| Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Evremond est né au château de Saint-Denis-le-Guast (près Coutances) le 1er avril 1610, et non 1613, mort à Londres le 29 septembre 1703. Il était le troisième des sept enfants de Charles, baron de Saint-Denis, commandant des gendarmes de Henri de Bourbon, duc de Montpensier, gouverneur de Normandie, et de Charlotte de Rouville, soeur du surintendant des finances, et petite-fille du comte de Tillières, maréchal de France. Destiné, comme cadet, à la magistrature, il fut, en 1619, envoyé faire ses études à Paris, au collège de Clermont (Louis-le-Grand), et eut en rhétorique pour professeur le P. Canaye (1623). Après avoir étudié la philosophie partie à Caen, partie à Paris, au collège d'Harcourt, il commença vers 1628 l'étude du droit, mais l'abandonna au bout d'un an pour le métier des armes. Enrôlé, comme enseigne, dans les troupes commandées par le maréchal de Bassompierre, beau-frère du comte de Tillières, Saint-Evremond assista à l'affaire du Pas-de-Suse (6 mars 1629), et revint d'Italie avec le grade de lieutenant, après le traité de Chérasque (30 mai 1631). Employé de 1632 à 1636 sur le Rhin et aux Pays-Pas, sous le cardinal de La Valette, il se lia avec Turenne, le duc de Candale, le comte de Guiche; il se fit remarquer au siège de Trèves (1632), à la prise de Landrecies (26 juillet 1637), après laquelle il obtint une compagnie; ce qui ne l'empêchait pas de satisfaire son goût pour les lettres en lisant beaucoup Montaigne, en entretenant des relations avec Gassendi (1639), et étudiant l'espagnol et l'italien. Maniant la plume aussi bien que l'épée, tandis qu'il établit sa réputation militaire au siège d'Arras (18 juin-10 août 1640), qu'il devient lieutenant des gardes du prince de Condé (1642), qu'il est un des plus brillants lieutenants du jeune duc d'Enghien à Rocroi (19 mai 1643), dans le corps de Gassion, à Fribourg (3-9 mai 1644), à Nordlingue (3 août 1645), où il est blessé aux côtés de Condé, à Dunkerque (10 août 1646), à Lérida (17 juin 1647), il compose cette Comédie des académiciens qui eut tant de succès dans l'hiver de 1642 à 1643, et où il se raillait des travers académiques tout en louant l'institution, et un certain nombre de Maximes, émules de celles de Mme de Sablé (1647). Mais la prudence n'était pas son fort, quelques railleries sur Condé, son ami cependant, lui firent perdre sa lieutenance aux gardes (1648). - Rome et Hannibal après la bataille de Cannes « Pour voir la république dans toute l'étendue de sa vertu, il faut la considérer dans la seconde guerre de Carthage. Elle a eu auparavant plus d'austérité; elle a eu, depuis, plus de grandeur; jamais un mérite si véritable. Aux autres extrémités où elle s'est trouvée, elle a dû son salut à la hardiesse, à la valeur, à la capacité de quelque citoyen. Peut-être que sans Brutus il n'y aurait pas eu même de république. Si Manlius n'eût pas défendu le Capitole, si Camille ne fût venu le secourir, les Romains, à peine libres, tombaient sous la servitude des Gaulois. Mais ici le peuple romain a soutenu le peuple romain; ici le génie universel de la nation a conservé la nation; ici le bon ordre, la fermeté, la conspiration générale au bien public, ont sauvé Rome, quand elle se perdait par les fautes et les imprudences de ses généraux. Après la bataille de Cannes, où tout autre État eût succombé dans sa mauvaise fortune, il n'y eut pas un mouvement de faiblesse parmi le peuple, pas une pensée qui n'allât au bien de la république. Tous les ordres, tous les rangs, toutes les conditions s'épuisèrent volontairement. Les Romains apportaient avec plaisir ce qu'ils avaient de plus précieux et gardaient à regret ce qu'ils étaient obligés de se laisser pour le simple usage. L'honneur était à retenir le moins, la honte à garder le plus dans leurs maisons. Lorsqu'il s'agissait de créer les magistrats, la jeunesse, ordinairement prévenue d'elle-même, consultait avec docilité la sagesse des plus vieux, pour donner des suffrages plus sainement. Les vieux soldats venant à manquer, on donnait la liberté aux esclaves pour en faire de nouveaux; et ces esclaves, devenus Romains, s'animaient du même esprit de leurs maîtres pour défendre une même liberté. Mais voici une grandeur de courage qui passe toutes les autres qualités, quelque belles qu'elles puissent être. Il arrive quelquefois, dans un danger éminent, qu'on voit prendre de bonnes résolutions aux moins sages; il arrive que les plus intéressés contribuent largement pour le bien public, quand, par un autre intérêt, ils craignent de se perdre avec le public eux-mêmes. Il n'est peut-être jamais arrivé qu'on ait songé au dehors comme au dedans, en des extrémités si pressantes, et je ne trouve rien de si admirable dans les Romains que de leur voir envoyer des troupes en Sicile et en Espagne avec le même soin qu'ils en envoyaient contre Hannibal. Accablés de tant de pertes, épuisés d'hommes et d'argent, ils partagèrent leurs dernières ressources entre la défense de Rome et le maintien de leurs conquêtes. Un peuple si magnanime aimait autant périr que déchoir, et tenait pour une chose indifférente de n'être plus, quand il ne serait pas le maître des autres. Mais, avec tant de fermeté et de bon sens, il n'y avait plus de république romaine, si Carthage eût fait pour la ruiner, la moindre des choses que fit Rome pour son salut. Tandis qu'on remerciait un consul qui avait lui de n'avoir pas désespéré de la république, on accusait à Carthage Hannibal victorieux. Hannon ne pouvait lui pardonner les avantages d'une guerre qu'il avait déconseillée. Plus jaloux de l'honneur de ses sentiments que du bien de l'État, plus ennemi du général des Carthaginois que des Romains, il n'oubliait rien pour empêcher les succès qu'on pouvait avoir, ou pour ruiner ceux qu'on avait eus. On eût pris Hannon pour un allié du peuple romain, qui regardait Hannibal comme l'ennemi commun. Quand celui-ci envoyait demander des hommes et de l'argent pour le maintien de l'armée : " Que demanderait-il, disait Hannon, s'il avait perdu la bataille? Non, non, messieurs : ou c'est un imposteur qui nous amuse par de fausses nouvelles, ou un voleur public qui s'approprie les dépouilles des Romains et les avantages de la guerre. " Ces oppositions troublaient du moins les secours, quand elles ne pouvaient en empêcher la résolution. On exécutait lentement ce qui avait été résolu avec peine. Le secours enfin préparé demeurait longtemps à partir. S'il était en chemin, on envoyait l'ordre de l'arrêter en Espagne, au lieu de le faire passer en Italie. Il n'arrivait donc quasi jamais, et lorsqu'il venait joindre Hannibal, ce qui était un miracle, Hannibal ne le recevait que faible, ruiné et hors de saison. Ce général était presque toujours sans vivres et sans argent, réduit à la nécessité d'être éternellement heureux dans la guerre nulles ressources au premier mauvais succès, et beaucoup d'embarras dans les bons, où il ne trouvait pas de quoi entretenir diverses nations, qui suivaient plutôt sa personne qu'elles ne dépendaient de sa république. Quand je songe qu'Hannibal est parti d'Espagne, où il n'avait rien de fort assuré; qu'il a traversé les Gaules qu'on devait compter pour ennemies; qu'il a passé les Alpes pour faire la guerre aux Romains qui venaient de chasser les Carthaginois de la Sicile; quand je songe qu'il n'avait en Italie ni places, ni magasins, ni secours assurés, ni la moindre espérance de retraite, je me trouve étonné de la hardiesse de son dessein. Mais lorsque je considère sa valeur et sa conduite, je n'admire plus qu'Hannibal et je le tiens encore au-dessus de l'entreprise. » (Saint-Evremond, Réflexions sur les divers génies du peruple romain). | Et si sa fidélité à la cause royale pendant la Fronde et son pamphlet sur la Retraite de Mme de Longueville en Normandie (1649) lui valurent le grade de maréchal de camp (1652), une lettre au maréchal de Créqui, où il critiquait le traité des Pyrénées (novembre 1659), le mit si mal en cour que, renonçant à toute ambition en France, Saint-Evremond se retira à l'étranger, un instant en Hollande, puis en Angleterre (1661), où il s'établit si bien dans la faveur de Charles Il et de ses deux successeurs qu'en 1688 il ne profita pas de la liberté que les démarches de ses amis lui avaient obtenue de rentrer en France. Très lié avec la belle duchesse de Mazarin (Hortense Mancini), qui vient bientôt aussi se fixer en Angleterre (1670), il resta le plus fidèle de ses amis, et sa mort (1699) fut l'épreuve la plus cruelle de son exil. Sauf la Comédie des académiciens, dont, au dire de Quérard, il existerait une édition de 1646, mais dont la première édition certaine est de 1650 (Brunet), et les quatre Maximes de 1647, toutes les oeuvres de Saint-Evremond coururent de son vivant sous le manteau. Les premières éditions en furent données, après sa mort, par son ami Des Maizeaux, qui les avait préparées avec lui, sous ce titre : les Oeuvres de M. de Saint-Evremond, publiées sur les manuscrits de l'auteur (Londres, 1705, 3 vol. in-4; et 1708, 7 vol. in-12); par la suite, ont paru d'autres éditions : Amsterdam, 1727, 7 vol. in-12; Paris, 1740, 10 vol. in-12, et 1753, 12 vol. in -12). Plus plus tard ont paru les Oeuvres choisies, par Hippeau (Paris, 1852); par Giraud (Paris, 1865, 3 vol. in-12, celle-ci très correcte, et de belle exécution typographique. Parmi les écrits qui les composent, on doit surtout signaler : la Conversation du maréchal d'Hocquincourt avec le P. Ganaye (éd. séparée, donnée par Louis Lacour, Paris, 1665, in-32); Réflexions sur les divers génies du peuple romain, où Saint-Evremond est le précurseur de Montesquieu; Réflexions sur la tragédie ancienne et moderne, où il se montre partisan des modernes; Observations sur Plutarque, Salluste, Tacite. Son portrait a été gravé en tête de ses Oeuvres. (E. Asse). - Alexandre et César « ... Quand César n'avait pas la justice de son côté, il en cherchait les apparences; les prétextes ne lui manquaient jamais. Alexandre ne donnait au monde pour raisons que ses volontés il suivait partout son ambition ou son humeur. César se laissait conduire à son intérêt ou à sa raison. On n'a guère vu en personne tant d'égalité dans la vie, tant de modération dans la fortune, tant de clémence dans les injures. Ces impétuosités qui coûtèrent la vie à Clitus, ces soupçons mal éclaircis qui causèrent la perte de Philotas, et qui, à la honte d'Alexandre, entraînèrent ensuite comme un mal nécessaire la mort de Parménion, tous ces mouvements étaient inconnus à César. On ne peut lui reprocher de mort que la sienne, pour n'avoir pas eu assez de soin de sa propre conservation. Aussi faut-il avouer que, bien loin d'être sujet aux désordres de la passion, il fut le plus agissant homme du monde et le moins ému : les grandes, les petites choses le trouvaient dans son assiette, sans qu'il parût s'élever pour celles-là ni s'abaisser pour celles-ci. Alexandre n'était proprement dans son naturel qu'aux extraordinaires. S'il fallait courir, il voulait que ce fût contre des rois. S'il aimait la chasse, c'était celle des lions. Il avait peine à faire un présent qui ne fût digne de lui. Jamais si résolu, jamais si gai que dans l'abattement des troupes, jamais si constant, si assuré que dans leur désespoir. En un mot il commençait à se posséder pleinement où les hommes d'ordinaire, soit par la crainte, soit par quelque autre faiblesse, ont accoutumé de ne se posséder plus. Mais son âme trop élevée s'ajustait malaisément au train commun de la vie, et, peu sûre d'elle-même, il était à craindre qu'elle ne s'échappât parmi les plaisirs ou dans le repos. César a exécuté les plus grandes choses et s'est fait le premier des Romains. Alexandre était naturellement au-dessus des hommes : vous diriez qu'il était né le maître de l'univers, et que dans ses expéditions il allait moins combattre des ennemis que se faire reconnaître de ses peuples. » (Saint-Evremond, Réflexions sur les divers génies du peruple romain). | | |