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On
n'a jamais donné de l'amour une définition
plus belle et plus vraie que celle de Leibniz
:
Aimer, c'est se réjouir du bonheur d'autrui, c'est faire du bonheur d'un autre le sien propre. (De notionibus juris et justiciae, 1693).La même idée de l'amour se retrouve dans un autre texte de Leibniz, qui apporte quelques précisions : Cette définition a le grand mérite d'assigner au mot son sens propre et précis, éliminant on rejetant au rang qu'il convient les acceptions secondaires ou détournées. Si Voltaire s'était placé d'emblée à ce point de vue supérieur, peut-être eût-il été moins embarrassé de trouver un lien entre les sens en apparence si divers du mot amour, sens qu'il passe en revue avec une verve entraînante, depuis les plus bas jusqu'aux plus élevés, nous promenant de la zoologie à la théologie, sans souci aucun de coordonner en doctrine les réflexions plaisantes ou graves que sa fantaisie lui suggère. Au premier abord, il peut sembler fort arbitraire d'affirmer que la définition de Leibniz est la bonne : la signification si relevée qu'elle prête au mot amour n'est-elle pas en contradiction avec celle qu'il reçoit dans la plupart de ses emplois usuels? Ou est, dira-t-on, le souci du bonheur des autres dans l'amour de soi, qui en est tout le contraire, dans l'amour des choses inanimées, des richesses, des plaisirs, du jeu, dans l'amour de la gloire, dans l'amour des arts, même dans l'amour proprement dit, si souvent identique au plus violent égoïsme? Mais d'abord, il n'est guère douteux que, dans des expressions comme amour de soi, amour-propre, amour ne soit pris en quelque sorte ironiquement, par antiphrase. Ainsi paraît bien l'entendre Littré, qui ne met qu'en huitième lieu cette acception, comme une des plus détournées et presque la plus éloignée du sens propre. S'il en est ainsi, ne sommes-nous pas autorisés à regarder aussi, et à plus forte raison, comme dérivé le sens que prend le mot amour appliqué aux choses? Il y a deux cas Ã
distinguer : ou la chose aimée est recherchée pour la satisfaction d'un
besoin, pour l'avantage ou le plaisir qu'on trouve à la posséder, comme
le bien-être, l'argent, les grandeurs, et dans ce cas, l'amour prétendu
n'étant visiblement qu'une forme et une extension de l'amour-propre, le
mot n'est applicable que dans la même mesure et avec la même nuance;
ou bien la chose est aimée avec désintéressement, comme la connaissance,
l'art, la vertu, comme les beautés de la nature, et alors le mot amour
s'applique mieux, se rapproche de son sens propre, précisément à raison
du caractère élevé et impersonnel du sentiment, qu'il désigne. En d'autres
termes, à tout amour qui mérite ce nom, s'applique plus ou moins bien
la définition proposée, et mieux elle s'y applique, plus il mérite le
nom d'amour; un sentiment auquel cette définition ne convient, absolument
pas n'est appelé amour que d'une façon abusive ou ironique.
« Aux éléments purement physiques (renfermés dans la passion qui unit les sexes), il faut, dit Spencer, ajouter d'abord les impressions très complexes que produit la beauté d'une personne, impressions auxquelles se rattachent un grand nombre d'idées agréables, qui, sans constituer le sentiment de l'amour, ont une relation organique avec, lui. Puis le sentiment, complexe lui aussi, que nous nommons affection : il peut exister entre des personnes de même sexe et doit être regardé en lui-même comme un sentiment indépendant, mais entre des amants il atteint sa plus haute activité. Puis le sentiment d'admiration, de vénération, de respect, si puissant par lui-même, si vivement excité dans l'amour. Puis, ce que les phrénologistes ont appelé l'amour de l'approbation combien ce sentiment n'est-il pas satisfait quand on se voit préféré à tout le monde, et cela par une personne qu'on admire plus que toutes les autres, sans parler du plaisir indirect qu'on trouve à voir cette préférence attestée par des indifférents! A ce sentiment est étroitement liée l'estime de soi : avoir réussi à inspirer un tel attachement, dominer à ce point une autre personne, quelle preuve de paissance et de supériorité, bien faite pour flatter l'amour-propre! Vient ensuite le plaisir de la possession, quelque chose comme un sentiment de propriété : les deux amants s'appartiennent l'un à l'autre, chacun réclame l'autre comme son bien. Ajoutez la grande liberté d'action qu'implique le sentiment de l'amour. A l'égard des autres personnes notre conduite est nécessairement contenue, car il y a, pour ainsi dire, autour de chacun des limites délicates qu'on ne peut dépasser, chaque personne a son individualité impénétrable : dans l'amour, au contraire, les barrières sont renversées, le libre usage de l'individualité d'un autre nous est laissé, ce qui satisfait notre désir d'activité sans limites. Enfin il y a une exaltation de la sympathie; notre plaisir personnel est doublé, à être partagé avec un autre; les plaisirs d'autrui s'ajoutent aux antres [...]. Tous ces sentiments excités chacun au plus haut degré, et réagissant chacun sur tous les autres, forment l'état psychique composé que nous appelons amour. Et comme chacun de ces sentiments est lui-même très complexe, nous pouvons dire que cette passion fond en un agrégat immense presque toutes les excitations élémentaires dont nous sommes capables : de là son pouvoir irrésistible. »Ne nous attardons pas à critiquer cette remarquable analyse : discutable peut-être sur certains points, assurément datée par son vocabulaire, elle nous donne cependant les éléments essentiels de l'amour. Eh bien, qu'on les prenne un à un, ils se rangent comme d'eux mêmes en deux catégories. Sensations physiques, amour de l'approbation, amour-propre, instinct de propriété, besoin de liberté, voilà la part de l'égoïsme, part énorme, part prépondérante dans l'immense majorité des amours vulgaires : de là , n'en doutons pas, le caractère d'infériorité qui, dans l'esprit des délicats, s'attache toujours plus ou moins à l'idée de la passion amoureuse. Ce que cette passion a toutefois de noble, d'élevé, de sublime à l'occasion, elle le doit évidemment aux éléments d'un autre ordre qu'elle contient, sentiment de la beauté, attachement pur, admiration, sympathie. Supposez entièrement absents ces sentiments désintéressés, que restera-t-il qu'on ose sérieusement appeler amour? Qu'on lise tous les écrits dans lesquels l'amour a été décrit, peint, mis en scène, analysé ou jugé, depuis le Banquet de Platon jusqu'aux épigrammes les plus lestes, depuis la haute tragédie comme Phèdre ou Andromaque, jusqu'à l'ode 'anacréontique, on trouvera que tout le mal qu'on en a dit et tous les méfaits qu'il a fait commettre se rapportent à ce qu'il contient d'égoïsme, c'est-à -dire. à ce qui n'est pas lui; que tout le bien qu'il a fait faire et tout ce qu'on a dit de sa nécessité comme suprême ressort de la vie morale, tient à ce qu'il implique de pur dévouement au bonheur des autres. Tout différents qu'ils sont, ces deux groupes d'éléments sont, en fait, toujours mêlés, mais à doses variables, ce qui fait la gamme infinie des nuances de l'amour. Quand La Bruyère écrit : « Il n'y a point, dans le coeur d'une jeune personne, un si violent amour auquel l'intérêt ou l'ambition n'ajoute quelque chose »,il ne fait que noter sous une forme malicieuse cette impossibilité de trouver l'amour à l'état pur, cette contradiction de notre nature, qui nous condamne à mêler toujours quelque petitesse à nos élans les plus généreux la remarque est d'une vérité cruelle. On le voit, à l'analyse qui isole les éléments dont l'amour est fait, qui permet, par conséquent, de discerner les plus essentiels et les plus purs, nous ne refusons nullement de faire succéder la synthèse qui seule nous restitue l'amour réel et concret, l'amour, complexe comme tout ce qui est vivant, mêlé comme tout ce qui est humain. Mais après cette analyse et cette synthèse, combien ne paraît pas superficiel le paradoxe littéraire suivant lequel l'égoïsme serait tout le fond de l'humain, et le souci des autres ne serait jamais qu'illusion ou grimace! La psychologie n'a en garde de donner dans cette boutade de quelques moralistes. La Rochefoucauld a raison en tout ce qu'il dit de l'amour-propre, il a tort de vouloir nous réduire à cet unique sentiment : notre coeur n'est pas si simple. Que l'amour de soi se mêle à tout, rien n'est plus vrai; qu'il soit tout l'humain, voilà ce qui est faux. Les animaux, à ce compte, nous seraient fort supérieurs : plusieurs espèces sont, à un degré remarquable, capables d'attachement désintéressé. Pas plus que La Rochefoucauld nous ne sommes dupes des métamorphoses de l'amour-propre « Quand on croit qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer; et s'il paraît vaincu, on le retrouve plus fort, qui triomphe de sa défaite. » « Tous recherchent d'être heureux, s'écrie de même Pascal, cela est sans exception, et c'est le mobile unique de leurs actions, jusqu'à ceux qui vont se pendre. »Oui, tous recherchent d'être heureux; mais la question est de savoir si l'humain, comme d'ailleurs tous les animaux sociables, ne trouve pas une partie de ses joies, et les meilleures, à voir, à partager, le procurer surtout, fût-ce à ses dépens même, le bonheur de quelques-uns de ses semblables. S'il en est ainsi, l'humain est capable d'aimer et l'amour n'est pas un vain mot. Or comment nier qu'il en soit ainsi, quand cet accroissement de notre bonheur par celui que nous donnons aux autres se remarque dans toutes les relations de société, même les plus grossières, et dans la plupart des plaisirs, même les plus bas. Quel plaisir ne gagne à être partagé? On fera, il est vrai, cette objection : dans le bonheur des autres, je ne cherche toujours que le mien propre, ce n'est qu'un raffinement d'égoïsme, naïf d'ailleurs et inconscient. Je réponds par une distinction essentielle, qui n'est pas une subtilité. Si, en effet, celui qui se réjouit du bonheur des autres, s'en réjouit pour lui-même plus que pour eux, s'il leur fait du bien pour l'avantage qu'il y trouve, cet avantage ne fût-il que le plaisir même de leur faire du bien, alors, conscient ou non, il n'est qu'un égoïste : aimable peut-être, il n'aime pas. Tel est le voluptueux en général, la gourmand, à qui il faut des compagnons de table, le viveur, à qui il faut des compagnons de débauche. Le plaisir des autres assaisonne le leur, ils ne s'en soucient qu'à ce titre. Mais est-ce ainsi qu'une mère aime ses enfants? Certes, c'est pour elle aussi qu'elle les aime, s'il faut avouer une fois de plus que notre amour de nous-mêmes ne nous quitte pas et se mêle à tout; mais elle les aime pour eux avant tout; la preuve, c'est que pour eux elle s'oublie au besoin, et s'immole. Voilà la marque de l'amour. Quel est cet égoïsme qui fait qu'on donne sa vie pour qu'un autre vive? Je sais la remarque amère de Pascal : « Ils vont avec joie à la mort même, pourvu qu'on en parle! »Comment nier que cette attitude ne se rencontre jamais? Elle ressemble trop au mot d'ordre de toutes les bigoteries. Mais vouloir en faire une généralité ne ferait qu'exprimer un mépris de la nature humaine. Non seulement elle est sans application à l'exemple que j'ai pris, mais elle fait l'injure la plus gratuite à tous les vrais dévouements ignorés, à tous les sacrifices cachés qui sont l'honneur de notre espèce. Faut-il donc, contre cette psychologie courte et de parti pris, reprendre les lieux communs, expression du bon sens public? Qu'importe que celui qui se dévoue pour le bien des autres trouve da plaisir à le faire, s'il ne le fait pas pour le plaisir qu'il y trouve? Remarquons-le, en effet, il ne s'agit pas d'établir l'existence chez l'humain de sentiments désintéressés excluant l'amour de soi : si quelqu'un avait eu jamais cette prétention, il aurait voulu prouver trop, il aurait soutenu l'insoutenable. L'humain, comme tout vivant, s'aime premièrement, s'aime avant toutes choses et, en général, par-dessus toutes choses : la question est de savoir s'il s'aime à l'exclusion de tout ce qui n'est pas lui. Le contraire est évident; et je maintiens que l'amour, tout mêlé qu'il est d'éléments égoïstes, consiste essentiellement dans la subordination volontaire de l'individu à quelque chose qui n'est pas lui-même, dans l'élan spontané, dans le cri de la sensibilité individuelle vers un bien dont elle n'est pas seule à jouir. A cette condition seulement le mot est pris dans son sens fort, dans son sens propre. il ferait double emploi et n'eût pas été nécessaire comme simple synonyme de besoin satisfait ou déçu, de désir plus ou moins violent, plus ou moins inquiet. La preuve qu'il y a là une distinction profonde, tenant à la nature même des choses, et non un raffinement de convention, c'est que pas un penseur digne de ce nom n'a traité de l'amour sans reconnaître plus ou moins explicitement, sous une forme ou sous une autre, que son caractère essentiel est de soulever pour ainsi dire l'individu au-dessus de lui-même. Considérons d'abord l'amour proprement dit, la passion d'un sexe pour l'autre; presque tout le monde s'accorde à faire dériver de là , en dernière analyse, les formes les plus diverses de l'amour. Il est difficile de nier que cette passion, source de tant d'autres, n'ait pour base, à son tour, et pour secret ressort, l'appétit sexuel. Voilà certes un besoin fort bas et, en un sens, furieusement égoïste. Eh bien, dans cet appétit lui-même tous les philosophes ont démêlé par l'analyse une force plus on moins impersonnelle. Comment, en effet, expliquer sans cela qu'un sentiment si humble dans sa racine puisse s'élever et s'ennoblir jusqu'à inspirer ce qui se fait de plus grand au monde, jusqu'à être la source peut-être unique de toute poésie, de tout art, quelques-uns disent même de toute vertu. On connaît le mythe de Platon : à l'origine chaque humain réunissait en lui les deux sexes; depuis qu'ils ont été séparés, chaque moitié de l'individu ainsi dédoublé cherche l'autre; et le bien de l'une ne se distingue pas du bien de l'autre : il n'y a pas de bonheur pour elles dans l'isolement. Rien n'exprime plus fortement qu'une telle allégorie l'impossibilité de réduire l'amour au seul égoïsme? L'école positiviste française y voyait de même l'intime union de l'égoïsme et de l'altruisme, le passage de l'un à l'autre, le point de départ de toutes les affections désintéressées. Mais personne, sur ce point, n'a été plus original ni plus profond que Schopenhauer. Pour lui aussi, tout amour provient de l'instinct sexuel; mais il est si loin de croire que cet instinct ait dans l'individu son principe et sa fin, qu'il n'hésite pas à y voir, au contraire, l'aveugle volonté du «-génie de l'espèce », s'asservissant, s'immolant les individus. De là , la puissance de l'amour. Serait-elle ce qu'elle est, s'il ne s'agissait que d'un bien ou d'un mal individuel? L'individu n'est qu'un instrument; il s'agit de l'existence même de l'espèce. L'espèce veut vivre à tout prix, brûle d'un désir sans fin ce désir infini éclatant dans le coeur d'un mortel, voilà l'amour. Delà , le caractère infini des joies et des douleurs de l'amour, les serments éternels, les ivresses, les sacrifices, le rêve d'un bonheur sans limite, et, quand tout cela échappe subitement, les désespoirs qui font qu'on veut mourir. Ce qui est certain, c'est que l'amour, qui déjà sous sa forme la plus étroite et la plus jalouse absorbe et transfigure à ce point l'égoïsme, l'arrache de plus en plus à lui-même, en prenant des formes de plus en plus élevées. Dégagé de toute fonction organique, se détachant progressivement de tout besoin de possession, passant du désir au dévouement et au respect, passant d'un être particulier à un groupe d'êtres, à une idée, à une cause générale, l'amour devient de plus en plus pur d'éléments inférieurs. Il n'est jamais plus lui-même que lorsqu'il consume et anéantit l'amour-propre, n'en laissant subsister que ce qui est vraiment inséparable de notre nature. Alors il n'accepte plus seulement le sacrifice, il le recherche. « Il n'est pas vrai que l'amour rende tout aisé, dit très bien Georges Eliot; il fait choisir ce qui est difficile. »Et comme c'est une loi psychologique bien connue, que pour trouver le bonheur la première condition est de ne pas le chercher, l'amour vrai, qui ne le cherche pas, le trouve d'autant plus sûr et plus profond. (Henri Marion). |
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