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Fontenelle

Bernard le Bovier de Fontenelle est un écrivain français, né à Rouen le 19 février 1657, mort à Paris le 9 janvier 1757. Il était fils d'un avocat au parlement et de Marthe Corneille, soeur de Pierre et Thomas. A treize ans, au collège des jésuites de Rouen, il concourut avec éloges au prix des Palinods et il traduisit peu après en vers français quelques pièces latines du père Commire; il plaida une cause et renonça au barreau. Honoré d'un accessit par l'Académie en 1675, il donna au Mercure galant diverses pièces trop ingénieuses, notamment l'Amour noyé et Histoire de mes conquêtes où il s'est lui-même dépeint joliment. Sa tragédie d'Aspar (1681) tomba lourdement; mais les opéras de Psyché et de Bellérophon, dans lesquels il avait mis beaucoup du sien, eurent du succès sous le nom de Thomas Corneille
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Fontenelle.
Fontenelle (1657-1757).

Etabli à Paris, il donna coup sur coup : les Dialogues des morts (1683), où il faisait Platon galant et Phryné moraliste; le Jugement de Pluton (1684), critique des dialogues et réponses aux critiques; les Lettres du chevalier d'Her... (1685), badinage un peu sec; même année, un Eloge de M. Corneille, qu'il étendra en 1742, en y joignant deux autres pièces (Histoire du théâtre français jusqu'à Corneille, curieuse par un goût assez vif du théâtre du Moyen âge et de la poésie spontanée des trouvères; Réflexions sur la poétique, à rapprocher de sa Description de l'empire de la poésie, 1678, et du morceau intitulé Sur la Poésie en général); les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), mélange délicat, et qui réussit à souhait, d'astronomie et de bel esprit, de physique cartésienne, de réflexions morales et d'ironie; même année, les Doutes sur les Causes occasionnelles, critique courtoise du système de Malebranche; l'Histoire des oracles (1687), tout son bagage pour l'Académie des inscriptions à laquelle il sera associé en 1708; abréviation libre d'un ouvrage du Hollandais Van Dale, où il se complaisait à réfuter quelques théologiens, tout en préludant à la satire des Anciens; les Poésies pastorales (1688), trop spirituelles, avec un Discours sur l'églogue et une Digression sur les Anciens et les Modernes dans laquelle il donnait aux modernes assez d'avantage et à l'idée du progrès assez d'appui pour déplaire à l'Académie : elle le refusa quatre fois et ne le reçut qu'en 1691; elle avait couronné en 1687 son Discours sur la patience. L'opéra de Thétis et Pélée réussit en 1689, Enée et Lavinie beaucoup moins en 1690. Citons un Parallèle de Corneille et de Racine (1693). 

Plus encore que sa préface pour l'Analyse des infiniment petits du marquis de l'Hôpital (1696), ses Entretiens sur la pluralité des mondes le firent choisir comme secrétaire de l'Académie des sciences, renouvelée en 1699; et ses Eléments de la géométrie de l'infini (1727, in-4) ont moins fait pour la gloire de cette assemblée que son Histoire de l'Académie royale des sciences, avec deux préfaces, recueil contenant des extraits des mémoires des savants et les éloges des académiciens morts; en 1702, l'Histoire depuis l'année 1699; en 1733, depuis l'année 1666. Par ses éloges académiques, Fontenelle a magistralement ouvert la voie à D'Alembert, Condorcet, Cuvier, Arago, etc. 

En 1752, il publia deux volumes contenant une tragédie et six comédies, avec préface; même année la Théorie des tourbillons cartésiens, avec des réflexions sur l'attraction newtonienne. L'édition de ses oeuvres de 1766 donne en outre divers morceaux : De l'Existence de Dieu, Du Bonheur, De l'Origine des fables, Sur l'instinct, Sur l'Histoire, et trois fragments : Traité de la raison humaine, De la Connaissance de l'Esprit humain, enfin ce qu'il appelait Ma République.

Le « prudent » et « discret » Fontenelle est taxé par un contemporain d'orgueil approbateur, traité d'homme impassible qui louait pour être loué, d'homme indulgent par vanité, attentif à sa gloire et à ses moindres gestes. Ce fut une façon de sage occupé de son bonheur, mais bienveillant et même secourable. Son intelligence souple et lucide a très bien servi les lettres et surtout les sciences, qu'il sut excellemment rendre accessibles et même attrayantes en gardant l'exactitude. La qualité d'homme de lettres fut relevée par la brillante considération attachée à la personne de cet académicien qui ne fut rien de plus, quoique familier du duc d'Orléans et de Fleury. Comme Voltaire, il exerça la royauté littéraire et mondaine, et, comme lui, il eut une sorte d'universalité, à la fois causeur fêté, poète badin et dramatique, philosophe, critique, historien des idées et géomètre. Ses vues sur la philosophie en poésie, sur l'amour et l'intérêt au théâtre, sur l'histoire, sur le progrès sont attachantes; et, comme dit Trublet « la maind'oeuvre est toujours bonne chez Fontenelle », quand il ne se travaille pas trop. (GE).
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L'humanité comparée à un seul homme

[Fontenelle émet ici des idées analogues à celles de Pascal, mais d'autant plus intéressantes que, dans l'intervalle, la querelle des anciens et des modernes a commencé.].

«  Les siècles barbares qui ont suivi celui d'Auguste et précédé celui-ci fournissent aux partisans de l'antiquité celui de tous leurs raisonnements qui a le plus d'apparence d'être bon. D'où vient, disent-ils, que dans ces siècles-là l'ignorance était si épaisse et si profonde ?C'est que l'on n'y connaissait plus les Grecs et les Latins, on ne les lisait plus; mais, du montent que l'on se remit devant les yeux ces excellents modèles, on vit renaître la raison et le bon goût. Cela est vrai, et ne prouve pourtant rien. Si un homme qui aurait de bons commencements des sciences, des belles-lettres, venait à avoir une maladie qui les lui fit oublier, serait-ce à dire qu'il en fût devenu incapable? Non, il pourrait les reprendre quand il voudrait, en recommençant dès les premiers éléments. Si quelque remède lui rendait la mémoire tout à coup, ce serait bien de la peine épargnée : il se trouverait sachant tout ce qu'il avait su, et, pour continuer, il n'aurait qu'à reprendre où il aurait fini. La lecture des anciens a dissipé l'ignorance et la barbarie des siècles précédents. Je le crois bien. Elle nous rendit tout d'un coup des idées du vrai et du beau, que nous aurions été longtemps à rattraper, mais que nous eussions rattrapées à la fin sans le secours des Grecs et des Latins, si nous les avions bien cherchées. Et où les eussions-nous prises? Où les avaient prises les anciens. Les anciens même, avant que de les prendre, tâtonnèrent bien longtemps.

La comparaison que nous venons de faire des hommes de tous les siècles à un seul homme peut s'étendre sur toute notre question des anciens et. des modernes. Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents; ce n'est qu'un même esprit qui s'est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme, qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu'à présent, a eu son enfance, où il ne s'est occupé que des besoins les plus pressants de la vie; sa jeunesse, où il a assez bien réussi aux choses d'imagination, telles que la poésie et l'éloquence, et où même il a commencé à raisonner, vrais avec moins de solidité que
de feu; il est maintenant dans l'âge de virilité, où il raisonne avec plus de force, et a plus de lumières que jamais; mais il serait bien plus avancé, si la passion de la guerre ne l'avait occupé longtemps, et ne lui avait donné du mépris pour les sciences auxquelles il est enfin revenu.

Il est fâcheux de ne pouvoir pas pousser jusqu'au bout une comparaison qui est en si beau train; mais je suis obligé d'avouer que cet homme-là n'aura point de vieillesse : il sera toujours également capable des choses aux-quelles sa jeunesse était propre, et il le sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à l'âge de virilité; c'est-à-dire, pour quitter l'allégorie, que les hommes ne dégénéreront jamais, et que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderont s'ajouteront toujours les unes aux autres. »
 

(Fontenelle, Digression sur les anciens et les modernes, 1688).
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[On a beaucoup discuté cette comparaison de l'humanité avec un seul homme; elle simplifie peut-être trop la question. Quant à la division de l'histoire de l'humanité en plusieurs âges caractérisés par le développement exclusif de telle faculté, c'est encore un raisonnement bien sommaire. Par la suite, d'ailleurs, Fontenelle distingue justement les arts des sciences, et donne la solution la plus prudente et la plus équitable de cette querelle : 
« Afin, dit-il, que les modernes puissent toujours renchérir sur les anciens, il faut que les choses soient d'une espèce à le permettre. Pour l'éloquence et la poésie, qui sont le sujet de la principale contestation entre les anciens et les modernes, quoiqu'elles ne soient pas en elles-mêmes fort importantes, je crois que les anciens en ont pu atteindre la perfection. Contentons-nous de dire qu'ils ne peuvent être surpassés, mais ne disons pas qu'ils ne peuvent être égalés. » ]

Théories littéraires

Fontenelle s'est fait de l'art une image à la ressemblance de son caractère. Il ne lui voit pas d'autre but que de plaire. Il ne se souciait pas « des siècles à venir », mais seulement du public mondain d'alors :
Les dames, ou pour ne rien dissimuler, la plupart des hommes de ce pays-ci, sont bien aussi sensibles à l'agrément ou du tour, ou des expressions, ou des pensées, qu'à la solide beauté des recherches les plus exactes, ou des discussions les plus profondes. (Préface de l'Histoire des Oracles).
Il se proposait de mettre la science à la portée des gens du monde :
J'ai voulu traiter la philosophie d'une manière qui ne fût point philosophique; j'ai tâché de l'amener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants. (Préface des Entretiens sur la Pluralité des mondes). 
Il y réussit, et ce n'est pas un mérite médiocre.

L'homme d'esprit

Il est vrai que Fontenelle commença par n'être guère, comme le dit La Bruyère, qu'un bel esprit de profession.

La préciosité.
Sans parler de ses Eglogues ou de ses poésies de circonstance, ses Lettres galantes du Chevalier d'Her... le montrent comme un successeur de Voiture. Son héros apporte dans toutes ses aventures la même préciosité galante souvent un peu fade, parfois d'une désinvolture ingénieuse, comme lorsqu'il pose sa candidature pour plus tard à l'amour d'une dame :

Je me passerai à un peu moins d'éclat que vous n'en avez aujourd'hui : je vous relâche cette extrême vivacité dont est votre teint; aussi bien il y a beaucoup de superflu dans votre beauté... Adieu, madame, jusqu'à nos amours. (Oeuvres).
Le paradoxe.
Mais rien ne fait mieux valoir l'esprit que le paradoxe. Le genre des Dialogues des Morts en fournit aisément l'occasion. La belle Phryne démontre à Alexandre qu'elle a fait plus de « conquêtes » que lui; Scarron soutient à Sénèque qu'il est le plus stoïcien des deux, etc. L'esprit de Fontenelle va jusqu'à se moquer de l'Esprit (Charles-Quint et Erasme). Mais en badinant il rencontre des idées intéressantes comme celle-ci, que la science n'atteindra jamais l'absolu, mais qu'elle ne doit pas se lasser de le poursuivre :
Toutes les sciences ont leur chimère, après laquelle elles courent, sans la pouvoir attraper; mais elles attrapent en chemin d'autres connaissances fort utiles. (Artémise, Raymond Lulle).

Le vulgarisateur

C'est que déjà la science l'attirait et ce fut un progrès décisif pour son talent quand il se laissa séduire tout à fait.

La vulgarisation scientifique. 
C'est en effet son livre de la Pluralité des mondes qui le tira hors de pair.

Analyse des Entretiens sur la Pluralité des Mondes habités.
Fontenelle suppose qu'il se promène par une belle soirée dans un parc avec une marquise, et que la conversation vient à tomber sur les astres. Il lui explique alors comment la Terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du Soleil (1er soir). Puis il lui démontre que la Lune est une terre habitée aussi bien que les autres planètes (2e et 3e soirs); et lui donne des détails sur Vénus, Mercure, Jupiter et Saturne (4e soir). Passant alors aux étoiles fixes, il fait voir qu'elles sont autant de soleils dont chacun éclaire un monde (5e soir) et conclut par quelques indications sur les dernières découvertes astronomiques (6e soir).

La poésie. 
Naturellement la démonstration est entremêlée de galanteries à l'adresse de la marquise. Mais parfois Fontenelle, dans la contemplation de ces espaces infinis, sans atteindre le sublime de Pascal, rencontre pourtant une certaine poésie. Il a dit la douce rêverie où vous invite la nuit (1er soir). Il a fait sentir combien les découvertes astronomiques ont agrandi l'univers :

Quand le ciel n'était que cette voûte bleue où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit; je m'y sentais comme oppressé. Présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue et de profondeur à cette voûte, en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l'univers a toute une autre magnificence (5e soir).
Les explications imagées. 
Son habileté consiste surtout à faire saisir les phénomènes cosmiques par une comparaison avec un spectacle familier. La marquise peut s'imaginer le monde comme la machinerie de l'Opéra. Le spectateur ne se rend pas compte comment Phaéton est enlevé par les vents dans le haut du théâtre. On a fait toutes sortes d'hypothèses :
A la fin Descartes et quelques autres modernes sont venus qui ont dit : « Phaéton monte parce qu'il est tiré par des cordes et qu'un contre-poids plus pesant que lui descend. » Ainsi on ne croit plus qu'un corps se remue, s'il n'est tiré ou plutôt poussé par un autre corps... et qui verrait la nature telle qu'elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l'Opéra (1er soir).
Le double mouvement de la terre est analogue à celui d'une boule qui roule
sur elle-même tout en se dirigeant vers un but (1er soir), etc.

La vulgarisation théologique. 
Le succès des Mondes encouragea Fontenelle à dépouiller aussi les questions théologiques de leur appareil pédantesque. Un médecin Van Dale venait de faire paraître en Hollande un ouvrage latin sur les Oracles des Païens destiné à réfuter l'opinion de certains théologiens qui prétendaient tirer un avantage de ce que des oracles païens avaient annoncé le christianisme et de ce que, le Christ venu, ces oracles avaient cessé. Fontenelle reprend la démonstration dans son Histoire des Oracles en y apportant l'ordre, la clarté et surtout un esprit nouveau. En apparence Ses intentions sont d'un parfait chrétien. En réalité il veut laisser l'impression que toules les prophéties sont des impostures. Il nous invite à ne pas crier trop vite au prodige et à nous assurer du fait avant de lui trouver une cause. C'est ainsi qu'en 1593, en Silésie, on fit courir le bruit qu'une dent d'or était poussée à un enfant. Là-dessus grande controverse :

Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent, avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre (chap. 4).
Cette façon ironique  et fine d'émettre un principe, et de l'appuyer sur une anecdote, sera reprise par Voltaire dans ses romans. Ce fut la méthode du XVIIIe siècle, laquelle fait contraste avec celle du XVIIe (Voiture) tout autant qu'avec celle du XIXe.
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La dent d'or

« Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par dessus la vérité du fait : mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.

En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horstius, professeur en Médecine dans l'Université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu a cet enfant pour consoler les Chrétiens affligés par les Turcs. Figurer-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse, mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.

Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.

De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en été; de plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n'était pas. »
 

(Fontenelle, Histoire des oracles, 1687).

Le savant

De plus en plus Fontenelle dépouillait le bel esprit. Quand il fut secrétaire de l'Académie des Sciences, ce fut un grand esprit qui se révéla.

L'exposition scientifique.
Sans doute dans les Eloges qu'il eut à prononcer des Académiciens à leur mort, et il en enterra beaucoup, il est telle anecdote où l'on retrouve le clin d'oeil malicieux du causeur. Celle-ci entre autres sur le mariage de Leibniz :

Leibniz ne s'était point marié; il y avait pensé à l'âge de cinquante ans : mais la personne qu'il avait en vue voulut avoir le temps de faire ses réflexions. Cela donna à Leibniz le loisir de faire aussi les siennes, et il ne se maria point. (Eloge de Leibniz).
Mais le mérite de ces éloges consiste surtout dans la parfaite clarté avec laquelle il sait exposer les systèmes d'un Malebranche, d'un Leibniz ou d'un Newton. Voici comment il oppose la philosophie inductive de Newton à la philosophie déductive se Descartes :
Tous cieux ont fondé leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l'un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir plus qu'à descendre aux phénomènes de la nature comme à des conséquences nécessaires. L'autre, plus timide et plus modeste, a commencé sa marche par s'appuyer sur des phénomènes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre quels que les pût donner l'enchaînement des conséquences. (Eloge de Newton).
Le philosophe des sciences.
Fontenelle a eu au moins l'intelligence, sinon le génie scientifique. D'abord ce sceptique croit à la science et au progrès :
Accumulons donc toujours des vérités de mathématiques et de physique au hasard de ce qui en arrivera... Au pis aller, il y en aura qui seront éternellement inutiles. J'entends inutiles par rapport aux usages sensibles et pour ainsi dire grossiers; car du reste elles ne le seront pas... Toutes les vérités deviennent plus lumineuses les unes par les autres. (Préface sur l'utilité des mathématiques et de la physique, et sur les travaux de l'Académie des Sciences).
Ensuite il a eu l'idée de la solidarité des sciences et de l'unité fondamentale des lois de la nature. (Préface de l'Histoire de l'Académie des Sciences). Il a bien vu comment l'esprit scientifique peut avoir sa place même hors de la science :

L'esprit géométrique n'est pas si attaché à la géométrie qu'il n'en puisse être tiré et transporté à d'autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d'éloquence, en sera plus beau, toutes choses d'ailleurs égales, s'il est fait de main de géomètre. L'ordre, la netteté, la précision qui règnent dans les bons livres depuis un certain temps, pourraient bien avoir leur première source dans cet esprit géométrique qui se répand plus que jamais. (Préface sur l'utilité des mathématiques, etc.).
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Fontenelle.
Fontenelle.
(Détail d'un portrait par Rigaud, 1707, musée Fabre, Montpellier).

Conclusion 

Il y a donc eu dans la maturité de Fontenelle autre chose de grand « que l'opinion qu'il avait de lui-même ». Sa vraie gloire c'est d'être passé de l'esprit de finesse à l'esprit de géométrie tout en retenant quelque chose du premier, et d'avoir servi ainsi d'intermédiaire entre les savants et les gens du monde. Il a contribué puissamment à donner à son siècle la curiosité et l'esprit scientifiques, c'est-à-dire le goût de la vérité précise et méthodique, et par là il est le précurseur non seulement de Buffon, mais de l'esprit moderne. (E. Abry).
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Sur l'utilité des mathématiques,
de la physique, de l'anatomie

« On traite volontiers d'inutile ce qu'on ne sait point; c'est une espèce de vengeance; et, comme les mathématiques et la physique sont assez généralement inconnues, elles passent assez généralement pour inutiles. La source de leur malheur est manifeste; elles sont épineuses, sauvages et d'un accès difficile.

Nous avons une lune pour nous éclairer pendant nos nuits : que nous importe, dira-t-on, que Jupiter en ait quatre? Pourquoi tant d'observations si pénibles, tant de calculs si fatigants, pour connaître exactement leur cours? Nous n'en serons pas mieux éclairés; et la nature, qui a mis ces petits astres hors de la portée de nos yeux, ne paraît pas les avoir faits pour nous. En vertu d'un raisonnement si plausible, on aurait dû négliger de les observer avec le télescope et de les étudier, et il est sûr qu'on y eût beaucoup perdu. Pour peu qu'on entende les principes de la géographie et de la navigation, on sait que, depuis que ces quatre lunes de Jupiter sont connues, elles nous ont été plus utiles par rapport à ces sciences que la nôtre elle-même; qu'elles servent, et serviront toujours de plus en plus, à faire des cartes marines incomparablement plus justes que les anciennes, et qui sauveront apparemment la vie à une infinité de navigateurs. N'y eût-il dans l'astronomie d'autre utilité que celle qui se tire des satellites de Jupiter, elle justifierait suffisamment ces calculs immenses, ces observations si assidues et si scrupuleuses, ce grand appareil d'instruments travaillés avec tant de soin, ce bâtiment superbe uniquement élevé pour l'usage de cette science. Cependant le gros du monde ou ne connaît point les satellites de Jupiter, si ce n'est peut-être de réputation et fort confusément, ou ignore la liaison qu'ils ont avec la navigation, ou ne sait pas même qu'en ce siècle la navigation soit devenue plus parfaite.

Telle est la destinée des sciences maniées par un petit nombre de personnes; l'utilité de leur progrès est invisible à la plupart du monde, surtout si elles se renferment dans des professions peu éclatantes. Que l'on ait présentement une plus grande facilité de conduire des rivières, de tirer des canaux et d'établir des navigations nouvelles, parce que l'on sait sans comparaison mieux niveler un terrain et faire des écluses, à quoi cela aboutit-il? Des maçons et des mariniers ont été soulagés dans leur travail; eux-mêmes ne se sont pas aperçus de l'habileté du géomètre qui les conduisait; ils ont été mus à peu près comme le corps l'est par une âme qu'il ne connaît point; le reste du monde s'aperçoit encore moins du génie qui a présidé à l'entreprise, et le public ne jouit du succès qu'elle a eu qu'avec une espèce d'ingratitude.

L'anatomie, que l'on étudie depuis quelque temps avec tant de soin, n'a pu devenir plus exacte sans rendre la chirurgie beaucoup plus sûre dans ses opérations. Les chirurgiens le savent, mais ceux qui profitent de leur art n'en savent rien. Et comment le sauraient-ils? Il faudrait qu'ils comparassent l'ancienne chirurgie avec la moderne. Ce serait une grande étude, et qui ne leur convient pas. L'opération a réussi, c'en est assez; il n'importe guère de savoir si dans un autre siècle elle aurait réussi de même.

Il est étonnant combien de choses sont devant nos yeux sans que nous les voyions. Les boutiques des artisans brillent de tous côtés d'un esprit et d'une invention qui cependant n'attirent point nos regards; il manque des spectateurs à des instruments et à des pratiques très utiles et très ingénieusement imaginées; et rien ne serait plus merveilleux pour qui saurait en être étonné....

L'utilité des mathématiques et de la physique, quoique à la vérité assez obscure, n'en est donc pas moins réelle. A ne prendre les hommes que dans leur état naturel, rien ne leur est plus utile que ce qui peut leur conserver la vie, et leur produire les arts, qui sont et d'un si grand secours et d'un si grand ornement à la société. Ce qui regarde la conservation de la vie appartient particulièrement à la physique. Pour les arts, dont le dénombrement serait infini, ils dépendent, les uns de la physique, les autres des mathématiques.

Il me semble d'abord que, si l'on voulait renfermer les mathématiques dans ce qu'elles ont d'utile, il faudrait ne les cultiver qu'autant qu'elles ont un rapport immédiat et sensible aux arts, et laisser tout le reste comme une vaine théorie. Mais cette idée serait bien fausse. L'art de la navigation, par exemple, tient nécessairement à l'astronomie, et jamais l'astronomie ne peut être poussée trop loin pour l'intérêt de la navigation. L'astronomie a un besoin indispensable de l'optique, à cause des lunettes de longue vue; et l'une et l'autre, ainsi que toutes les parties des mathématiques, sont fondées sur la géométrie, et pour aller jusqu'au bout, sur l'algèbre même.

La géométrie, et surtout l'algèbre, sont la clef de toutes les recherches que l'on peut faire sur la grandeur. Ces sciences, qui ne s'occupent que de rapports abstraits et d'idées simples, peuvent paraître infructueuses tant qu'elles ne sortent point, pour ainsi dire, du monde intellectuel; mais les mathématique mixtes, qui descendent à la matière, et qui considèrent les mouvements des astres, l'augmentation des forces mouvantes, les différentes routes que tiennent des rayons de lumière en différents milieux, les différents effets du son par les vibrations des cordes, en un mot, toutes les sciences qui découvrent des rapports particuliers de grandeurs sensibles, vont d'autant plus loin et plus sûrement, que l'art de découvrir des rapports en général est plus parfait. L'instrument universel ne peut devenir trop étendu, trop maniable, trop aisé à appliquer à tout ce qu'on voudra. Il est utile de l'utilité de toutes les sciences, qui ne sauraient se passer de son secours.

Il est vrai cependant que toutes les spéculations de géométrie pure ou d'algèbre ne s'appliquent pas à des choses utiles; mais il est vrai aussi que la plupart de celles qui ne s'y appliquent pas, conduisent ou tiennent à celles qui s'y appliquent : savoir que, dans une parabole, la sous-tangente est double de l'abscisse correspondante, c'est une connaissance fort stérile par elle-même; mais c'est un degré nécessaire pour arriver à l'art de tirer des bombes avec la justesse dont on sait les tirer présentement. Il s'en faut beaucoup qu'il y ait dans les mathématiques autant d'usages évidents que de propositions ou de vérités; c'est bien assez que le concours de plusieurs vérités produise presque toujours un usage.

De plus, telle spéculation géométrique, qui ne s'appliquait d'abord à rien d'utile, vient à s'y appliquer dans la suite. Quand les plus grands géomètres du XVIIe siècle se mirent à étudier une nouvelle courbe, qu'ils appelèrent la cycloïde, ce ne fut qu'une pure spéculation, où ils s'engagèrent par la seule vanité de découvrir à l'envi les uns des autres des théorèmes difficiles. Ils ne prétendaient pas eux-mêmes travailler pour le bien public; cependant il s'est trouvé, en approfondissant la nature de la cycloïde, qu'elle était destinée à donner aux pendules toute la perfection possible, et à porter la mesure du temps jusqu'à sa dernière précision.

Il en est de la physique comme de la géométrie. L'anatomie des animaux nous devrait être assez indifférente; il n'y a que le corps humain qu'il nous importe de connaître. Mais telle partie dont la structure est, dans le corps humain, si délicate ou si confuse, qu'elle en est invisible, est sensible et manifeste clans le corps d'un certain animal. De là vient que les monstres mêmes ne sont pas à négliger. La mécanique, cachée dans une certaine espèce ou dans une structure commune, se développe dans une autre espèce ou dans une structure extraordinaire, et l'on dirait presque que la nature, à force de multiplier et de varier ses ouvrages, ne peut s'empêcher de trahir quelquefois son secret.

Les anciens ont connu l'aimant, mais ils n'en ont connu que la vertu d'attirer le fer : soit qu'ils n'aient pas fait beaucoup de cas d'une curiosité qui ne les menait à rien, soit qu'ils n'eussent pas assez le génie des expériences, ils n'ont pas examiné cette pierre avec assez de soin. Une seule expérience de plus leur apprenait qu'elle se tourne d'elle-même vers les pôles du monde, et leur mettait entre les mains le trésor inestimable de la boussole. Ils touchaient à cette découverte si importante qu'ils ont laissée échapper, et s'ils avaient donné un peu plus de temps à une curiosité inutile en apparence, l'utilité cachée se déclarait.

Amassons toujours les vérités de mathématiques et de physique, au hasard de ce qui en arrivera; ce n'est pas risquer beaucoup. Il est certain qu'elles seront puisées dans un fonds d'où il en est déjà sorti un grand nombre qui se sont trouvées utiles. Nous pouvons présumer avec raison que, de ce même fonds, nous en tirerons plusieurs, brillantes dès leur naissance d'une utilité sensible et incontestable. Il y en aura d'autres qui attendront quelque temps qu'une fine méditation ou un heureux hasard découvre leur usage. Il y en aura qui, prises séparément, seront stériles, et ne cesseront de l'être que quand on s'avisera de les rapprocher. Enfin, au pis aller, il y en aura qui seront éternellement inutiles. 

J'entends inutiles, par rapport aux usages sensibles et, pour ainsi dire, grossiers, car du reste elles ne le seront pas. Un objet vers lequel on tourne uniquement ses yeux, en est plus clair et plus éclatant, quand les objets voisins, qu'on ne regarde pourtant pas, sont éclairés aussi bien que lui. C'est qu'il profite de la lumière qu'ils lui communiquent par réflexion. Ainsi les découvertes sensiblement utiles, et qui peuvent mériter notre attention principale, sont en quelque sorte éclairées par celles qu'on peut traiter d'inutiles. Toutes les vérités deviennent plus lumineuses les unes par les autres.

Il est toujours utile de penser juste, même sur des sujets inutiles : quand les nombres et les lignes ne conduiraient absolument à rien, ce seraient toujours les seules connaissances certaines qui aient été accordées à nos lumières naturelles, et elles serviraient à donner plus sûrement à notre raison la première habitude et le premier pli du vrai....

L'esprit géométrique n'est pas si attaché à la géométrie qu'il n'en puisse être tiré et transporté à d'autres connaissances... 

Enfin, tout ce qui nous élève à des réflexions, qui, quoique purement spéculatives, sont grandes et nobles, est d'une utilité qu'on peut appeler spirituelle et philosophique. L'esprit a ses besoins, et peut-être aussi étendus que ceux du corps. Il veut savoir; tout ce qui peut être connu lui est nécessaire, et rien ne marque mieux combien il est destiné à la vérité, rien n'est peut-être plus glorieux pour lui que le charme qlue l'on éprouve, et quelquefois malgré soi, dans les plus sèches et les plus épineuses recherches de l'algèbre. »
 

(Fontenelle, Préface sur l'utilité des mathématiques
et de la physique et sur les travaux de l'Académie des sciences.).


Simone Mazauric, Fontenelle et l'invention de l'histoire des sciences à l'aube des Lumières, Fayard, 2007.
9782213633060
Editions anciennes - Ses œuvres ont été publiées en 1758, 11 vol. in-12- 1790, 8 vol. in-8, et 1825, 5 vol. in-8. D'Alembert et Garât ont écrit son Éloge.
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