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La
théorie philosophique de la vertu
n'a pas conservé dans la morale moderne
l'importance capitale que lui assignait la morale antique : on a pu même
prétendre de nos jours que le mot de vertu était de plus
en plus délaissé par l'usage. Au lieu de déterminer
un à un les différents devoirs, comme nous le faisons aujourd'hui
en morale pratique, les moralistes anciens, dont la méthode
était, ce semble, plus synthétique que la nôtre, dressaient
pour ainsi dire, en pied, le portrait du sage, c.-à-d. de l'humain
vertueux par excellence; et c'est au sujet des conditions fondamentales
de la vertu qu'ils discutaient les principaux problèmes étudiés
par nous dans la morale théorique. La question de la vertu était
donc pour eux le point central de la morale. Bien que le traité
de morale de Cicéron porte le titre De
officiis (des devoirs), il ne traite en réalité que de
la vertu, et ses divisions correspondent moins aux différentes espèces
de devoirs (envers soi-même, envers autrui,
envers Dieu) qu'aux différentes espèces
de vertus (prudence ou sagesse, justice, courage,
tempérance). Si nous passons en revue les différentes définitions
de la vertu données par les principaux philosophes anciens, nous
verrons que ces définitions résument et caractérisent
tour à tour les doctrines morales de chacun d'entre eux.
Ainsi, pour Socrate,
la vertu, c'est la connaissance ou même la science du bien, tandis
que le vice en est l'ignorance. Les actions de l'humain étant la
conséquence nécessaire de ses pensées, il se porte
naturellement vers ce qu'il croit être le meilleur. Il ne fait donc
le mal que parce qu'il se trompe. Toute faute vient d'une erreur;
toute erreur a pour cause l'ignorance. « Nul n'est méchant
volontairement ». D'où il suit que la vertu est identique
à la science et peut être enseignée
comme elle. La sagesse est la première de toutes les vertus ou plutôt
elle est la vertu même, et le courage, la tempérance, la justice,
la piété n'en sont que les diverses applications.
L'intellectualisme
moral de Socrate devient chez Platon un idéalisme
moral. Comme son maître, Platon voit dans la vertu une science, mais
il y voit aussi une harmonie. C'est l'harmonie de l'âme
dont toutes les facultés, sens, raison, activité, rendent,
pour ainsi dire, leur note dans un parfait accord, c'est aussi l'harmonie
de l'individu avec la société
et l'univers. Et la vertu est encore une ressemblance, une assimilation
avec Dieu. Qu'est-ce en effet que Dieu pour Platon, sinon l'idéal
réalisé, l'unité dans laquelle se réunissent
et se concilient toutes les perfections des créatures. L'humain
vertueux a donc sans cesse les yeux tournés vers Dieu comme le statuaire
vers son modèle, et c'est ainsi qu' il sculpte peu à peu
dans son âme la divine statue de la perfection morale.
Avec Aristote
le point de vue de l'activité pratique se substitue à celui
de la raison spéculative. La vertu est
non une science, mais une habitude. Il ne suffit pas de savoir la définition
de la vertu pour être vertueux. C'est en jouant de la cithare qu'on
devient joueur de cithare; de même, c'est en accomplissant des actes
de vertu qu'on devient vertueux. Encore quelques actes ne suffisent-ils
pas : il faut le nombre, la continuité. « Un acte vertueux
ne fait pas plus la vertu qu'une hirondelle ne fait le printemps. »
En quoi consiste cette habitude? A tenir le milieu entre deux extrêmes.
Définition qu'on retrouvera après Aristote dans toute l'Antiquité.
Vertus est medium vitiorum utrinque reductum, dit Horace.
L'apôtre Paul dit dans le même esprit
: Oportet sapere cum sobrietate. Ce que Molière
a traduit dans le Misanthrope
:
La parfaite
raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on
soit sage avec sobriété.
Pour prouver sa théorie,
Aristote allègue d'abord que tout excès a coutume d'être
nuisible : trop manger et pas assez, trop de repos et trop d'activité;
puis il l'a vérifié en l'appliquant à un grand nombre
de vertus : courage entre témérité et lâcheté,
économie entre avarice et prodigalité, etc. A quoi on n'a
pas manqué d'objecter que toute vertu se trouve ainsi confondue
avec la tempérance qui est seulement la vertu propre de la sensibilité.
La loi des désirs et des passions
est, en effet, la mesure. Mais on ne peut faire consister l'idéal
moral dans la seule modération des sentiments.
D'ailleurs, n'y a-t-il pas une sorte de cercle vicieux à prétendre
déterminer le bien par les extrêmes, la vertu par les vices,
quand ces extrêmes eux-mêmes ne peuvent être déjà
déterminés que par celui qui sait où est le bien?
Avec l'école
stoïcienne, la théorie de la vertu devient la morale tout
entière, car elle absorbe et s'assimile la théorie du souverain
bien qui chez Platon et Aristote en était encore relativement distincte.
S'il fallait en effet indiquer l'idée originale et dominante de
la morale stoïcienne, elle semblerait bien pouvoir se résumer
dans cette formule sur laquelle tous les stoïciens sont d'accord,
depuis Zénon jusqu'à Epictète
et Marc-Aurèle, et qu'on ne retrouve
nulle part ailleurs : la vertu, est le souverain bien, l'unique bien. Or
de ce principe les stoïciens tirent plusieurs conséquences
très importantes. D'abord que la vertu ne poursuit pas une fin supérieure
à elle-même, différente d'elle-même, mais qu'elle
est à soi-même son propre objet; par conséquent que
la valeur morale des actes dépendant non de leur matière
mais de leur forme, non du résultat mais de l'intention, la vertu
consiste à bien vouloir et non à bien faire. Ensuite que,
puisque la vertu est l'unique bien, tout le reste, plaisir et douteur,
richesse et pauvreté, santé et maladie, vie et mort, est
indifférent. Enfin, que la vertu ainsi séparée de
toute matière et concentrée en elle-même est nécessairement
une et indivisible. Qui possède une vertu les possède toutes;
il n'y a pas de milieu entre posséder la vertu et ne la posséder
pas. Toutes les fautes sont égales. Tous les vices sont inséparables
et foncièrement identiques. Celui qui n'est pas sage est fou.
En revanche, le sage
est souverainement bon et parfaitement heureux. Dès lors, la vertu
trouve en soi sa récompense. Gratuita virtus, dit Sénèque,
virtutis praemiuma ipsa virtus. Mais cette vertu qui est le souverain
bien, en quoi consiste-t-elle? Sur ce point, il semble que l'école
ait varié. Ainsi d'après une définition qu'on attribue
à Cléanthe, la vertu consiste
à suivre la nature, à vivre conformément à
la nature. Seulement la nature, est-ce l'instinct?
est-ce la raison? Après s'être efforcés
de concilier ces deux aspects de la nature, les stoïciens ont fini
par subordonner ou même par réduire entièrement le
premier au second.
La vraie nature de
l'humain, c'est la raison, et croire conformément à la nature,
c'est vivre conformément à la raison. Mais dans la raison
même, on peut distinguer, d'une part, l'ordre qu'elle imprime à
toutes choses, d'autre part, l'effort, la tension qui la constituent et
dont l'ordre est la manifestation extérieure. Se place-t-on au premier
point de vue qui est celui de l'intelligence,
la vertu pour les stoïciens, c'est la logique,
c.-à-d la conséquence, l'accord avec soi-même : le
sage fait de sa vie un tout concordant et harmonieux comme une oeuvre d'art.
Se place-t-on au second point de vue, qui est celui de la volonté,
la vertu, c'est la force ou le courage,
l'effort de l'âme se ramassant tout entière
sur soi et luttant contre les choses extérieures; et cette conception
est surtout celte d'Epictète.
Comme on le voit
assez, sans qu'il soit nécessaire de poursuivre cette étude,
le problème fondamental de la morale antique était bien la
définition de la vertu, et c'est encore à la vertu que se
rapportaient tous les autres problèmes, tels que celui de la sanction
morale (rapports de la vertu et du bonheur : la vertu suffit-elle à
constituer le souverain bien ou le bonheur en est-il le complément
nécessaire?) et celui de la classification des devoirs ou de la
détermination des diverses espèces de vertus. On sait que
Platon, s'inspirant de Socrate,
distinguait quatre vertus principales ou cardinales, la sagesse, la tempérance,
le courage et la justice. Aristote divisait
plutôt les vertus en vertus pratiques et vertus spéculatives.
Les stoïciens, on l'a vu, professaient
l'identité radicale de toutes les vertus. (E. B.).
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Critique
de l'idée de vertu par Jeremy Bentham
«
La vertu est le chef d'une famille immense dont les vertus sont les membres.
Elle représente à l'imagination une mère que suit
une nombreuse postérité. Le latin étant la source
d'où le mot est dérivé, et ce mot étant du
genre féminin, l'image qui s'offre naturellement à l'esprit
est celle d'une mère entourée de ses filles, Une appellation
entraîne une idée d'existence; mais la vertu est un être
de raison, une entité fictive. (Quoi! dira-t-on peut-être,
nier l'existence de la vertu! La vertu est un vain mot! La vertu n'est
rien! Quel blasphème! Quelle opinion cet homme doit avoir de la
nature humaine! Quel bien, quelle instruction utile en attendre, sinon
de la plus pernicieuse espèce? Si la vertu est un être imaginaire,
il doit en être de même du vice; ainsi tous deux seront placés
au même niveau, tous deux, produits de l'imagination, tous deux,
objets d'indifférence! C'est ainsi souvent qu'une nouvelle formule
est traitée, blâmée et rejetée; mais l'esprit
ne peut se former aucune idée claire et positive que lorsqu'il a
séparé le réel du fictif.)
Ce
mot de vertu n'est pas susceptible d'admettre ce qui an entend communément
par définition, laquelle doit toujours se rapporter à quelque
appellation générique qui l'embrasse. Par le moyen de ses
dérivés on peut néanmoins l'expliquer, et ces mots
action vertueuse, habitude vertueuse, disposition vertueuse, présentent
à l'esprit une action déterminée.
Quand
un homme dit d'un acte qu'il est vertueux, il veut seulement exprimer son
opinion, que cet acte mérite son approbation; et alors se présente
la question : Sur quelle base se fonde cette opinion?
En
y faisant attention, on se convaincra que cette base diffère et
change d'un lieu à un autre, en sorte qu'il serait bien difficile
de faire une réponse satisfaisante. Si les réponses sont
exactes, elles différeront; et pour les réunir toutes, compliquées
et innombrables qu'elles sont, il faudrait se livrer à des recherches
infinies dans le domaine de la géographie et de l'histoire. Et c'est
ainsi que, lorsqu'on demande pourquoi un acte est vertueux, ou ce qui constitue
la vertu d'un acte, la seule réponse à une question aussi
importante sera, si on l'examine bien : Cet acte est vertueux parce que
je pense qu'il l'est, et sa vertu consiste en ce qu'il a en sa faveur ma
bonne opinion. »
(J.
Bentham, Traité de Législation pénale, I).
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