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Quand le libraire
Rey, d'Amsterdam, lui suggéra la première idée de
ce livre, Jean-Jacques Rousseau, tout d'abord,
craignit de « compromettre le secret d'autrui »; mais c'était
une idée trop conforme à son humeur pour qu'il hésitât
bien longtemps. Dès le début de 1765, après son départ
de Montmorency, il se mit à l'oeuvre.
Six ans après, le manuscrit était terminé. Les six
premiers livres parurent en 1781 et les six derniers en 1788, mais avec
beaucoup de coupures. En 1795, l'ouvrage fut publié dans son intégrité.
Rousseau y raconte l'histoire de sa vie
jusqu'à l'année 1765. La première partie va jusqu'en
1741. Il voulait s'arrêter là. Mais, « après
deux ans de silence et de patience ,, il reprit la plume, croyant nécessaire
de répondre à ses ennemis, et, du reste, se promettant, pour
rassurer sa conscience, de ne laisser paraître la deuxième
partie qu'en 1800. Il y a dans les Confessions autre chose que des
faits. Ce n'est pas seulement l'histoire de sa vie que nous raconte Jean-Jacques,
c'est aussi, c'est surtout l'histoire de son « âme ».
Les Confessions sont l'ouvrage le
plus caractéristique de Jean-Jacques, considéré comme
l'initiateur du XIXe siècle sentimental
et littéraire. Ce livre marque, plus qu'aucun autre, l'avènement
du « moi », qui devait régner sans partage dans la littérature
romantique. Le « moi» de Rousseau nous y est plus d'une
fois gâté par l'orgueil, par une misanthropie
chagrine et ulcérée, par les écarts d'une imagination
maladive; sa sincérité, d'ailleurs, tourne au cynisme, quand
il nous dévoile certaines taches, dont il eût bien pu garder
pour lui le secret. Mais nous y retrouvons aussi ce qu'il y a en Rousseau
de plus touchant, de plus prestigieux : nous y retrouvons, sans aucune
trace de déclamation ou de sophisme, sa tendresse, sa générosité
native, sa candide bonhomie, son vif instinct de la vie intime et domestique,
son amour de la nature, son goût de la mélancolie et de la
rêverie, et chacun de ces sentiments lui a inspiré des pages
qui comptent entre les plus gracieuses de son ceuvre, ou les plus éloquentes
et les plus profondément émues.
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Rousseau peint
par lui-même
Son esprit et
sa conversation
« Deux choses
presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la
manière : un tempérament très ardent, des passions
vives, impétueuses, et des idées lentes à naître,
embarrassées et qui ne se présentent jamais qu'après
coup. On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au même
individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir
mon âme; mais, au lieu de m'éclairer, il me brûle et
m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté,
mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y
a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de
la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende
: je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je
n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille.
... Cette lenteur
de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas
seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je travaille.
Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable
difficulté; elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à
m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations : et,
au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je
ne saurais écrire un seul mot, il faut que j'attende. Insensiblement
ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose
vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une
longue et confuse agitation.
N'avez-vous point
vu quelquefois l'opéra en Italie? Dans les changements de scène
il règne sur ces grands théâtres un désordre
désagréable et qui dure assez longtemps: toutes les décorations
sont entremêlées; on voit de toutes parts un tiraillement
qui fait peine, on croit que tout va renverser : cependant peu à
peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir succéder
à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est à
peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire.
Si j'avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté
les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.
De là vient
l'extrême difficulté que je trouve à écrire.
Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés,
indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtée.
Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois
avant de le donner à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la
plume à la main vis-à-vis d'une table et de mon papier; c'est
à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c'est la nuit
dans mon lit et durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau
: l'on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument
dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir
six vers par coeur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée
et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu'elle
fût en état d'être mise sur le papier. De là
vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du
travail qu'à ceux qui veulent être faits avec une certaine
légèreté, comme les lettres, genre dont je n'ai jamais
pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je n'écris
point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures
de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne
sais ni commencer ni finir : ma lettre est un long et confus verbiage;
à peine m'entend-on quand on la lit.
Non seulement les
idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même
à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois
assez bon observateur : cependant je ne sais rien voir de ce que je vois;
je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans
mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce
qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre
rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite
tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard,
le geste, la circonstance; rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on
a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé; et il est rare que je
me trompe.
Si peu maître
de mon esprit, seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois être
dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser
à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée
de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une,
suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ose
parler dans un cercle; car à chaque mot il faudrait passer en revue
tous les gens qui sont là; il faudrait connaître tous leurs
caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de
ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus, ceux qui
vivent dans le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce qu'il faut
taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent; encore leur échappe-t-il
souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues
: il lui est presque impossible de parler une minute impunément.
Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvénient
que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand
on vous parle il faut répondre, et si l'on ne dit mot il faut relever
la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté
de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible
due l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci
tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est
assez qu'il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise
infailliblement. »
(J.-J.
Rousseau, Confessions, Ire
partie, livre Ill).
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On a souvent essayé de justifier,
on a même parfois admiré les confessions de Rousseau;
nous croyons qu'on peut excuser quelques-unes de ses fautes, le plaindre
du plus grand nombre, mais qu'il en est qu'il faut condamner dans la plus
grande rigueur, et que l'esprit même de l'ouvrage est la première
de toutes. Rousseau se présente devant la postérité,
son livre à la main, et met tous les mortels au défi de se
dire meilleurs que lui. Qu'a-t-il donc à raconter? Une vie aventureuse,
dont le récit attache, il est vrai, mais à la condition d'attrister
souvent, et d'indigner même le lecteur; un mélange inouï
de sentiments vertueux et d'actions malhonnêtes; des malheurs que
l'auteur a provoqués dans toutes les conditions par où il
a passé, tour à tour ouvrier horloger, laquais, homme de
lettres, musicien, défaisant toujours, par inquiétude et
mobilité d'esprit ou par orgueil, ce que les événements
ont fait pour lui; des confessions qui ne peuvent se répéter;
le détail impitoyable des fautes d'autrui
sans respect pour le nom de ceux qui lui ont fait du bien; enfin, un repentir
aussi coupable peut-être que ses égarements. Rien n'est plus
dangereux pour le jugement et pour le sens moral que les apologies de Rousseau.
Il excelle à représenter ce que tout le monde appelle une
faute, comme une conséquence du caractère, une satisfaction
donnée nomment à des penchants réguliers et naturels.
Il a senti tout le mal qu'il devait faire, quand il a écrit, à
propos de l'abandon de ses enfants :
"Si je disais
mes raisons, j'en dirais trop; puisqu'elles ont pu me séduire, elles
en séduiraient bien d'autres : je ne veux pas exposer les jeunes
gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même
erreur."
Encore revient-il promptement sur cet aveu,
pour se vanter, au nom de sa raison, de ce que lui avait reproché
son coeur. II ne faut pas se méprendre, au mal qu'il a dit de lui-même:
il analyse avec complaisance ses fautes et ses remords; on peut en chercher
une preuve dans l'histoire de cette pauvre domestique chassée pour
un vol dont il était l'auteur. Aussi ses Confessions ont-elles
exercé sur les âmes une influence déplorable, en autorisant
le vice par l'exemple d'un écrivain de génie, et en donnant
cours à tous les sophismes qui peuvent colorer le mal et fausser
toutes les notions du devoir. On aura peine à croire qu'une folle
et puérile admiration ait été jusqu'à décerner
à J.-J. Rousseau le titre de saint. Où il est sincère,
sans être cependant toujours dans le vrai, c'est dans les accusations
qu'il porte contre ses ennemis, réels ou imaginaires. Marmontel
et Diderot ont attaqué la véracité
de ses récits, et n'ont pas eu tout à fait tort. Au reste,
ses récriminations et ses plaintes, effet d'un esprit malade qui
devait s'égarer tout à fait, ont bien moins d'intérêt
que ses aventures. II dit, au commencement du VIIe
livre :
"Cette seconde
partie n'a que cette même vérité de commune avec la
première, ni d'avantage sur elle que par l'importance des choses;
à cela près, elle ne peut que lui être inférieure
en tout. J'écrivais la première avec plaisir, avec complaisance,
à mon aise."
C'est peut-être à ce plaisir
et à cette complaisance que Rousseau
doit la magie de son style et le succès
de son ouvrage. Il serait puéril d'y méconnaître des
pages charmantes, comme de contester l'intérêt qui s'attache
tour à tour à des misères qui sont une conséquence
de la condition humaine ou à des erreurs qui ont remué le
monde. Mais leur histoire laisse une impression pénible: on sent
trop combien il y a loin du repentir chrétien, tel que Saint
Augustin l'exprime dans toute sa sincérité et toute sa
profondeur, à cette apparente sévérité qui
couvre tant d'orgueil, à cet amour des hommes et de la vertu qui
s'accommode si bien avec l'égoïsme. (A19). |
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