| Dans la vie psychologique de l'humain et de l'animal, l'Instinct se mêle à d'autres principes d'activité dont il faut le distinguer pour le définir. L'acte réflexe, le besoin organique, l'instinct, l'habitude, tels sont les degrés de l'activité impulsive. Le rang de l'instinct dans cette hiérarchie nous indiquera ses caractères. Quel est l'état de la conscience dans l'activité instinctive? La conscience, dans le réflexe, ne connaît ni la cause, ni les moyens, ni la fin de l'action : excitation, impulsion, mouvement, tout demeure ignoré. Dans le cas du besoin physiologique, souvent confondu avec l'instinct, la conscience atteint la cause efficiente des mouvements : c'est une douleur ; mais les mouvements eux-mêmes semblent lui échapper, et leur fin véritable est absente de l'esprit. L'enfant dont les lèvres se contractent pour téter ne sait pas que ce mouvement doit entretenir sa vie : il a seulement conscience d'une douleur, et, si une fin se présente à lui, c'est le désir d'écarter cette douleur : la fin apparente n'est qu'un moyen destiné à produire la fin réelle inconnue. A la conscience de la cause, ajoutez la conscience de l'effet, le besoin organique devient un instinct : non seulement l'être sent la douleur qui le pousse à l'action, mais l'image de ses mouvements flotte devant ses yeux. En vue de quelle fin ces mouvements sont-ils exécutés ? l'animal ne peut le dire. Supprimez la fin : il n'en continuera pas moins à employer tous les moyens, sans omettre le moindre détail; enlevez la larve du nid de l'insecte : il n'en amassera pas moins les aliments qu'il lui destine. A la vérité, cette expérience ne démontre pas définitivement que l'animal ignore la fin de ses actions. Il peut savoir l'inutilité de ses mouvements et les continuer en vertu de la force acquise : un mouvement complexe ne peut pas s'arrêter brusquement. Les expériences n'ont pas été suffisamment prolongées pour qu'on puisse conclure qu'indéfiniment l'insecte travaillerait à une tâche absurde : il n'est donc pas sûr qu'il ignore absolument la fin de ses actions. Il reste vrai néanmoins que le critère d'après lequel on peut distinguer l'instinct des autres principes d'activité impulsive, c'est l'apparente inconscience de la fin : l'être agit comme s'il ignorait le but de son action : quand les mouvements destinés à produire une fin sont tous exécutés en l'absence de cette fin, ils sont instinctifs. Ce critère permet de distinguer l'habitude et l'instinct. L'habitude est analogue, soit au besoin organique, soit à l'instinct ; elle émousse la conscience, soit des moyens, soit de la fin. Mais elle ne se confond ni avec le besoin ni avec l'instinct : dans le besoin, ni la fin ni les moyens ne sont connus; l'habitude du pianiste, inconscient des mouvements de ses doigts, ne l'empêche pas d'entendre la mélodie qu'il joue; dans l'instinct, la fin est inconnue et, malgré cette inconscience, tous les moyens sont employés pour l'atteindre ; quand l'habitude émousse la conscience de la fin, le système des mouvements destinés à l'atteindre se désorganise; les mouvements cessent ou s'ébauchent sans s'achever : tous les moyens ne sont pas employés. Supposez que, pour achever une convalescence, j'aie pris l'habitude de faire chaque jour une promenade : ma santé rétablie, la fin de ma promenade disparaît ; si elle n'est pas remplacée par un autre désir, la promenade même cessera : elle ne cesserait pas si elle était destinée à satisfaire un instinct, car, ignorant la fin, j'ignorerais sa disparition. Inconscience de la fin, tel est donc le caractère essentiel de l'action instinctive. De là se déduisent tous les autres caractères de l'instinct. Tant que la fin d'une action est inconnue, il ne peut y avoir délibération sur l'emploi des moyens : l'acte instinctif est spontané, immédiat. Aucun problème ne se pose: les solutions ne peuvent différer. Une même douleur produira donc partout et toujours le même acte. Partout, c.-à-d. dans tous les êtres qui se ressemblent : l'acte instinctif est identique chez tous les individus d'une espèce. Toujours, c.-à-d. pendant toute la durée de l'espèce l'acte instinctif est immuable; c.-à-d. encore pendant toute la vie de chaque individu : l'acte instinctif ne s'apprend ni ne s'oublie. Il ne diffère du réflexe que par la complexité tandis que le réflexe peut se schématiser par deux traits, dont l'un indique le courant nerveux qui va de la périphérie au centre, l'autre celui qui revient du centre à la périphérie, l'instinct exigerait un schème plus compliqué : il coordonne des mouvements plus nombreux. Cette complexité pouvait être prévue : si l'instinct est, pour la conscience, plus clair que le réflexe, c'est qu'il occupe un champ plus vaste du domaine mental. La conscience est d'autant plus vive que plus d'énergies sont éveillées : la conscience des mouvements instinctifs est l'indice de leur complexité. Si l'inconscience de la fin explique tous les caractères de l'acte instinctif, ces caractères doivent disparaître à mesure que l'être voit plus nettement son but. A la complexité des mouvements s'ajoute la complexité des idées ; l'être a le choix entre plusieurs moyens : le doute pénètre dans son esprit avec l'intelligence : l'instinct hésite, tâtonne, varie. L'intelligence semble ainsi troubler la quiétude de l'être instinctif et jeter l'imperfection dans son art. En revanche, elle lui permet de s'adapter à de nouvelles conditions d'existence. En dépit de l'apparence, elle économise ses forces. A voir les hésitations et les contradictions de l'activité intelligente, on pourrait croire qu'elle exige plus d'efforts que l'activité instinctive : tandis que celle-ci semble innée, celle-là ne demande-t-elle pas un long apprentissage ? L'une s'exerce spontanément; l'autre attend le résultat d'une réflexion parfois laborieuse. Mais l'être réduit à son instinct immuable passerait sa vie à satisfaire des besoins disparus, à créer des oeuvres inutiles. Éternel au milieu d'un monde changeant, il serait un anachronisme perpétuel. Si l'intelligence exige des efforts, elle les récompense : le travail de l'instinct serait vain. Il y aurait donc dans la nature des forces consumées en pure perte : l'instinct doit varier, il doit se pénétrer d'intelligence pour avoir une raison d'être. Ces rapports de l'intelligence et de l'instinct expliquent le rôle de l'instinct dans la vie de l'animal et dans la vie de l'humain. A mesure qu'on étudie la psychologie de l'animal, on est tenté de diminuer l'importance de l'instinct ; les actions conscientes de leur fin sont nombreuses chez l'animal : il est capable de modifier ses instincts, c.-à-d. les moyens de les satisfaire ; il sait s'adapter aux circonstances nouvelles au milieu desquelles l'introduisent l'humain et la nature. Peut-être même est-ce la myopie de nos sens qui nous fait voir dans les actes des animaux une régularité absolue : nous sommes impuissants à distinguer les individualités. Qui saurait discerner à première vue le caractère original des oeuvres de tel architecte grec, roman, arabe? Les oeuvres d'un art ancien ou étranger nous paraissent impersonnelles. N'en est-il pas de même pour les instincts des animaux ? peut-être l'apparente identité de leurs actes n'est-elle qu'une illusion de nos sens grossiers. De même, n'est-ce pas une illusion qui nous fait croire à l'innéité de l'instinct? Nous distinguons mal les pas désordonnés d'un poulet nouveau-né de la démarche assurée d'un coq adulte : cette confusion nous force à imaginer que le poulet n'acquiert pas l'art de la locomotion, mais le possède d'instinct. Une observation plus attentive, des sens plus pénétrants nous montreraient sans doute que l'instinct chez l'animal s'élève souvent jusqu'à l'intelligence. En revanche, l'intelligence humaine s'abaisse souvent jusqu'à l'instinct. L'humain peut ignorer, oublier la fin de ses actions; il peut renoncer à la réflexion et commettre des actes qui, sans être habituels, sont automatiques. Comment les distinguer de l'instinct? L'humain qui, sa faim satisfaite, continue à manger, obéit à un instinct; de même celui qui, dans les rapports sexuels, oublie la fin de l'amour, l'intérêt de l'espèce, mais n'en exécute pas moins tous les actes qui réaliseraient cette fin. Ces actes sont devenus désirables pour eux-mêmes. Bien qu'ils aient acquis ce caractère, ils ne s'expliquent pas par l'habitude. L'habitude explique comment la fin a disparu, comment l'humain, volontairement ou non, en est venu à l'oublier, mais elle n'explique pas pourquoi les moyens sont tous employés, malgré la disparition de la fin. II faut donc reconnaître un instinct de la nutrition et un instinct de la reproduction: ils reparaissent dans la vie humaine, quand la volonté réfléchie abdique son pouvoir. Certains on considéré un autre instinct apparaît à tout instant de la vie, avec le consentement formel de la volonté : c'est l'instinct social. C'est un instinct, car, pour la plupart des humains, la fin de la société est inconnue. Tout le monde néanmoins agit en vue de la fin sociale ; chacun manifeste par des mouvements appropriés ses sentiments de solidarité humaine. Même si la fin est supprimée, si l'humain est jeté dans une solitude absolue ou relative, il exécute ces mouvements: il reporte sur des étrangers ou sur d'autres êtres de la nature les sentiments qu'il avait pour la société dont il faisait partie. L'instinct n'est donc pas plus absent de la vie humaine que l'intelligence de la vie animale. Mais, dans l'humain plus encore que dans l'animal, l'instinct se mêle aux autres principes d'action et prend, à ce mélange, une couleur particulière. Deux lois président à ces combinaisons. L'instinct se développe ou se complique. S'il se développe, il ne tarde pas à prendre conscience de sa fin ; il devient une inclination intelligente. Mais si la fin demeure inconnue, les mouvements destinés à l'atteindre se compliquent : l'instinct de la nutrition devient l'art du gourmet ; l'instinct de la reproduction devient la débauche; ce que l'on a appelé l'instinct social devient la politesse. La fin des actions est aussi ignorée que dans les instincts simples. Le mondain ne sait pas plus que le rustre quel es tle but de la société : il n'obéit, comme lui, qu'à l'attrait du plaisir; le libertin oublie comme l'enfant ignore le sens des impulsions que subit sa chair. Mais ces complications des mouvements instinctifs sont conscientes et voulues. L'instinct pousse l'humain à l'action, mais c'est à la condition de se transformer, et ces transformations sont l'oeuvre de la réflexion. La réflexion, qui explique les modifications de l'instinct, doit nous révéler aussi le secret de sa naissance. Parmi les autres principes d'activité auxquels nous l'avons comparé, les premiers ont une raison mécanique : tel l'acte réflexe ; tel encore le besoin physiologique qui résulte nécessairement des relations réciproques des organes; il est vrai qu'il faudrait rendre compte de ces relations, donner toute une théorie de la vie pour expliquer nombre d'actions dites instinctives. D'autre part, l'habitude tire son origine de la réflexion. Elle ne pourrait naître si le premier acte n'avait reçu l'approbation expresse ou tacite de la volonté raisonnable. L'habitude nous enseigne ainsi comment une activité consciente de sa fin peut l'oublier et devenir automatique. Elle nous fait prévoir l'explication psychologique de l'instinct. A côté des instincts organiques qui s'expliquent par les lois mêmes de la vie, les instincts proprement dits doivent donc s'expliquer, comme l'habitude, par la volonté réfléchie. Les reproches qu'on adresse en général à cette doctrine viennent d'une interprétation particulière de l'habitude. L'habitude, dit-on, ne crée rien : l'instinct doit donc lui préexister ; l'habitude naît par hasard : il suffit qu'un acte soit accompli pour qu'il tende à se répéter. L'habitude en effet ne crée rien, mais elle développe les tendances créées par la volonté. Ces tendances ne naissent pas fortuitement un acte ne devient habituel qu'avec le consentement de la volonté. Rien n'empêche donc d'adopter l'explication des évolutionistes dont quelques-uns, Romanes par exemple, admettent formellement que l'habitude destinée à devenir un instinct est l'oeuvre de la réflexion individuelle. En ce sens, l'habitude est une ancienne activité réfléchie, l'instinct une habitude inconsciente de sa fin, le besoin un instinct inconscient de ses moyens, le réflexe un besoin inconscient de sa cause. (Paul Lapie, 1900). | |