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Émile ou De l'Éducation
de J.-J. Rousseau
L'Émile ou De l'Éducation (Amsterdam, 1762) est l'ouvrage capital de J.-J. Rousseau, moitié didactique, moitié roman, qui occupe une place importante dans l'histoire de l'éducation chez les modernes, et qui dès son apparition suscita un enthousiasme général, et est peut-être parmi ceux de Rousseau celui dont l'influence fut la plus considérable et la plus immédiate. 

L'introduction explique que le but de l'ouvrage est avant tout un traité sur l'éducation. Non que Rousseau ait entrepris de tracer pratiquement le meilleur système d'éducation publique (Émile est un enfant riche, placé dans des conditions exceptionnelles, et son gouverneur est beaucoup plus exceptionnel encore). Mais il a voulu exposer les principes et les méthodes desquels on doit s'inspirer en matière d'éducation. 

L'instruction n'est que secondaire dans ce traité : le système de Rousseau est de tout apprendre à son élève en ayant l'air de ne lui rien enseigner, de le conduire à inventer en quelque sorte lui-même ce qu'il étudie; c'est ce qu'on a appelé depuis la méthode socratique. Mais avant de commencer une étude, il en éveille le désir chez l'enfant, au moyen de l'expérience personnelle.

L'éducateur doit, pour ainsi dire, servir d'intermédiaire entre l'enfant et la nature. L'homme est naturellement bon. L'éducation doit consister, non à le façonner par un enseignement artificiel, mais à lui faire tirer de son propre fonds les principes qui y sont latents, à développer les heureuses dispositions que lui a inculquées la nature. 

C'est en vertu de ses propres expériences savamment graduées que le jeune garçon est amené peu à peu, après une première enfance libre et joyeuse, à acquérir toutes les notions morales et scientifiques nécessaires pour être finalement, à la naissance de l'âge adulte, initié aux plus hautes spéculations philosophiques et religieuses. L'éducation des filles n'a pas moins d'importance : Émile aura dans Sophie une digne compagne, élevée selon les facultés supposées de son sexe.

Il y a peu d'invention dans ce traité où domine la pensée qu'il faut laisser agir la nature, et qu'on la pervertit en voulant la perfectionner; néanmoins, en empruntant à Montaigne et à Locke des idées fondamentales, l'auteur les a approfondies et mises en relief. Le vice de son oeuvre est de n'offrir, comme plan d'éducation, qu'une utopie, impraticable même dans l'éducation d'un prince. 

On remarqua beaucoup, lors de la publication du livre, les conseils qu'il donne aux mères pour les engager à nourrir elles-mêmes leurs enfants, et quelques préceptes sur l'éducation physique. Par ces idées, il a en l'honneur de ramener la société de son temps vers la vie de famille; il a affranchi l'enfant des entraves qui géraient son développement et protégé ses tendres années contre les mauvais traitements de ses maîtres et les peines corporelles.

Un morceau, connu sous le nom de Profession de foi du vicaire savoyard, eut aussi un immense retentissement: on crut y voir que le philosophe y niait la Révélation, ou peut-être qu'il contestait la nécessité d'une Église intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ce morceau attira sur l'ouvrage les censures de l'autorité ecclésiastique, et sur l'auteur les rigueurs de la justice.

Il y en eut deux éditions la même année : la première, in-12° avec des figures, dont le titre précède, et qui est devenue rare; puis une seconde, en 4 vol. in-8°, publiée également par Néaulme, à Amsterdam, à ce que dit le titre, car le livre fut réellement imprimé à Paris. 

Le spiritualisme de Rousseau.
La morale de Rousseau est spiritualiste; elle repose sur la conscience de la liberté de l'humain, liberté qui se manifeste directement par l'évidence. Son système tend à établir l'éducation négative comme la meilleure, parce qu'elle prévient les vices, si elle ne donne pas les vertus. Ce système a le tort de claquemurer l'humain en lui-même, dont il sort sans cesse, et de repousser une tradition qui, malgré lui, s'empare du disciple pour l'instruire et le moraliser. 

La philosophie de Rousseau est spiritualiste; sa morale (celle de ses livres) est chrétienne, et même calviniste. Rejeté de l'enseignement public, l'Émile peut servir à l'éducation domestique; il exprime une philosophie, qui est celle de Platon. L'Émile en est le monument le plus complet et le plus beau. Ce livre, qu'on a nommé lu Déclaration des droits de l'enfant, est à la morale religieuse ce que le contrat social était à la politique. Le même esprit y domine et y produit des erreurs analogues.

Le principe fondamental de l'ouvrage, ainsi que de toute la morale de Rousseau, c'est que "l'homme est un être naturellement bon";  l'éducation ordinaire le déprave, en substituant à la rectitude originelle de la nature les vices contagieux de la société. Sur ce principe, Rousseau établit l'éducation négative comme la meilleure ou plutôt comme la seule bonne. Elle ne donne pas les vertus mais elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur.

Il s'agit donc de paralyser autour de l'enfant toute influence étrangère, et de laisser agir en paix sa liberté. Jean-Jacques isole son élève : il veut lui faire inventer les sciences, les arts, la religion, Dieu même, par le seul élan de sa liberté, par l'expansion naturelle et spontanée de son âme.

Contenu de l'Émile

L'Émile est divisé en cinq livres (ou six si l'on détache du livre IV la Profession de foi du vicaire savoyard), et précédé d'une introduction dans laquelle l'auteur indique la circonstance qui lui a fait écrire ce livre et le but qu'il se propose
"Ce recueil de réflexions et d'observations sans ordre et presque sans suite fut composé, dit-il, pour complaire à une bonne mère qui sait penser. [Rousseau, dans ses Confessions, a oublié de nous apprendre quelle est cette mère, qui a bien l'air d'être un prétexte]. Je n'avais d'abord projeté qu'un mémoire de quelques pages; mon sujet m'entraînant malgré moi, ce mémoire devint insensiblement une espèce d'ouvrage, trop gros sans doute pour ce qu'il contient, mais trop petit pour la matière qu'il traite [...]. Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation; je ne m'arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise : mille autres l'ont dit avant moi, et je n'aime point à remplir un livre de ce que tout le monde sait. Je remarquerai seulement que, depuis des temps infinis, il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, sans que personne s'avise d'en proposer une meilleure."
Son approche n'était pas faite pour rallier l'opinion et pouvoir être adoptée pour l'éducation du plus grand nombre; mais elle renferme des idées tellement différentes de celles qui avaient cours au XVIIIe siècle, que, sans avoir renouvelé la méthode employée généralement, Rousseau n'en a pas moins exercé une influence considérable.

Livre I, première enfance. 
Le premier soin de Rousseau, dans l'Émile, est de renier la société et de vouloir former son élève suivant des principes tout à fait différents de ceux qui avaient été adoptés jusqu'alors. 

"Tout est bien, dit-il, en sortant des mains de la nature, et dégénère entre les mains de l'homme.".
Rousseau ne conteste d'aucune manière l'importance extrême de l'éducation sur les moeurs et les idées qui président à la vie humaine; c'est précisément pour cela que le sujet lui paraît grave et qu'il a entrepris d'attirer l'attention publique de ce côté. Il constate que l'éducation a trois sources : la nature, les hommes et les choses. Un homme complet doit avoir reçu ces trois éducations. Malheureusement, la civilisation, dans l'état actuel, ne les procure qu'imparfaitement; elle en donne une autre qui a, certes, des avantages et dont il importe de tenir compte. Mais Rousseau se demande s'il fera de son élève un homme du monde ou un homme de la nature. Son parti est pris d'avance; avec les principes qu'on lui connaît, il repousse le monde et la société pour une foule de raisons qu'il serait trop long d'énumérer. Il élèvera donc Émile de manière à en faire un homme conforme aux enseignements de la nature. La première chose à faire, suivant lui, est de l'empêcher de recevoir une éducation quelconque. L'objet de la société est de tuer la nature au profit d'elle-même, et elle viole le droit naturel d'une façon outrageante.
"L'homme naturel est tout pour lui; il est l'unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un citoyen de Rome n'était ni Caïus ni Lucius : c'était un Romain; même il aimait la patrie exclusivement à lui. Régulus se prétendait Carthaginois, comme étant devenu le bien de ses maîtres; en sa qualité d'étranger, il refusait de siéger au sénat de Rome; il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât."
Ce n'est pas l'idéal de Rousseau dans l'Émile, et cependant c'est l'idéal du Contrat social, dont on a dit justement que l'auteur y organisait la tyrannie de tous contre chacun. Il ne faut pas demander à Rousseau d'être toujours conséquent avec lui-même; il suffit de reconnaître que dans l'Émile, il n'a pas la même théorie que dans le Contrat social. Ici, en effet, il entend faire de l'homme le maître de lui-même et non un moellon dans un édifice qui s'appelle la société; il dit : 
"Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle; il faut être toujours décidé sur le parti qu'on doit prendre, le prendre hautement et le suivre toujours. J'attends qu'on me montre ce prodige pour savoir s'il est homme ou citoyen, ou comment il s'y prend pour être à la fois l'un et l'autre."
Émile deviendra donc un homme, c'est-à-dire un jeune homme qui ne sera pas élevé pour jouer un rôle dans la société. L'éducation que Rousseau imagine pour lui est l'éducation domestique; elle n'est guère pratique, car il faut à Émile un précepteur qui ne s'occupe que de lui, et, dans n'importe quel état social, tous les citoyens ne peuvent trouver un précepteur à chacun de leurs enfants. Il est donc nécessaire, dès le début, de prendre le traité de Rousseau pour une utopie, et il ne le donne pas en réalité pour autre chose; c'est simplement un idéal, dont il faut chercher à approcher le plus qu'on pourra.

Ces notions préliminaires posées, Rousseau entre réellement en matière. Il prend Émile au sortir du sein de sa mère, et il saisit l'occasion de lancer à ses contemporains cette apostrophe célèbre :

"A peine l'enfant est-il sorti du sein de sa mère, et à peine jouit-il de la liberté de mouvoir et d'étendre ses membres, qu'on lui donne de nouveaux liens : on l'emmaillotte, on le couche la tête pressée et les jambes allongées, les bras pendants à côté du corps; il est entouré de linges et de bandelettes de toute espèce qui ne lui permettent pas de changer de situation; heureux si on ne l'a pas serré au point de l'empêcher de respirer et si on a eu la précaution de le coucher sur le côté [...]. Il était moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans l'amnios qu'il ne l'est dans ses langes; je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître."
Cette violente invective porta ses fruits et ne fut pas un médiocre événement dans les familles. Rousseau s'élève avec la même énergie contre les mères qui n'allaitent pas elles-mêmes leurs enfants, et c'était le cas de tous les gens opulents au XVIIIe siècle, dans la bourgeoisie comme dans la noblesse. Les raisons alléguées par l'auteur pour que les mères nourrissent elles-mêmes leurs enfants sont les suivantes : d'abord, la mère manque à son devoir et le laisse remplir à une femme mercenaire, qui n'a aucun intérêt à donner des soins empressés à l'enfant :
" Il eût fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté; mais, quand il est bien lié, on le jette dans un coin, sans s'embarrasser de ses cris."
Et puis ces douces mères ne savent pas quel traitement reçoit leur enfant à la campagne :
"Au moindre tracas qui survient, on le suspend à un clou comme un paquet de hardes, et tandis que, sans se presser, Ia nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié."
Il y a certes bien autre chose : 
"Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs enfants, les femmes cessent d'en vouloir faire."
Les inconvénients moraux de l'allaitement des enfants par des nourrices mercenaires ne sont pas moindres que les inconvénients physiques l'enfant s'attache à sa nourrice plus qu'à sa mère. 

Et puis il y a encore l'hygiène, dont on ne se préoccupe pas assez. Sait-on à qui on confie son enfant? en d'autres termes, si la nourrice est saine par conduite ou par tempérament? 

Livre II, seconde enfance.
Arrivé au moment de retirer l'enfant d'entre les mains des femmes, Rousseau se demande quelles sont les qualités d'un bon gouverneur, car, suivant les préjugés de son temps, et comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, il s'occupe de l'éducation des enfants de l'aristocratie et pas des enfants du peuple, qui, du reste, n'était pas destiné à lire son livre. La première qualité qu'il exige du gouverneur d'Émile est de n'être pas un homme à vendre :

"Il y a des métiers si nobles, qu'on ne peut les faire pour de l'argent sans se montrer indigne de les faire."
Le gouverneur choisi , voyons ce qu'il va faire d'Émile. D'abord, Émile n'est pas un prodige, mais un enfant vulgaire. Rousseau fait remarquer que le génie se fait tout seul et n'a pas besoin d'éducation : c'est un don de Dieu qu'on ne crée pas à volonté. Émile sera aussi un enfant pris dans un climat tempéré. Un homme n'est pas planté comme un arbre dans un pays pour y demeurer toujours. L'homme des climats tempérés supporte facilement l'extrême froid et l'extrême chaleur, tandis qu'un homme de la zone torride ne supporterait pas l'extrême froid, et, réciproquement, un homme de la Laponie s'acclimaterait difficilement au Sénégal. Émile, d'autre part, sera riche; le motif que Rousseau en donne est curieux :
"Le pauvre, dit-il, n'a pas besoin d'éducation; celle de son état est forcée, il n'en saurait avoir d'autre; au contraire, l'éducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui convient le moins et pour lui-même et pour la société. D'ailleurs, l'éducation naturelle doit rendre un homme propre à toutes les conditions humaines; or il est moins raisonnable d'élever un pauvre pour être riche qu'un riche pour être pauvre, car, à proportion du nombre des deux états, il y a plus de ruinés que de parvenus."
Rousseau veut aussi qu'Émile ait de la naissance, mais il le fait orphelin. Son éducation commence par l'éducation des sens, dont son précepteur fait un très grand cas. Il le fait vivre à la campagne; il veut que sa vie ne soit qu'une succession de jeux et de plaisirs. La joie est, suivant lui, le meilleur viatique de l'enfance. Son objet est de faire maître des passions chez son élève; il importe autant de ne pas les éteindre que de les empêcher de se développer outre mesure. Et puis, ce qui fait la misère c'est moins la privation que des besoins artificiels; or, ces besoins sont l'oeuvre de l'imagination. Il faut donc mettre ordre aux fantaisies de l'imagination. Cependant, s'il est nécessaire d'élever l'enfance dans le sentiment de sa faiblesse, il ne l'est pus moins de la soustraire au respect de l'obéissance; elle ne doit dépendre que des choses et point des hommes. Rousseau, qui avait lu et médité, avant d'écrire l'Émile, le Traité sur l'éducation, de Locke, traité auquel il emprunte souvent, blâme Locke de vouloir raisonner avec l'enfance. On ne raisonne, dit-il, qu'avec la force, et l'enfance est faible; et puis, il n'est pas besoin de la contraindre : au contraire. 
"Posons, dit Rousseau, pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n'y a point de perversité originelle dans le coeur humain; il ne s'y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire par où et comment il est entré."
L'auteur part du principe que nos premiers instincts sont naturellement droits, pour ne donner d'abord à Émile qui une éducation purement négative. 
"L'éducation de l'enfance, dit-il, ne consiste point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. "
Il se contente d'inculquer à son élève quelques notions claires sur les objets qui lui tombent directement sous les sens. Cette préoccupation l'engage à éloigner systématiquement Émile de toutes les occasions capables de solliciter en lui la curiosité. C'est une véritable utopie.

Livre III, adolescence
La première vérité morale que Rousseau consente à expliquer à Émile est le sentiment de la propriété; la moralité en dépend, un sentiment de son maître, sentiment contestable. 

"J'augmente, continue-t-il, la joie d'Émile en lui disant : Cela vous appartient; et, lui expliquant alors ce terme d'appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne, enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourraint retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui."
Une conversation entre J.-J. Rousseau et le jardinier Robert, tenue en présence d'Émile, achève d'initier celui-ci au sentiment de la propriété et de lui faire croire à l'existence d'un droit antérieur, fondé sur le travail :
"Le respect des obligations est un principe naturel."
C'est là le droit tout entier, et par là Rousseau se sépare de l'école philosophique de son temps, qui procède du sensuaulisme au même titre que le communisme, le socialisme et toutes les doctrines humanitaires fondées sur un autre principe que celui de la volonté, dont le droit positif procède.

Trois mobiles doivent, suivant Rousseau, diriger l'éducation : d'abord, le principe de la dépendance; l'homme au sein de la nature n'a pas le pouvoir de faire ce qu'il veut; puis le principe de l'utile, qui a deux éléments, l'utilité personnelle et l'utilité sociale; enfin, le principe du juste, que l'auteur croit identique avec le principe de ce qui est convenable.
On ramènerait facilement ces trois principes à ceux que formule Cicéron dans le Traité des devoirs (De officiis).

Rousseau consacre l'enfance d'Émile à lui faire sentir sa dépendance des choses; à l'âge de douze à treize ans, il croit bon de lui parler de l'utile; il réserve le sentiment du bien, qui coïncide avec celui du juste, pour un âge avancé.

Tout ce que le précepteur dit de l'utile à son élève a pour objet d'amener cette question sur les lèvres de celui-ci :

"A quoi cela sert-il?"
En somme, il s'ingénie à faire naître dans Émile la curiosité. Mais si l'enfance n'avait que la curiosité pour mobile dans ses études, elle n'apprendrait pas grand-chose. Les études d'Émile se bornent, du reste, pour le moment à la géographie et à la géométrie.  Une méthode dont il est probable que si Rousseau l'a adoptée, c'est uniquement parce qu'il voulait éviter les errements en vogue. De fait, l'étude des langues, telle qu'elle avait lieu au XVIIIe siècle et qu'elle a été enseignée depuis, est bien plus feconde au double point de vue intellectuel et moral; mais l'exclusion de Rousseau tient aussi à ce que l'étude des langues se résume, en définitive, dans l'étude des idées historiques de l'homme, et le précepteur d'Émile réservait cet objet pour plus tard. Il s'agit des idées et pas des langues, que Rousseau néglige de propos delibéré; il ne les avait pas suffisemment étudiées lui-même et ne se doutait pas de leur utilité dans l'éducation.

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Leçon de choses

[La théorie essentielle de Rousseau pédagogue est contenue dans ce passage du troisième livre de l'Émile. C'est la méthode directe, le contact avec les choses; le précepteur n'enseigne pas, il prépare, il avertit, il insinue. Mais il sera bon de lire avec indépendance tout ce morceau. Les idées justes y voisinent avec le paradoxe.]

« Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux; mais, pour nourrir cette curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre. Qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-même; qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l'autorité à la raison, il ne raisonne plus; il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres.

Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes que de machines! Pourquoi toutes ces représentations Que ne commencez-vous par lui montrer l'objet même, afin qu'il sache au moins de quoi vous lui parlez?

Une belle soirée, on va se promener dans un lieu favorable, où l'horizon bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant, et l'on observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son coucher. Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au même lieu avant que le soleil se lève. On le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie augmente, l'orient paraît tout en flammes : à leur éclat on attend l'astre longtemps avant qu'il se montre : à chaque instant on croit le voir paraître; on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair, et remplit aussitôt tout l'espace; le voile des ténèbres s'efface et tombe. L'homme reconnaît son séjour, et le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant qui l'éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d'un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l'oeil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en choeur se réunissent et saluent de concert le père de la vie; en ce moment pas un seul ne se tait; leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée, il se sent de la langueur d'un paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux sens une immense impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu'à l'âme. Il y a là une demi-heure d'enchantement, auquel nul homme ne résiste : un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n'en laisse aucun de sang-froid.

Plein de l'enthousiasme qu'il éprouve, le maître veut le communiquer à l'enfant : il croit l'émouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise! C'est dans le coeur de l'homme qu'est la vie du spectacle de la nature; pour le voir il faut le sentir. L'enfant aperçoit les objets; mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une expérience qu'il n'a point acquise, il faut des sentiments qu'il n'a point éprouvés, pour sentir l'impression composée qui résulte à la fois de toutes ces sensations. S'il n'a longtemps parcouru des plaines arides, si des sables ardents n'ont brûlé ses pieds, si la réverbération suffocante des rochers frappés du soleil ne l'oppressa jamais, comment goûtera-t-il l'air frais d'une belle matinée? comment le parfum des fleurs, le charme de la verdure, l'humide vapeur de la rosée, le marcher mol et doux sur la pelouse enchanteront-ils ses sens? Avec quels transports verra-t-il naître une si belle journée, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir? Enfin comment s'attendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature, s'il ignore quelle main prit soin de l'orner?

Ne tenez point à l'enfant des discours qu'il ne peut entendre. Point de description, point d'éloquence, point de figures, point de poésie. Il n'est pas maintenant question de sentiment ni de goût. Continuez d'être clair, simple et froid; le temps ne viendra que trop tôt de prendre un autre langage.

Élevé dans l'esprit de nos maximes, accoutumé à tirer tous ses instruments de lui-même, et à ne recourir, jamais à autrui qu'après avoir reconnu son insuffisance, à chaque nouvel objet qu'il voit il l'examine longtemps sans rien dire. Il est pensif et non questionneur. Contentez-vous donc de lui présenter à propos les objets; puis, quand vous verrez sa curiosité suffisamment. occupée, faites-lui quelque question laconique qui le mette sur la voie de la résoudre.

Dans cette occasion, après avoir bien contemplé avec lui le soleil levant, après lui avoir fait, remarquer du même côté les montagnes et les autres objets voisins, après l'avoir laissé causer là-dessus tout à son aise, gardez quelques moments le silence comme un homme qui rêve, et puis vous lui direz : « Je songe qu'hier au soir le soleil s'est couché là, et qu'il s'est levé là ce matin. Comment cela peut-il se faire? » N'ajoutez rien de plus : s'il vous fait des questions, n'y répondez point; parlez d'autre chose. Laissez-le à lui-même, et soyez sûr qu'il y pensera.

Pour qu'un enfant s'accoutume à être attentif, et qu'il soit bien frappé de quelque vérité sensible, il faut qu'elle lui donne quelques jours d'inquiétude avant de la découvrir. S'il ne conçoit pas assez celle-ci de cette manière, il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore, et ce moyen c'est de retourner la question. S'il ne sait pas comment le soleil parvient de son coucher à son lever, il sait au moins comment il parvient de son lever à son coucher : ses yeux seuls le lui apprennent. Éclaircissez donc la première question par l'autre : ou votre élève est absolument stupide, ou l'analogie est trop claire pour lui pouvoir échapper. Voilà sa première leçon de cosmographie.

Comme nous procédons toujours lentement d'idée sensible en idée sensible, que nous nous familiarisons longtemps avec la même avant de passer à une autre, et qu'enfin nous ne forçons jamais notre élève d'être attentif, il y a loin de cette première leçon à la connaissance du cours du soleil et de la figure de la terre : mais, comme tous les mouvements apparents des corps célestes tiennent au même principe, et que la première observation mène à toutes les autres, il faut moins d'effort, quoiqu'il faille plus de temps pour arriver d'une révolution diurne au calcul des éclipses, que pour bien comprendre le jour et la nuit, Puisque le soleil tourne autour du monde, il décrit un cercle, et tout ce cercle doit avoir un centre; nous savons déjà cela. Ce centre ne saurait se voir, car il est au coeur de la terre; mais on peut sur la surface marquer deux points opposés qui lui correspondent. Une broche passant par les trois points et prolongée jusqu'au ciel de part et d'autre sera l'axe du monde et du mouvement journalier du soleil. Un toton tournant sur sa pointe représente le ciel tournant autour de son axe, les deux pointes du toton sont les deux pôles : l'enfant sera fort aise d'en connaître un; je le lui montre à la queue de la petite ourse. Voilà de l'amusement pour la nuit; peu à peu l'on se familiarise avec les étoiles, et de là naît le premier goût de connaître les planètes et d'observer les constellations.

Nous avons vu le lever du soleil à la Saint-Jean; nous l'allons voir aussi lever à Noël ou quelque autre beau jour d'hiver; car on sait que nous ne sommes pas paresseux, et que nous nous faisons un jeu de braver le froid. J'ai soin de faire cette seconde observation dans le même lieu où nous avons fait la première; et, moyennant quelque adresse pour préparer la remarque, l'un ou l'autre ne manquera pas de s'écrier : « Oh! oh! voilà qui est plaisant! le soleil ne se lève plus à la même place! ici sont nos anciens renseignements, et à présent il s'est levé là, etc... Il y a donc un orient d'été, et un orient d'hiver, etc... » Jeune maître, vous voilà sur la voie. Ces exemples vous doivent suffire pour enseigner très clairement, la sphère, en prenant le monde pour le monde, et le soleil pour le soleil. 

En général, ne substituez jamais le signe à la chose que
quand il vous est impossible de la montrer; car le signe absorbe l'attention de l'enfant, et lui fait oublier la chose représentée.

La sphère armillaire me paraît une machine mal composée et exécutée dans de mauvaises proportions. Cette confusion de cercles et les bizarres figures qu'on y marque lui donnent un air de grimoire qui effarouche l'esprit des enfants. La terre est trop petite, les cercles sont trop grands, trop nombreux, quelques-uns, comme les colures, sont parfaitement inutiles; chaque cercle est plus large que la terre; l'épaisseur du carton donne un air de solidité qui les fait prendre pour des masses circulaires réellement existantes; et quand vous dites à l'enfant que ces cercles sont imaginaires, il ne sait ce qu'il voit, il n'entend plus rien.

Nous ne savons jamais nous mettre il la place des enfants; nous n'entrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les nôtres; et, suivant toujours nos propres raisonnements, avec des chaînes de vérités nous n'entassons qu'extravagances et qu'erreurs dans leur tête.

On dispute sur le choix de l'analyse ou de la synthèse pour étudier les sciences. Il n'est pas toujours besoin de choisir. Quelquefois on petit résoudre et composer dans les mêmes recherches, et guider l'enfant par la méthode enseignante lorsqu'il croit ne faire qu'analyser. Alors, en employant, en même temps l'une et l'autre, elles se serviraient mutuellement de preuves. Partant à la fois de deux points opposés, sans penser faire la même route, il serait tout surpris de se rencontrer, et cette surprise ne pourrait qu'être fort agréable. Je voudrais, par exemple, prendre la géographie par ces deux termes; et joindre à l'étude des révolutions du globe la mesure de ses parties, à commencer du lieu qu'on habite. Tandis que l'enfant étudie la sphère et se transporte ainsi dans les cieux, ramenez-le à la division de la terre, et montrez-lui d'abord son propre séjour.

Ses deux premiers points de géographie seront la ville où il demeure et la maison de campagne de son père ensuite les lieux intermédiaires, ensuite les rivières du voisinage, enfin l'aspect du soleil et la manière de s'orienter. C'est le point de réunion. Qu'il fasse lui-même la carte de tout cela; carte très simple et d'abord formée de deux seuls objets auxquels il ajoute peu à peu les autres, à mesure qu'il sait ou qu'il estime leur distance et leur position. Vous voyez déjà quel avantage nous lui avons procuré d'avance en lui mettant un compas dans les yeux.

Malgré cela, sans doute, il faudra le guider un peu,, mais très peu, sans qu'il y paraisse. S'il se trompe, laissez-le faire, ne corrigez point ses erreurs, attendez en silence qu'il soit en état de les voir et de les corriger lui-même, ou tout au plus, dans une occasion favorable, amenez quelque opération qui les lui fasse sentir. S'il ne se trompait jamais, il n'apprendrait pas si bien. Au reste, il ne s'agit pas qu'il sache exactement la topographie du pays, mais le moyen de s'en instruire; peu importe qu'il ait des cartes dans la tête, pourvu qu'il conçoive bien ce qu'elles représentent, et qu'il ait une idée nette de l'art qui sert à les dresser. Voyez déjà la différence qu'il y a du savoir de vos élèves à l'ignorance du mien! Ils savent les cartes, et lui les fait. Voici de nouveaux ornements pour sa chambre.

Souvenez-vous toujours que l'esprit de mon institution n'est pas d'enseigner à l'enfant beaucoup de choses, mais de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu m'importe, pourvu qu'il ne se trompe pas, et je ne mets des vérités dans sa tête que pour le garantir des erreurs qu'il apprendrait à leur place. »
 

(J.-J. Rousseau, Emile, III).

Livre IV, première jeunesse
Rousseau laisse arriver Émile jusqu'à la jeunesse sans lui avoir jamais appris à connaître et à vénérer Dieu. Il considère que son intelligence n'était pas jusque-là à la hauteur de la notion abstraite de la divinité. C'est à ce nouveau volet de l'éductaion d'Émile qu'est consacré le quatrième livre qui se termine avec la Profession de foi du vicaire savoyard, partie toute entière tournée vers l'initiation aux grands problèmes que se pose la raison par rapport à l'univers et à elle-même.

Profession de foi du vicaire savoyard.
Remarquable entre toutes par l'élévation de la pensée et l'éloquence du style, cette partie est donc consacrée à la religion, mais à la religion considérée en dehors de tout dogme révélé, à ce qu'on appelle communément la religion naturelle. 

La forme dramatique que Rousseau a employée pour cette partie de son livre, lui donne une véritable solennité. A I'âge où la nécessité des grandes notions morales est arrivée pour son élève, Rousseau conduit Émile, aux premiers rayons du soleil, sur le sommet d'une colline, au centre d'un paysage couronné dans l'éloignement par la chaîne des Alpes; et là, comme Platon au promontoire de Sunium, en présence de cette sublime nature, "qui semble étaler à ses yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à ses entretiens",  il lui parle de Dieu, de l'âme immortelle.

L'auteur feint d'abord qu'il ne fait que raconter l'histoire d'un jeune homme que les conseils d'un bon vicaire savoyard ont ramené à la vertu; mais bientôt, renonçant à parler à la troisième personne, il déclare que ce jeune homme, c'est lui; sorte de péripétie Qui ajoute encore à l'intérêt de cette partie de l'Émile.

"On a combattu, dit Henri Martin (Histoire de France, t. XVI), le système d'après lequel Rousseau conduit son élève presque jusqu'à l'âge mûr avant de lui faire connaître et son Créateur et lui-même, à cause de l'impuissance où il croit l'enfant de se faire de Dieu une idée raisonnable. C'est là une exagération de la méthode négative adoptée par Rousseau envers l'enfant. Il existe une objection décisive : dans quelque condition que l'un suppose l'enfant, à moins de le séquestrer de toute communication avec les hommes, il est absolument impossible que, jusqu'à seize ou dix-huit ans, il n'entende point parler de Dieu; par conséquent, ou ne peut lui épargner ainsi le danger redouté par Rousseau, de s'en former de fausses idées.

Quoi qu'il en soit, le lecteur ne peut se défendre d'un véritable saisissement, lorsque le philosophe, lorsque l'homme, rejetant les fictions de l'écrivain, entre directement en scène avec le prêtre de Turin, son premier maître, et se pose en face des Alpes et du soleil levant, les questions fondamentales de la nature et de la destinée humaine. Les fastes de l'esprit humain n'avaient pas vu de moment aussi solennel, depuis l'heure où le doute de Descartes s'était résolu dans son immortelle affirmation.

La philosophie du sentiment allait avoir, comme celle de la raison pure, son discours de la méthode.

La raison s'est obscurcie de nouveau le doute est revenu; l'âme en souffrance flotte dans l'infinie variété des opinions humaines. Que faire?

Borner nos recherches à ce qui nous intéresse immédiatement et laisser le reste; laisser là les philosophes et leurs raisonnements, qui ne nous donnent que des résultats négatifs, et prendre un autre guide, la lumière intérieure, la conscience; admettre pour évidentes les idées auxquelles, dans la sincérité de notre coeur, nous ne pourrons refuser notre consentement, pour vraies celles qui nous paraissent avoir un lien nécessaire avec ces premières et ne pas nous tourmenter des autres, quand elles ne mènent à rien et utile pour la pratique.

C'est donc l'évidence du coeur, l'évidence morale, et non l'évidence rationnelle et mathématique, qui devient la principe de la certitude. La route que prétend suivre Rousseau n'est pas la route transcendante de Descartes, mais celle qui est à la portée des simples, la grande route de l'esprit humain. "

Les idées sont puisées dans Descartes et aussi dans Platon, mais l'auteur n'est pas métaphysicien; il n'entend être, et il n'est, en réalité, que moraliste; et s'il consent à mettre un pied dans la métaphysique, ce n'est que pour un moment et dans un but moral : il s'agit seulement des croyances d'Émile. D'ailleurs, le XVIIIe siècle était hostile à la métaphysique; sa légèreté s'accommodait mal des idées que les sens ne donnent pas, et Rousseau eut risqué d'échouer en appuyant trop sur cette question. Quoi qu'il en soit, il croit en Dieu et en l'éternité de la matière, comme il devait dire bientôt dans sa Lettre à M. de Beaumont :
"On ne conçoit guère une chose qui agit, sans en supposer une autre sur laquelle elle agit. De plus, il est certain que nous avons l'idée de deux substances distinctes : l'esprit et la matière, ce qui pense et ce qui est étendu; et ces deux idées se conçoivent très bien l'une sans l'autre."
On le voit, il est dualiste, comme les religions : 
"La coexistence des deux principes semble expliquer mieux la constitution de l'univers et lever des difficultés qu'on a peine à résoudre sans elle, comme, entre autres, celle de l'origine du mal [...]. L'idée de création, l'idée sous laquelle on conçoit que, par un simple acte de volonté, rien devient quelque chose, est, de toutes les idées qui ne sont pas clairement contradictoires, la moins compréhensible à l'esprit humain."
Cela n'est que de la spéculation, à peu près indifférente, au surplus; le tout, pour l'homme, est de s'enquérir de lui-même et du rôle de l'humanité dans l'économie de l'univers. Rousseau constate que l'homme, dans la sphère restreinte de son action, est vraiment le roi des êtres qui l'entourent immédiatement. La liberté et l'intelligence sont, d'après lui, les deux instruments principaux de la supériorité de l'homme :
"Par ma volonté, dit-il, et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l'exécuter, j'ai plus de force pour agir sur tous les corps qui m'environnent, ou pour me piéter, ou pour me dérober, comme il me plaît, à leur action, qui aucun d'eux n'en a pour agir sur moi, malgré moi, par la seule impulsion physique; et pour mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout [...]. Qu'on me montre un autre animal, sur la terre, qui sache faire usage du feu et qui sache admirer le soleil. Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports; je puis sentir ce que c'est qu'ordre, beauté, vertu; je puis contempler l'univers, m'élever à la main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerais aux bêtes!"
Il prend occasion de cela pour apostropher Helvétius d'une manière violente 
"Ame abjecte, c'est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles [aux bêtes], ou plutôt tu veux en vain t'avilir! Ton génie dépose contre tes principes, ton coeur bienfaisant dément ta doctrine, et l'abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi."
Rousseau avait pris l'inoffensif Helvétius pour point de mire. Il personnifiait en lui la philosophie et lui prêtait sous la figure d'Helvétius les excentricités les plus amusantes.
Helvétius ne savait comment se garer de lui. Après la publication du Livre de l'esprit,
Rousseau se disposait à le prendre corps à corps; mais Helvétius, incapable de se défendre lui-même, eut l'art d'intéresser en sa faveur la Sorbonne et le Parlement, qu'on ne s'attendait guère à voir partisan d'Helvétius.

Dans la seconde partie du Vicaire savoyard, Rousseau traite de la révélation. Malgré les objections accumulées contre certains dogmes, la théorie des miracles par exemple, qui n'est, du reste, qu'un des minces côtés du christianisme, jamais l'Evangile ne fut mieux défendu. Le travail de l'auteur est surtout dirigé contre les encyclopédistes.

"La Profession de foi du vicaire savoyard, dit Rousseau dans sa Lettre à M.. de Beaumont, est composée de deux parties. La première, qui est la plus grande, la plus importante, la plus remplie de vérités frappantes et neuves, est destinée à combattre le moderne matérialisme, à établir l'existence de Dieu et la religion naturelle avec toute la force dont l'auteur est capable [...]. La seconde, beaucoup plus courte, moins régulière, moins approfondie, propose des doutes et des difficultés sur les révélations en général, donnant pourtant à la nôtre sa véritable certitude dans la pureté, la sainteté de sa doctrine et dans la sublimité toute divine de celui qui en fut l'auteur. L'objet de cette seconde partie est de rendre chacun plus réservé dans sa religion à taxer les autres de mauvaise foi dans la leur, et de montrer que les preuves de chacune ne sont pas tellement démonstratives à tous les yeux, qu'il faille traiter en coupables ceux qui n'y voient pas la même clarté que nous [...]. La première partie, qui contient ce qui est vraiment essentiel à la religion, est décisive et dogmatique. L'auteur ne balance pas, n'hésite pas. Sa conscience et sa raison le déterminent d'une matière invincible. Il croit, il affirme, il est fortement persuadé [...]. Il propose dans l'autre se objections, ses difficultés, ses doutes. Il propose aussi ses fortes et grandes raisons de croire; et de toutes ces discussions résulte la certitude des dogmes essentiels, et un scepticisme respectueux sur les autres."
Livre V, Sophie ou la femme.
Indépendamment des études littéraires et de celle du monde, Rousseau, dans la dernière partie de l'Émile, traite une question importante pour son élève. Cette question est le choix d'une compagne. Tout le cinquième livre de l'Émile est consacré à l'éducation de cette compagne. C'est une nouvelle théorie d'éducation. Rousseau considère que celle de la femme ne doit pas être la même que celle de l'homme; car la femme n'a le même rôle ni dans la famille ni dans la société. L'auteur avait déjà traité le même sujet dans la Nouvelle Héloïse, mais à un autre point de vue. Il étudie mieux les instincts supposés de la femme que ses sentiments. Il est nécessaire de le répéter ici : Rousseau avait peu vécu dans le monde; il connaissait encore moins la femme ou les femmes que les moeurs de la bonne société de son temps, et son imagination improvise souvent dans cette matière difficile à traiter. Il n'est pas un prédécesseur du saint-simonisme; il ne veut pas faire de la femme l'égale de l'homme, en faire une citoyenne : il s'efforce de démontrer que, si elle a des facultés très élevées, ces facultés ne sont pas celles de l'homme et n'ont pas le même emploi. Mais il revendique pour elle les bénéfices d'une véritable éducation. Or les femmes n'avaient pas plus d'éducation vraie au XVIIIe siècle qu'elles n'en auront au XIXe. C'étaient plutôt des instruments de plaisir, en haut de la société, cela s'entend de soi, que des associées de l'homme dans l'accomplissement des différents devoirs sociaux. 
"Cultiver chez les femmes les facultés de l'homme et négliger celles qui leur sont propres, c'est véritablement, dit Rousseau, travailler à leur préjudice. Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées; mais, prises en tout, elle se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme; partout où elle fait valoir ses droits, elle a l'avantage; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous."
L'auteur d'Émile ne veut pas faire des femmes des savantes; mais il leur donnerait volontiers une éducation littéraire, surtout à cause de leurs rapports constants avec l'homme, et afin que le mari et la femme aient des idées communes et ne s'ennuient pas ensemble. Sous le rapport social, la femme, ajoute Rousseau, dépend de l'homme pour la vie physique; en d'autres termes, l'homme est obligé de la nourrir et de l'habiller; elle dépend aussi de ses sentiments; mais d'elle dépendent l'enfance et la première éducation de l'homme. D'elle dépendent encore les moeurs, les passions, les goûts qui règnent, comme, du reste, les plaisirs et le bonheur de la vie domestique. (PL).

Appréciations

Pour rendre cette étude plus complète, voici l'opinion de divers critiques qui se sont occupés de cette oeuvre de Jean-Jacques Rousseau.

Villemain.

"Un homme d'esprit, dit Villemain, longtemps l'ami du philosophe génevois, prétend qu'ils avaient imaginé ensemble un autre plan d'un roman d'éducation mieux conçu que l'Émile, dont il fait quelques bonnes critiques. On ne peut nier que Rousseau, si éloquent et si vrai dans ses considérations sur la première enfance, réussit moins dans la seconde partie. Quoiqu'il répète sans cesse "Voyez comme mon élève est supérieur aux vôtres!" le rapport entre le résultat et les moyens ne paraît pas aux yeux du lecteur. Rousseau promène beaucoup son élève, et cela est excellent; mais les qualités morales qu'il lui suppose, on ne voit pas comment il les fait naître en lui. Il attaque mieux les méthodes ordinaires qu'il ne prouve la bonté de la sienne. Cette méthode est-elle en effet que l'élève invente la science au lieu de l'apprendre? Il n'en est pas de moins raisonnable, ni au fond de moins possible; car on voit toujours le maître qui souille la leçon, qu'elle vienne des choses ou des personnes, dune promenade où l'on s'égare faute de savoir s'orienter, ou du jardinier Chabert dissertant sur la propriété.

Ici même, disons-le, se trahit un grand défaut dans le système de l'auteur : c'est l'artifice de cette éducation si naturelle, ce sont les rôles distribués, les personnages apostés pour y concourir. Rousseau ne veut pas que son élève étudie dans les livres, qui sont menteurs; il ne lui permet que Robinson, livre admirable, il est vrai; mais que penser de toutes les petites scènes dramatiques qu'il arrange à l'usage de cet élève et qui sont encore moins vraies que les livres? Que penser de ces détours, de ces leçons indirectes, par exemple de ce charlatan de village si habile et si bien disant qui est employé pour donner à Émile une leçon de physique et de modestie? Ne sait-on pas que les enfants ont un merveilleux instinct pour démêler les petites ruses qu'on leur fait et voir si l'on agit sérieusement avec eux? Quand ils surprennent l'artifice, c'est bien alors que l'éducation est perdue, et Rousseau dans son plan est toujours à côté de ce danger."

Villemain admire au surplus l'entreprise de Rousseau considérée dans son ensemble.

Où retentissait alors, dit-il, un pareil langage? où trouver cette éloquence qui touche et qui convertit? Dans la chaire chrétienne? Elle ne savait, elle n'osait plus parler des grands sujets; elle prêchait sur l'affabilité, sur l'égalité humaine, sur l'amour de l'ordre. Elle tâchait de se faire pardonner sa mission par une sorte de complaisance mondaine. L'orateur religieux du temps, ce fut Rousseau. Dans cette société charmante, tantôt séduite par un scepticisme épicurien et moqueur, et tantôt ébranlée par une incrédulité dogmatique, tantôt maladroitement aigrie par des retours d'intolérance sans foi, il élève une voix éloquente qui rétablit avec empire des affirmations obscurcies ou contestées autour de lui. Cet homme, quelques années auparavant timide et presque flatteur dans le salon du baron d'Holbach, le voilà qui seul accuse et instruit la philosophie de son temps par la voix de son Vicaire savoyard.

"Émile, dit encore Villemain, est le monument de Rousseau, son oeuvre de génie, sa création éloquente. Émile a fait partie de l'influence politique de Rousseau; et les doctrines de cet ouvrage sont entrées pour beaucoup dans l'esprit de rénovation sociale qui s'est mêlé parmi nous à la réforme politique. Qu'on le blâme ou qu'on l'admire, on ne peut donc trop l'étudier. Sous le rapport de la théorie et de l'art, Émile est encore l'ouvrage où Rousseau paraît suivre de plus près ce divin Platon auquel on le compare, mais dont il n'a pas l'atticisme et les grâces. Le sujet du livre, quoique vulgaire, était grand : l'éducation de l'homme. Les opinions de l'auteur étaient à leur plus haut point de maturité : haine des philosophes et des intolérants, morale spiritualiste, déisme presque chrétien. La forme du livre, sans être irréprochable, était heureusement mêlée de réflexions, de scènes dramatiques et de récits personnels. Ce n'est pas que, là comme ailleurs, Rousseau ne soit souvent imitateur; mais c'est là qu'il a répandu le plus d'idées neuves, et le mieux orné les idées des autres; c'est là qu'il la produit avec le plus d'éclat et de pureté, cette passion qu'il avait dans l'âme, en I'appliquant, non pas à des choses passionnées d'elles-mêmes, mais à des choses utiles, longtemps frappées de froideur et d'ennui. Avait-on jusque-là porté l'intérêt et le charme sur les soins dus à la première enfance? Avait-on trouvé des expressions impérieuses et touchantes pour persuader aux mères de nourrir leurs enfants? Avait-on fait verser des larmes de sympathie sur un jeune homme de quinze ou seize ans, et employé pour parler à son coeur la plus haute éloquence? Cette manière de concevoir et de sentir l'éducation était chose nouvelle : c'était l'oeuvre même du génie. "
Barante.
"L'éducation proposée par Rousseau, a écrit Barante, a l'inconvénient de placer l'enfant dans un ensemble de circonstances factices, arrangées autour de lui pour produire un effet calculé. Cette méthode de jouer la comédie avec les enfants, pour leur enseigner comment on doit se conduire dans la vie, qui est toute réelle, a été adoptée par les nombreux instituteurs qu'a vus éclore la fin de ce siècle [...]. Rousseau, en mettant ainsi l'éducation en scènes arrangées, montre souvent combien il avait mal observé le premier âge. Il tombe dans de grossières erreurs sur la marche progressive des idées et des sentiments dans les enfants. Mais n'est-il pas juste qu'un père tel que Rousseau méconnût l'enfance? [...]. Une chose qui n'a pas été assez remarquée, c'est que Rousseau, dans l'Émile, a fondé toute la morale sur la considération de l'intérêt personnel d'une façon peut-être encore plus spéciale qu'Helvétius. On pouvait s'y attendre de la part d'un homme qui a toujours manqué de bienveillance pour ses semblables; mais il est singulier qu'ayant pour arriver à ce résultat, employé la métaphysique du XVIIIe siècle, il ait, dans la célèbre profession de foi, usé avec la plus noble éloquence de la philosophie cartésienne, qui seule en effet pouvait le conduire directe ment aux croyances religieuses. On est aussi surpris de le voir remonter d'abord, par un essor sublime, jusqu'à la connaissance de Dieu, et puis partir de là pour rejeter les religions positives et les cultes. Mais une tells marche est conforme à toute la philosophie de Rousseau."
Henri Martin.
"L'Émile, dit à son tour H. Martin malgré les objections que soulèvent certaine, de ses parties, est peut-être la plus profonde étude qui existe dans notre langue et dans aucune langue moderne sur la nature humaine : il est certainement le livre qui fait le plus penser, lors même que l'auteur ne pense pas juste. Quel génie n'a-t-il pas fallu pour arriver à de telles conclusions en partant du début impossible des deux Discours et pour faire du paradoxe la route de la sa gesse! On peut dire, sans exagération, que ce livre a été une arche de salut lancée par la Providence sur les flots du scepticisme et du matérialisme, et qu'il a recueilli tous les sen timents essentiels, tous les principes fonda mentaux de la vie morale près de s'abîmer. Qu'on suppose Rousseau de moins dans le XVIIIe siècle, et qu'on se demande sérieusement, sincèrement, où aurait abouti la marche de l'esprit humain!"
Lamartine.
Injuste peut-être à l'égard du philosophe ou du réformateur, Lamartine (J.-J. Rousseau: son faux contrat social et le vrai contrat social, 1866) tresaille, comme Voltaire, aux accents de cette invocation que l'on appelle la Profession de foi du vicaire savoyard :
"Le premier de ses ridicules, c'est d'écrire pour l'éducation universelle d'un peuple qui ne vit que de travail et de pauvreté, un livre qui suppose dans la famille et dans l'enfant qu'on élève une opulence de sybarite ou des délicatesses de Lucullus, des palais, des jardins, des serviteurs de toutes sortes, des gouverneurs mercenaires attachés par des derne salaires sans mesure aux pas de chaque enfant, des voyages lointains à grands frais avec le luxe d'un fils de prince, voyages d'Alcibiade avec un Socrate à droite et un Platon à gauche de l'élève. Absurdités inexplicables, à moins d'avoir, comme le fils de Philippe, Aristote pour maître, la Macédoine pour héritage et le monde pour théâtre de ses vices ou de ses vertus! Les élèves de Rousseau dans l'Émile seront donc un peuple de rois! [...]. Une seule page de ce livre est d'un philosophe, d'un poète et d'un sage; c'est celle où, au commencement d'un chapitre, véritable vestibule d'un Panthéon moderne, Rousseau décrit l'horizon. la vie, la pensée d'un pauvre prêtre chrétien enseignant à un village, où il est exilé, le culte et la charité d'une communion universelle. C'est ce qu'on appelle la Profession de foi da vicaire savoyard.

"Note de religion universelle, en effet, religion des sens et de l'âme qui ne froisse aucun dogme national, qui ne retranche aucune vertu humaine, mais qui embrasse et illumine tous les dogmes sincères et toutes les vertus naturelles dans une atmosphère de vie, de chaleur et de piété, semblable au rejaillissement d'un même soleil sur la coupole d'Athènes, sur la cathédrale de Sainte-Sophie et sur les mosquées d'Arabie dans cet Orient plein de Dieu!

Cette page de l'Émile est ce qu'il y a certainement de mieux pensé, de mieux senti, de mieux écrit dans toutes les oeuvres de J.-J. Rousseau." 

La Harpe.
La Harpe (Cours de littérature,ancienne et moderne, 1870) parle trop brièvement, mais sans parti pris, de l'Émile
"Il ne faut pas regarder Émile comme un roman; mais la forne romanesque que l'auteur a donnée à un ouvrage dont l'objet est si sérieux n'a point nui à son utilité et à son mérite, et y a même ajouté beaucoup. Émile et Sophie donnent de l'intérêt et du charme aux leçons de leur instituteur. Ce n'est pas que son système total d'éducation soit admissible; c'est un excès en théorie et en pratique, comme presque toutes les idées générales du même écrivain sont des excès en spéculation. Mais il y joint une foule de vérités particulières et d'idées lumineuses qui n'ont pas été perdues pour notre siècle. S'il a emprunté les idées de Locke sur l'enfance, l'orateur genevois a persuadé ce que le philosophe anglais n'avait fait qu'indiquer. Enfin il a obtenu un des succès les plus flatteurs pour tout homme qui prétend à la gloire de faire le bien : il a opéré une révolution dans une partie très importante des moeurs publiques, l'éducation."
La Harpe dit encore ailleurs :
"C'est surtout, en mettant à part ce que le christianisme peut y trouver de répréhensible, qu'il a mis le plus de véritable éloquence et de bonne philosophie. Ce n'est pas que son système d'éducation soit praticable en tout; mais dans les diverses situations où il place Émile, depuis l'enfance jusqu'à la maturité, il donne d'excellentes leçons, et partout la morale est en action et animée de l'intérêt le plus touchant. Son style n'est nulle part plus beau que dans Émile."
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