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Bernardin de Saint-Pierre

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre est un écrivain né au Havre le 19 janvier 1737, mort à Eragny (auj. dans le Val-d'Oise) le 21 janvier 1814. Fils de Dominique Bernardin de Saint-Pierre, modeste directeur des Messageries du Havre, qui cependant, mais à tort, croit-on, prétendait descendre du héros de Calais, et de N. Godebout, il fut élevé dans la gêne et reçut une médiocre et intermittente instruction chez les Jésuites de Caen, puis à Rouen où il la termina et obtint même en 1757 le prix de mathématiques. Le roman de Robinson Crusoe que lui donna, enfant, une comtesse de Bayard, à peu près ruinée, mais excellente femme, un voyage fait à La Martinique sur le vaisseau de son oncle Godebout, la lecture d'une Vie des Saintstrouvée dans un grenier, les gâteries de sa mère et d'une excellente servante, Marie Talbot, de longues contemplations au bord de la mer, des courses vagabondes avec un capucin, le frère Paul, contribuèrent à faire de lui un enfant à la fois rêveur, exalté et passionné d'aventures. 

Privé vers 1755 de sa mère, à vingt ans Bernardin de Saint-Pierre entra à l'École des ponts et chaussées, fondée en 1757 par Trudaine, mais dont la fermeture, l'année suivante, le laissa sans titre suffisant. Alors commence pour lui une suite d'aventures qui durent plus de douze ans (1759-71) et où il cherche vainement à se créer une situation en France ou à l'étranger, et sur lesquelles planent encore bien des obscurités qu'il a, ce semble, contribué à épaissir lui-même. D'après lui, pourvu dès 1759, mais par suite d'un quiproquo entre lui et un autre candidat, d'un grade dans le corps du génie - dont d'ailleurs nulle trace n'a été retrouvée dans les archives de la guerre - il fait la campagne de Hesse de 1760, sous les ordres du comte de Saint-Germain, mais est suspendu de ses fonctions pour une querelle; mal reçu au Havre par sa nouvelle belle-mère, il fait partie comme ingénieur géographe de l'expédition de Malte en 1761, mais sans brevet en règle, quitte son corps à la suite d'une nouvelle querelle, donne des leçons de mathématiques à Paris, assume un instant le titre de chevalier de Saint-Pierre, conçoit le projet d'une colonie agricole et égalitaire sur les bords de la Mer d'Aral, et, pourvu de quelques écus seulement, se met en route pour y intéresser le gouvernement russe (La Russie au XVIIIe siècle). 

Par Amsterdam, où un journaliste français, Martel, veut vainement le fixer en lui offrant la main de sa soeur et un emploi, Lübeck, où le chevalier Chazot le secourt de sa bourse, Cronstadt, Bernardin de Saint-Pierre arrive à Saint-Pétersbourg, puis, par la protection inattendue du maréchal de Munich et de deux Français, le général du Bosquet et M. de Villebois, reçoit à Moscou une sous-lieutenance dans le génie et bientôt même le grade de capitaine, devient, a-t-on dit, l'amant de passage de Catherine II, par une intrigue de Villebois pour supplanter le comte Orlov, ne songe plus à la Mer d'Aral, mais obtient une mission en Finlande, ce qui lui permet d'étudier à fond la nature du pays. 

A son retour, il trouve ses protecteurs disgraciés, et, sous prétexte qu'on veut le «-réduire à un métier de copiste », donne sa démission, part pour la Pologne, par Riga et Koenigsberg, et arrive à Varsovie au commencement de 1764. Il y reste quinze mois, occupé autant de diplomatie secrète pour le compte de M. Hennin, le résident de France, que d'une passion partagée pour la jeune princesse Marie Miesnik, fait une course rapide à Vienne, se dégoûte de la Pologne comme de la Russie, et en part en avril 1765. Après deux mois passés à Dresde, et il forme une liaison avec une courtisane par qui il se laissa obligeamment enlever, il passe à Berlin, où il dédaigne un brevet de capitaine du génie, qui lui est offert. par le grand Frédéric, se fait un solide ami d'un excellent homme, Taubeiheim, conseiller du roi, tout en déclinant un mariage avec sa fille, et rentre enfin à Paris en décembre 1765. Là, mis en possession par la mort de son père, survenue presque aussitôt, de quelque petite somme, et protégé par le baron de Breteuil, il sollicite, tout en mettant en ordre ses notes de voyage dans un séjour à Ville-d'Avray, un grade dans un régiment des colonies, et finit par obtenir celui de capitaine-ingénieur du roi, à l'Ile-de-France (île Maurice), avec un traitement de 2 400 F (février 1768).

Il semblait enfin arrivé à une position stable. Il n'en fut rien. Après avoir essuyé un fort coup de vent au cap Finistère et une tempête par le travers de Madagascar, sa seule chance fut d'avoir échappé, par un heureux contre-ordre, à la destination secrète qui le concernait de surveiller le rétablissement du fort Dauphin dans cette dernière île. Mais affecté à un service presque civil et très inférieur à l'île-de-France, un voyage d'exploration (26 août-13 sept. 1769), qu'il avait proposé et qu'il exécuta autour de l'île, ne lui attira que du désagrément et même les reproches d'avoir maltraité des esclaves qui servaient comme porteurs, quoique lié avec l'intendant Poivre. Plus aigri encore que malade, il sollicita un congé de convalescence en France, après avoir vu s'évanouir l'espérance d'un riche mariage colonial. Embarqué le 21 décembre 1770 sur la flûte la Digue, après des escales au Cap, à l'Ascension, il arriva à Paris au mois de juin 1771. S'il réussit à faire prolonger ce congé accordé d'abord pour un an, il échoua dans ses démarches pour obtenir un meilleur emploi, perdit même l'amitié du baron de Breteuil, lassé par ses plaintes continuelles, et se résolut alors à « vivre des fruits de son jardin-», c'est-à-dire de sa plume, qu'il exerçait depuis quelque temps à rédiger ses dernières notes. 

Cette fois, il avait trouvé sa véritable voie, et la fréquentation des gens de lettres, entre autres de J.-J. Rousseau (juin 1772), du salon de Mlle de Lespinasse, depuis son retour, la lui rendit plus facile. Au commencement de 1773, parut le Voyage à l'île-de-France, par un officier du roi, de Bourbon au cap de Bonne Espérance (Amsterdam, et Paris, 2 vol. in-8, dessins de Moreau jeune), pour lequel d'Alembert lui avait procuré un éditeur. Abandonnant la méthode sèche et aride des voyageurs ordinaires, il avait comme inventé le voyage pittoresque, surtout le paysage pittoresque. Comparé à ses ouvrages postérieurs, son style, encore assez pâle, paraît étincelant auprès de celui des voyageurs français, ses prédécesseurs. Les descriptions de la ville de Lorient, de la tempête sont d'un style jusque-là inconnu. Le livre eut du succès, beaucoup parmi les femmes, peu parmi les savants. 
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Une promenade au mont Valérien

[C'est en 1771 que Bernardin de Saint-Pierre fit la connaissance de Rousseau. Celui-ci s'était installé à Paris, rue Plâtrière, et remis à copier de la musique. Il était plus misanthrope que jamais; et, comme il le dit dans les Rêveries d'un promeneur solitaire et dans ses Lettres, il ne cherchait plus de plaisir que dans la promenade et dans la botanique. De profondes analogies de pensée et de sentiment, d'art et de style, unissaient le maître et le disciple.]

« Rousseau me proposa un jour de venir le lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien. Le vent était à l'ouest; l'air était frais; le soleil paraissait environné de grands nuages blancs divisés par masses sur un ciel d'azur. Entré dans le bois de Boulogne à huit heures, Jean-Jacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait sa petite récolte, nous avancions toujours. Déjà nous avions traversé une partie du bois, lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles, dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappés de ce tableau champêtre, nous nous arrêttâmes un instant : «Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein champ. » Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la Grèce et quelques beaux vers de Virgile. Il y a dans les vers de ce poète un sentiment si vrai de la nature, qu'ils nous reviennent toujours à la mémoire au milieu de nos plus douces émotions.

Arrivés sur le bord de la rivière, nous passâmes le bac avec beaucoup de gens que la dévotion conduisait au mont Valérien. Nous gravîmes une pente très raide, et nous fûmes à peine a son sommet que, pressés par la faim, nous songeâmes à diner. Rousseau me conduisit alors vers un ermitage, où il savait qu'on nous donnerait l'hospitalité. Le religieux qui vint nous ouvrir et nous conduisit à la chapelle, où l'on récitait les litanies de la Providence qui sont très belles. Nous entrâmes justement au moment ou l'on prononçait ces mots : Providence, qui avez soin des empires! Providence, qui avez soin des voyageurs! Ces paroles, si simples et si touchantes, nous remplirent d'émotion; et, lorsque nous eûmes prié, Jean-Jacques me dit avec attendrissement : Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans l'Évangile : Quand plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l'âme. » Je lui réoondis : « Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. » Il me repartit, hors de lui et les larmes aux yeux : « Oh! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour être son valet de chambre . »

Cependant on nous introduisit au réfectoire nous nous assîmes pour assister à la lecture, à laquelle Rousseau fut très attentif. Le sujet était l'injustice des plaintes de l'homme. Dieu l'a tiré du néant, il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d'une voix profondément émue-: « Ah ! qu'on est heureux de croire. »

Nous nous promenâmes quelque temps dans le cloître et dans les jardins. On y jouit d'une vue immense. Paris élevait au loin ses tours couvertes de lumières, et semblait couronner ce vaste paysage : ce spectacle contrastait avec de grands nuages plombés qui se succédaient à l'ouest, et semblaient remplir la vallée. Plus loin, on apercevait la Seine, le bois de Boulogne, et le château vénérable de Madrid, bâti par François Ier, père des lettres. Comme nous marchions en silence en considérant ce spectacle. Rousseau me dit : « Je reviendrai méditer ici. »
 

(Bernardin de saint-Pierre, Essai sur Jean-Jacques Rousseau,1808).

Chose étrange, celui qui jusqu'ici n'avait été guère que le prototype de Faublas, allait se révéler peintre de la nature, romancier de l'innocence, moraliste religieux, défenseur exalté des causes finales. L'archevêque d'Aix (Boisgelin) lui obtint une pension royale de 4000 livres. Aussitôt il commença un nouvel ouvrage, l'Arcadie, qui devait être un poème épique en 12 livres, où seraient représentés les trois états successifs de l'humanité, celui de barbarie, de nature et de corruption. J.-J. Rousseau l'approuva, mais sous certaines réserves, et ce fut peut-être pourquoi il ne la finit jamais. Il entreprit alors un grand ouvrage, comme l'Histoire de la nature de Bacon, mais qu'il réduisit sagement à de moindres proportions. Ce furent les Études de la nature, qui parurent en décembre 1784 (Paris, dessins de Moreau jeune, 3 volumes; 2e éd., 1786, 3 volumes). Tout l'ouvrage se voulait une preuve de l'existence de Dieu par les merveilles de la nature, déjà exposée par Fénelon, mais avec une nouvelle théorie philosophique, qui avait sa base dans le sentiment et substituait au principe de Descartes : Je pense, donc je suis, cet autre : Je sens, donc je suis.

Aujourd'hui on peut y remarquer un système d'éducation pratique plus que littéraire et même scientifique, ce qu'on appelle plus tard les leçons de choses, et une haine anticipée pour ce qui est aujourd'hui le féminisme (Discours sur l'Éducation des femmes; Paris, 1777). Pour Bernardin de Saint-Pierre, la femme ne doit être qu'une excellente mère, une active et industrieuse ménagère. Mais ce qui décida surtout le succès des Études, ce fut une langue renouvelée par le pittoresque : l'émotion, la sensibilité, qui régnait dans tout l'ouvrage. L'auteur fut le vrai successeur de J.-J. Rousseau. Disons encore qu'il créa vraiment le dictionnaire du pittoresque, des paysages. Par là, Bernardin de Saint-Pierre se rattache à l'école romantique. Autant il avait autrefois subi de refus, autant il fut presque accablé de grâces : pensions sur le Mercure de 600 livres, sur le duc d'Orléans de 800 livres, gratification sur le Contrôle général de 4 000 livres. Enfin, après ses dettes payées, il lui resta, sur la vente même des Études, une somme de 6000 livres, avec laquelle il réalisa enfin son rêve d'être propriétaire d'une petite maison, avec un beau jardin (rue de la Reine-Blanche, quartier des Gobelins) où il passa les dix plus belles années de sa vie. 

Chez Mme Necker, il avait fait auparavant une lecture d'un épisode destiné aux Études de la Nature, c'était Paul et Virginie; et elle avait été froidement accueillie. Il est vrai qu'ailleurs il avait en l'approbation de Joseph Vernet et de la charmante comtesse d'Egmont. C'est à ces derniers que le public donna raison quand ce roman, qui vaut mieux que l'image doucereuse que l'on s'en fait aujourd'hui parut dans le quatrième volume des Études (Supplément; Paris, 1789). Ce fut un engouement général. Les mères appelèrent leurs nouveau-nés Paul ou Virginie; on en fit plus de 300 contrefaçons. Après s'être laissé un peu détourner par les utopies politiques dans les Voeux d'un solitaire pour servir de suite aux Études de la Nature (Paris, 1789, in-12), il revint à la nouvelle exotique et philosophique dans la Chaumière indienne, merveille à la fois de sentiment, de douce philosophie et de pittoresque, qui parut dans dans le cinquième volume des Études de la Nature (Paris 1791, in-12).

Bernardin de Saint-Pierre  était alors à l'apogée de sa gloire; depuis il ne vécut plus que sur les souvenirs qui en restèrent. En 1791, son nom est sur la liste présentée par l'Assemblée législative des précepteurs du Dauphin. Le 15 juillet 1792, il est nommé par le roi, sur la proposition du ministre Tarrier de Monciels, intendant du Jardin des plantes, et quand cette place est supprimée (10 juin 1793), il reçoit une indemnité de 3000 livres. Nommé en décembre 1794 professeur de morale à l'école normale, qui, il est vrai, ne vécut guère, il entra à l'Institut lors de sa première création (25 octobre 1795). 

Trois ans auparavant, en 1792, il avait épousé, ayant cinquante-cinq ans, Félicité Didot, fille de son éditeur, véritablement éprise de lui et qui lui apporta 27 000 F de dot. Il la rendit peu heureuse, la confinant dans une île de la Seine, où il avait exigé que son beau-père lui construisit une maison. Très bien traité par l'Empire, il reçut une pension de 2 000 F et la croix. Quant à ses nouvelles oeuvres, elles furent peu nombreuses, ce sont : Invitation à la Concorde pour la fête de la Confédération (14 juillet 1792); De la Nature, De la Morale (Paris an VI [1798]; Voyage en Silésie (Paris, 1807); la Mort de Socrate, drame (Paris, 1808); Essai sur les journaux (1808); Essai sur J.-J. Rousseau; Récits de voyage, etc. 

Sa première femme étant morte, à la fin de 1799, après sept ans de mariage, il épousa à peine un an plus tard, en novembre 1800, Désirée Pelleport, une jeune fille qu'il avait connue chez une amie, Mme de Maisonneuve, qui dirigeait une institution de jeunes filles. Il avait alors soixante-trois ans. Cette union fut autant qu'on puisse le savoir sans nuages et pleine de tendresses de part et d'autre. Ses dernières années se partagèrent entre son logement de l'institut et la propriété d'Eragny qu'il avait acquise. De son premier mariage, il avait eu un fils, Paul, qui mourut jeune, et une fille, Virginie, qui épousa le général Gazan. Après sa mort parurent les Harmonies de la Nature (Paris, 1815, 3 volumes, avec portrait) : c'est une suite affaiblie des Études ou plutôt un assemblage des rognures et des additions que Bernardin de Saint-Pierre en avait conservées. Après sa mort, sa veuve épousa Aimé Martin qui publia les Oeuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre (1818-1820, en 12 volumes); la Correspondance (1826, 4 volumes); les Oeuvres posthumes (1833-36, 2 volumes) et les Romans, Contes, Opuscules (1834,2 volumes). (E. A).

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