|
Nicolas Malebranche
est un philosophe et théologien
né à Paris le 6 août
1638, mort à Paris le 13 octobre 1715. Disciples de Descartes,
il conserva les doctrines de son maître sur la méthode,
sur l'insuffisance de l'autorité en philosophie
et la nécessité de l'évidence, sur la nature de l'âme,
sur l'automatisme des animaux; mais, au lieu d'admettre comme lui des idées
innées, il disait que nous voyons tout en Dieu
et que ce n'est que par notre union avec l'être
qui sait tout que nous connaissons quoi que ce soit; il niait l'action
de l'âme sur le corps et même toute action des substances
corporelles les unes sur les autres, attribuant leur commerce à
l'assistance divine et ne voyant dans les mouvements du corps ou de l'âme
que des causes occasionnelles; il prétendait
que notre volonté, de même que notre
intelligence, ne peut rien par elle-même,
que Dieu est le principe de nos déterminations et des actes de notre
volonté, inclinant ainsi sans le vouloir vers le fatalisme.
Du reste, il professait l'optimisme et expliquait
le mal en disant que Dieu n'agit que comme cause
universelle; enfin, il fondait la morale sur l'idée
d'ordre.
Par l'élévation comme par
la nature de ses doctrines, Malebranche a parfois été surnommé
le Platon chrétien; mais les opinions paradoxales
qu'il soutenait sur plusieurs points de théologie ou philosophie
rencontrèrent une forte opposition. Il eut de vives disputes avec
Arnauld sur la nature des idées et sur
la grâce; avec Régis sur le mouvement;
avec le P. Lamy sur l'amour de Dieu. Du moins on est d'accord sur le mérite
de son style : il se distingue par la pureté, l'abondance, la richesse
et l'éclat des figures, ce qui lui donne une beauté toute
poétique : aussi Malebranche est-il placé en France
parmi les plus grands écrivains de son temps. Il était en
outre mathématicien et physicien et, à ce titre, il devint,
en 1699, membre de l'Académie des sciences.
La vie de Malebranche
Malebranche était de bonne famille.
Son père était trésorier des cinq grosses fermes.
Dernier venu de dix enfants, il naquit avec une déviation de la
colonne vertébrale et une complexion délicate qui l'exposa
durant toute sa vie à de fréquentes et douloureuses indispositions.
Jusqu'à l'âge de seize ans, son éducation fut toute
domestique; il fit alors sa philosophie avec les maîtres péripatéticiens
du collège de la Marche, puis sa théologie à la Sorbonne.
Aucune de ces deux disciplines ne satisfit son esprit avide de vérités
claires et solides. A l'Oratoire, où
il entra à vingt et un ans, il ne prit pas plus de goût aux
travaux de linguistique et d'érudition auxquels il se consacra cinq
années. C'est en 1664, à vingt-six ans, que découvrant
par hasard chez un libraire de la rue
Saint-Jacques, à Paris, le Traité de l'homme de
Descartes, il fut transporté d'admiration
par ce livre. Dès lors, il se consacre tout entier à la philosophie,
lit Descartes en entier et, pour le mieux saisir, étudie les mathématiques.
Mais, ne pouvant partager le sentiment de Descartes au sujet de l'essence
des choses et des vérités éternelles,
il tente de le corriger par saint Augustin qu'il
relit assidûment. Après dix années de lectures et de
méditations, en 1674, il publie les trois premiers livres de la
Recherche de la vérité, bientôt suivis des trois
derniers et des Eclaircissements (1675). Dès lors, la doctrine
philosophique de Malebranche était fixée et les ouvrages
qui suivirent n'en furent que le développement continu et
harmonieux. On en trouvera la liste au bas de cette page.
-
Nicolas
Malebranche (1638-1715).
Ces ouvrages auraient été
les seuls événements de cette vie si simple de retraite et
d'étude s'ils n'avaient engagé Malebranche dans une série
de querelles passionnées. Clercs et laïques, jansénistes
ou jésuites l'attaquèrent avec
une extrême violence; c'étaient surtout Régis,
Fr. Lamy, le P. Tournemine, Arnauld
et le P. Boursier. Malebranche était
essentiellement un pacifique, un « méditatif », comme
il le répétait de lui-même. Mais, une fois engagé
dans la polémique, il y apportait une opiniâtreté et
une aigreur qui l'ont parfois empêché de bien comprendre ses
adversaires. Il s'inquiéta assez peu de la condamnation de son Traité
de la nature et de la grâce, prononcée en 1690 par la
congrégation de l'Index.
Comme Descartes, il était, au dire
de Fontenelle, grand physicien et grand géomètre,
et c'est à ce titre qu'il fut élu membre honoraire de l'Académie
des sciences en 1699. Il s'intéressait aussi vivement aux sciences
naturelles, mais il n'avait que du mépris pour l'histoire,
la linguistique et la poésie.
II n'en est pas moins l'un des plus brillants écrivains du XVIIe
siècle. Son style philosophique, d'une extrême précision,
est souvent pittoresque et s'élève jusqu'au lyrisme dans
les Méditations chrétiennes.
Pendant les cinquante années de
sa vie religieuse, Malebranche fut le modèle des oratoriens et se
fit aimer et admirer de ses frères par la douceur de son commerce,
par sa piété et par le courage avec lequel il se résigna
à ses longues souffrances. Il ne quittait guère la maison
parisienne de la rue Saint-Honoré
que pour se reposer à Juilly ou chez
quelque ami à la campagne. Sa réputation s'étendait
au loin et il reçut d'illustres visiteurs, entre autres Jacques
Il et Berkeley.
La philosophie de Malebranche
Objet et méthode.
On peut dire que la philosophie de Malebranche
est un cartésianisme constamment
modifié par une préoccupation religieuse et par l'influence
de saint Augustin. Descartes
veut mettre de l'ordre et de la clarté
dans ses idées, non seulement parce que seules
elles satisfont l'esprit, mais parce que seules
aussi elles sont capables de diriger et d'améliorer la vie humaine.
Malebranche voit aussi dans la philosophie, à côté
de l'intérêt spéculatif, un intérêt pratique,
mais exclusivement religieux : il veut resserrer l'union de l'esprit avec
Dieu,
union affaiblie par le péché, en montrant l'action incessante
de Dieu sur l'âme,
et confirmer ainsi par la raison ce que la foi
lui révèle. Comme Descartes, il n'échapera pas à
la pétition de principe sur laquelle repose
pareille ambition.
Et comme Descartes aussi, Malebranche commence
par ramener la pensée à elle-même
en rejetant, par le doute méthodique, tout
ce qui est étranger à la pensée pure, le témoignage
des sens, les opinions confuses, les propositions
imposées par l'autorité. Il se trouve alors en possession
d'un petit nombre de vérités évidentes
par elles-mêmes desquelles toutes les autres vérités
découlent par déduction géométrique. Dans les
Entretiens métaphysiques, la plus complète et la plus
systématique exposition de ses idées, Malebranche a tenté
une application rigoureuse de la méthode
deductive. Mais cette méthode n'exclut pas une double forme d'expérience.
D'une part, l'expérience de la conscience
nous révèle notre pensée et en même temps notre
existence; mais ce n'est là qu'une connaissance
confuse; ce n'est pas en nous-mêmes que nous trouvons l'idée
claire de notre âme. D'autre part, la foi
chrétienne constitue une véritable expérience;
elle nous fournit directement des vérités que la raison éclaire
ensuite et justifie.
-
Le monde
intérieur.
De l'âme,
et qu'elle est distinguée du corps
« THÉODORE.-
Bien donc, mort cher Ariste, puisque vous le vouIez, il faut que je vous
entretienne de mes visions métaphysiques. Mais pour cela il est
nécessaire que je quitte ces lieux enchantés qui charment
nos sens, et qui, par leur variété, partagent trop un esprit
tel que le mien. Comme j'appréhende extrêmement de gendre
pour les réponses immédiates de la vérité intérieure
quelques-uns de mes préjugés, ou de ces principes confus
qui doivent leur naissance aux lois de l'union de l'âme et du corps,
et que dans ces feux je ne puis pas, comme vous le pouvez peut-être,
faire taire un certain bruit confus qui jette la confusion et le trouble
dans toutes mes idées, sortons d'ici, je vous prie. Allons nous
renfermer dans votre cabinet, afin de rentrer plus facilement en nous-mêmes.
Tâchons que rien ne nous empêche de consulter l'un et l'autre
notre maitre commun, la raison universelle; car c'est la vérité
intérieure qui doit présider à nos entretiens.
ARISTE. - Allons,
Théodore, partout où vous voudrez. Je suis dégoûté
de tout ce que je vois dans ce monde matériel et sensible, depuis
que je vous entends parler d'un autre monde tout rempli de beautés
intelligibles. Enlevez-moi dans cette région heureuse et enchantée.
Faites-m'en contempler toutes ces merveilles dont vous me parliez l'autre
jour d'une manière si magnifique et d'un air si content. Allons,
je suis prêt à vous suivre dans ce pays, que vous croyez inaccessible
à ceux qui n'écoutent que leurs sens.
THÉODORE.
- Vous vous réjouissez, Ariste, et je n'en suis pas fâché.
Vous me raillez d'une manière si délicate et si honnête,
que je sens bien que vous voulez vous divertir, mais que vous ne voulez
pas m'offenser. Je vous le pardonne. Vous suivez les inspirations secrètes
de votre imagination toujours enjouée. Mais, souffrez que je vous
le dise, vous parlez de ce que vous n'entendez pas. Non, je ne vous conduirai
point dans une terre étrangère; mais je vous apprendrai peut-être
que vous êtes étranger vous-même dans votre propre pays.
Je vous apprendrai que ce monde que vous habitez n'est point tel que vous
le croyez, parce qu'effectivement il n'est point tel que vous le voyez
ou que vous le sentez. Vous jugez sur le rapport de vos sens de tous les
objets qui vous environnent, et vos sens vous séduisent infiniment
plus que vous ne pouvez vous l'imaginer. Ce ne sont de fidèles témoins
que pour ce qui regarde le bien du corps et la conservation de la vie.
A l'égard de tout le reste, il n'y a nulle exactitude, nulle vérité
dans leur déposition. Vous le verrez, Ariste, sans sortir de vous-même,
sans que je vous enlève dans cette région enchantée
que votre imagination vous représente. L'imagination est une folle
qui se plaît à faire la folle. Ses saillies, ses mouvements
imprévus vous divertissent, et moi aussi. Mais il faut, s'il vous
plaît, que dans nos entretiens la raison soit toujours la supérieure.
Il faut qu'elle décide et qu'elle prononce. Or elle se tait et nous
échappe toujours lorsque l'imagination vient à la traverse,
et qu'au lieu de lui imposer silence, nous écoutons ses plaisanteries
et que nous nous arrêtons aux divers fantômes qu'elle nous
présente. Tenez-la donc dans le respect en présence de la
raison; faites-la taire, si vous voulez entendre clairement et distinctement
les réponses de la vérité intérieure.
ARISTE. - Vous prenez,
Théodore, bien sérieusement ce que je vous ai dit sans beaucoup
de réflexion. Je vous demande pardon de ma petite liberté.
Je vous promets que...
THÉODORE.
- Vous ne m'avez point fâché, Ariste, vous m'avez réjoui;
car, encore un coup, vous avez l'imagination si vive et si agréable,
et je suis si assuré de votre coeur, que vous ne me fâcherez
jamais, et que vous me réjouirez toujours, du moins quand vous ne
me raillerez que tête à tête; et ce que je viens de
vous dire n'est que pour vous faire entendre que vous avez une terrible
opposition à la vérité. Cette qualité, qui
vous rend tout éclatant aux yeux des hommes, qui vous gagne les
coeurs, qui vous attire l'estime, qui fait que tous ceux qui vous connaissent
veulent vous posséder, est l'ennemie la plus irréconciliable
de la raison. Je vous avance un paradoxe dont je ne puis vous démontrer
présentement la vérité. Mais vous le reconnaîtrez
bientôt par votre propre expérience, et vous en verrez peut-être
les raisons dans la suite de nos entretiens. Il y a encore pour cela bien
du chemin à faire. Mais croyez-moi, le stupide et le bel esprit
sont également fermés à la vérité. Il
y a seulement cette différence, qu'ordinairement le stupide la respecte,
et que le bel esprit la méprise. Néanmoins, si vous êtes
bien résolu de gourmander votre imagination, vous entrerez sans
aucun obstacle dans le lieu où la raison rend ses réponses;
et quand vous l'aurez entendue quelque temps, vous n'aurez que du mépris
pour tout ce qui vous a charmé jusqu'ici; et si Dieu vous touche
le coeur, vous n'en aurez que du dégoût.
ARISTE. - Allons
donc promptement, Théodore. Vos promesses me donnent une ardeur
que je ne puis vous exprimer. Assurément, je vais faire tout ce
que vous m'ordonnerez. Doublons le pas... Grâce à Dieu, nous
voici enfin arrivés au lieu destiné à nos entretiens.
Entrons... Asseyez-vous.,. Qu'y a-t-il ici qui puisse nous empêcher
de rentrer en nous-mêmes pour consulter la raison? Voulez-vous que
je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres
fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre
et qui peut frapper nos sens?
THÉODORE.
- Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien
que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais,
à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble ou quelque
petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce
grand jour nous incommoderait un peu, et donnerait peut-être trop
d'éclat à certains objiets... Cela est fort bien : asseyez-vous.
Rejetez, Ariste,
tout ce qui vous est entré dans l'esprit par les sens. Faites taire
votre imagination. Que tout soit chez vous dans un parfait silence. Oubliez
même, si vous le pouvez, que vous avez un corps, et ne pensez qu'à
ce que je vais vous dire. En un mot, soyez attentif, et ne chicanez point
sur mon préambule. L'attention est la seule chose que je vous demande.
Sans ce travail, ou ce combat de l'esprit contre les impressions du corps,
on ne fait point de conquêtes dans le pays de la vérité.
ARISTE. - Je le crois
ainsi, Théodore; parlez. Mais permettezmoi de vous arrêter
lorsque je ne pourrai pas vous suivre.
THÉODORE.
- Cela est juste. Écoutez.
Le néant n'a
point de propriétés. Je pense, donc je suis. Mais que suis-je,
moi qui pense, dans le temps que je pense? Suis-je un corps, un esprit,
un homme? Je ne sais encore rien de tout cela. Je sais seulement que, dans
le temps que je pense, je suis quelque chose qui pense. Mais voyons. Un
corps peut-il penser? Une étendue en longueur, largeur et profondeur,
peut-elle raisonner, désirer, sentir? Non sans doute; car toutes
les manières d'être d'une telle étendue ne consistent
que dans des rapports de distance, et il est évident que ces rapports
ne sont point des perceptions, des raisonnements, des plaisirs, des désirs,
des senti ments, en un mot des pensées. Donc ce moi qui pense, ma
propre substance, n'est point un corps, puisque mes perceptions, qui assurément
m'appartiennent, sont tout autre chose que des rapports de distance [on
reconnaît ici la preuve cartésienne de l'existence de l'âme]...
»
(Malebranche,
Premier Entretien métaphysique).
|
Psychologie et
logique.
La psychologie
et la logique sont inséparables et antérieures
à la métaphysique. Avant d'aborder
la science des idées claires, il importe d'apprendre à éviter
l'erreur et, à cet effet, d'étudier
la nature et le jeu des facultés de l'âme. La Recherche
de la vérité est un traité de psychologie suivi
d'un chapitre de logique.
L'âme, étant inétendue,
est une substance simple. Mais, de même
que la matière a deux propriétés
différentes, celle de recevoir des figures et celle d'être
mue, de même l'âme est susceptible à la fois de recevoir
des idées - c'est l'entendement -
et de recevoir des inclinations - c'est la volonté.
L'entendement ou « faculté de l'âme par laquelle elle
reçoit toutes les modifications dont elle est capable » a
lui-même trois modes : faculté d'apercevoir (sensations
et perceptions), imagination
et entendement pur ou faculté de concevoir les choses indépendamment
de toute image
matérielle. Ces trois modes sont
entièrement passifs sensations, images et idées ne sont que
des modifications de l'âme.
La volonté, au contraire, sous
son double mode, inclination et passion, est active. A vrai dire, elle
n'est pas indéterminée dans son essence : tous ses mouvements
ou inclinations ont leur source en Dieu. La volonté n'est que «
le mouvement naturel qui nous porte vers le bien indéterminé
et en général »; mais l'esprit a « la force de
détourner cette impression vers les objets qui nous plaisent et
de faire ainsi que nos inclinations naturelles soient terminées
à quelque objet particulier ». Cette force est la liberté.
Nous ne sommes pas libres de ne pas rechercher le bien, mais nous sommes
maîtres d'appliquer notre volonté à la poursuite de
tel bien particulier, réel ou imaginaire. Il en résulte que,
pour Malebranche comme pour Descartes, nous sommes responsables de nos
jugements et de nos erreurs.
De cette théorie résulte
la conception de la Recherche de la vérité tout entière.
Malebranche y étudie successivement comment les trois modes de l'entendement
et les deux modes de la volonté peuvent devenir pour la liberté
des occasions d'erreur. Ses fines et profondes observations sur les erreurs
des sens et de l'imagination, ses spirituelles critiques des disciples
aveuglément attachés à l'autorité d'Aristote
sont d'excellents modèles d'analyse psychologique. Bien plus, dépassant
la théorie cartésienne des rapports de l'âme et du
corps, il admet la concomitance absolue et l'action réciproque des
modifications nerveuses et des états de l'âme, et cherche
dans les traces imprimées sur le cerveau par les esprits
animaux l'explication de l'association des idées, de la mémoire
et de l'habitude, et d'un grand nombre d'erreurs,
tant de l'entendement que de la volonté. Enfin dans le dernier chapitre,
plus proprement logique, il conclut que l'erreur provient d'une trop grande
précipitation dans le jugement, provoquée par l'entraînement
de l'entendement ou de la volonté. La logique, véritable
art de penser, a pour objet de poser les règles dont l'observation
garantira l'esprit des jugements précipités. Ces règles,
inspirées du Discours de la
méthode (texte en ligne), sont au nombre de huit. Le principe
général en est « qu'il faut toujours conserver l'évidence
dans ses raisonnements pour découvrir la vérité sans
crainte de se tromper-».
-
Les idées
et le monde intelligible
« THEODORE.
- Je pense à quantité de choses, à un nombre, à
un cercle, à une maison, à tels et tels êtres, à
l'être. Donc tout cela est, du moins dans le temps que j'y pense.
Assurément, quand je pense à un cercle, à un nombre,
à l'être ou à l'infini, à tel être fini,
j'aperçois des réalités; car si le cercle que j'aperçois
n'était rien, en y pensant je ne penserais à rien. Or le
cercle auquel je pense a des propriétés que n'a pas telle
autre figure. Donc ce cercle existe dans le temps que j'y pense, puisque
le néant n'a point de propriétés, et qu'un néant
ne peut être différent d'un autre néant.
ARISTE. - Quoi, Théodore!
tout ce à quoi vous pensez existe? Est-ce que votre esprit donne
l'être à ce cabinet, à ce bureau, à ces chaises,
parce que vous y pensez?
THEODORE. - Doucement.
Je vous dis que tout ce à quoi je pense est, ou, si vous voulez,
existe. Le cabinet, le bureau, les chaises que je vois, tout cela est,
du moins dans le temps que je le vois. Mais vous confondez ce que je vois
avec un meuble que je ne vois point. Il y a plus de différence entre
le bureau que je vois et celui que vous croyez voir, qu'il n'y en a entre
votre esprit et votre corps.
ARISTE. - Je vous
entends en partie, Théodore, et j'ai honte de vous avoir interrompu.
Je suis convaincu que tout ce que nous voyons, ou tout ce à quoi
nous pensons, contient quelque réalité. Vous ne parlez pas
des objets, mais de leurs idées. Oui, sans doute, les idées
que nous avons des objets existent dans le temps qu'elles sont présentes
à notre esprit. Mais je croyais que vous parliez des objets mêmes.
THEODORE. - Des objets
mêmes, oh! que nous n'y sommes
pas! Je tâche
de conduire par ordre mes réflexions. Il faut bien plus de principes
que vous ne pensez pour démontrer ce dont personne ne doute; car
où sont ceux qui doutent qu'ils aient un corps, qu'ils marchent
sur une terre solide, qu'ils vivent dans un monde matériel? Mais
vous saurez bientôt ce que peu de gens comprennent bien, savoir,
que si notre corps se promène dans un monde corporel, notre esprit,
de son côté, se transporte sans cesse dans un monde intelligible
qui le touche, et qui par là lui devient sensible.
Comme les hommes
comptent pour rien les idées qu'ils ont des choses, ils donnent
au monde créé beaucoup plus de réalité qu'il
n'en a. Ils ne doutent point de l'existence des objets, et ils leur attribuent
beaucoup de qualités qu'ils n'ont point. Mais ils ne pensent seulement
pas à la réalité de leurs idées. C'est qu'ils
écoutent leurs sens, et qu'ils ne consultent point assez la vérité
intérieure; car, encore un coup, il est bien plus facile de démontrer
la réalité des idées, ou, pour me servir de vos termes,
la réalité de cet autre monde tout rempli de beautés
intelligibles, que de démontrer l'existence de ce monde matériel.
En voici la raison.
C'est que les idées
ont une existence éternelle et nécessaire, et que le monde
corporel n'existe que parce qu'il a plu à Dieu de le créer.
Ainsi, pour voir le monde intelligible, il suffit de consulter la raison,
qui renferme les idées, ou les essences intelligibles, éternelles
et nécessaires, ce que peuvent faire tous les esprits raisonnables
ou unis à la raison. »
(Malebranche,
Deuxième Entretien).
|
Théorie
de la connaissance. Vision en Dieu.
Toutes les choses que l'humain aperçoit
sont de deux sortes : elles sont dans l'âme
ou hors de l'âme. De là la distinction d'un double objet de
la connaissance, un moi
et un non-moi. Du moi nous avons vu déjà que la conscience
nous révèle l'existence et les
différentes modifications, mais qu'elle ne nous donne pas une idée
claire de l'essence de ce moi. C'est par raisonnement
que Malebranche conclut avec Descartes à
l'immatérialité et à la simplicité de l'âme.
Quant au non-moi, nous y distinguons nettement trois sortes d'objets :
les corps, bien et les autres êtres spirituels.
Pour ce qui est des corps, il est évident que nous ne les voyons
pas en eux-mêmes, autrement l'âme se confondrait avec eux.
Ce que l'âme voit, « l'objet immédiat ou le plus proche
de l'esprit quand il aperçoit quelque chose », c'est l'idée.
L'idée est donc distincte de l'objet qui peut faire défaut
lors même que l'idée existe (hallucinations, objets imaginaires);
elle est distincte aussi de la sensation et
du sentiment, états vifs, mais obscurs
et confus, produits par l'action directe des corps sur les sens : l'idée
est essentiellement claire. Enfin elle est distincte de ma pensée
même et n'en est pas, comme chez Descartes, une simple modification,
car je ne puis en pensée la supprimer ni en supprimer les propriétés;
je ne puis par la pensée nier les propriétés
de l'idée du cercle ou de tel objet fini et, même quand je
cesse d'y penser avec attention, j'y pense
en quelque façon; comment en effet pourrais-je souhaiter revoir
et comment reconnaîtrais je une idée qui aurait été
un pur néant tout le temps que j'aurais cessé d'y penser.
Ainsi ce à quoi je pense est, mais n'est pas créé
par ma pensée. L'idée est donc un être, immuable et
éternel comme chez Platon.
Toutes les idées des choses matérielles
se résument en une seule. Quelle est en effet l'essence commune
des corps? C'est l'étendue. L'idée
des corps en général, l'archétype des corps, est donc
l'étendue intelligible, et celle-ci n'est ni une idée
générale ni une abstraction,
mais le fonds infini et réel de tous les êtres matériels
qui n'en sont que les limitations particulières. Or ce qui est réel
et infini ne peut ni être une créature,
ni appartenir à la créature. L'étendue intelligible
ne peut donc se trouver qu'en un être infini, réel et incréé,
en Dieu. Nous voyons donc nécessairement toute chose en Dieu dont
l'existence est ainsi démontrée par les conditions nécessaires
de la connaissance même. La vision en Dieu est en même temps
une vision de Dieu. L'existence de Dieu peut d'ailleurs se démontrer
directement par l'existence même de la pensée.
En
effet, « si je pense à Dieu, il faut qu'il soit. Tel être,
quoique connu, peut n'exister pas. On peut voir son idée sans lui.
Mais on ne peut voir l'idée de l'Etre sans l'Etre, car l'Etre n'a
pas d'idée qui le représente. II n'a pas l'archétype
qui contienne toute sa réalité intelligible. II est à
lui-même son archétype et il renferme en lui l'archétype
de tous les êtres. »
Bien loin d'être une généralité
abstraite, l'infini est le modèle réel à l'image duquel
notre entendement construit les idées générales. Nous
avons ainsi en Dieu la vision des idées des
corps. Malebranche va même jusqu'à admettre que les propriétés
sensibles des corps nous sont connues grace à l'action de Dieu sur
nos sens. C'est Dieu qui touche l'âme par
le sentiment des corps comme il l'éclaire par les idées.
Mais ces corps existent-ils en réalité? Logiquement, Malebranche
est conduit au pur idéalisme. Mais c'est
une conséquence devant laquelle il recule sans se prononcer au reste
avec précision. Il déclare qu'il n'y a pas de démonstration
exacte de l'existence des corps et s'en remet au témoignage de la
Bible
pour croire à la réalité du monde matériel
créé par Dieu. Quant aux êtres spirituels autres que
Dieu, l'existence n'en saurait être établie par la dialectique.
La foi nous révèle l'existence des anges,
et l'analogie nous conduit à admettre l'existence d'êtres
semblables à nous.
-
De l'amour
du bien en général
« Cette vaste
capacité qu'a la volonté pour tous les biens en général,
à cause qu'elle n'est faite que pour un bien qui renferme en soi
tous les biens, ne peut être remplie par toutes les choses que l'esprit
lui représente, et cependant ce mouvement continuel que Dieu lui
imprime vers le bien ne peut s'arrêter. Ce mouvement ne cessant jamais
donne nécessairement à l'esprit une agitation continuelle.
La volonté qui cherche ce qu'elle désire oblige l'esprit
de se représenter toutes sortes d'objets. L'esprit se les représente,
mais l'âme ne les goûte pas; ou si elle les goûte, elle
ne s'en contente pas. L'âme ne les goûte pas, parce que souvent
la vue de l'esprit n'est point accompagnée de plaisir; car c'est
par le plaisir que l'âme goûte son bien : et l'âme ne
s'en contente pas, parce qu'il n'y a rien qui puisse arrêter le mouvement
de l'âme, que celui qui le lui imprime. Tout ce que l'esprit se représente
comme son bien est fini, et tout ce qui est fini peut détourner
pour un moment notre amour, mais il ne peut le fixer Lorsque l'esprit considère
des objets fort nouveaux et fort extra, ordinaires, ou qui tiennent quelque
chose de l'infini, la volonté souffre pour quelque temps qu'il les
examine avec attention ; parce qu'elle espère y trouver ce qu'elle
cherche, et que ce qui est grand et paraît infini porte le caractère
de son vrai bien; mais avec le temps elle s'en dégoûte aussi
bien que de autres. Elle est donc toujours inquiète, parce qu'elle
est portée à chercher ce qu'elle ne peut jamais trouver,
et ce qu'elle espère toujours de trouver ; et elle aime le grand,
l'extraordinaire et ce qui tient de l'infini; parce que, n'ayant pas trouvé
son vrai bien dans les choses communes et familières, elle s'imagine
le trouver dans celles qui ne lui sont point connues. »
(Malebranche,
Recherche de la vérité, III,
II.
|
Théorie
de la volonté. L'action divine, les Causes occasionnelles.
De même que par l'entendement
nous ne voyons rien qu'en Dieu, de même par la volonté
nous n'aimons rien qu'en Dieu.
Perfection infinie, Dieu s'aime invinciblement et ne peut créer
que des êtres dont la fin est de l'aimer aussi uniquement et invinciblement.
Il suit de là que, dans la créature, tout amour particulier
n'est qu'une détermination actuelle de l'impulsion première
qui porte l'humain vers le bien indéterminé sous sa double
forme, vérité et bonté, c.-à-d. vers Dieu.
On a vu déjà que si nous ne sommes pas maîtres de ne
pas rechercher le bien en général, nous sommes libres à
l'égard des biens particuliers; nous pouvons préférer
l'erreur à la vérité et le péché à
la vertu. En effet, les biens finis qui nous sont accessibles n'étant
que des formes limitées du bien en général, n'entraînent
pas la volonté avec la même force que le bien en général,
et comme notre entendement croit trouver jusque dans l'erreur
et dans le péché l'attrait de quelque bien, la volonté
s'y porte; car elle est « une puissance aveugle qui ne peut se porter
qu'aux choses que l'entendement lui représente ». Et si, créés
par Dieu pour l'aimer et le rechercher avant toute chose, nous nous laissons
aller à choisir de faux biens et de trompeuses vérités,
c'est que le péché d'Adam a introduit
le désordre dans notre nature en donnant aux sens une puissance
illégitime sur l'entendement. Mais la grâce nous aide à
nous racheter de cette corruption c'est un sentiment agréable, une
« délectation prévenante » que Dieu nous envoie
pour nous prévenir en faveur du vrai bien.
Ainsi définie, la liberté
nous laisse dans la dépendance de Dieu, puisque c'est lui que nous
recherchons au moment même où nous commettons l'erreur et
le péché. N'est-ce pas dire que la liberté est une
faculté illusoire et que l'activité humaine s'anéantit
dans l'efficace divine? Malebranche va jusqu'au bout de cette conclusion
et la généralise en déniant à toute créature
le moindre pouvoir d'agir par elle-même. Il est évident tout
d'abord que les corps n'ont par eux-mêmes aucune activité
propre, car l'idée d'activité n'est pas contenue dans l'idée
claire d'étendue, essence des corps. Un corps ne peut donc agir
de lui-même ni sur un autre corps, ni sur un esprit. D'ailleurs,
Dieu, dont le vouloir continu donne l'être aux corps, les veut continuellement
aussi à l'état de repos ou de mouvement. Il n'y a donc pas
de place, à côté de la volonté continue de Dieu,
pour la spontanéité de la matière.
Il en résulte que l'humain, pas plus que « tous les anges
et les démons joints ensemble »,
ne sauraient « ébranler un fétu » dans l'univers
physique; l'âme est impuissante à provoquer le moindre mouvement
des esprits animaux. Toute causalité est donc refusée à
la créature par cela même qu'elle est créature. La
causalité vraie est en effet quelque
chose de divin; elle suppose que l'agent aperçoit une liaison nécessaire
entre la cause et l'effet. Or l'être parfait et infini est le seul
« entre la volonté duquel et les effets, L'esprit aperçoive
une liaison nécessaire ». Supposer en la créature la
moindre efficace, c'est en quelque sorte la diviniser.
Cependant l'expérience
nous laisse apercevoir entre certains phénomènes
des relations constantes. C'est cette constance qui explique en nous la
croyance à la causalité des êtres
finis. Notre étroite relation avec la cause infinie nous donne une
idée vague de puissance que nous appliquons toutes les fois que
l'expérience nous apprend qu'un effet a été produit.
Mais, en réalité, là où nous croyons apercevoir
une relation de cause à effet dans la nature,
il n'y a qu'une cause occasionnelle; c.-à-d.
qu'un mode d'un corps, ou un mouvement des esprits animaux par exemple,
est pour Dieu l'occasion de produire un mode nouveau dans un autre
corps ou dans l'esprit. Ce parallélisme des causes et des effets,
analogue à l'harmonie préétablie de Leibniz,
a été établi une fois pour toute par Dieu suivant
des lois régulières. L'union de l'âme
et du corps n'est qu'un cas particulier de ces lois générales
de la causalité occasionnelle.
-
Principe
métaphysique de la loi morale
« S'il est
vrai que Dieu, qui est l'Être universel, renferme en lui-même
tous les êtres d'une manière intelligible, et que tous les
êtres intelligibles qui ont en Dieu une existence nécessaire
ne soient pas en tout sens également parfaits; il est évident
qu'il y aura entre eux un ordre immuable et nécessaire; et que de
même qu'il y a des vérités éternelles et nécessaires,
à cause qu'il y a des rapports de grandeur entre les êtres
intelligibles, il doit y avoir aussi un ordre immuable et nécessaire,
à cause des rapports de perfection qui sont entre les mêmes
êtres. C'est donc un ordre immuable que les esprits soient plus nobles
que les corps, nomme c'est une vérité nécessaire que
2 fois 2 font 4 ou que 2 fois 2 ne soient pas 5.
Or jusqu'ici l'ordre
immuable semble plutôt une vérité spéculative
qu'une loi nécessaire. Car si l'on ne considère l'ordre que
comme nous venons de faire, on voit bien, par exemple, que c'est une vérité
que les esprits sont plus nobles que les corps; mais on ne voit pas que
cette vérité soit en même temps un ordre qui ait force
de loi, et que l'on soit obligé de préférer les esprits
aux corps. Il faut considérer que Dieu s'aime par un amour nécessaire,
et qu'ainsi il aime davantage ce qui est en lui qui représente ou
qui renferme plus de perfection, que ce qui en renferme moins. Si bien
que si l'on voulait supposer que l'esprit intelligible [L'esprit
intelligible est l'idée de l'esprit présentée à
l'intelligence divine; le corps intelligible est l'idée du corps]fût
mille fois plus parfait que le corps intelligible, l'amour par lequel Dieu
s'aime lui-même serait nécessairement mille fois plus grand
pour l'esprit que pour le corps intelligible; car l'amour de Dieu est nécessairement
proportionné à l'ordre qui est entre les êtres intelligibles
qu'il renferme, puisqu'il aime invinciblement ses perfections. De sorte
que l'ordre qui est purement spéculatif a force de loi à
l'égard de Dieu même, suppose, comme il est certain, que Dieu
s'aime nécessairement et qu'il ne puisse se démentir. Et
Dieu ne peut aimer davantage les corps intelligibles que les esprits intelligibles.
Or cet ordre immuable
qui a force de loi à l'égard de Dieu même a visiblement
force de loi à notre égard. Car Dieu nous ayant créés
à son image et à sa ressemblance, il ne peut pas vouloir
que nous aimions davantage ce qui mérite le moins d'être aimé
: il veut que notre volonté soit conforme à la sienne, et
qu'ici-bas nous rendions librement, et par là méritoirement,
la justice qu'il rend nécessairement. Sa loi, l'ordre immuable de
ses perfections est donc aussi la nôtre; et cet ordre ne nous est
pas inconnu, et même notre amour naturel nous excite encore à
le suivre, lorsque nous rentrons dans nous-mêmes, et que nos sens
et nos passions nous laissent libres; en un mot lorsque notre amour-propre
ne corrompt point notre amour naturel. »
(Malebranche,
Recherche de la vérité, Xe
éclaircissement).
|
Dieu et le monde.
Ici se pose pour Malebranche un problème
d'une extrême gravité. Dénier aux corps et aux esprits
toute activité réelle hors de l'action divine, n'est-ce pas
supprimer toute différence substantielle entre eux et Dieu? La métaphysique
de Malebranche n'aboutit-elle pas au pur panthéisme?
Problème d'autant plus redoutable que le malebranchisme offre avec
le spinozisme de frappantes analogies que
les adversaires du premier ne s'étaient pas fait faute de relever.
Malebranche, à vrai dire, proteste avec la dernière énergie
contre toute assimilation de son système avec celui du «-misérable
Spinoza ». Cependant il n'oppose guère
aux insinuations de ses adversaires qu'un pieux recours à la foi.
L'étendue matérielle est contingente; elle a commencé
d'être; la raison ne saurait donc prouver par déduction ni
son existence ni sa non-existence; mais la foi nous apprend qu'un monde
a été créé par Dieu distinct du créateur.
Le sentiment religieux sauve ainsi la raison des excès de la logique.
Ainsi rassuré contre lui-même,
Malebranche cherche à déterminer les attributs
de ce Dieu créateur. Sans doute, il déclare avec plus de
force que Descartes que l'essence de Dieu est incompréhensible à
la créature; mais puisque celle-ci a été créée
par Dieu sur le modèle de ses propres perfections, il est possible
de déterminer les attributs divins en attribuant à Dieu toutes
les perfections des créatures sans leurs limitations. Il établit
ainsi que Dieu est doué de pensée et inétendu. Il
distingue soigneusement l'immensité divine, compréhensible
à dieu seul, de l'étendue intelligible dans laquelle nous
voyons les corps. L'immensité exclut toute idée de corps
et d'extension locale. Dieu n'est pas un corps infini;
il n'est pas dans l'univers, mais l'univers est en lui. Parmi ses attributs
moraux, la sagesse prime la bonté. Dieu est à lui-même
sa loi et la suit invariablement pour juger les humains suivant leur degré
de perfection. Ce n'est pas par bonté que Dieu a créé
le monde; car il eût ainsi créé pour une fin autre
que lui-même. Or, il n'agit « que selon ce qu'il est ».
Comment peut-il donc vouloir que nous soyons, lui qui n'a nul besoin de
nous? On sait que Descartes avait éludé
ce problème et se refusait à spéculer sur les intentions
divines. Malebranche reconnaît que la raison
est impuissante à fournir une réponse satisfaisante; la gloire
même de Dieu ne lui paraît pas un motif suffisant pour expliquer
la création, car le monde est fini et sans valeur au regard de la
perfection divine. Mais la venue de Jésus
dans le monde devait conférer à l'univers créé
un prix infini, et c'est pour préparer l'incarnation du Verbe que
Dieu a créé le monde comme un temple dont Jésus devait
être le souverain prêtre.
Le monde a donc une raison d'être,
une fin. Pour réaliser cette fin, Dieu procède par les voies
les plus simples et les plus générales. Un petit nombre de
lois lui suffit pour exécuter un nombre infini de faits particuliers.
C'est rabaisser Dieu que de lui prêter une volonté particulière
à propos du moindre mouvement d'un fétu. De là l'introduction
du mal dans le monde : les lois générales dominent de si
haut les faits particuliers que ceux-ci dans le détail s'organisent
comme ils le peuvent, laissant place à des imperfections qui n'altèrent
point la beauté du plan général. Ces lois générales
sont celles du monde physique (lois du mouvement), celles du monde moral
(lois de l'union de l'âme et du corps, et de l'union de l'esprit
et de la raison) et celles du monde surnaturel (lois de la grâce).
Cette partie de la philosophie de Malebranche est de beaucoup la plus indécise.
Il s'est à plusieurs reprises contredit au sujet de la grâce
ans ses polémiques avec Arnauld et Fénelon.
On comprend qu'il était malaisé de ménager une place
au libre arbitre et au mal dans un système
dont la tendance fondamentale est de ramener à l'action toute-puissante
de Bien les mouvements et les volontés des créatures les
plus humbles. On l'a dit, cette philosophie est tout entière un
commentaire de la célèbre parole de saint
Paul : In ipso enim vivimus, movemur et umus.
Malebranche a eu un grand nombre de disciples
depuis la fin du XVIIe siècle jusqu'à
celle du XVIIIe. Mais après avoir
joui d'une grande vogue dans les salons mondains, auprès des grands
seigneurs et des dames, sa philosophie ne fut bientôt cultivée
avec une piété sérieuse que dans la congrégation
de l'Oratoire où elle trouva de zélés continuateurs
dans les PP. Thomassin, Bernard Lamy, Claude Ameline, Quesnel, etc. (Th.
Ruyssen).
|
Editions
anciennes - Nous donnons la liste
chronologique des ouvrages de Malebranche en indiquant les principales
éditions anciennes. De la Recherche de la vérité,
où l'on traite de la naturede l'esprit de l'homme et de l'usage
qu'il en doit faire pour éviter l'erreur dans les sciences (sans
nom d'auteur; Paris, 1674-1675, 3 vol. in-12; 6e éd. revue par Malebranche
et déclarée par lui définitive, Paris, 1712, 4 vol.
in-13.; Conversations chrétiennes dans lesquelles on justifie
la vérité de la religion et de la morale de Jésus-Christ,
par l'auteur de la « Recherche de la vérité »
(Paris, 1676, in-12; 5e éd. revue par Malebranche avec les Méditations,
Paris, 1702); Méditations pour se disposer à l'humilité
et à la pénitence avec quelques considérations de
piété pour tous les jours de la semaine (Paris, 1677,
in-24; réédité ensuite avec les Conversations);
Traité de la nature et de la grâce (Amsterdam, 1680,
in-12; 8e éd. revue par l'auteur, Rotterdam, 1712; trad. en espagnol
par Lopez, 1684); Méditations chrétiennes et métaphysiques
(Cologne, 1683, in-12; 4e éd. revue par l'auteur, Paris, 1707);
Traité de morale (Rotterdam, 1684, in-12; 3e éd. avec
le Traité de l'amour de Dieu, Lyon, 1697, 2 vol. in-12);
Entretiens sur la métaphysique et la religion (Rotterdam,
1688, in-12; 5e éd. revue par l'auteur, Paris, 1711, 2 vol. in-12);
Lois générales de la communication des mouvements
(Paris, 1692, in-12 ; 2e éd. très remaniée, Paris,
1699); Traité de l'amour de Dieu, en quel sens il doit être
désintéressé (Lyon, 1697, avec le Traité
de morale, ainsi que dans les éditions postérieures);
Entretiens d'un philosophe chrétien avec un philosophe chinois
(Paris, 1708, in-12); Réflexions sur la prémotion physique
(Paris, 1715, in-12). Un grand nombre de lettres et d'opuscules de polémique
dirigés contre Arnauld (réunis par Malebranche : Recueil
de toutes les réponses du P. Malebranche à M. Arnauld,
Paris, 1709, 4 vol. in-12), avec Régis, Louis de La Ville, etc.;
un certain nombre de mémoires scientifiques, pour la plupart parus
dans les Mémoires de l'Académie des sciences; Méditations
métaphysiques et correspondance de Malebranche avec Dortous de Mairan,
publiées pour la première fois par Feuillet de Conches (Paris,
1841, in-8). Des Oeuvres choisies de Malebranche ont été
éditées par de Lourdoueix et de Genoude (Paris, 1837, 2 vol.
in-4) et par Jules Simon (Paris, 1842, 2 vol. in-12, réédité
en 4 vol.). |
|
|