| Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité est un traité de Jean-Jacques Rousseau (Amsterdam, 1755, 1 vol. in-8°). La question de l'inégalité avait été mise au concours par l'Académie de Dijon, émerveillée par le succès qu'avait obtenu la question déjà proposée par elle, quelques années auparavant, sur l'influence des lettres et des sciences, et que Rousseau avait traitée d'une façon si originale. Le Discours sur l'inégalité des conditions fit peut-être encore plus de bruit que le précédent. Il est précédé d'une longue dédicace à la république de Genève, et d'une préface dans laquelle l'auteur essaye de démontrer l'importance extrême du sujet, après quoi il entre enfin en matière. "Je conçois, dit-il, dans l'espèce humaine deux sortes d'inégalités : l'une que j'appelle naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l'esprit ou de l'âme; l'autre qu'on peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle est établie, ou, du moins, autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir." Rousseau commence par écarter l'histoire et le témoignage humain comme suspects, afin de s'en remettre tout à fait à la raison. Il entend, du reste, s'adresser à l'humanité entière : "O homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute : voici ton histoire telle que j'ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables. qui sont menteurs, mais dans la nature, qui ne ment jamais." Ces préliminaires posés, Rousseau aborde directement la question. Il ne s'occupe pas de l'homme physique. "Je n'examinerai pas, dit-il, si, comme le pense Aristote, ses ongles allongés ne furent point d'abord des griffes crochues, s'il n'était point velu comme un ours, et si, marchant à quatre pieds, ses regards, dirigés vers le terre et bornés à un horizon de quelques pas, ne marquaient point à la fois le caractère et les limites de ses idées." Il prend l'homme tel qu'il est. Cet homme-là mange d'abord du gland sous un chêne et boit de l'eau dans le creux de sa main au premier ruisseau qu'il rencontre. Cela suffit à ses besoins. Cette rudesse de la condition de l'homme à l'état de nature était hygiénique au suprême degré. "Accoutumés dès l'enfance aux intempéries de l'air et à la rigueur des saisons, habitués à la fatigue, et forcés de défendre, nus et sans armes, leur vie et leur proie contre les autres bêtes féroces, ou de leur échapper à la course, les hommes se firent un tempérament robuste et presque inaltérable. " Cela avait, au point de vus de l'amélioration de l'espèce, un autre avantage : "La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens : elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués et fait périr tous les autres, différente en cela de nos sociétés, où l'Etat, en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue indistinctement avant leur naissance." Çà et là, des affirmations, qui brillent comme des flammes ardentes, surgissent sous la plume de Rousseau. Il constate que la plupart des animaux s'étiolent quand ils se civilisent, c'est-à-dire quittent la vie sauvage pour vivre auprès de l'homme. "On dirait, continue-t-il, que tous nos soins à bien traiter et nourrir ces animaux n'aboutissent qu'à les abâtardir. Il en est ainsi de l'homme même : en devenant sociable et esclave, il devient faible, craintif, rampant, et sa manière de vivre, molle et efféminée, achève d'énerver à la fois sa force et son courage. Ajoutons que la différence d'homme à homme doit être plus grande encore que celle de bête à bête; car l'animal et l'homme ayant été traités également par le nature, toutes les commodités que l'homme se donne de plus qu'aux animaux qu'il apprivoise sont autant de causes particulières qui le font dégénérer sensiblement." Au moment de quitter la vie sauvage pour aborder l'homme dans ses premiers essais d'existence commune, Rousseau examine en détail l'immense difficulté de l'entreprise. Elle consiste surtout dans la nécessité de créer le langage. Rousseau étudie cette nécessité avec complaisance; il fait ressortir le côté ardu de l'invention du langage, pour arriver à prouver que la vie sociale n'est aucunement dans les intentions premières de la nature. "Quoi qu'il en soit, dit-il, de ces origines (celles du langage), on voit, du moins, au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels et de leur faciliter l'usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu'ils ont fait pour en établir les liens. " Dans l'état de nature, dit ensuite l'auteur, l'inégalité est à peu près nulle dans l'espèce humaine. Elle est la fruit de l'état social. Elle résulte de l'éducation, c'est-à-dire du plus ou moins de perfection acquise. C'est donc la perfectibililé qui est la cause immédiate de l'inégalité parmi les hommes. L'état civilisé commence par le sentiment de la propriété : "Le premier qui, ayant clos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne; mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient. " Il est certain que Rousseau fait montre d'imagination quand il s'agit de déterminer le chemin suivi par l'homme pour arriver à l'état civilisé. Son premier sentiment fut celui de l'existence; le second, celui de sa conservation; le troisième, l'amour du sexe; le quatrième est, sans contredit, le sentiment de la propriété. C'est un sentiment déjà fort complexe, et à la conscience duquel tout dans la nature s'était coalisé pour convertir l'homme. Ne trouvant devant lui que des obstacles à vaincre, il fut amené, par les circonstances de chaque jour, à se créer un milieu dans lequel il n y eût pas d'obstacles à affronter : ce milieu est la propriété. Qu'est-ce que la propriété au point de vue de l'usage? C'est un champ dans lequel l'homme n'a pas à lutter pour satisfaire des besoins matériels, et son goût pour elle fut toujours proportionnel à son goût pour le repos. Il s'ensuit que plus ce goût croît avec la vieillesse du genre humain, plus le sentiment de la propriété devient prépondérant. C'était donc, au XVIIIe siècle, une entreprise bien inutile de tenter de le détruire. Cette conviction était si profonde dans la conscience de tous, qu'on permit à Rousseau de lutter contre lui. On se mit à rire. C'était neuf et peu dangereux. Il n'y avait aucun péril à le laisser dire. Si on avait senti du péril dans le fait, on ne l'aurait pas toléré. Mais on ne voyait pas d'inconvénient à permettre à un enfant terrible de médire d'un état de choses désormais indestructible. La thèse de Rousseau, toute paradoxale qu'elle était, fut un magnifique canevas sur lequel il broda toute une moisson de d'assertions plus ou moins fondées. Ce sont ces vérités de détail qui donnent à l'oeuvre une physionomie si originale. Ce ne fut donc pas une théorie lancée dans le vide, et il y eut à compter avec son influence. (PL). "Elle fut réelle, dit Villemain (Tableau du XVIIIe siècle, t. ler, 2e partie), car elle appuyait la plainte du pauvre contre le riche, de la foule contre le petit nombre. Elle était particulièrement secondée par l'état de la société française, dans laquelle l'inégalité, irrémédiable parmi les hommes, était à la fois plus grande qu'il ne faut et trop sentie pour être longtemps supportée. Ce Discours, sombre et véhément, plein de raisonnements spécieux et d'exagérations passionnées, eut, je n'en doute pas plus de prosélytes encore que de lecteurs. Il en sortit quelques axiomes qui, répétés de bouche en bouche, devaient retentir un jour dans nos assemblées nationales, pour inspirer ou justifier à leurs propres yeux les plus hardis niveleurs, les ennemis de toute hiérarchie, depuis le droit arbitraire du sang jusqu'au-droit inviolable de la propriété." | |