 | Bien avant l'ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, qui porte ce titre : Du Contrat social ou Principes du droit politique (Amsterdam, 1762), l'idée d'un contrat social, base des devoirs et des droits dans la cité, s'était présentée, imposée plus ou moins, à l'esprit de tous les théoriciens. Selon la manière de l'entendre, c'est une idée on ne peut plus fausse et dangereuse ou, au contraire, juste et profonde. Ce qui est faux, c'est de parler du contrat social comme d'un fait historique, de placer à l'origine des sociétés une convention expresse, antérieurement à laquelle il n'y avait ni droit public ni rien de déterminé dans les relations. Ainsi fait Hobbes, semble-t-il, quand, après avoir imaginé comme état naturel et originel de l'humain, la guerre de tous contre tous, résultat de l'égoïsme universel et du droit de chacun sur toutes choses, il fait intervenir, pour y mettre fin, l'abdication absolue et simultanée de tous au profit d'un seul, abdication sans laquelle il n'y avait pas de société régulière possible, pas de civilisation. Ainsi fait Rousseau en sens inverse, quand il accuse les humains d'avoir quitté l'heureux état de nature pour se mettre sous le joug de pitoyables conventions, et les invite à réparer, par un contrat mieux conçu, les maux qu'ils ne doivent qu'à eux-mêmes. Le danger résulte de l'erreur même : c'est de faire croire à l'efficacité illimitée des conventions factices dans une société entièrement artificielle. Rien de plus suranné que cette manière de voir, rien de plus contraire aux idées fondamentales sur lesquelles la sociologie s'est constituée comme science, car la première de ces idées est qu'une société est un être naturel, un tout dont toutes les composantes sont en interaction, qu'elle naît et s'accroît, vit et meurt, se comporte en tout comme un organisme, ou, dirait-on de nos jours, comme un système. Evidemment, s'il en est ainsi, si les membres d'une société (tribu archaïque, cité antique ou nation moderne, peu importe) sont liés entre eux par des rapports aussi naturels et aussi étroits que les cellules qui composent le corps d'un animal, aucune erreur ne peut être plus contraire à la nature des choses et plus fâcheuse dans la pratique, que de présenter comme dociles à tous nos caprices les phénomènes de la vie sociale, régis qu'ils sont, au contraire, comme tous les autres, par un déterminisme naturel dont personne en particulier n'a la maîtrise. Et cependant, organisme tant qu'on voudra, un corps social est autre chose qu'un agrégat de cellules. Les membres d'une cité sont au moins des cellules dont l'individualité l'emporte infiniment sur celle des cellules organiques, puisque cette individualité comporte une part d'indépendance, et que le sentiment qu'on en a va jusqu'à l'illusion de la liberté. Je dis illusion, car peu importe, en un sens, que c'en soit une, elle est pratiquement d'une portée incalculable, et suffit à mettre comme un abîme entra les unités qui composent ce vivant, la société politique, et celles qui composent cet autre vivant, le corps humain. Je veux bien que le corps social soit un organisme à la lettre, et autrement que par métaphore. Toujours est-il que les éléments de cet organisme sont des personnes; et nous sommes ainsi faits, l'évolution a ainsi façonné notre jugement, que, dès qu'il s'agit de relations entre des personnes, nous ne pouvons nous empêcher de parler raison, devoirs, droits. Est-ce là encore une illusion? Elle est générale, en tout cas, dans l'élite de l'humanité; nous tendons à mesurer le degré de civilisation d'un peuple à la part qu'il fait à ces idées, et il faut d'autant plus compter avec elles que les masses populaires s'en éprennent et s'en pénètrent chaque jour davantage, tandis que les philosophes qui les battent en brèche n'oseraient pas eux-mêmes proposer sérieusement de s'en affranchir dans la pratique. Mais, du moment que la raison intervient de plein droit dans les relations des personnes, l'idée de contrat social réapparaît et reprend sa valeur, une valeur théorique au moins, mais une valeur pratique aussi, car les idées ont une action motrice et directrice : ce sont des forces. Il est donc parfaitement légitime, quels qu'aient pu être l'origine et le passé historique d'une société, de la considérer théoriquement, et quant à son avenir autant qu'on en dispose, comme reposant pour une part et devant de plus en plus reposer sur un contrat. Sans préjudice des liens naturels, en effet, qui seront toujours les plus forts, il est incontestable que le contrat est un lien aussi, et le lien normal dans une association de personnes, c.-à-d. d'intelligences et de volontés. C'est une belle définition de l'État, que celle qui lui assigne comme fin essentielle la garantie des droits de tous ses membres, consociatio juris. S'il n'a pas été cela toujours et tout d'abord, c'est la gloire de nos pères d'avoir voulu qu'il fut cela chez nous; et qui nous empêcherait de le vouloir de plus en plus désormais? Or, il sera cela si nous sommes assez nombreux et assez ardents à vouloir qu'il le soit. Dans les limites très élastiques et très larges de ce que la réalité des échanges humains permet, il tient à nous d'orienter l'évolution sociale dans le sens d'un idéal qui, pour être rationnel, n'en est pas moins naturel lui aussi, et qui puise même une force singulière dans les meilleures énergies de ce que nous sommes. Le contrat est si bien la formule de base d'une société humaine digne de ce nom, que tout le monde, instinctivement, se réfère à un contrat tacite, quand il s'agit par exemple de réprouver ceux dont l'égoïsme menace unité sociale et compromet la sécurité commune. Quiconque, dit-on, vit dans une société, est censé ipso facto en accepter toutes les charges en même temps que les avantages : réclamer ceux-ci et se dérober à celles-là est une lâche fraude. Tel est, en effet, le cri du bon sens et de l'équité. Mais, souscrire à certaines obligations en échange de certaines garanties, n'est-ce pas le contrat dans son essence? Ainsi on est ramené à cette idée dès qu'il est question de droit politique. Elle est lumineuse et féconde autant qu'élevée le plus simple est de s'y tenir et d'en tirer tout ce qu'elle contient de vrais et durables progrès, sans rien abandonner pour cela des thèses fondamentales de la sociologie positive, sans donner dans la chimère à jamais condamnée d'une société toute conventionnelle qu'on ferait et referait à volonté. (H. Marion). | |