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Étienne
Bonnot de Condillac, abbé des Mureaux, est un célèbre
philosophe, né en 1715 à Grenoble,
le 30 septembre 1714 d'une famille de robe, mort le 3 août 1780.
frère puîné de l'abbé de Mably, neveu de Mme
de Tencin et ainsi cousin de d'Alembert de la main gauche, il fut destiné
à l'état ecclésiastique et ordonné prêtre.
ll n'exerça cependant jamais les fonctions sacerdotales et, bien
qu'il n'eût aucune vocation pour cet état, il sut en garder
constamment les bienséances.
Il se lia de bonne heure avec plusieurs
des philosophes les plus éminents de l'époque, notamment
avec Diderot, J. J. Rousseau
et Duclos; étudia profondément les
grands métaphysiciens modernes, surtout Locke;
publia, à partir de 1746, plusieurs ouvrages de métaphysique
aussi remarquables par la nouveauté des idées que par la
clarté du style, qui attirèrent sur lui l'attention.
Il publia l'Essai sur l'origine des
connaissances humaines
(1746, 2 vol. in-12), puis successivement le Traité des systèmes
(1749, 2 vol. in-12); le Traité des sensations
(1754, 2 vol. in-12) et le Traité des animaux (Amsterdam,
1755, 2 vol. in-12). Le Traité des sensations eut un très
rand succès. Condillac en rapporte l'idée première
à son amie, Mlle Ferrand, personne modeste et distinguée,
philosophe et géomètre, qui vivait assez retirée dans
le faubourg Saint-Germain. Elle était déjà morte lorsque
Condillac publia le Traité des sensations.
Ce fut alors que le duc de Parme chargea
Condillac de l'éducation de son fils. Condillac rédigea pour
son élève un cours complet d'instruction qu'il publia plus
tard, après sa rentrée en France. Ce cours comprend : un
discours préliminaire, le motif des études, la grammaire,
l'art d'écrire, l'art de raisonner, l'art de penser, l'histoire
ancienne, l'histoire moderne, de l'étude de l'histoire (Parme, 1775,
13 vol. in-8). Elu à l'Académie française
par le parti des philosophes en 1768, Condillac consacra ses loisirs à
publier le cours dont nous venons de parler, puis un important ouvrage
d'économie politique : le Commerce et le Gouvernement considérés
relativement l'un à l'autre (Amsterdam et Paris, 1776, in-12),
enfin la Logique
(1780, 2 vol. in-12, édition qui ne fut mise dans le commerce qu'en
1782, avec de nouveaux titres, portant la fausse indication de Deux-Ponts,
et avec des cartons). Il mourut paisiblement dans l'abbaye de Flux, près
de Beaugency, dont il était bénéficier. Son dernier
ouvrage, la Langue des calculs, ne fut publié qu'en 1798,
dans l'édition de ses Oeuvres complètes (Paris, 1798,
23 vol. in-8), dont la dernière est celle de 1821-1823, 16 vol.
in-8).
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Union intime
du raisonnement et du langage
« Les idées
abstraites ne sont que des dénominations. Si nous voulions absolument
y supposer autre chose, nous ressemblerions à un peintre qui s'obstinerait
à vouloir peindre l'homme en général, et qui cependant
ne peindrait jamais que des individus Cette observation sur les idées
abstraites et générales démontre que leur clarté
et leur précision dépendent uniquement de l'ordre dans lequel
nous avons fait les dénominations des classes, et que, pat conséquent,
pour déterminer ces sortes d'idées, il n'y a qu'un moyen,
c'est de bien faire la langue.
Elle confirme ce
que nous avons déjà montré, combien les mots nous
sont nécessaires : car, si nous n'avions point de dénominations,
nous n'aurions point d'idées abstraites, nous n'aurions ni genres
ni espèces; et si nous n'avions ni genres ni espèces, nous
ne pourrions raisonner sur rien. Or, si nous ne raisonnons qu'avec le secours
de ces dénominations, c'est une nouvelle preuve que nous ne raisonnons
bien ou mal que parce que notre langue est bien ou mal faite. L'analyse
ne nous apprendra donc à raisonner qu'autant qu'en nous apprenant
à déterminer les idées abstraites et générales,
elle nous apprendra à bien faire notre langue; et tout l'art de
raisonner se réduit à l'art de bien parler. »
(Condillac,
extrait de la Logique, ch. V).
Le raisonnement
est une suite d'équations
« ... Comme
en mathématiques on établit la question en la traduisant
en algèbre, dans les autres sciences on l'établit en la traduisant
dans l'expression la plus simple; et, quand la question est établie,
le raisonnement qui la résout n'est encore lui-même qu'une
suite de traductions où une proposition qui traduit celle qui la
précède est traduite par celle qui la suit. C'est ainsi que
l'évidence passe avec l'identité depuis l'énoncé
de la question jusqu'à la conclusion du raisonnement.
Traité des
sensations, VIII. »
(Condillac,
extrait du Traité des sensations, VIII).
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L'influence de Condillac au XVIIIe
siècle fut immense. Il popularisa la psychologie ou, comme on l'appelait
alors, la métaphysique, pour parler plus exactement, l'idéologie.
Tout ce qui a des prétentions à penser se réclame
de son nom. La société idéologique d'Auteuil ne fera
que développer ses idées et Maine de Biran, qui fait partie
de cette société, reste le disciple de Condillac jusqu'à
ce qu'à force de réflexions, il ait trouvé le principe
de sa propre philosophie. Garat, à l'Ecole normale, développe
les enseignements de Condillac, et Laromignière, dans ses Leçons
de philosophie à la Sorbonne en 1811, se réclame de Condillac
au moment même où il contribue, par ses fines analyses, à
ruiner son autorité. De ce moment, la gloire de Condillac semble
s'obscurcir de plus en plus, l'école éclectique n'a que des
railleries pour sa philosophie toute en surface et en apparente clarté
jusqu'à ce qu'un esprit brillant et vigoureux, Taine, reprenne les
idées de Condillac et tâche de montrer qu'elles encadrent
à merveille les découvertes psycho-physiologiques du temps.
Voici en substance la trame de ces idées.
Condillac s'est donné pour tâche de découvrir les éléments
de nos actes et surtout de nos connaissances, de décomposer l'esprit
en ses facteurs premiers et irréductibles.
«
Le seul moyen d'acquérir des connaissances, dit-il, c'est de remonter
à l'origine de nos idées, d'en suivre la génération
et de les comparer sous tous les rapports possibles ; ce que j'appelle
analyser » (Origine des connaissances humaines, ch. VII, §
67).
Ainsi l'analyse est pour Condillac la seule
méthode qui puisse conduire à la vérité; elle
ne s'oppose pas à la synthèse, elle la contient.
«
Elle ne consiste qu'à composer et décomposer nos idées
» (ibid., § 66).
L'analyse contient donc : 1° une décomposition
de nos connaissances en leurs éléments; 2° une recomposition
de nos connaissances à l'aide de ces éléments. Condillac
ne remplit nulle part dans ses ouvrages la première partie de ce
programme. Il ne remplit que la deuxième. Il part, en effet, de
ce point que les facteurs de toutes nos connaissances sont les sensations.
Tous ses ouvrages ont pour but, et le Traité des sensations en particulier,
de nous montrer qu'il en est bien ainsi et qu'avec les sensations seules
on peut arriver à reconstituer toutes nos idées et toutes
nos connaissances. Ce qu'il nous a livré de son système n'est
donc que la vérification par ce que nous appellerions la synthèse
des résultats auxquels il est arrivé par une opération
que nous appellerions analyse, opération dont Condillac ne nous
a pas décrit les détails et le processus. Ces résultats
ne nous apparaissent donc et ne peuvent nous apparaître que comme
une hypothèse que la synthèse va vaciller. Si les sensations
seules, sans aucun mélange étranger, peuvent nous expliquer
tout le contenu de l'esprit, l'hypothèse sera vérifiée;
si Condillac leur ajoute quoi que ce soit, l'hypothèse sera fausse
et tout le système croulera. Pour montrer donc que la sensation
suffit; elle. seule, à expliquer tout le système de nos connaissances,
Condillac suppose un esprit entièrement vide, non pas même
un esprit, mais une statue (Traité des sensations) réduite
à la pure capacité de sentir. Si cette statue arrive à
devenir un esprit humain par le seul jeu des sensations qu'elle recevra,
le système sera prouvé et toutes nos connaissances ne seront
que des sensations transformées. Ouvrons l'odorat de la statue et
faisons-lui sentir une rose. La statue devient odeur de rose. Présentons-lui
un oeillet, les deux sensations entrant en lutte, l'une des deux sensations
l'emporte sur l'autre, voilà l'attention.
«
Lorsque la sensation ne se fait pas actuellement, mais s'offre à
nous comme une sensation qui est faite, elle prend le nom de mémoire.
Dès qu'il y a double attention, il y a comparaison, car être
attentif à deux idées ou les comparer, c'est le même
chose. Or, on ne peut les comparer sans apercevoir entre elles quelque
différence ou quelque ressemblance: apercevoir de pareils rapports,
c'est juger. Les actions de comparer et de juger ne sont donc que l'attention
même; c'est ainsi que la sensation devient insensiblement attention,
comparaison, jugement » (Extrait raisonné du Traité
des sensations).
Une suite de jugements constitue le raisonnement
et toutes nos sciences ne sont que des suites de raisonnements. Toutes
nos connaissances se ramènent ainsi à de pures transformations
de la sensation. Toutes nos idées commencent par être particulières.
Elles deviennent générales par la comparaison.
«
La statue voit-elle deux oranges à la fois? Aussitôt elle
reconnaît dans chacune le même idée particulière
et cette idée devient un modèle auquel elle les compare et
avec lequel elle voit qu'elles conviennent l'une et l'autre. Elle découvrira
de la même manière que cette idée est commune à
trois, quatre oranges et elle la rendra aussi générale qu'elle
peut l'être pour elle » (Traité des sensations,
4e part., ch. VI, § 4).
Car la statue peut avoir quelques idées
générales avant d'avoir des mots (ibid.); seulement ces idées
sont très vagues, confuses et forcément très restreintes.
C'est à l'aide de ces idées qu'elle peut apprendre à
parler si le langage est inventé, inventer le langage s'il ne l'est
pas encore. Le langage, selon Condillac, est contemporain de la société;
Adam et Eve savaient naturellement parler (Origine des connaissances
humaines, IIe partie, sect. I, Init.).
Mais deux enfants isolés du monde pourraient aussi inventer un langage.
Chacun d'eux, pour satisfaire ses besoins, exécuterait certains
mouvements, la vue de ces mouvements exciterait dans son compagnon des
sentiments analogues à ceux qui leur donnent naissance chez le premier,
ainsi se trouverait naturellement formé un certain langage d'action.
Des cris de mêlent aux gestes, les cris sont bientôt interprétés
comme les gestes (ibid. ch. I). Puis la voix émet des
sons, ces sons s'associent à des sentiments ou à des sensations,
puis à des idées générales. On a alors un nom,
un véritable signe qui permet à la généralisation
de s'étendre et de désigner par un seul mot de nombreuses
classes d'êtres. Le langage permet aussi de noter d'une façon
durable et précise les rapports entre les idées, les jugements,
les raisonnements. Il est vrai qu'il substantifie des abstractions vides
auxquelles il semble donner l'être, telles que le moi, l'être,
la substance, qui ne sont rien en dehors des sensations qui les composent.
C'est affaire à l'esprit de se débarrasser de ces chimères
pour ne conserver que les mots qui peuvent se traduire en sensations. Pour
nous servir d'une formule moderne, mais très exacte le mot, pour
Condillac, résume les sensations passées et doit toujours
pouvoir se remplacer par des sensations futures. C'est ainsi que, à
la fois, la langue sera épurée et la science constituée,
car une science n'est qu'une langue bien faite. Ainsi s'explique tout l'entendement
humain.
La volonté ne s'explique pas moins
aisément. Toute sensation est agréable ou désagréable.
Nous ne saurions être mal ou moins bien que nous avons été,
que nous ne comparions les états où nous sommes avec ceux
par ou nous avons passé. Nous sentons le besoin de quelque chose
de mieux. Bientôt la mémoire nous rappelle l'objet que nous
croyons pouvoir contribuer à notre bonheur, et dans l'instant l'action
de toutes nos facultés se détermine vers cet objet. Or, cette
action des facultés est ce que nous nommons désir (ibid.).
Quand plusieurs désirs se combattent, il y a délibération,
le dernier désir qui l'emporte se nomme volonté. La volonté
n'est donc, encore qu'une sensation transformée. Condillac suppose
cependant que l'homme peut quelque chose pour réfréner ses
désirs et les diriger; il affirme sa croyance à la liberté
(dissertation sur la liberté à la fin du Traité
des sensations). Cette philosophie un peu sèche et maigre, mais
singulièrement claire, pleine d'observations fines et ingénieuses,
ne saurait se détendre de quelques contradictions qu'il serait aisé
de relever. Ce qu'on lui a surtout reproché, c'est de négliger
ce qu'il y a d'actif dans l'esprit. Il a professé une certaine idéologie
où ne se trouve peut-être pas toute sa pensée. Il admettait
l'existence de Dieu et celle de l'âme. L'école de Cousin lui
a reproché vivement son sensualisme et n'a pas craint de l'accuser
de matérialisme. C'est bien plutôt d'idéaliste qu'il
eût fallu le traiter et Laromiguière l'avait déjà
remarqué. Ramener, en effet, toutes nos connaissances à la
sensation, c'est bien ramener tous les objets à la conscience du
sujet sentant et ainsi ne leur accorder d'autre existence que celle que
leur confère cette conscience. Or, c'est bien là la formule
de l'idéalisme. (G. Fonsegrive).
Condillac n'a pas eu, comme économiste,
la célébrité qu'il a obtenue comme philosophe; néanmoins
son livre Du Commerce a fait quelque bruit au XVIIIe
siècle et soulevé une polémique assez vive. Notamment,
Le Trosne et l'abbé Bandeau ne lui ménagèrent pas
les attaques et les critiques. Condillac se rattache à l'école
des physiocrates dont il n'adopte pourtant pas toutes les théories
: en particulier il repousse très énergiquement celle de
l'improductivité de l'industrie. Les pages qu'il a
écrites sur la monnaie sont les
plus claires et les plus précises qu'on ait jamais publiées
sur une matière aussi complexe. H. Baudrillart place Condillac
« au premier rang des vulgarisateurs de l'école physiocratique
dont il rectifie parfois les idées et toujours le langage ».
(R. S.).
On
a de lui : Essai sur l'origine des connaissances humaines, 1746;
Traité
des systèmes, 1749; Traité des sensations, 1754
(où il donne trop à l'hypothèse); Traité
des animaux (contre Buffon), 1755; Cours
d'études; rédigé pour le prince de Parme, 1775
(renfermant Grammaire, Art d'écrire, Art de raisonner, Art de
penser, Histoire); le Commerce et le gouvernement, 1776; la
Logique,
et la Langue des calculs, posthumes. Ses oeuvres complètes ont
été publiées à Paris, 1798. 23 vol. in-8, et
1821-22, 16 vol. in-8 (par les soins de Théry), avec une notice
sur sa vie et ses ouvrages. Son Cours d'études est à
l'Index à Rome.
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