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Le Contrat social
de J.-J. Rousseau
Du Contrat social ou Principes du droit politique est un traité de Jean-Jacques Rousseau (Amsterdam, 1762).

L'ouvrage vient, dans l'oeuvre de Rousseau, après le Discours sur l'Inégalité. En 1753, l'Académie de Dijon avait au concours cette question restée célèbre : 

"Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes? Est-elle autorisée par la loi naturelle?" 
Et c'est à cette question qu'avait répondu Rousseau dans son Discours. Le philosophe, remontant aux sources supposées du droit, à la nature, proposait sa solution à cette question, hardie pour l'époque. Peu soucieux des applaudissements de la foule et des palmes du concours, il donna libre carrière à cette amertume longtemps retenue, à cette misanthropie qu'excusent ses malheurs, mais qui devaient lui faire tant d'ennemis. Peut-être même a-t-il dépassé le but, en déclarant que, toute société étant basée sur l'usurpation de l'un et la lâcheté des autres, toute société était mauvaise.

Le Contrat social fut conçu dans un autre ordre d'idées. Laissant de côté la question de l'utilité des sociétés, et ne s'attachant plus, comme dans le Discours sur l'inégalité, à rechercher l'état le plus capable de développer le bonheur des humains, Rousseau prend l'humain tel que l'a fait la nature, mais tel que le font aussi ses passions, ses vices, ses vertus. Il étudie la formation des sociétés, leur but et leurs moyens. Il examine selon quels principes on doit concevoir que, en droit, elles ont pu s'établir : 

« Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. »
Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. Le contrat social est non un fait, mais une supposition logique. 

La prédilection avec laquelle Rousseau songe au gouvernement genevois fait généralement attribuer à son livre un caractère profondément démocratique, malgré toutes les réserves dont il a accompagné sa pensée. Il eut un grand retentissement et, généralement mal compris, il inspira la plupart des politiques de la Révolution
française.

Le Contrat social correspond à un fragment de l'ouvrage plus considérable, projeté par Rousseau, sur les institutions politiques. Le texte primitif est très différent de celui qui fut publié. Il  a été souvent traduit en diverses langues, et les législateurs étrangers n'ont pas dédaigné d'emprunter à Rousseau quelques-unes de ses formules ou de ses propositions. 

Il est inutile de parler ici du style de Rousseau. Qui ne connaît cette admirable précision de mots, cette justesse d'expression, qui permet à l'esprit de suivre l'écrivain dans les méandres du raisonnement au risque de se laisser prendre souvent à ses sophismes? En tête du livre lit, Rousseau dit :

"J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif."
Qu'on lise ce livre; parfois l'esprit hésite, l'intelligence est rebelle à suivre les conséquences d'un principe; mais le style est comme un flambeau qui éclaire les coins les plus obscurs de ce labyrinthe.

L'ouvrage est divisé en quatre livres qui traitent, le premier : de la formation des sociétés et du pacte social; le deuxième, de la souveraineté et de ses droits; le troisième, du gouvernement, c'est-à-dire du pouvoir exécutif, et de quelle façon il s'exerce; le quatrième. enfin, des diverses institutions sociales, telles qu'élections, hautes magistratures, etc.

Livre Ier : de la formation des sociétés et du pacte social

Il n'est pas inutile de rappeler que le mot souverain, fréquemment employé dans ce traité, signifie non pas l'individu, empereur ou roi, chargé d'administrer un pays, mais l'être collectif que nous appelons nation; c'est la réunion de tous les membres de la société. Ainsi, dans un préambule qui ouvre le livre Ier, Rousseau dit  :
"Né citoyen d'un Etat libre, et membre du souverain".
Le philosophe recherche l'origine des peuples. Il lui trouve dans la famille. 
" La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la famille. "
Mais cette société, nécessaire tant que les enfants sont faibles et incapables de se suffire à eux-mêmes, devient purement conventionnelle le jour ou ils acquièrent la force et le pouvoir de se conserver eux-mêmes. S'ils restent auprès du père, c'est par reconnaissance, et le père prolonge sa protection par amour pour ses enfants. Dans la société, ces sentiments sont remplacés par des sentiments plus personnels, mais aussi forts. Le chef, qui est l'image du père, trouve, non pas dans son amour pour ses sujets, mais dans le plaisir du pouvoir, la récompense de ses travaux; les sujets, qui représentent les enfants, voient dans l'expérience du chef, sa vertu ou sa science, enfin, dans les services qu'il peut leur rendre, une compensation à la perte de leur imlépendance.

Dès cette première proposition, Rousseau trouve une contradiction chez Grotius et chez Hobbes, qui soutiennent que tout pouvoir humain est créé en faveur du gouvernant. Ils citent comme exemple l'esclavage. Le raisonnement est spécieux. Bien qu'Aristote ait dit que l'inégalité est dans la nature, et que certains hommes naissent pour l'esclavage, il n'en est pas moins vrai que l'esclavage n'est que le résultat d'une lutte inégale dans laquelle la force a violemment modifié l'égalité des deux adversaires. Le plus faible a perdu sa liberté, son égalité, au bénéfice du plus fort. Mais cette violence peut-elle créer un droit? Le plus fort aujourd'hui pourra ne plus l'être demuni. Celui qui l'aura vaincu succédera donc à son droit. L'obéissance, n'étant que le résultat de la faiblesse, n'existera plus le jour où le vaincu sera devenu le plus fort. Du moment que l'obéissance, au lieu d'être une obligation morale, n'est plus qu'une contrainte physique, elle ne repose sur aucune base certaine, immuable, puisque le moindre accident peut supprimer la force. Certains philosophes ont voulu voir en elle une émanation de la divinité, et ils ont conclu de cette étrange proposition que la soumission était une sorte de déférence envers Dieu. Mais, dit Rousseau:

"toute puissance vient de Dieu, je l'avoue, mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin?"
Et, comme dernier argument, il demande si, arrêté au coin d'un bois par un brigand, on a le droit d'essayer de sauver sa montre ou sa bourse; car le pistolet est une force, une puissance aussi; pourquoi ne pas s'y soumettre? La force ne peut donc faire droit, et ce n'est qu'à une puissance légitime qu'on doit obéissance.

Nous venons de voir que ni la nature ni la force ne pouvaient donner une autorité légitime à un humain sur son semblable. Restent les conventions. De quelle nature doivent-elles être pour créer une aussi grave inégalité? Ici, nous rencontrons de nouveau Grotius et sa théorie sur l'esclavage. Suivant ce jurisconsulte, si un homme peut aliéner sa liberté en faveur d'un autre homme, pourquoi dix hommes, cent hommes, mille hommes, tout un peuple enfin, ne le pourraient-ils pas d'un commun accord? Rousseau répond : L'homme qui aliène sa liberté, loin de se donner, se vend, au moins, pour sa subsistance. Un peuple qui s'aliène a-t-il le même intérêt? Loin de nourrir son peuple, c'est par lui que le roi se fait nourrir, et "un roi ne vit pas de peu", selon le mot de Rabelais. Les sujets aliènent donc leurs personnes et leurs biens? Dans quel but? En vue de quel profit? Est-ce pour la sécurité que le roi donnera à son peuple, pour le calme qu'il fera régner dans la cité? Mais son ambition, ses désirs de conquêtes, la cupidité ou l'incurie de ses ministres n'offriront-ils pas d'autres dangers et de plus grands que les dissensions intestines qu'il doit étouffer, et ne vendra-t-il pas bien cher le calme douteux qu'il promet? Ce marché, honteux pour l'homme qui se vend, serait donc une duperie pour un peuple. Quant à se donner sans condition, ce serait pour un homme une folie, à plus forte raison pour un peuple, et le droit ne peut se baser sur la folie. Donc l'esclavage volontaire ne crée pas de domination légitime. Ce pouvoir, le trouverons-nous dans la servitude qui résulte de la guerre? Un soldat, au lieu de tuer un ennemi, lui conserve la vie à la condition qu'il deviendra esclave. Cette convention selon Grotius, est d'autant plus légitime qu'elle tourne au profit de tous deux. Mais Rousseau déclare que le guerre n'existant qu'entre les Etats et non entre les humains, un ennemi désarmé redevient homme et enlève à l'ennemi vainqueur le droit de le tuer. Le droit de tuer un ennemi sans défense n'existant pas, le rachat de ce droit, sur lequel Grotius base sa théorie de l'esclavage, ne peut. exister non plus. Ni la force, ni la nature, ni l'esclavage ne sont donc les sources de l'autorité légitime. Il faut les chercher dans une convention, dans un pacte, mais délibéré et voté librement, auquel chacun ait participé, et qui donne au chef comme aux sujets des avantages et des droits équivalents.

Ce premier point acquis, comment s'établit la convention? 

"Je suppose, dit Rousseau, les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent, par leur résislance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s'il ne changeait de manière d'être. "
Voilà l'homme, trop faible pour résister et se défendre, il ne peut augmenter ses forces. Mais en les unissant à d'autres et en les dirigeant contre l'ennemi commun, il pourra opposer une résistance sérieuse à attaque, ou une force puissante à la résistance. Tel est le point de départ de toute association. Le grand problème que nous étudions, Rousseau l'énonce en ces termes :
"Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant."
La première condition pour que ce contrat existe, c'est l'aliénation entière et sans réserve de chacun au profit de tous. Cette aliénation n'offre aucun danger et n'attaque ni la liberté ni l'égalité, puisque tous les contractants se sont fait mutuellement le même don. Les droits que l'on a donnés sur soi-même, on les acquiert sur les autres. A l'instant où se produit cet abandon de l'individu, il naît un corps moral et collectif, qui emprunte sa force et son existence à toutes ces forces réunies. La république est fondée.
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Les bases du pacte social

Du droit du plus fort. - Différence de la force et du droit. - La puissance n'oblige que si elle est légitime

« Sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or, qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir; et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu; je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par force donner la bourse; mais, quand je pourrai la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait  pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. 
 

(Rousseau, Contrat social, I, III).

Caractère sacré et inaliénable de la liberté humaine.

« Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se tendre esclave d'un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d'un roi? - Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d'explication; mais tenons-nous en à celui d'aliéner. Aliéner, c'est donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d'un autre ne se donne pas; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pourquoi se vend-il? Bien qu'un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d'eux, et, selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu'on prendra aussi leur bien. Je ne vois pas ce qu'il leur reste à conserver.

On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile; soit, mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s'y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l'antre du cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vint d'être dévorés.

Dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur liberté leur appartient : nul n'a droit d'en disposer qu'eux. Avant qu'ils soient en âge de raison, le père peut, en leur nom, stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être, mais non les donner irrévocablement et sans condition; car un tel don est contraire aux fins de la nature, et passe les droits de la paternité. Il faudrait donc, pour qu'un gouvernement arbitraire fût légitime, qu'à chaque génération le peuple fit le maître de l'admettre ou de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire.

Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout, une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme; et c'est ôter toute moralité à ses actions que d'ôter toute liberté à sa volonté.

Enfin c'est une convention vaine et contradictoire de stipuler d'une part une autorité absolue, et de l'autre une obéissance sans bornes. N'est-il pas clair qu'on n'est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger? Et cette seule condition sans équivalent, sans échange, n'entraîne-t-elle pas, la nullité de l'acte? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu'il a m'appartient, et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n'a aucun sens?

Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qui il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots esclavage et droit sont contradictoires, ils s'excluent mutuellement; soit d'un homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira. »
 

(Rousseau, Contrat social, I, IV).

 

Qu'il faut toujours remonter à une première convention

« Quand j'accorderais tout ce que j'ai réfuté jusqu'ici, les fauteurs du despotisme n'en seraient pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu'ils puissent être, je ne vois là qu'un maître et des esclaves; je n'y vois point un peuple et son chef; c'est, si l'on veut, une agrégation, mais non pas une association; il n'y a là ni bien public, ni corps politique. Cet homme, eût-il asservi la moitié du monde, n'est toujours qu'un particulier; son intérêt, séparé de celui des autres, n'est toujours qu'un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, son empire, après lui, reste épars et sans liaison, comme un chêne se dissout et tombe en un tas de cendres après que le feu l'a consumé.

Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil; il suppose une délibération, publique. Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple, car cet acte, étant nécessairement antérieur à l'autre, est le vrai fondement de la société.

En effet, s'il n'y avait point de convention antérieure, où serait, à moins que l'élection ne fût unanime, l'obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand; et d'où cent qui veulent un maître, ont-ils un droit de voter pour dix qui n'en veulent point? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention, et suppose au moins une fois l'unanimité. »

(Rousseau, Contrat social, I, V).

 
Du pacte social

« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être.

Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen, pour se conserver, que de former, par agrégation, une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile, et de les faire agir de concert.

Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs; mais la foi ce et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s'énoncer en ces termes :

« Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce que, le parte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. 
 

(Rousseau, Contrat social, l, VI).

 
 

L'égalité

« Au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes; et pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit [1]. » 
 

(Rousseau, Contrat social, I, IX).

 [1] Note de Rousseau : « Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n'est qu'apparente et illusoire : elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. » 

Le citoyen qui vient de contracter a pris un double engagement, comme particulier vis-à-vis de la république, du souverain, suivant l'expression de Rousseau, et comme membre du souverain, vis-à-vis de chacun des particuliers. Mais si la délibération publique, qui est un acte de la vie du souverain, engage chaque particulier, elle ne peut jamais engager le souverain lui-même, qui peut s'appliquer le principe de droit civil : que nul n'est tenu des engagements pris envers lui-même. Le souverain ne peut, par contre, rien faire contre le pacte l'a créé : comme de s'aliéner en faveur d'un autre souverain. Les liens qui existent entre le souverain et les particuliers éloignent toute idée de garantie contre lui. En effet, comment supposer que des citoyens se rassemblent et unissent leurs volontés pour se nuire à eux-mêmes? Il n'en est pas de même du particulier vis-à-vis du souverain. Ne considérant que son intérêt absolu, il peut blesser l'intérêt général, séduit par cette pensée, que le sacrifice qu'il fait au public est moins utile à la société qu'il n'est pénible pour lui-même. Le souverain se réserve donc la faculté de maintenir chaque particulier dans les termes du contrat.

Et cette faculté il la tient d'une clause tacite du pacte social. En effet, en s'aliénant au profit de tous, chaque particulier a délégué à la société le droit de punir les infractions dont il serait victime et celles qu'il commettrait. Du reste, ce droit qu'il abandonne et ce droit qu'il crée contre lui-même, comme particulier, il les recouvre comme membre du souverain. L'homme, par ce contrat, a rompu avec l'état de nature, il entre dans ce que Rousseau appelle l'état civil. Dès lors, soucieux des intérêts de tous, qui sont aussi les siens, il fait succéder le droit à la force, la raison à l'arbitraire. L'équilibre se fait bientôt entre les appétits et les désirs divers. La volonté de chacun se meut dans un cercle plus restreint en apparence; mais la propriété s'établit, entourée du respect de tous; la sécurité grandit, développant par son influence toutes les créations du génie humain; la protection de tous appartient à chacun, les droits sont égaux. C'est, en effet, dans l'état civil que la propriété peut exister. A l'état naturel, elle est essentiellement précaire; c'est une possession de premier occupant due à la force, qui demande à la force sa conservation, et qui disparaît le jour où la force disparaît elle-même. 

Selon Rousseau, la propriété dans l'état civil repose sur la théorie suivante : Les hommes aliénant leurs personnes, et leurs biens en faveur du souverain, les propriétés appartiennent en premier lieu au souverain. Il n'en dépouille pas pour cela les particuliers. Ce droit primordial, ce dominium tourne, au contraire, au profit des sujets. C'est parce que tous les biens particuliers appartiennent au souverain, que le souverain les défend énergiquement contre toutes les attaques, qu'elles viennent des membres de l'association ou de l'étranger. Cette théorie, très ingénieuse se retrouve dans le droit féodal. Le suzerain était le maître de ses vassaux; mais, de même qu'ils lui devaient aide et obéissance, il leur devait protection contre toute attaque à leurs biens ou à leurs personnes. Les attaquer, c'était l'attaquer lui-même. Le souverain, c'est-à-dire la communauté, se défend donc elle-même et défend ses biens, en protégeant les biens et les personnes des particuliers. On pourrait peut-être voir dans le système de Rousseau l'explication du droit si rigoureux et néanmoins si nécessaire de l'expropriation pour cause d'utilité publique. Le territoire appartenant par une sorte de suzeraineté au souverain, celui-ci a le droit, en présence de l'intérêt général, de reprendre une partie du territoire moyennant une compensation en faveur du particulier détenteur.

Le pacte social est formé, la société existe. Avant d'étudier ses diverses institutions, nous citerons le mot de Rousseau qui résume tout le livre ler :

"Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de base à tout le système social; c'est qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit."

Livre II : de la souveraineté et de ses droits

Nous avons suivi dans le livre Ier la formation de la communauté, du peuple, du souverain. Dans le livre II, Rousseau étudie le souverain au point de vue de son autorité, de l'étendue et des manifestations de cette autorité, enfin de ses droits et de ses devoirs. Et d'abord nous rencontrons cet axiome : la souveraineté est inaliénable. Ce principe résulte du pacte social lui-même. En effet, la communauté, se choisissant un chef, peut lui déléguer, en vertu d'un vote unanime, certains droits, ou plutôt l'exercice de certains droits, la direction ou la surveillance de certaines parties de l'administration; mais il conserve toujours par devers lui son autorité complète, qui comprend la faculté de retirer à ce chef le mandat qu'il lui a confié, le jour où le mandataire ne remplit plus les conditions du mandat. Ce qui revient à dire que le souverain [la nation] ne s'engage jamais sans réserve vis-à-vis d'un chef. Qu'arriverait-il, en effet, si un peuple, choisissant un sujet remarquable entre tous, disait-:
"Cet homme réunit toutes les qualités qui peuvent garantir la tranquillité d'une nation, assurer son bonheur et développer ses forces vives dans la voie du progrès. Il sera le chef de la nation. La nation lui confie son pouvoir, c'est-à-dire la réunion de toutes les volontés, de toutes les forces qui animent et vivifient chaque citoyen. Ce qu'il veut aujourd'hui, la nation le veut. Ce qu'il voudra demain, ou dans dix ans, la nation le voudra encore."
Il est certain qu'un tel engagement serait téméraire. Ce serait aliéner la nation au profit d'un individu. Or, nous avons vu qu'il était impossible qu'un peuple s'aliénât. Le principe posé par Rousseau ressort donc de ce syllogisme
• L'aliénation de la souveraineté équivaut à l'aliénation du souverain lui-même; 

• or, l'aliénation du souverain n'est pas possible; 

• donc... 

A côté de ce principe, Rousseau en établit un second, qu'il soutient avec la même Iogique. La souveraineté est indivisible. En effet, la divisibilité de la souveraineté n'est qu'une aliénation partielle de la souveraineté. Certains philosophes, parmi lesquels Rousseau cite Grotius et son traducteur Barbeyrac, ont voulu voir dans certains droits octroyés à des chefs, comme le droit de déclarer la guerre, de conclure la paix, etc., une partie de la souveraineté abandonnée par la nation et sur laquelle elle n'avait conservé ni réserve ni droit de contrôle. Mais le pacte social comporte en lui-mêmre une pareille confiance en faveur du chef, sans cependant toucher au grand principe de l'inaliénabilité de la souveraineté, par cette raison que 
" les droits que l'on prend pour des parties de souveraineté lui sont tous subordonnés et supposent toujours des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que l'exécution. "
Et cette proposition est tellement vraie que, dans le gouvernement démocratique tel que les esprits progressistes le comprennent, les droits concédés au chef du pouvoir, et entre autres le droit de déclarer la paix ou la guerre, deviennent inutiles entre ses mains, s'ils ne sont consacrés par le consentement de la nation. La guerre ne peut se faire sans hommes et sans argent. Le souverain, c'est-à-dire la nation, qui seule vote le budget et le contingent militaire, est libre de mettre son veto et, par conséquent, de s'opposer aux mesures qui lui semblent contraires à son intérêt. Ce mécanisme si simple, si conservateur des droits des citoyens, et qui doit trouver place dans toute constitution libérale, est emprunté à Rousseau. Malgré la présence d'un chef, le pouvoir reste donc entre les mains du souverain. Mais ce souverain ne peut-il se tromper? N'y aura-t-il pas une tendance chez chaque citoyen à préférer son intérêt privé à l'intérêt général, et ne peut-on craindre l'influence de ce personnalisme dans les délibérations générales? Rousseau considère qu'il faut raisonner seIon la nature des hommes, nature pleine de faiblesses et défaillances, et non suivant le type idéal que se sont proposé quelques philosophes. Aussi admet-il que chaque citoyen sera soumis à des influences étrangères à l'intérêt public. Mais il préfère voir toutes ces volontés diverses s'exprimer dans toute leur spontanéité, que de les voir, disciplinées et réunies en sociétés partielles, donner non plus des votes individuels, mais des votes d'associations. Quand chacun exprime son avis, il s'établit entre toutes les différences d'opinion un équilibre dont le résultat sera la volonté générale. Que si des associations se forment, il n'y a plus autant de votes, c'est-à-dire de volontés exprimées, que de citoyens, mais seulement autant que d'associations.
"Enfin, ajoute Rousseau, quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique; alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier."
Rousseau s'appuie sur l'autorité de Lycurgue pour déclarer que la volonté générale n'est réellement énoncée que lorsque chaque citoyen a opiné pour lui-même. Il prévoit cependant le cas où des associations se sont formées, et, pour combattre leur influence, il conseille de les multiplier. Mais il est sensible que ce système, emprunté à Solon, à Numa et à Servius, n'est pour lui qu'un expédient auquel il est pénible pour un peuple d'être obligé de recourir. La souveraineté une fois établie et garantie comme nous venons de le dire, quelles seront ses bornes? Dans quelles limites devra se mouvoir l'autorité du souverain? Il faut, pour résoudre cette question, remonter encore aux bases du pacte social. Chaque citoyen a aliéné sa personne, ses droits, ses biens, mais seulement dans ta proportion exigée par l'intérêt général. C'est donc l'intérêt de tous qui détermine dans quelles limites le souverain peut atteindre chaque citoyen. 
"Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu'ils sont mutuels", dit Rousseau. 
Il n'y a donc pour les citoyens aucun danger de voir la souverain empiéter sur la liberté ou les biens de chacun, puisque ce qu'ils perdraient ainsi comme individus, ils le regagneraient comme membres du souverain, et que la loi qui atteindrait un associé les atteindrait tous. En résumé, dans ce cas, les sujets n'obéissent à personne, mais à leur propre volonté. Il en résulte que tout acte qui, au lieu de frapper la généralité des citoyens, n'en aurait qu'un seul en vue, échapperait à la compétence du souverain, en ce qu'il violerait une des clauses fondamentales du pacte social.
 
La souveraineté

Que la souveraineté est inaliénable

« S'il n'y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée.

Je dis donc que la souveraineté, n'étant que l'exercice de la volonté générale, ne peut jamais s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par Iui-même; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.

[Rousseau veut dire : La nation ne peut substituer à sa volonté un homme ou une assemblée qui représente cette volonté et la dispense désormais de vouloir; elle peut transmettre son pouvoir physique, non sa volonté intérieure.]

En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté particulière s'accorde, sur quelque point, avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant; car la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l'égalité. Il est plus impossible encore qu'on ait un garant de cet accord, quand même il devrait toujours exister; ce ne serait pas un effet de l'art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire : je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu'il dit vouloir; mais il ne peut pas dire : ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore, puisqu'il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir, et puisqu'il ne dépend d'aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l'être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte; il perd sa qualité de peuple : à l'instant qu'il y a un maître; il n'y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » 

(Rousseau, Contrat social, II, I).

 

Que la souveraineté est indivisible

« Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible; car la volonté est générale [1], ou elle ne l'est pas; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d'une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi; dans le second, ce n'est qu'une volonté particulière ou un acte de magistrature; c'est un décret tout au plus. » 

(Rousseau, Contrat social, II, II).

  [1] Note de Rousseau : « Pour qu'une volonté soit générale, il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit unanime : mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées; toute exclusion formelle rompt la généralité. » 

Rousseau arrive ainsi au droit de vie et de mort, qu'il regarde comme une des attributions, en principe au moins, du souverain. Le droit de vie et de mort appartient au souverain dans plusieurs circonstances. Un danger menace l'Etat : l'étranger est aux portes. Le souverain appelle tous les citoyens à la défense du territoire. Il est certain que, dans la lutte certains citoyens périront. Le souverain les envoie donc à la mort, à une mort certaine. Mais ce droit terrible, il le puise dans l'obligation qu'il a de protéger la nation. Il faut considérer que, dans ce cas, le souverain ne désigne pas tel ou tel à la mort. Tous ceux qui vont au-devant de l'ennemi y sont également exposés; personne ne refuse ce droit, au souverain. Il n'en est pas de même quand, au lieu de porter sur une réunion de citoyens, la condamnation pèse sur un seul, lorsqu'enfin un individu est condamné à la peine capitale. Ici, la légitimité de ce droit  pose d'autres questions et Rousseau va y répondre de la manière la plus contestable.

En abandonnant son droit de vengeance personnelle en faveur du souverain, le particulier acquiert un droit à la protection de tous. Comme membre du souverain, il se trouve donc maître de punir l'infraction commise par un sujet. Or, s'il commet lui-même une infraction comme particulier, il s'est condamné d'avance, et doit s'offrir à la vindicte publique. Cette position, singulière en apparence, est basée sur le pacte social, que le coupable a accepté et qu'il viole. Ce raisonnement, qui ne soutiendrait que le système pénal et non la peine de mort, se complète par cette phrase de Rousseau :

"C'est pour n'être pas la victime d'un assassin, que l'on consent à mourir si on le devient."
Ainsi, la peine de mort n'est donc pas une condamnation émanée du souverain, mais une condamnation volontaire de la part du coupable. En un mot, c'est un suicide. Rousseau ajoute que le coupable, par le fait même d'un crime aussi grave, cesse de faire partie de la communauté. Ce n'est plus qu'un ennemi dangereux, que les lois naturelles permettent de supprimer dans l'intérêt général.

Ces relations de particulier à souverain, instituées par le contrat social, sont réglées par des actes que l'on nomme lois. Le caractère propre des lois, suivant Rousseau, c'est d'émaner du souverain et d'avoir pour but un objet d'intérêt général. Tout acte regardant un objet particulier ou un citoyen serait destitué du caractère de loi; ce serait tout au plus un décret, une manifestation quelconque du pouvoir exécutif, mais non un lien pour la nation; car l'idée de lien se retrouve dans le mot lex, loi. II résulte de ce but que se propose la loi, qu'elle ne peut jamais être injuste; car nul ne peut être injuste envers lui-même, et qu'elle est obligatoire pour tous les associés. Cependant, il faut considérer que le souverain, très apte à juger qu'une loi proposée est juste, bonne, féconde en résultats heureux pour la nation, serait peut-être très incapable de "découvrir les meilleures règles de société." On comprend la nécessité d'un législateur. 
 

Qu'est-ce que la loi ? La loi civile et publique 
doit être l'expression de la volonté nationale

« Par le pacte social nous avons donné l'existence et la vie au corps politique : il s'agit maintenant de lui donner le mouvement et la volonté par la législation. Car l'acte primitif par lequel ce corps se forme et s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour se conserver.

Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison seule; mais cette justice, pour être admise entre nous, doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis; je ne reconnais pour être à autrui que ce qui m'est inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil, où tous les droits sont fixés par la loi.

Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi? Tant qu'on se contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans s'entendre; et quand on aura dit ce que c'est qu'une loi de la nature, on n'en saura pas mieux ce que c'est qu'une loi de l'État.

J'ai déjà dit qu'il n'y avait point de volonté générale sur un objet particulier. En effet, cet objet particulier est dans l'État ou hors de l'État. S'il est hors de l'État, une volonté qui lui est étrangère n'est point générale par rapport à lui; et si cet objet est dans l'État, il en fait partie : alors il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l'un, et le tout, moins cette même partie, est l'autre. Mais le tout moins une partie n'est point le tout; et tant que ce rapport subsiste, il n'y a plus de tout, mais deux parties inégales : d'où il suit que la volonté de l'une n'est point non plus générale par rapport à l'autre.

[Rousseau ne veut pas dire qu'il n'y ait aucun rapport entre les lois de la nature et les lois civiles. Il vient de dire lui-même que les lois ont pour objet d'exprimer la justice et la raison universelle. Mais, connaître la loi naturelle, ce n'estt pas encore savoir comment cette loi naturelle deviendra loi civile, et à qui il appartient de la formuler.]

Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même; et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.

[C'est-à-dire que la loi civile est l'expression de la volonté générale, non sur n'importe quel objet, mais seulement sur les affaires générales. En d'autres termes, la loi civile ou nationale est l'expression de la volonté nationale sur les affaires nationales. La volonté nationale n'a rien à statuer sur mes affaires privées ou sur mes devoirs religieux.]

Quand je dis que l'objet des lois est toujours général, j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière. Ainsi la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner nommément à personne; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis; elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi, ni nommer une famille royale : en un mot, toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance
législative.

Sur cette idée, on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu'elles sont des actes de la volonté générale; ni si le prince est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de l'Etat; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n'est injuste envers lui-même; ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres de nos volontés.

On voit encore que, la loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse être, ordonne de son chef n'est point une loi; ce qu'ordonne même le souverain sur un objet particulier n'est pas non plus une loi, mais un décret; ni un acte de souveraineté, mais de magistrature.

J'appelle donc république tout État régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être : car alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain : j'expliquerai ci-après ce que c'est que gouvernement.

Les lois ne sont proprement que les conditions de l'association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l'auteur; il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société. Mais comment les règleront-ils  Sera-ce d'un commun accord, par une inspiration subite? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d'avance? ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin? Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent; le public veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés a leur raison; il faut apprendre à l'autre à connaître ce qu'il veut. Alors des lumières publiques résulte l'union de l'entendement et de la volonté dans le corps social; de là l'exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout. Voilà d'où naît la nécessité d'un législateur. »
 

(J.-J. Rousseau, Contrat social, II, VI).

Suivant Rousseau, un législateur sera d'une nature fort supérieure à celle de ses concitoyens. Connaissant toutes les faiblesses, toutes les misères, tous les vices de la nature humaine, sans les partager, connaissant aussi les besoins et les tendances de l'homme, il devra résumer en quelques articles impératifs les règles qui, faisant la part des droits du souverain et des droits du particulier, conduiront la nation dans la voie de la prospérité et du progrès. Loin d'être le chef de la nation, il serait préférable que le législateur ne fût même pas membre du souverain. Indépendant, dégagé de tout intérêt, guidé par son seul génie, il réalisera le type que les peuples se forment de cet être presque divin, touchant à la divinité par son intelligence, à l'humanité par ses services et ses bienfaits.

"Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes", dit Rousseau. 
Les peuples anciens confiaient volontiers ces augustes fonctions de législateur à des étrangers. Lycurgue abdiqua la royauté et s'exila, comprenant qu'il fallait un prestige particulier à la loi pour que tout un peuple s'y soumît sans murmure et sans discussion. Presque tous les législateurs ont entouré leur oeuvre d'une sorte de mystère religieux indispensable à la vanité de l'homme. Numa, Moïse, Mahomet, ont compris que l'orgueil humain, rétif à toute domination d'un homme, quel que fût son génie, ne s'inclinerait que devant une plus haute autorité. Et tous ces vains prestiges, ces moyens souvent grossiers donnaient seuls à leurs lois l'autorité. Tous les peuples, cependant, n'ont pas les mêmes instincts, les mêmes moeurs, et ne doivent pas recevoir les mêmes lois. C'est au législateur à étudier son peuple, avant de lui donner des règles qui seront immuables. 

Rousseau blâme vivement certains législateurs qui, pour avoir méconnu ce précepte, ont compromis l'avenir de leurs peuples. Il cite Pierre le Grand, auquel il reproche d'avoir mal compris le génie particulier du peuple russe. Au lieu de lui donner une législation empruntée tout d'une pièce aux législations de l'Europe, il aurait dû modifier ces règles instituées pour des peuples déjà vieux, civilisés depuis longtemps, et les approprier au caractère encore sauvage de son peuple.

"Il a empêché ses sujets de devenir jamais ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant qu'ils étaient ce qu'ils ne sont pas. C'est ainsi qu'un précepteur français forme son élève, pour briller au moment de son enfance, et puis n'être jamais rien. "
Rousseau divise les lois en trois catégories : les lois politiques, qui établissent les relations du souverain agissant envers lui-même, règlent la forme du gouvernement, etc.; les lois civiles, qui considèrent les rapports des citoyens entre eux ou envers l'Etat; enfin, les lois criminelles, qui sont comme la sanction du pacte social et prévoient la désobéissance, la violation du contrat.
"A ces trois sortes de lois, il s'en joint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l'airain, mais dans les coeurs des citoyens; qui fait la véritable constitution de l'Etat; qui prend tous les jours de nouvelles forces; qui, lorsque les autres lois vieillissent ou s'éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l'esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l'habitude à celle de l'autorité. Je parle des moeurs, des coutumes et surtout de l'opinion; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dé pend le succès de toutes les autres; partie dont le grand législateur s'occupe en secret, tandis qu'il parait se borner à des règlements particuliers, qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les moeurs, plus lentes à naître, forment enfin l'inébranlable clef."

Livre III : du gouvernement, c'est-à-dire du pouvoir exécutif, et de quelle façon il s'exerce

Rousseau consacre le livre III à la définition du gouvernement et de ses diverses formes. Nous avons vu que tout acte du souverain était une loi, et que chaque particulier était tenu d'obéir à cette loi. Mais pour quelle ne reste pas à l'état de lettre morte, pour qu'elle soit exécutée, il faut une série d'actes particuliers qui, par cette raison même qu'ils sont particuliers, ne peuvent émaner du souverain. De là la création d'un être intermédiaire, placé entre le souverain et les sujets, pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique, enfin un pouvoir exécutif. C'est ce pouvoir intermédiaire qu'on nomme gouvernement. Mais le gouvernement, composé d'un certain nombre de fonctionnaires, forme un corps social, dont la direction viendra se centraliser entre les mains d'un individu qui, sous le nom de roi, de président, etc., sera le chef du gouvernement. Il importe de bien comprendre ce mot : chef du gouvernement.

Le roi ne sera pas le chef de la nation, qui ne reconnaît aucun pouvoir supérieur ou même égal à celui du souverain. Il sera simplement le chef des fonctionnaires chargés du gouvernement. L'acte qui nomme un roi n'est donc pas un contrat : c'est une commission donnée à un citoyen de surveiller ou de diriger certaines parties de l'administration. On voit déjà, par l'exposé de cette théorie, que l'existence de ce roi importe peu à l'existence du souverain. Simple rouage de la grande machine administrative, il peut être remplacé sans que le corps social, le souverain, en soit affecté. Quelques esprits ont vu, dans cette position inférieure et quasi précaire donnée au chef du gouvernement, un danger sérieux pour l'Etat. La possibilité d'un changement de ce chef ouvre une large carrière aux ambitions, dont les menées et les intrigues peuvent troubler la sécurité publique. Ce danger n'est pas à craindre. D'abord, en raison même de cette infériorité, la place de roi est peu enviable pour les hommes avides de pouvoir. De plus, hérédité de la royauté ne dérange pas le système de Rousseau, basé sur la souveraineté populaire. 

Le roi, n'ayant que le pouvoir d'exécuter les ordres du souverain, n'a besoin ni du génie du législateur ni de la force du souverain. Quant à la forme du gouvernement, elle dérive d'un principe qu'il faut tout d'abord observer : c'est que la force augmente à mesure qu'elle se centralise, et que, plus une nation se développe, plus la force répressive doit augmenter, plus la force doit être centralisée, plus enfin le nombre des magistrats gouvernants doit être restreint. Cette théorie conduit à distinguer les formes de gouvernement suivant le nombre des magistrats. Ces formes sont au nombre de trois qui, combinées ensemble, peuvent donner une multitude de formes mixtes : la démocratie, l'aristocratie, la monarchie.
 

Du gouvernement. Divers pouvoirs qui le constituent. Rapport du gouvernement à l'Etat

« Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire l'une morale, savoir la volonté qui détermine l'acte; l'autre physique, savoir la puissance qui l'exécute. Quand je marche vers un objet, il faut premièrement que j'y veuille aller, en second lieu, que mes pieds m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir, qu'un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles : ou y distingue de même la force et la volonté; celle-ci sous le nom de puissance législative, l'autre sous le nom de Puissance exécutive. Rien ne s'y fait ou ne doit s'y faire sans leur concours.

Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui [...].

Qu'est-ce que le gouvernement ? Un corps intermédiaire établi

entre les sujets [les individus] et le souverain [la nation], pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique.

Les membres de ce corps s'appellent magistrats.

Ainsi, ceux qui prétendent que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est point un contrat [Rousseau veut parler d'un contrat proprement dit] ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pou voir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît. L'aliénation d'un tel droit, étant incompatible avec la nature du corps social, est contraire au but de l'association.

J'appelle donc gouvernement ou suprême administration l'exercice légitime de la puissance exécutive, et prince ou magistrat l'homme ou le corps chargé de cette administration. » 

(Rousseau, Contrat social, III, I).

La démocratie.
La démocratie est le gouvernement de la minorité par la majorité. Le souverain délègue le pouvoir exécutif à la totalité ou à une grande partie de ses membres, de telle sorte qu'il y ait toujours plus de gouvernants que de gouvernés. Cette forme, qui est le rêve des esprits généreux, est à l'avis de Rousseau, presque impossible à établir. Les conditions quelle exige sont nombreuses et, pour la plupart, peu compatibles avec la nature humaine; premièrement, un Etat très petit, où les citoyens puissent facilement se rassembler; secondement, une grande simplicité de mesure, puis l'égalité dans les fortunes, l'absence complète du luxe, le désintéressement et le dévouement à la chose publique, etc.

"S'il y avait un peuple de dieux, dit Rousseau, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes."
Cette partie du livre de Rousseau est celle qui a le plus prêté à la discussion. Sans doute, si l'on admet qu'une nation forme une collectivité une, incapable de se fractionner; si l'idée de l'unité se présente seule à l'esprit, la théorie du philosophe de Genève ne peut être attaquée. Mais en est-il ainsi? 

Nous ne vouons pas entrer ici dans cette discussion, il nous suffira de dire que les législateurs de la Révolution, qui suivaient cependant si docilement les leçons de Rousseau, protestèrent contre sa théorie.

Voici ce qu'écrit Lavicomterie (le Peuple et les rois) : 

"Rousseau dit qu'il n'existera jamais de véritable démocratie, parce qu'il est impossible que le peuple demeure toujours assemblé pour régler ses affaires [...]. Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle chimère! C'est une chimère aujourd'hui, mais ce n'en était pas une, il y a deux mille ans. Les hommes ont-ils changé de nature?"
Bancail (Du nouvel ordre social) s'exprime ainsi :
"Moi je veux que la liberté soit sa plus grange affaire comme son plus grand plaisir, et je soutiens qu'il ne saurait la conserver longtemps, s'il ne délibère fréquemment sur la chose publique; je veux qu'au moins la plus grande partie des jours de fête soit employée à son salut politique, c'est-à-dire à l'exercice [...]. de son esprit pour s'instruire de ses droits et de ses devoirs [...] Enfin, je veux qu'il y ait dans cette vaste république des milliers de tribunes nationales, afin que jamais il ne se forme une seule tribune dictatoriale."
Mentionnons enfin, pour mémoire,une lettre de Condorcet, adressée au journal le Républicain, et trop longue malheureusement pour que nous puissions la transcrire ici.

Nous nous sommes étendu sur ce point capital, parce que le nom et l'autorité de Rousseau donnent une réelle importance à cette théorie qui, combattue déjà par les girondins, trouve de nos jours de sérieux et nombreux adversaires.

L'aristocratie.
L'aristocratie est de trois sortes. En remontant aux premiers âges du monde, on la trouve établie chez les peuples primitifs. Les chefs de familles se réunissaient pour diriger les affaires publiques, et les jeunes gens se pliaient facilement a cette autorité paternelle. Puis, les sociétés se développant, les magistrats furent choisis parmi les citoyens les plus riches ou les plus expérimentés. Ceci constitue la deuxième forme d'aristocratie. Enfin le pouvoir se transmit avec les biens, des pères aux enfants, et devint héréditaire. C'est ainsi que l'aristocratie fut naturelle, élective et héréditaire. L'aristocratie naturelle exige des moeurs patriarcales. Elle repose sur le respect des jeunes gens pour les vieillards, et ne convient guère qu'aux peuples primitifs. L'aristocratie héréditaire, qui confie la direction des affaires publiques à des sénateurs de vingt ans, est la pire forme de gouvernement. Quant à l'aristocratie élective, elle semble réunir toutes les conditions d'une sage administration. Le souverain délègue à un certain nombre de magistrats nommés à l'élection le pouvoir exécutif. Ces magistrats seront toujours moins nombreux que les particuliers, et l'avantage de cette forme est de donner plus de vigueur à l'administration, qui s'énerve en se divisant. Si les vertus que demande l'aristocratie élective ne sont pas de même nature que celles de la démocratie, elles n'en sont pas moins nécessaires. L'inégalité dans les fortunes, qui existe forcément, ne doit pas devenir un moyen de tyrannie pour les riches, un motif de haine pour les pauvres. Cette aristocratie, qui a servi de modèle aux constitutions modernes, peut se modifier et se combiner avec diverses institutions de la monarchie.

La monarchie.
Sous la monarchie, toute la force exécutive appartient à un seul homme qui, gouvernant suivant les lois, nomme à tous les emplois, dirige lui-même tous les ressorts de l'administration, et ne receonnaît d'autre supérieur que le souverain, représenté par les lois. Ce gouvernement offre plus d'un danger. Ici l'initiative personnelle, la volonté particulière, remplace la réunion de plusieurs volontés. Qui peut affirmer que cette force énorme, remise par le souverain au monarque, et qui n'est que la somme de toutes les forces particulières, sera toujours employée à l'avantage de la nation? C'est cependant la forme la plus favorable à l'unité d'une grande nation et a sa prospérité. Mais il faut qu'elle soit tempérée par quelques-unes des institutions de l'aristocratie. Il faut qu'un contrôle sévère, emprunté à Ia forme démocratique, empêche les malversations, les concussions, le népotisme, si funestes à tous les gouvernements; que les actes des magistrats et même du monarque puissent être surveillés et examinés par le souverain. Il faut, enfin, que tout ce qui constitue la puissance d'une nation, c'est-à-dire son argent et son sang, ne puissent être dépensés qu'avec son consentement. Mais tout ceci n'est plus le gouvernement monarchique. Modifié aussi profondément, il ne répond plus à la définition de Rousseau. Il est curieux, à ce propos, de rappeler que, dans son Adresse aux Français, Robespierre écrivait cette phrase : 

"Je n'ai point partagé l'effroi que le titre de roi a inspiré à presque tous les peuples libres. "
Une remarque du grand écrivain, qu'il ne faut pas passer sous silence, c'est que le monarque est bien rarement l'homme qu'il faut à son pays. Ou la nation est trop considérable, et le monarque d'un esprit moyen n'aura pas l'intelligence nécessaire à la direction d'un grand peuple, dont les besoins, les tendances, les moeurs ne peuvent être les mêmes que ceux d'un petit peuple, Ou bien le royaume sera petit, et le monarque, gêné dans ses Etats, ne trouvant pas dans le gouvernement d'une pauvre province un aliment à son activité, entraînera ses sujets dans le voie des conquêtes et des guerres lointaines, et, pour un peu de gloire qui fera répéter son nom par les historiens, il ruinera et dépeuplera son pays. Certes, un roi dont l'intelligence, l'activité, les désirs n'auraient d'autre but que le bonheur de ses sujets réaliserait le plus désirable des gouvernements. Mais s'il faut un peuple de dieux pour la démocratie, n'est-ce pas un dieu qu'il faudrait aussi pour rendre la monarchie possible? 
 
De la monarchie

« Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le meilleur moyen de l'être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très belle et même très vraie à certains égards. Malheureusement, on s'en moquera toujours dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples est sans doute la plus grande; mais elle est précaire et conditionnelle; jamais les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être méchants, s'il leur plait, sans cesser d'être les maîtres. Un sermonneur politique aura beau leur dire que, la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable, ils savent très bien que cela n'est pas vrai.

Leur intérêt personnel est premièrement que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais leur résister. J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l'intérêt du prince serait alors que le peuple fait paissant, afin que cette puissance, étant la sienne, le rendit redoutable à ses voisins; mais comme cet intérêt n'est que secondaire et subor

donné, et que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C'est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples [...].

S'il est difficile qu'un grand État soit bien gouverné, il l'est beaucoup plus qu'il soit bien gouverné par un seul homme, et chacun sait ce qui arrive quand le roi se donne des substituts.

Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que, dans celui-ci, la voix publique n'élève presque jamais aux premières places que de hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur; au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont, le plus souvent, que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font, dans les cours, parvenir aux grandes places, ne servent qu'à montrer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d'un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la tête d'un gouvernement républicain. Aussi quand, par quelque heureux hasard, un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu'il trouve, et cela fait époque dans un pays.

Pour qu'un État monarchique pût être bien gouverné, il faudrait que sa grandeur ou son étendue fût mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d'un doigt on peut ébranler le monde, mais pour le soutenir, il faut les épaules d'Hercule. Pour peu qu'un Etat soit grand, le prince est presque toujours trop petit. Quand, au contraire, il arrive que l'Etat est trop petit pour son chef, ce qui est très rare, il est encore mal gouverné, parce que le chef, suivant toujours la grandeur de ses vues, oublie les intérêts des peuples, et ne les rend pas moins malheureux, par l'abus des talents qu'il a de trop, qu'un chef borné, par le défaut de ceux qui lui manquent. Il faudrait, pour ainsi dire, qu'un royaume s'étendit on se resserrât à chaque règne, selon la portée du prince; au lieu que les talents d'un sénat, ayant des mesures plus fixes, l'État peut avoir des bornes constantes et l'administration n'aller pas moins bien.

Le plus sensible inconvénient du gouvernement d'un seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme dans les deux autres une liaison non interrompue. Un roi mort, il en faut un autre; les élections laissent des intervalles dangereux; elles sont orageuses et, à moins que les citoyens ne soient d'un désintéressement, d'une intégrité que ce gouvernement ne comporte guère, la brigue et la corruption s'en mêlent. Il est difficile que celui à qui l'État s'est vendu ne le vende pas à son tour, et ne se dédommage pas, sur les faibles, de l'argent que les puissants lui ont extorqué. Tôt ou tard, tout devient vénal sous une pareille administration; et la paix dont on jouit alors sous les rois est pire que le désordre des interrègnes.

Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux? On a rendu les couronnes héréditaires dans certaines familles, et l'on a établi un ordre de succession qui prévient toute dispute à la mort des rois; c'est-à-dire que, substituant l'inconvénient des régences à celui des élections, on a préféré une apparente tranquillité à une administration sage, et qu'on a mieux aimé risquer d'avoir pour chef des enfants, des monstres, des imbéciles, que d'avoir à disputer sur le choix des bons rois; on n'a pas considéré qu'en s'exposant ainsi aux risques de l'alternative, on met presque toutes les chances contre soi. C'était un mot très sensé que celui du jeune Denis, à qui son père, en lui reprochant une action honteuse, disait : « T'en ai-je donné l'exemple? - Ah! répondit le fils, votre père n'était pas roi. »

Tout concourt à priver de justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup de peine, à ce qu'on dit, pour enseigner aux jeunes princes l'art de régner; il ne paraît pas que cette éducation leur profite. On ferait mieux de commencer par leur enseigner l'art d'obéir. Les plus grands rois qu'ait célébrés l'histoire n'ont point été élevés pour régner, c'est une science qu'on ne possède jamais moins qu'après l'avoir trop apprise et qu'on acquiert mieux eu obéissant qu'en commandant. Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus, cogitare quid aut nolueris sub alio principe, aut volueris[Tacite, Hist., I. 1, XVI].

Une suite de ce défaut de cohérence est l'inconstance du gouvernement royal, qui, se réglant tantôt sur un plan et tantôt sur un autre, selon le caractère du prince qui règne ou des gens qui règnent pour lui, ne peut avoir longtemps un objet fixe ni une conduite conséquente, variation qui rend toujours l'État flottant de maxime en maxime, de projet en projet, et qui n'a pas lieu dans les autres gouvernements où le prince est toujours le même. Aussi voit-on qu'en général, s'il y a plus de ruse dans une cour, il y a plus de sagesse dans un sénat, et que les républiques vont à leurs fins par des vues plus constantes et mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans le ministère en produit une dans l'État, la maxime commune à tous les ministres, et presque à tous les rois, étant de prendre en toute chose le contre-pied de leur prédécesseur. » 
 

(Rousseau, Contrat social, Ill, VI).

Une dernière question reste à examiner. Toutes les formes de gouvernement sont-elles également applicables à tous les peuples? Non, dit Rousseau, et nous l'avons vu en parlant des lois, chaque nation a son génie particulier auquel il faut harmoniser la
forme de son gouvernement. Ce serait, selon Rousseau, commettre une grave erreur que de vouloir appliquer aux peuples raisonneurs du Nord les principes et les règles qui conviennent aux esprits ardents, superstitieux et fanatiques du Midi ou de l'Orient. L'observation des lois, le respect du souverain, tant de la part du gouvernement que des particuliers, sont indispensables à la vie d'un peuple, qui s'affaiblit, dépérit et meurt, faute d'avoir obéi à ce précepte. Mais il est une autre cause d'affaiblissement que Rousseau flétrit énergiquement, c'est l'indifférence des citoyens pour la chose publique. Cette indifférence, cette préférence donnée aux intérêts particuliers, a donné naissance à un système qui n'avait aucun précédent dans les gouvernements anciens, c'est la création des représentants ou députés. Les constitutions modernes sont presque toutes basées sur cette institution que blâme le philosophe.

"A Rome, dit-il, il n'est jamais venu aux tribuns, dont l'élection appartenait au peuple, l'idée de faire passer un plébiscite de leur propre autorité. Ils n'ont jamais pensé que la mission donnée par le peuple comprenait l'abandon complet de son initiative et de son pouvoir législatif."
N'y a-t-il pas une contradiction, signalée d'ailleurs par Lavicomterie dans son livre le Peuple et les rois, entre cette restriction apportée au pouvoir des mandataires du peuple et l'impossibilité reconnue, ou plutôt soutenue par Rousseau, d'établir une démocratie. Les partisans du pouvoir central, absolu, affirment, il est vrai, qu'il est des détails qui exigent une expédition rapide, et présentent d'autres arguments analogues. 

En finissant son livre III, Rousseau prévoit les usurpations du gouvernement, et cherche les moyens de les prévenir : le plus pratique, selon Rousseau, consiste dans les réunions du peuple, réunions tout à fait indépendantes de la volonté du gouvernement, et dans lesquelles ces deux questions sont avant tout résolues : "S'il plaît au souverain de conserver la présente forme de gouvernement"; et " S'il plaît au peuple de laisser l'administration à ceux qui en sont actuellement chargés". On pourrait objecter qu'il est aussi facile au peuple de se réunir pour faire lui-même ses affaires que pour contrôler les actions de ses mandataires.

Livre IV : des diverses institutions sociales, telles qu'élections, hautes magistratures, etc.

Dans ce livre, qui termine le Contrat social, Rousseau examine les diverses institutions complémentaires des trois formes de gouvernement, telles que les élections, les magistratures, etc. Il étudie longuement les élections chez les Romains, la division du peuple en tribus, en curies, en centuries, etc., et cherche quel système serait applicable aux nations modernes. Il passe ensuite en revue le tribunat, le dictature, la censure, et constate l'influence de ces institutions sur la vie publique et les moeurs des Romains. Sparte, qu'il cite toujours comme modèle en toutes choses, dut à ses censeurs cette pureté, cette sévérité de moeurs qui firent sa force et sa puissance.

Les questions religieuses ont joué un rôle assez considérable chez tous les peuples pour que Rousseau ait dû se préoccuper de l'influence de la religion sur le droit politique. Après avoir fait l'historique des nombreuses religions qui, sous le nom générique de polythéisme ou paganisme, ont été en honneur dans l'Antiquité, il arrive au christianisme, qu'il considère comme la religion le plus contraire à la tranquillité d'un Etat. Le grand reproche qu'il lui adresse, c'est de créer deux souverains, l'un civil, l'autre divin, mais qui, représentés tous deux par un gouvernement différent, amènent un perpétuel conflit de juridiction. Le culte sacré, resté ou devenu indépendant du souverain, est sans liaison nécessaire avec le corps de l'Etat. 

De toutes les religions, cependant, le christianisme, selon l'Evangile, serait encore celle qui par le pureté de sa doctrine et de sa morale le séduirait le plus. Mais il l'écarte, en raison même de son spiritualisme.
 

Des suffrages

« Il n'y a qu'une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime : c'est le pacte social; car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que le fils d'un esclave riait esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme.

Si donc, lors du pacte social, il s'y trouve des opposants, leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y soient compris; ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'État est institué, le consentement est dans la résidence; habiter le territoire, c'est se soumettre à la souveraineté [1].

Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même.

Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes? comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti?

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté générale; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres [2]. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur; chacun, en donnant son suffrage, dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu; c'est alors que je n'aurais pas été libre.

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale sont encore dans la pluralité [C'est-à-dire que l'esprit de la pluralité, du plus grand nombre, est encore identique à la volonté nationale, à l'esprit de la nation]; quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne, il n'y a plus de liberté.

En montrant ci-devant comment on substituait des volontés particulières à la volonté générale dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté, j'ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence d'une seule voix rompt l'égalité, un seul opposant rompt l'unanimité; mais, entre l'unanimité et l'égalité, il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre, selon l'état et les besoins du corps politique.

Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rapports l'une, que plus les délibérations sont importantes et graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de l'unanimité; l'autre, que plus l'affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis. Dans les délibérations qu'il faut terminer sur-le-champ, l'excédant d'une seule voix doit suffire. La première de ces maximes paraît plus convenable aux lois et la seconde aux affaires. Quoi qu'il en soit, c'est sur leur combinaison que s'établissent les meilleurs rapports qu'on peut donner à la pluralité pour prononcer. » 

(Rousseau, Contrat social, IV, II).

 [1] Note de Rousseau : « Ceci doit toujours s'entendre d'un État libre; car d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, et alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contrat ou à la violation du contrat.-» 
 

[2] Note de Rousseau : « A Gênes, on lit au devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot : libertas. Cette application de la devise est belle et juste En effet, il n'y a que les malfaiteurs de tous Etats qui empêchent le citoyen d'être libre. » .

Comment le Contrat social a été reçu

Le Contrat social a été l'objet d'appréciations diverses. Géruzez s'exprime avec sévérité :
"Sous l'enseigne trompeuse de la liberté et de la souveraineté populaire, dit cet auteur, ce traité est, en réalité, un système de servitude et de despotisme plus oppresseur que les législations les plus tyranniques de l'antiquité. En posant des principes absolus dont il déduit les conséquences avec une rigueur géométrique, Rousseau, rejetant bien loin la prudente méthode de Montesquieu, ne s'est embarrassé ni de l'histoire, ni de la science politique, ni de la pratique des affaires; sa pensée a combiné dans l'isolement les ressorts d'une machine simple et puissante, sans dessein d'application complète et prochaine, autant peut-être par ambition de montrer la force et la sagacité de son génie que par espérance de transformer un jour le monde. Mais l'autorité de son nom accrédita ces principes abstraits dont la clarté était déjà une séduction, et on ne tarda pas à en faire l'épreuve sur une société qu'ils bouleversèrent sans pouvoir la réorganiser..."
L'opinion de Benjamin Constant, plus concise, est peut-être plus sévère encore que celle de  Géruzez:
"Je ne connais aucun système de servitude, dit Benjamin Constant, qui ait consacré des erreurs plus funestes que l'éternelle métaphysique du Contrat social."
Il est difficile de répondre à un blâme qui embrasse tout un traité.

Dans son Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle, Barante examine et critique l'utilité du contrat social :

"Partant du principe que la société subsiste par un accord général de ses membres, dit cet auteur, il cherche à quelles conditions les hommes avaient dû passer ce contrat, et quels moyens ils avaient pour le faire observer. Ce travail, comme l'a pensé Montesquieu, est évidemment oiseux et inutile. Il est clair que la société existe par le consentement de ses membres. Ce consentement ou contrat est donc en effet le principe rationnel de ses membres, pmais ce contrat est tacite, il l'a toujours été, conséquemment il n'a pas de réalité. C'est ainsi qu'en géométrie on dit qu'un solide est engendré par le mouvement d'un plan. La définition est vraie; elle représente exactement l'idée d'un solide régulier; mais elle n'a aucun rapport avec les conditions matérielles de l'existence de ce solide. C'est un caractère distinctif, à supposer qu'il existe, mais ce n'est point le principe qui le fait exister. De même, s'il y a société, elle est, par abstraction, le résultat du consentement de tous ses membres; en réalité, elle provient de ce que beaucoup d'hommes sont venus dans une certaine contrée, s'y sont établis, y ont eu des enfants, des propriétés, un gouvernement, des habitudes communes; si l'on veut s'occuper de leur donner une bonne police, il faut partir de toutes ces circonstances bien positives. Jamais un géomètre ne tentera de créer un solide par le mouvement d'un plan. Il sait très bien de quelle nature est ce genre de vérité; mais on peut inspirer aux hommes l'idée qu'il est possible de conclure ou de renouveler le contrat social, et avec cette idée les empires sont renversés. Rousseau fut entraîné dans de no tables erreurs en voulant ainsi donner à des abstractions une apparence positive. Après avoir supposé la possibilité du contrat, après avoir montré les hommes se rassemblant pour le passer, il ne vit aucun inconvénient à ce que chacun abdiquât, par ce contrat, tous ses droits individuels au profit de la société; sauf à le rompre du moment qu'on ne le trouverait plus convenable. De là sortit le principe de la souveraineté du peuple. Rousseau ne vit pas que, de cette sorte, il donnait à la tyrannie l'arme la plus puissante. En effet, le gouvernement qui exerce cette souveraineté n'est pas un être abstrait; par son essence, il doit être le représentant de la société, et en ce sens il ne pourrait rien faire que pour elle. En réalité, il est un homme ou plusieurs hommes, animés d'intérêts personnels, agités de passions et sujets à des erreurs. Mais comme la société l'a investi du pouvoir souverain, il en use pour fausser le contrat. La volonté du plus grand nombre souvent ne suffit pas pour le rompre; le souverain, armé des forces qu'on lui a confiées, la peut tenir longtemps oisive et presque muette. Ainsi la doctrine de Rousseau conduit à ne pas prendre de précaution contre le pouvoir, et par là elle est pernicieuse à la liberté."
Villemain s'exprime ainsi : 
"Le Contrat social se résume en cette idée, qu'il n'y a de souveraineté que la souveraineté de tous; qu'elle ne peut être ni aliénée, ni partagée, ni représentée; qu'elle est à la fois toute-puissante et toute justice; qu'elle ne peut pas se tromper, ou plutôt que, si elle se trompe, elle n'en doit pas être moins obéie [...]. La division en courts chapitres, le style impérieux et précis, les axiomes tranchants, le mélange de dialectique et d'humeur, d'abstractions et de saillies amères firent beaucoup lire le Contrat social. La Révolution y puisa des principes et toute une nomenclature politique."
Ce reproche d'amertume s'appliquerait plus justement au Discours sur l'inégalité. (PL).
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