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Michel, seigneur
de Montaigne, est un célèbre écrivain
et moraliste, né en 1533 au château
de Montaigne, en Périgord, d'une
famille anciennement nommée Eyqhem originaire d'Angleterre,
reçut une éducation à laquelle il dut sans doute en
grande partie la tournure originale de son esprit et la vivacité
franche et hardie de son langage. Son père lui fit apprendre le
latin,
dès le berceau, et l'idiome vigoureux de Tacite
et de Lucrèce fut véritablement
la langue maternelle de cet enfant qui devait un jour donner au français
tant d'énergie, de précision et de grâce. Il fut recommandé
à ceux qui l'entouraient de ne jamais le tirer avec violence du
sommeil si nécessaire à l'enfance, mais de l'éveiller
insensiblement aux sons d'une musique agréable.
Plus tard, son père, n'ayant plus
auprès de lui ceux qui l'avaient secondé dans ses vues, fut
obligé de rentrer dans le sentier de la routine; mais les premières
impressions devaient être durables dans le jeune Montaigne. Placé
à l'âge de 6 ans au collège de Guienne (Guyenne), à
Bordeaux,
il y eut pour maîtres des hommes du plus grand mérite, Buchanan,
Muret, etc., et fit des progrès si rapides,
qu'à 13 ans il avait achevé ses études. Ennemi de
toute contrainte, il fut peu disposé à suivre la carrière
militaire, et aima mieux étudier le droit
informe et compliqué de cette époque.
Il fut pourvu, vers 1554, d'une charge
de conseiller au parlement de Bordeaux, et sut se faire estimer de Pibrac
et de Paul de Foix, ses confrères, et du chancelier de Lhôpital.
Un autre de ses confrères fut ce La Boétie,
dont le nom semble désormais inséparable du sien. Tous deux
s'estimaient avant de s'être vus, sur les rapports qu'ils entendaient
faire l'un de l'autre : ils se rencontrèrent, et quelques moments
suffirent pour établir entre eux cette amitié parfaite qui
faisait dire à Montaigne, 9 ans après la mort de ce sien
cher frère :
"Nous
étions à moitié de tout : il me semble que je lui
dérobe sa part."
Quoique notre philosophe ne crût pas
les femmes aussi propres à l'amitié, il eut un grand attachement
pour Marie de Gournay, sa fille d'alliance
ou d'adoption, aimée de lui plus que paternellement. Il eut aussi
beaucoup d'affection pour sa femme, quoiqu'il donne à entendre qu'en
formant un engagement, il ait cédé plutôt à
la convenance et à l'usage qu'à son inclination naturelle.
Enfin Montaigne conserva toujours de son père le plus tendre souvenir,
et dans la retraite où les agitations de la France ne tardèrent
pas à le confiner, il éprouva plus que jamais le besoin de
s'abandonner à ce pieux sentiment. Il était bien résolu
de passer en repos le reste de sa vie; mais il fallait un aliment à
l'ardeur de son esprit, qui comme un cheval échappé, se donnait
plus carrière dans la solitude qu'il n'avait fait en la compagnie
d'autrui.
Montaigne se mit donc, vers 1572, à
écrire ses Essais,
où, dès l'un des premiers chapitres, il annonce avoir atteint
l'âge de 39 ans. La première édition de ce livre de
bonne foi parut en 1580 : elle ne contient que les deux premiers livres.
Le voyage de l'auteur en Allemagne, en
Suisse,
en Italie, est postérieur à
cette publication, il donna une édition de ses Essais, en
1588 (Paris, Langelier, in-4.), avec un 3e
livre qui forme le tiers de l'ouvrage, et 600 additions aux deux premiers
: c'est dans ce nouveau livre qu'il s'est surtout montré le peintre
et l'historien de l'homme. On peut refaire une idée de sa manière
de travailler, d'après la marche incertaine de son ouvrage.
-
-
Montaigne.
Sculpture
du square Paul-Painlevé, à Paris.
©
Photo : Serge Jodra, 2009.
Tantôt à la promenade, tantôt
dans le cabinet, passant de la méditation à la lecture, de
l'étude des autres à celle de lui-même, Montaigne observait,
réfléchissait, remarquait, extrayait tour à tour :
c'est ainsi qu'il parcourt dans son livre, dans ses chapitres même,
tous les sujets, tous les textes, sans plan arrêté, sans objet
suivi, mais non sans un but indirect ou éloigné. On a dit
que ses principes n'étaient pas plus fixes que sa manière
de procéder en écrivant; on l'a accusé de scepticisme.
Nous ne chercherons pas à le justifier de cette accusation que plus
d'un sage a méritée; lui-même avait pris pour devise
: Que sais-je? Cette incertitude, cette hésitation, qui venait
sans doute de son esprit juste et nullement passionné, devint presque
de l'indifférence, lorsqu'il s'agit de faire un choix entre les
opinions politiques de sa malheureuse époque. Aussi ne réussit-il
pas toujours à conserver son château vierge de sang et de
sac, au milieu des guerres civiles dont la Guyenne
était le foyer : il finit, comme les autres royalistes sincères
et les catholiques modérés, par être pelaudé
à toutes mains; au gibelin, il était guelfe; au guelfe, gibelin.
Malgré la vogue de ses Essais, que tout gentilhomme studieux
voulait avoir sur sa cheminée, il
ne tenait plus beaucoup à la vie, et s'en détachait chaque
jour par l'effet du mécontentement moral autant que des douleurs
physiques.
Enfin, sentant sa mort approcher, il fit
dire la messe dans sa chambre, et au moment de l'élévation,
s'étant soulevé comme il put sur son lit, les mains jointes,
il expira dans cet acte de piété (1592). Montaigne eut sans
doute des faiblesses, peut-être une grande vanité, puisqu'il
parle toujours de lui et de lui seul; mais ses contemporains les plus vertueux,
de
Thou, Pasquier, l'honorèrent et l'estimèrent.
Enfin son livre sera toujours lu par ceux qui veulent réfléchir
sur eux-mêmes sans fatigue et sans ostentation, parce qu'il fut véritablement
l'homme de son livre, un homme de bonne foi.
-
Extraits de
l'Apologie de Raymond Sebond de Montaigne
Présomption
de l'homme
«
Considérons l'homme seul, sans secours étranger, armé
seulement de ses armes.
[...]
Qu'il
me fasse entendre, par l'effort de son discours, sur quels fondements il
a bâti ces grands avantages qu'il pense avoir sur les autres créatures.
Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste,
la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement
sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie
soient établis et se continuent tant de siècles pour sa commodité
et pour son service? Est-il possible de rien imaginer de si ridicule que
cette misérable et chétive créature, qui n'est pas
seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes
choses, se dise maîtresse et emperière de l'univers, duquel
il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant
s'en faut de la commander? Et ce privilège qu'il s'attribue d'être
seul, en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d'en reconnaître
la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces
à l'architecte, et tenir compte de la recette et mise du monde :
qui lui a scellé ce privilége? Qu'il nous montre lettres
de cette belle et grande charge. Mais, pauvret, qu'a-t-il eu soi digne
d'un tel avantage?
La
présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse
et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et quant et quant,
dit Pline, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici
parmi la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée
à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier
étage du logis et le plus éloigné de la voûte
céleste, et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de
la lune, et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité
de cette même imagination qu'il s'égale à Dieu, qu'il
s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et se sépare
de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux,
ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de
facultés et de forces que bon lui semble. »
Parité
de l'homme et des animaux
«
Comment l'homme connaît-il, par l'effort de son intelligence, les
branles internes et secrets des animaux? Par quelle comparaison d'eux à
nous conclut-il la bêtise qu'il leur attribue? Ce même défaut,
qui empêche la communication d'entre eux et nous, pourquoi n'est-il
aussi bien à nous qu'à eux? C'est à deviner à
qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons
non plus qu'eux nous. Par cette même raison, ils nous peuvent estimer
bêtes, comme nous les en estimons, Nous avons quelque moyenne intelligence
de leurs mouvements et de leur sens; aussi ont les bêtes des nôtres,
environ à même mesure. Elles nous flattent, nous menacent,
et nous requièrent; et nous elles. Au demeurant, nous découvrons
bien évidemment qu'entre elles il y a une pleine et entière
communication, et qu'elles s'entre entendent, non seulement celles de même
espèce, mais aussi d'espèces diverses. En certain aboiement
d'un chien, le cheval connaît qu'il y a de la menace et de la colère;
de certaine autre sienne voix, il ne s'en effraie point. Les bêtes
mêmes qui n'ont point de voix, par la société d'offices
que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément qu'elles
ont quelque autre moyen de communication. Pourquoi non, tout aussi bien
que nos muets disputent, argumentent et narrent des histoires par leurs
gestes? J'en ai vu de si souples et formés à cela, qu'à
la vérité il ne leur manquait rien à la perfection
de se savoir faire entendre. Les amoureux se courroucent, se réconcilient,
se prient, se remercient, s'assignent, et disent enfin toutes choses des
yeux.
Au
reste, quelle sorte de notre suffisance ne reconnaissons-nous aux opérations
des animaux? Est-il police réglée avec plus d'ordre, diversifiée
à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenue que
celle des mouches à miel? Cette dispo sition d'actions et de vacations
si ordonnée, la pouvons-non imaginer se conduire sans discours et
sans providence?
Les
arondes que nous voyons au retour du printemps, fureter tous les coins
de nos maisons, cherchent-elles sans jugement, et choisissent-elles sans
discrétion, de mille places, celle qui leur est la plus commode
à se loger? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs
bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d'une figure
carrée que de la ronde, d'un angle obtus que d'un angle droit, sans
en savoir les conditions et les effets?
[...]
Pourquoi
épaissit l'araignée sa toile en un endroit, et relâche
en un autre, se sert à cette heure de cette sorte de noeud, tantôt
de celle-là, si elle n'a et délibération, et pensement,
et conclusion? Nous reconnaissons assez, en la plupart de leurs ouvrages,
combien les animaux ont d'excellence au-dessus de nous, et combien notre
art est faible à les imiter; nous voyons toutefois aux nôtres,
plus grossiers, les facultés que nous y employons, et que notre
âme s'y sert de toutes ses forces: pourquoi n'en estimons-nous autant
d'eux? pourquoi attribuons-nous à je ne sais quelle inclination
naturelle et servile les ouvrages qui surptassent tout ce que nous pouvons
par nature et par art?
[...]
Nature
a embrassé universellement toutes ses créatures, et n'en
est aucune qu'elle n'ait bien pleinement fourni de tous moyens nécessaires
à la conservation de son être Nous ne sommes ni au-dessus
ni au dessous du reste; tout ce qui est sous la ciel, dit le Sage, court
une loi et une fortune pareilles. Il y a quelque différence, il
y a des ordres et des degrés mais c'est sous le visage d'une même
nature. Il faut contraindre l'homme et le ranger dans les barrières
de cette police; le misérable, n'a garde d'enjamber par effet au
delà : il y est entravé et engagé; il est assujetti
de pareille obligation que les autres créatures de son ordre et
d'une condition fort moyenne, sans aucune prérogative et préexcellence
vraie et essentielle : celle qui se donne par opinion et par fantaisie
n'a ni corps ni goût. Et s'il est ainsi que lui seul de tous les
animaux ait cette liberté de l'imagination et ce dérèglement
de pensées, lui représentant ce qui est, ce qui m'est pas,
et ce qu'il veut, le faux et le véritable, c'est un avantage qui
lui est bien cher vendu, et de quoi il a bien peu à se glorifier
: car de là naît la source principale des maux qui le pressent,
vices, maladies, irrésolution, trouble et désespoir. »
Le sorite du renard.
«
Par ainsi, le renard, de quoi se servent les habitants de la Thrace, quand
ils veulent entreprendre de passer par-dessus la glace quelque rivière
gelée, et le lâchent devant eux pour cet effet, quand nous
le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien près de
la glace pour sentir s'il ouïra, d'une longue ou d'une voisine distance,
bruire l'eau courant au-dessous, et selon qu'il trouve par là qu'il
y a plus ou moins d'épaisseur en la glace, se reculer ou s'avancer,
n'aurions-nous pas raison de juger qu'il lui passe par la tête ce
même discours qu'il ferait en la nôtre, et que c'est une ratiocination
et conséquence tirée du sens naturel? ce qui fait bruit se
remue; ce qui se remue n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé
est liquide; et ce qui est liquide plie sous faix. Car d'attribuer cela
seulement à une vivacité du sens de l'ouïe, sans discours
et sans conséquence, cela c'est une chimère, et ne peut entrer
en notre imagination. De même faut-il estimer de tant de sortes de
ruses et d'inventions de quoi les bêtes couvrent des entreprises
que nous faisons sur elles. »
La science des
bêtes
«
Pourquoi disons-nous que c'est à l'homme science et connaissance
bâtie par art et par discours, de discerner les choses utiles à
son vivre et au secours de ses maladies de celles qui ne le sont pas, de
connaître la force de la rhubarbe et du polypode? et, quand nous
voyons les chèvres de Candie, si elles ont reçu un coup de
trait, aller, entre un million d'herbes, choisir le dictame pour leur guérison;
et la tortue, quand elle a mangé de la vipère, chercher incontinent
de l'origanum pour se purger; le dragon fourbir et éclairer ses
yeux avec du fenouil; les éléphants arracher, non seulement
de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maîtres
(témoin celui du roi Porus qu'Alexandre défit), les javelots
et les dards qu'on leur a jetés au combat, et les arracher si dextrement
qu'ils ne font mal ni douleur quelconque : pourquoi ne disons-nous de même
que c'est science et prudence? »
Contradictions
et erreurs des philosophies
et des religions
au sujet de la Divinité
«
De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là
me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d'excuse qui reconnaissait
Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice
de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant
en bonne part l'honneur et la révérance que les humains lui
rendaient sous quelque visage et en quelque manière que ce fût
: car les déités auxquelles l'homme, de sa propre invention,
a voulu donner une forme, elles sont injurieuses, pleines d'erreur et d'impiété.
Voilà pourquoi, de toutes les religions que saint Paul trouva en
crédit à Athènes, celle qu'ils avaient dédiée
à une Divinité cachée et inconnue lui sembla la plus
excusable.
Les
choses les plus ignorées sont plus propres à être déifiées.
Car d'adorer celles de notre sorte, maladives, corruptibles et mortelles,
comme faisait toute l'ancienneté des hommes qu'elle avait vu vivre
et mourir et agités de toutes nos passions, cela surpasse toute
faiblesse de discours. J'eusse encore plutôt suivi ceux qui adoraient
le serpent, le chien et le boeuf : d'autant que leur nature et leur être
nous est moins connu, et avons plus de loi d'imaginer ce qu'il nous plaît
d'eux, et leur attribuer des facultés extraordinaires. Mais d'avoir
fait des dieux de notre condition, de laquelle nous devons connaître
la faiblesse et l'imperfection; leur avoir attribué le désir,
la colère, la vengeance, l'amour et la jalousie, nos membres et
nos os, nos fièvres et nos plaisirs, il faut que cela soit parti
d'une merveilleuse ivresse de l'entendement humain. Puisque l'homme désirait
tant de s'apparier à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron,
de ramener à soi les conditions divines et les attirer çà
bas, que d'envoyer là-haut sa corruption et sa misère. Mais,
à le bien prendre, il a fait, en plusieurs façons, et l'un
et l'autre de pareille vanité d'opinion.
Quand
les philosophes épluchent la hiérarchie de leurs dieux et
font les empressés à distinguer leurs alliances, leurs charges
, leur puissance, je ne puis pas croire qu'ils parlent à certes.
Quand Platon nous déchiffre le vergier de Pluton, et les commodités
ou peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et
anéantissement de nos corps, et les accommode au sens et ressentiment
que nous avons en cette vie; quand Mahomet promet aux siens un paradis
tapissé, paré d'or et de pierreries, garni de vins et de
vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui s'accommodent
à notre goût et à notre bêtise, pour nous emmieller
et attirer par ces opinions et espérances qui sont selon notre portée
et selon notre sens corporel et terrestre.
[...]
Rien
du nôtre ne se peut apparier ou rapporter, en quelque façon
que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d'imperfection.
»
(Montaigne.
extraits de l'Apologie de Raymond Sebond).
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Montaigne et la
postérité.
Un penseur et un écrivain du génie
de Montaigne ne pouvait manquer d'exercer une influence considérable
sur ses contemporains et à plus forte raison sur la postérité;
cependant les Essais n'ont pas toujours été goûtés
comme ils le sont de nos jours, et la gloire de Montaigne n'a pas été
sans subir quelques éclipses. Il a été lu, médité,
souvent même imité de très près par les auteurs
de la Satire Ménippée,
par Henri IV, un grand écrivain lui aussi,
et par saint François de Sales.
Ces différents écrivains lui ont emprunté quelques-unes
de ses qualités; mais il n'en fut pas de même de Pierre
Charron, que Montaigne avait honoré de son amitié, qu'il
avait fait héritier de ses armoiries, mais non de sa plume.
Le XVIIe
siècle, sauf de rares exceptions, n'a pas eu pour Montaigne une
admiration aussi vive. Sans doute les éditions de ses Essais
ont été nombreuses à cette époque; on en voit
paraître en 1635, 1640, 1652, 1657, 1659 et plus tard encore, quoique
leur nombre aille en diminuant; mais il vieillit très vite, et il
partagea la défaveur qui s'attachait dès 1610 aux hommes
et aux choses du siècle précédent. Sous l'influence
de Malherbe, de l'hôtel
de Rambouillet, de Balzac et de Voiture,
la langue se transforma avec une telle rapidité qu'il y a plus de
différences entre deux livres français dont l'un fut imprimé
en 1595 et l'autre en 1637, entre les Essais et le Discours de
la méthode, qu'il n'y en peut avoir entre ce dernier ouvrage
et un livre publié de nos jours.
Au XVIIe
siècle, il se trouva des gens pour traduire Amyot
et Rabelais; un jésuite
se chargea de publier l'Introduction à la vie dévote «
mise en meilleur français », et Montaigne fut, lui aussi,
soumis à cette épreuve. Mlle de Gournay, qui l'eût
cru? imprima en 1635 une édition des Essais rajeunie et dédiée
à Richelieu. Aussi voyons-nous que Corneille,
Racine,
La Fontaine
et Molière semblent ne pas le connaître;
ils ne lui empruntent, ce qui était pourtant bien facile, ni un
sujet de tragédie, ni une fable ou même un conte licencieux,
ni un trait de caractère. Les philosophes proprement dits, Descartes,
Gassendi,
Malebranche,
ne sont pas de son école. Les orateurs ont étudié
ailleurs que chez lui les replis du coeur humain. La
Bruyère seul l'apprécie, regrette son vieux langage,
l'imite à l'occasion. Il semble vraiment étrange qu'un si
grand écrivain, reconnu tel dès le premier jour, ait si peu
agi sur le grand siècle. On ne voit guère qu'une exception
à faire, mais elle suffirait à la gloire de Montaigne. Pascal
n'a pas cessé de le lire, de l'analyser, de le discuter, de lui
emprunter des arguments, de le paraphraser et même de le citer; les
Pensées
de Pascal sont pleines du souvenir de Montaigne. Ailleurs, on n'en trouve
pas de traces. Mais quoi! l'auteur des Essais se trouva enveloppé
avec tout son siècle dans une sorte de proscription générale.
Le siècle de Louis
XIV comptait bien peu d'irréguliers, et encore moins de novateurs;
la presque unanimité des écrivains subissait le joug de Malherbe
et aspirait aux honneurs académiques ou aux pensions. Les audaces
du siècle précédent étaient toutes condamnées,
et l'on cherchait même à en effacer le souvenir. Quelle influence
pouvait donc exercer Montaigne, un irrégulier, un provincial, un
gascon? Aussi Montaigne écrivain n'a-t-il agi en aucune façon
sur les écrivains du XVIIe
siècle, Pascal excepté. Montaigne penseur fut plus heureux.
Il compta au temps de Louis XIV beaucoup d'adversaires, entre autres Descartes,
Malebranche,
qui l'appelait « un pédant à la cavalière »,
Bossuet, qui l'attaqua en chaire, Port-Royal,
qui le maudit, lui reprocha, notamment dans la Logique
d'Arnauld et de Nicole,
ses « infamies honteuses », ses « maximes épicuriennes
et impies », et finalement le déclara « plein de venin
».
Il compta aussi quelques amis, ou plutôt
des amies, car si l'on peut citer Mmes de La Fayette,
de Sablé et de Sevigné, on constate
que des hommes, tels que Gui Patin, Naudé,
Ménage, ne paraissent pas le goûter; Boileau jeune, composant
une Satire sur l'homme, semble n'avoir pas lu l'Apologie de Raymond
Sebond, dont la lecture l'aurait sans doute empêché de
faire une pièce aussi faible. En revanche, on peut trouver au XVIIe
siècle quelques disciples de Montaigne, La
Mothe le Vayer, qui affichait ouvertement un scepticisme philosophique
absolu, Saint-Evremond, Daniel Huet, Bayle enfin,
qui n'a pourtant pas consacré d'article à Montaigne
dans son Dictionnaire critique.
-
-
Mausolée
de Montaigne (Bordeaux).
Quant au XVIIIe
siècle, qui par certains côtés a tant d'analogies
avec le XVIe, il procède tout entier
de l'auteur des Essais. A lui se rattachent directement les grands
lutteurs, les « philosophes » : Montesquieu
son compatriote, Voltaire, Diderot,
d'Alembert
et les encyclopédistes,
Rousseau,
qui le met au pillage sans le nommer,
Grimm, Vauvenargues,
et beaucoup d'autres encore. Mais il faut établir à ce sujet
une distinction fondamentale : ce qui subsiste au XVIIIe
siècle, c'est le Montaigne sceptique
ou jugé tel, le Montaigne railleur, libertin au sens tout moderne
de ce mot, le Montaigne « à la bouche effrontée ».
Mais, par contre, l'écrivain est jugé avec une excessive
sévérité. Voltaire apprécie, dit-il, l'imagination
de Montaigne, car elle était « forte et hardie », mais
il le plaint d'avoir eu à son service « une si pauvre langue,
un jargon familier bon tout au plus pour la plaisanterie ». Il est
vrai que Voltaire se croyait le Montaigne du XVIIIe
siècle, qu'il se flattait d'avoir refait les Essais en composant
son Dictionnaire philosophique, dont il disait ingénument
« Les chapitres en sont variés comme ceux de Montaigne, et
ils ne sont pas si longs ».
A partir du XIXe
siècle, Montaigne occupe, surtout à partir de la seconde
moitié du siècle, une place considérable. Les Essais
sont un livre classique, une cause de châtiment, ce qui eût
indigné leur auteur, pour la « jeunesse captive » qui
ne les admirerait pas assez. Montaigne, désormais, n'est pas seulement
au yeux de ses lecteurs un homme des plus aimables, un causeur intarissable;
il est devenu un auteur, et qui plus est un pédagogue. Les éducateurs
de la jeunesse attribuent à son beau chapitre de l'Institution
des enfants une importance capitale; les philosophes l'étudient,
le discutent, le mettent en parallèle et quelquefois en opposition
avec Pascal; en un mot, Montaigne est considéré
par tous ceux qui connaissent à fond l'histoire de la littérature
française comme un des penseurs les plus originaux et les plus
profonds, et surtout comme un des écrivains les plus admirables.
(A19 / A. Gazier).
|
Oeuvres
complètes de Montaigne, Gallimard (La Pléiade), 1963.
- Les Essais, Arléa, 1995.
Montaigne,
Maximes
et pensées, Le Rocher, 2003. - Journal de Voyage, PUF,
2000. - De la vanité, Gallimard, 2003. - Apologie de Raymond
Sebond, Flammarion, 1999. - Des livres, Actes Sud, 1999. - De
l'expérience, Mille et Une Nuits, 1999. - L'Education des
enfants, Arléa, 1999. - De l'amitié, Mille et
Une Nuits, 1997.
Carraud,
Montaigne
: scepticisme métaphysique et théologique, PUF, 2004.
- Collectif, L'écriture du scepticisme chez Montaigne, Droz,
2003. - Collectif, Le visage changeant de Montaigne, Honoré
Champion, 2003. - Bruno Roger-Vasselin, Montaigne ou l'art de sourire
à la Renaissance, Nizet, 2003. - Stefan Zweig, Montaigne,
PUF, 2003. - Cavallini, L'italianisme de Michel de Montaigne, Presses
de l'université de Paris-Sorbonne, 2003. - Marie-Luce Demonet, A
plaisir, sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Paradigme
publications universitaires, 2002. - Madeleine Lazard, Michel de Montaigne,
Fayard, 2002. - Jean Lacouture, La raison de l'autre (Montaigne,
Montesquieu,
Mauriac), Confluences, 2002. -Thomas Berns, Violence de la loi à
la Renaissance, l'originalité du politique chez Machiavel
et Montaigne, Kimé, 2000. - Tom Conley, L'inconscient graphique,
essai sur l'écriture de la renaissance (Marot,
Ronsard,
Rabelais, Montaigne), Presses universitaires
de Vincennes, 2000. - Catherine Magnien-Simonin,
Une vie de Montaigne,
ou le sommaire discours sur la vie de Michel, Seigneur de Montaigne,
Honoré Champion, 1992. - Gérard Defaux, Marot, Rabelais,
Montaigne, l'écriture comme présence, Honoré Champion,
1987.
Christian
Coulon, La
table de Montaigne, Arléa, 2009. - A
force de fréquenter Montaigne par la lecture, on se dit qu'on aimerait
bien se mettre à table avec lui. Pourtant, l'auteur des Essais
ne passe pas pour une fine gueule. On l'a souvent présenté
comme un mangeur peu délicat et indifférent à la gastronomie.
Lui-même confesse être incapable de se mettre en cuisine: "Qu'on
me mette tout l'apprêt d'une cuisine, me voilà à la
faim." Cependant, Les Essais et le Journal de voyage sont
truffés d'informations, de considérations sur ses goûts
et ses aventures de table. Car non seulement notre homme a un bel appétit,
mais il considère la table comme une expérience essentielle
de "l'humaine condition" et un lieu privilégié pour connaître
les "façons" des pays que l'on visite. Que Montaigne nous parle
de la santé, de la volupté, de l'imagination,
de la coutume ou de l'expérience, il
assaisonne volontiers sa réflexion de considérations sur
l'alimentation, le goût et l'appétit. (couv.).
Bertrand
Vergely, Montaigne
: Ou la vie comme chef-d'oeuvre, Editions Milan, 2009.
2745937472
Giovanni
Dotoli, La
voix de Montaigne, Fernand Lanore, 2007.
Frédéric
Schiffter, Le
plafond de Montaigne, Milan, 2004.
-
En
1571, Michel de Montaigne a trente-huit ans. Lassé de ses charges
de magistrat et de sa vie de soldat, écoeuré des Guerres
de religion, il se retire en son château
orné de deux petites tours. Dans l'une d'elles, au dernier étage,
il aménage sa " librairie ", un bureau bibliothèque où
il rédige jusqu'à son dernier souffle les Essais.
Quand
on visite aujourd'hui ce lieu, on aperçoit sur les poutres de la
charpente, artistement gravées, des citations d'auteurs que Montaigne
affectionnait. Pêle-mêle : Sophocle,
Euripide,
Xénophane,
Pline,
Térence,
Horace,
Lucrèce,
Sextus Empiricus,
saint Paul,
Érasme.
Au faîte de ce panthéon, l'Ecclésiaste.
Tout
le scepticisme et le pessimisme
de Montaigne se reflètent sur ce plafond.
Montaigne
disait aimer les citations parce que, ramassant la pensée
d'un grand esprit, elles lui donnaient l'occasion de penser par lui-même.
Comme les auteurs de Montaigne sont aussi ceux de Frédéric
Schiffter, ce dernier a prélevé quelques-unes des sentences
et maximes de son choix pour se livrer à son tour à un essai
de méditation. (couv.).
En
bibliothèque - Les éditions
anciennes de Montaigne sont très nombreuses; les plus estimées
sont celles d'Amaury Duval avec des sommaires analytiques et de nouvelles
notes, Paris,1822-1826, 6 vol. in-8; et de J. V.
Leclerc, avec les notes de tous les commentateurs, 1826-1827, 8 vol.
in-8 : cette dernière fait partie de la Collection des classiques
français, publiée par Lefèvre. Nous ne mentionnerons,
parmi les ouvrages relatifs à Montaigne, que les Notices et Observations
pour préparer et faciliter la lecture des Essais, par Vernier,
1810, 2 vol. in-8. En 1812 l'Institut mit au concours l'éloge de
Montaigne; le prix fut décerné à Villemain.
Parmi ses concurrents, dont les composition parurent à la même
époque, on distingue J.-V. Leclerc, Droz, Jay, Mazure, Biot et Victorin
Fabre. |
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