gouverneur, Milord Maréchal (lord Keith); se fit le protecteur et l'ami dévoué de Jean-Jacques. Thérèse vint le rejoindre et habiter avec lui une petite maison que prêta Mme Boy de La Tour. Là Rousseau se sentit tranquille : le pasteur Montmollin le reçut à la communion (fin août 1762); le Vicaire savoyard triomphait à Motiers. Il fallait le défendre au dehors : Rousseau écrivit sa Lettre à l'archevêque de Paris (novembre 1762), en réponse au mandement qui le condamnait. A ce chef-d'oeuvre d'apologie personnelle, Marin, l'abbé Yvon et dom Déforis répondirent comme ils purent. A Genève, les amis de Rousseau s'étaient
remués, sans que la masse des citoyens bougeât : alors Rousseau
abdiqua son droit de bourgeoisie (12 mai 1763). Cet acte divisa les Genevois
: le petit Conseil écarta, en vertu du droit négatif les
représentations des citoyens favorables à Rousseau. Le procureur
général, J.-B. Tronchin, venant au secours du conseil, publia
ses Lettres écrites de la campagne (1763), auxquelles répondit
d'Ivernois. Jean-Jacques entra en lice, et tant pour lui qu'en faveur de
ses amis et de leur droit, il donna ses Lettres écrites de la
montagne (1764), qui ne calmèrent pas les esprits. Dans une
première partie, il maintenait les idées du Vicaire savoyard,
et son droit de les exprimer librement, même à Genève;
dans la seconde, il expliquait la constitution de son pays et le mécanisme
du droit de représentation. Tronchin répliqua par des Lettres
populaires. Claparède et Jacob Vernes intervinrent sur la question
religieuse (1765).
Rousseau en costume arménien Cependant Rousseau vivait paisiblement.
Il avait pris l'habit arménien. Il faisait des lacets qu'il donnait
aux jeunes mariées qui s'engageaient à nourrir leurs enfants.
Il jouait du bilboquet. Il faisait des herborisations, de grandes randonnées
à pied dans le Jura (cf. d'Escherny, Mélanges de littérature,
de morale et de philosophie, 1811, 3 vol. in-12). Il avait fait des
amis : outre Roguin et Milord Maréchal, c'étaient le colonel
de Pury et son gendre Dupeyrou, le procureur général de Neuchâtel,
d'Yvernois. d''Eschérny, et ce Hongrois Sauttersheim que son goût
pour les aventuriers lui faite accueillir avec une incroyable facilité.
Il reçoit des visites de ses amis de Paris et de Genève,
Mme de Verdelin, les Doluc, Moultou, le négociant d'Yvernois. Cette
tranquillité fut troublée d'abord par les tracasseries de
Thérèse qui se brouilla avec les gens de Motiers, puis par
les suites des Lettres écrites de la montagne. Elles lui
attirèrent une violente attaque, dans une brochure intitulée
le
Sentiment des citoyens (1765); ou il était voué à
un châtiment capital et dénoncé comme ayant exposé
ses enfants à la porte d'un hôpital. Jean-Jacques s'obstina
à imputer à Vernes ce triste pamphlet
dont l'auteur était : Voltaire. Puis
le Conseil condamna au feu les Lettres de Rousseau : ce qui redoubla
la guerre intestine de Genève.
Rousseau herborisant. . A l'île-Saint-Pierre, Rousseau passe six semaines délicieuses (cf. Rêveries, Metzger, Rousseau à l'île Saint-Pierre, 1875). Un décret du Sénat de Berne l'expulse le 17 octobre. Affolé, il offre au Sénat de Berne de se livrer pour passer le reste de sa vie en prison. Il s'en va à Bienne, puis à Strasbourg. Il avait roulé en sa tête depuis six mois toute sorte de projets : l'Écosse; Venise; Zurich, la Silésie, la Savoie, Jersey, l'Italie, l'Autriche, Amsterdam, la Corse. Il semble se décider pour Berlin, et brusqueraient se rend à Paris avec un sauf-conduit. Il loge au Temple qui est lieu d'asile. Le 4 janvier 1766, il se laissa emmener en Angleterre par David Hume. Pendant ces quatre années, son influence et sa gloire s'étaient répandues : des prêtres, des officiers, des jeunes filles, des femmes, des précepteurs, un prince allemand, une famille russe le consultaient, lui exposaient leurs troubles de conscience, leurs difficultés de ménage, leurs plans d'éducation, et imploraient sa direction. Des Corses lui demandaient une constitution pour leur pays. Au moment où la folie de la persécution s'emparait de lui, il s'élevait au-dessus du succès littéraire jusqu'à l'autorité du sage et du prêtre. Après avoir résidé
à Londres et à Chiswick, où
Thérèse vint le rejoindre, Rousseau s'installa le 22 mars
à Wootton (Derbyshire) chez Davenport. La fausse lettre de Frédéric
II composée par Horace Walpole, divers
articles de journaux, des circonstances insignifiantes envenimées
par Thérèse qui s'était trouvée mal reçue
par la pruderie anglaise, firent travailler la tête de Rousseau,
qui bientôt se persuada que Hume était un traitre d'accord
avec ses ennemis Tronchin et Dalembert. Il rompit
avec
Le 18 juin 1768 il est à Lyon, d'où il fait en juillet une excursion à la grande Chartreuse. De Lyon il va à Grenoble, et se sentant surveillé par la police, il va s'établir le 8 août à Bourgoin, en Dauphiné. Hors Plutarque, l'Astrée et le Tasse, il a renoncé aux livres. Hors ses Confessions, il ne veut plus écrire. La musique et la botanique le consolent. Il trouve un homme en qui il se confie, le marquis de Saint-Germain, à qui il écrit de longues lettres. Le 31 août 1768, il déclare, devant deux témoins Thérèse pour sa femme. Des idées de fuite le tourmentent; mais il tombé malade, et sur l'ordre du médecin, il va loger à une demi-lieue de Bourgoin, dans la montagne, à Monquin, maison dépendant du château de Cézarge (février 1769). Après diverses courses à Nevers, au mont Pilat, après une brouille avec Thérèse suivie de raccommodement, il songe de nouveau à se déplacer : la querelle de Thérèse et d'une servante le brouille avec les maîtres de Cézarge. Il part, en juin 1770, il est à Lyon, et au début de juillet, à Paris (cf. E. Jovy, un Document inédit sur le séjour de J.-J. Rousseau à Grenoble en 1768; Vitry-le-François, 1898, in-8; et les brochures du Dr A. Potton; Lyon, 1844, gr. in-8; Aug. Ducoin, 1852, in-8; Fochier, 1860, in-8.) - Statue de Jean-Jacques Rousseau, à Ermenonville. Photo : © Serge Jodra, 2009. Logé rue Plâtrière, à son domicile d'autrefois, il reprend l'habit français. Il se dérobe aux visites et refuse de renouer d'anciennes amitiés. Il voit pourtant Mme de Chenonceaux, se lie, puis se brouille avec Dusaulx, et, en 1772, outre en relations assez intimes avec Bernardin de Saint-Pierre. Il aime à se promener aux environs de Paris, il herborise. Quand sa folie soupçonneuse ne le travaille pas, il, est d'humeur douce et gaie; il adore les enfants, il est généreux et bienfaisant, comme il l'a été toute sa vie. Il a 1200 ou 1400 F de rente, et y trouve des ressources. pour faire l'aumône. Il copie toujours de la musique pour vivre. En 1778, après avoir écarté l'offre du prince de Ligne qui met son château de Beloeil à sa disposition, il accepte de s'installer Ermenonville, chez le marquis de Girardin : c'est là qu'il meurt après quarante-deux jours de résidence. Il fut enterré à Ermenonville dans l'île des Peupliers. Ses restes furent transportés au Panthéon en 1793, et son nom donné à une rue de Paris qu'il avait habitée. Genève, oubliant ses anciens griefs, lui a érigé par la suite une statue. Les contemporains ont cru à un suicide.
Rousseau se serait brûlé la cervelle, mais cette opinion a
été démontrée erronée, par Berthelot,
qui a examiné avec soin le crâne de Rousseau lors de l'ouverture
du cercueil de plomb qui renfermait ses restes, au Panthéon
le 18 décembre 1897; le crâne était intact, sans aucune
trace de balle. En même temps a été réfutée
légende d'après laquelle ses restes de Rousseau et de Voltaire
auraient été profanés en 1814 (cf. Corancé,
Journal
de Paris, 30 octobre 1778 et n°s 251-261; an VI; Lebègue
de Presle, Relation des derniers jours de J.-J. Rousseau, 1778,
in-8; A. Bougeault, Etude sur l'état mental de J.-J. Rousseau
et sa mort à Ermenonville, 1883; P.-J. Moebius, J.-J. Rousseau's
Krankgeschichte; Leipzig, 1889,, in-8; Joly; la Folie de J.-J. Rousseau,
Revue
philosophique, 1890).
Le tombeau de Jean-Jacques Rousseau, à Ermenonville. Tableau de Hubert Robert (1802). En quittant Paris, Rousseau avait renoncé à la littérature. Pourtant, outre les ouvrages de polémique et d'apologie dont on a parlé plus haut il s'occupa vers 1764 d'une histoire de Genève (Histoire de Genève fragments inédits . p. p. J. Sandoz; NeuchâteI 1861), puis de la constitution de la Corse en 1765 et d'une scène lyrique en prose Pygmalion, qui fut jouée le 3 octobre 1775. Diverses lettres et écrits sur la botanique entre 1769 et 1776, une traduction d'Olinde et Tasse, vers 1771-1772; ses études sur la Pologne, un opéra de Daphnis et Chloé, et quelques travaux de musique, des pensées détachées, dont plusieurs écrites sur des comptes de blanchissage ou sur des cartes à jouer, voilà toute la production des dernières années. On ne sait à quelle date rapporter
un Traité élémentaire de sphère. Le
Testament
de J.-J. Rousseau, 1771, réimprimé à Halle, 1891,
est apocryphe, malgré l'avis de Jansen et Schutz Gora. En somme,
de 1764, ou 1765 à 1778, l'ouvrage littéraire qui occupe
Jean-Jacques, ce sont les Confessions, avec les deux écrits
qui en sont comme les annexes ou les compléments : les trois Dialogues,
Rousseau
juge de Jean-Jacques, et les dix Rêveries d'un promeneur solitaire.
Dans ces trois oeuvres, Rousseau se peint, se raconte, et se défend.
Les Confessions (cf. les Observations et anecdotes de Servan, 1783, in-12, qui donnent lieu aux réfutations de la marquise de Saint-Chamond et de l'avocat Fr. Chas; la Lettre de Cerutti, Journal de Paris, supplément au n° du 22 décembre 1789; les Lettres sur les Confessions de Rousseau, par Ginguené, 1791, in-8; et Jansen, Histoire de la rédaction des Confessions, dans ses Fragments inédits de J.-J. Rousseau, 1882, in-8) sont nées du regret de vieillir et de la joie de se souvenir : à ces sentiments se joint le désir, chez un timide et un glorieux, d'être connu tel qu'il est, c.-à-d. tel qu'il se juge. La première idée de l'ouvrage apparaît dans la correspondance de Rousseau avec Marc-Michel Rey; et le goût que Jean-Jacques aurait à écrire sa vie éclate dans les quatre Lettres à M. de Malesherbes qui sont du 4 au 28 janvier 1762. A Roy se joignent Moultou, Duclos; Jean-Jacques est tenté, il classe ses papiers et documents; il n'en a pas pour la période. antérieure à 1742, et peu avant 1750. Mon Portrait, fragment publié par Streckeisen Moultou, date du temps où il habite les environs de Paris et se croit près de mourir (1761-1762). Une Introduction écrite en 1764 a été publiée par Bougy et Bovet. Les imputations de la brochure le Sentiment des citoyens achevèrent de décider Rousseau : il se crut obligé de faire son apologie et d'opposer aux diffamations de ses ennemis l'aveu véridique de ses erreurs et de ses faiblesses, mais aussi l'image réelle de sa bonté intime. L'idée d'une confession est arrêtée. La première partie des Confessions fut fort avancée en 1765 (ms. de Neufchâtel); une seconde rédaction fut faite à Wootton, après la brouille avec Hume, le cinquième livre fut achevé et le sixième écrit à Trye. La seconde partie (I. VII-XI) fut écrite à Monquin en 1769 Le livre XII, qui est à vrai dire le premier livre d'une troisième partie, fut rédigé à Paris à la fin de l'année 1770. En mai 1776, Rousseau remit à Paul Moultou une copie de l'ouvrage augmentée et annotée par lui. Le manuscrit que Rousseau avait gardé par devers lui fut offert par Thérèse à la Convention : il est aujourd'hui à la bibliothèque de l'Assemble nationale. Rousseau lut les Confessions à la fin de 1770 et au commencement de 1771 chez la comtesse d'Egmont, devant une noble assistance, chez Pezay et chez Dorat, devant divers littérateurs (cf. Journal de Paris, 9 août 1778). Il lut les livres VII-XI; les séances furent de quatorze, quinze, et dix-sept heures. L'effet fut immense. Mme d'Epinay, ulcérée, s'adressa au lieutenant, de police pour faire interdire ces lectures. Elle répondit par ses Mémoires, Diderot par des pages et des notes virulentes dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778, et surtout 2e éd., 1782) Les Confessions sont, dit Jean-Jacques, moins l'histoire des événements de sa vie que « celle de l'état de son âme à mesure qu'ils sont arrivés ». Cela n'excuse pas les erreurs où il est tombé presque à chaque page, et dont quelques-unes, semblent bien être volontaires. Mais Rousseau avait à un étrange degré ce don de déformer la réalité qu'ont les esprits sentimentaux et imaginatif : sa passion abolit, et recrée les faits. Sa Confession, à laquelle il ne faut pas se fier sans contrôle, est, somme toute, sincère et fait apparaître en une lumière éclatante le tempérament et le caractère de l'écrivain ce mélange de sensualité et de sensibilité, cet appétit de jouir et ce besoin d'aimer, cette simplicité populaire des goûts et cette élévation aristocratique de l'esprit, cette passion de nature et de liberté, cette humanité tendre et généreuse qui ont fait le malheur et le talent de Rousseau. Littérairement, les Confessions sont le chef d'oeuvre de Rousseau : nulle part il n'a été plus dégagé de la rhétorique, de la logique, des constructions subtiles et pénibles. Ce n'est que réalité et poésie. Plus encore que la Nouvelle Héloïse, les Confessions ont révolutionné le roman, pour l'acheminer à être la biographie d'une âme en réaction contre un milieu social : Delphine, Obermann, René et tout George Sand sortent de là. C'est là, à vrai dire, dans l'oeuvre de Rousseau, qu'est précisément la source du romantisme, Les Confessions furent publiées, les livres I-VI, en 1781 à Genève, 2 vol. in-8; les livres VI-XII par Moultou fils en 1788, 2 vol. in-8, et par Du Peyrou a Neuchâtel, en 1790, avec la Correspondance, 5 vol. in-8. Les Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques, furent écrits entre 1772 et 1776. C'est une oeuvre d'apologie une oeuvre aussi de folie, Rousseau, hanté de l'idée d'un complot universel, en dévoile le plan et le jeu, et se lave des crimes dont on le charge. Rien n'est plus triste que de voir tant d'imagination et une si merveilleuse logique ainsi employées. Il y a pourtant dans cet ouvrage d'utiles indications sur l'esprit et sur l'oeuvre de l'auteur. Dans les Rêveries d'un promeneur solitaire, écrites après octobre 1776, la folie apparaît encore; mais la poésie domine, et la tendresse. Le séjour de Rousseau à l'île Saint-Pierre, ses promenades aux environs de Paris, au bois de Boulogne, sont des pages exquises ou touchantes, Il ne reste plus, pour avoir indiqué toutes les parties importantes de l'oeuvre de Rousseau, qu'à mentionner sa Correspondance, assez considérable et qui s'augmentera encore. Très intéressante pour la biographie de l'auteur, elle n'a pas le charme de celle de Voltaire : Rousseau n'a pas le talent épistolaire il est souvent lourd et gauche; il manque d'esprit, et s'il en veut avoir, il est contourné. Mais il est souvent éloquent, et il a des cris, de passion ou de souffrance qui émeuvent profondément. La philosophie de RousseauRousseau n'a pas donné d'exposé complet et cohérent de son système. Il a plutôt des tendances qu'un système, et des sentiments que des idées. La réalité qui le blesse le conduit à formuler des jugements et concevoir un idéal. Il opère péniblement ce passage du sentiment à l'idée, des impressions éparses et distinctes à la construction systématique. L'appareil logique est la seconde étape de sa pensée, quand il s'efforce de fonder en raison ses dégoûts et ses préférences, et de les enchaîner à des principes. Aussi y a-t-il bien de l'artificiel, des incohérences et des lacunes dans le système de Rousseau, mais il y a certaines attitudes intellectuelles fermes et constantes, certaines aspirations et affections décidées et convergentes, qui font la solidité, l'unité et la vie du système.Rousseau est peuple; il a vu la vie et la société du côté des déshérités, des faibles, des vagabonds, des meurt-de-faim. Il a vu au delà de l'inégalité politique l'iniquité sociale, et il n'a pas réclamé contre la noblesse, mais contre la richesse. légalité lui est aussi chère que la liberté, et le grand propriétaire qui fait des pauvres lui est aussi, odieux que le despote qui fait des esclaves. L'injustice sociale et l'injustice civile se soutiennent. Toute la société est mauvaise et Rousseau remontant dans le passé par imaginatioen et par conjecture, voyant partout des maîtres et des sujets, des riches et. des pauvres, reporte avant la société, au temps préhistorique où l'humain vivait, seul dans les forêts, l'époque de la liberté de l'égalité et du bonheur. Par la propriété a commence l'institution sociale, qui, se perfectionnant au profit des forts, des riches, a abouti au despotisme Toutes les inventions de l'esprit, même les arts, les lettres, les sciences, ont favorisé l'inégalité : les riches, en affinant leur esprit ont connu des jouissances dont le peuple était exclu, et la différence de vie et d'habitudes, en séparant davantage les classes, a augmenté l'oppression des petits. Est-ce a dire que Rousseau veuille ramener l'humanité aux temps préhistoriques de l'insociabilité brutale et stupide? Il est trop sensé, trop homme d'esprit et de conscience pour cela. Sa conjecture historique lui sert à marquer le vice de la société, et le remède. L'état naturel, qui n'est plus, qui ne peut plus être, indique l'idéal qu'il faut faire pénétrer dans la réalité actuelle sans abolir cette réalité : réintégrer dans l'état social les biens de l'état naturel, voilà le problème que posa Rousseau et qu'il travailla à résoudre dans la Nouvelle Héloïse, l'Emile et le Contrat social. Et pour l'essentiel, cette solution consiste à donner conscience aux individus de quelques vérités fondamentales : l'homme est libre; tous les hommes sont égaux; nul homme n'a droit de faire servir les autres à son bonheur sans servir également à leur bonheur; la cité est à tous et pour tous; et à leur donner les habitudes morales qui leur feront observer ces vérités dans leur conduite, l'empire sur soi-même, le désintéressement, la simplicité de vie, le besoin de peu, le goût des plaisirs naturels, qui ne coûtent rien et peuvent se partager avec tous les hommes, le respect de la loi. Ces vues ont une valeur universelle, mais elles s'appliquent très étroitement à l'impression que Rousseau a reçue de la société de son temps, et surtout de la société française. Dans cette société corrompue et raffinée, il a vu une culture aristocratique, contrastant avec l'ignorante du peuple; il a vu l'esprit; les lumières, tout l'éclat de l'intelligence, et le pire laisser-aller dans les moeurs, le libertinage sans l'amour, l'abandon à l'instinct sans l'entraînement du coeur, la sécheresse égoïste. Il a compris, il a crié que la culture intellectuelle n'améliorait pas toujours nécessairement, que la source de la moralité n'était pas dans l'esprit, mais dans le coeur et la conscience, et qu'on pouvait se corrompre en s'éclairant. Il a fait ainsi de l'acquisition des principes moraux, directeurs de la volonté et de la conduite, la grosse affaire de l'éducation, comme leur application était la grosse affaire de la vie individuelle et sociale. Quoique Rousseau fût, voulût être moins un révolutionnaire destructeur des institutions et de l'édifice social qu'un réformateur de l'intérieur des coeurs; sa haine des réalités mauvaises, littérature sans moralité, richesse, luxe fanatisme, despotisme, moeurs faciles sans bonté, égoïsme des mensonges sociaux, s'est exprimée avec un éclat si impétueux et farouche qu'on a cru qu'il voulait détruire la société et la civilisation. Tous les mécontents, tous les souffrants se reconnurent dans ses haines et ses souffrances. Il fit l'effet d'un démolisseur enragé; et certaines parties de son oeuvre ont prouvé, après 1789, leur puissance révolutionnaire. On a cru suivre Rousseau en faisant table rase de ce qui existait : c'était prendre le contrepied sinon de son oeuvre, du moins de sa pensée. Tandis que le Contrat social exerçait ainsi sa vertu révolutionnaire; d'autres, parties de l'oeuvre fournissaient des principes de conservation et restauration sociales. Le déisme de Rousseau si voisin et si éloigné de celui de Voltaire, ce déisme, élargissement du christianisme réformé tandis que, celui de Voltaire est une négation du christianisme catholique, eut pour conséquence de réveiller le sentiment religieux en France et dans un pays de tradition catholique; ce piétisme latitudinaire d'origine protestante tourna au profit du catholicisme à travers le philosophisme de Bernardin de Saint-Pierre et le théisme revolutionnaire, l'influence de Rousseau se prolonge dans le catholicisme sentimental de Chateaubriand; elle prépare le retour des classes éclairées à la foi et sous le joug de l'Eglise. On voit quelle est la profondeur et l'étendue de l'action de Rousseau. Il conduit à la fois à la république jacobine et à la restauration catholique; Il restaure la morale, la morale individuelle par l'affirmation de la puissance de la sympathie et du droit de la conscience, par l'excitation intense du sentiment et de l'enthousiasme contre l'égoïsme et la sécheresse intéressée; la morale domestique, par la dénonciation de la corruption mondaine, de l'adultère si longtemps toléré, par le respect du lien conjugal et la gravité du devoir paternel, par l'amour de l'enfant; la morale sociale, par la proclamation des grands principes de liberté, d'égalité, de tolérance, d'humanité. On peut dire qu'il a changé l'atmosphère morale de la France. En niant, non pas le progrès, mais l'efficacité de ce qu'on appelle le progrès pour accroître le bonheur et la vertu des humains, il réagit contre la philosophie voltairienne et encyclopédique qui conclut trop légèrement du progrès matériel et intellectuel au progrès moral. C'est malgré lui que son déisme fervent ramène les Français sous le joug de l'Eglise : en religion comme partout, ce qu'il prêche, c'est la souveraineté de la raison et du sentiment individuels. S'il subordonne la raison au sentiment comme moins pure et moins sûre, c'est qu'il voit dans la spontanéité incontrôlée et irréfrénée du sentiment interne une source inépuisable de certitude et une garantie supérieure de vérité. Ainsi par delà le sensualisme
de son temps, il ouvre la voie à une philosophie du sentiment, de
la conscience intime, que Jacobi en Allemagne,
et, d'une autre façon, Maine de Biran et
Cousin
en France ont développée.
En donnant la préférence au sentiment sur la raison, à
la passion sur l'esprit, il crée les états d'esprit qui,
exprimés littérairement, donneront le romantisme. Par l'étalage
immodéré de ses singularités individuelles, il offre
même un exemple saisissant des abus et des excès du romantisme.
Par sa haine de la société aristocratique et despotique où
il vit, il offre un modèle à toutes les révoltes et
à toutes les excentricités antisociales du romantisme. Il
ramène à la fois le sens des réalités concrètes
et de la poésie intime dans la littérature. En un mot, qu'il
s'agisse de belles-lettres, de philosophie,
de morale, de moeurs, de religion, de politique, au commencement de toutes
les avenues de ce siècle, on aperçoit Rousseau.
Un portrait de Jean-Jacques Rousseau. Par sa position du problème social, il est tout près de nous : tandis que Montesquieu et Voltaire s'éloignent avec leurs vues exclusivement politiques et administratives, Rousseau, qui donne l'inégalité comme un problème moral et social, est notre homme; et c'est sur ses traces que quelques hommes sous la Révolution, un plus grand nombre entre 1830 et 1832 ne virent de réforme utile et de justice suffisante que dans une nouvelle organisation de la propriété, une répartition meilleure de la richesse, qui égalisât les bénéfices et les charges de l'institution sociale. Ce sens et cette influence de Rousseau dépassent de beaucoup ce qu'on appelle ordinairement la valeur littéraire; mais c'est cette valeur littéraire qui leur a donné moyen de se manifester. Il y avait chez Rousseau, dans ces périodes si laborieusement construites pendant ses insomnies et ses flâneries, assez de tradition, de raisonnement et d'éloquence pour satisfaire le goût des contemporains, assez de nouveauté, de sentiment et de poésie pour les séduire et les enchanter. Nous sentons plus la déclamation et les lourdeurs aujourd'hui, et nous sommes plus sensibles à ce qu'il apportait de nouveau et de personnel. Si la langue n'est pas toujours très pure, elle est d'une richesse et d'une souplesse admirables elle prend souvent dans la bouche de Rousseau une couleur, une harmonie, un rythme dont rien auparavant ne donnait l'idée. (Gustave Lanson).
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