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Histoire de la philosophie
Histoire de la philosophie
La philosophie française
jusqu'en 1900
[La philosophie]
Aperçu Le XVIIe siècle Le XVIIIe siècle Le XIXe siècle

La philosophie française au Moyen âge

La philosophie en France commence avec la scolastique, qui règne depuis le IXe siècle jusqu'au XVe, mais avec un caractère qui tient le milieu entre une soumission absolue à l'autorité religieuse et une complète indépendance. 

Tracer en quelques lignes le sommaire d'une histoire de la scolastique en France n'avancerait à rien. La scolastique y fut d'ailleurs, comme dans les autres pays, une doctrine d'Eglise et non une doctrine d'Etat. La scolastique est chrétienne avant d'être française ou anglaise. Et ce qui le prouve bien, c'est qu'à la Sorbonne, dont l'histoire est inséparable de celle de la scolastique, les maîtres qui enseignent et les élèves que l'on y voit étudier y viennent de tous les pays de l'Europe. Ni Alexandre de Halès, ni saint Bonaventure dont il fut le maître, ne sont Français. La Sorbonne compte l'un parmi ses professeurs, l'autre parmi ses étudiants. Outre la Sorbonne, il y eut en France d'autres centres florissants d'études. L'école de Laon eut  pour élèves Guillaume de Champeaux, défenseur zélé de la doctrine réaliste, et surtout son disciple Abélard. A  Marmoutiers, on relève le nom de Gaunilon.

Il ne faut pas non plus prendre trop au pied de la lettre ces mots d'ancilla theologiae dont les esprits paresseux abusent, pour se dispenser d'étudier de près ces docteurs profonds et subtils, au demeurant esprits très libres et que l'obligation de rester fidèles à l'orthodoxie religieuse ne détourna pas de suivre chacun sa propre voie. On sait le mot de Leibniz

« Il y a de l'or dans le fumier de la scolastique. » 
Abélard.
Il n'est pas de nom plus illustre au Moyen âge que celui de Pierre Abélard (1079-1142) dont la doctrine ne rentre dans aucun des cadres préexistants. Le nom de conceptualisme qui la désigne ne suffit pas à la caractériser sans doute. La nécessité où l'on est de s'en servir montre assez à quel degré d'indépendance s'éleva l'enseignement du maître, puisqu'il combattit avec une égale vigueur les réaux (réalistes) et les nominaux (nominalistes). Ceux qui ont le goût des formules diront peut-être d'Abélard qu'il fut le Descartes de la scolastique. Et il n'y aura pas à se récrier, puisqu'aussi bien le rapprochement de ces deux noms éveille une idée commune, celle d'une pensée entendant ne relever que d'elle-même.

Gaunilon.
Le moine Gaunilon, qui vécut au XIIe siècle, est celui qui porta les premiers coups à la preuve ontologique de l'existence de Dieu formulée pour la première fois par saint Anselme de Canterbury.  Dans une réponse à saint Anselme : Liber pro insipiente, il montre qu'il n'y a pas de relation à établir entre l'existence réelle et l'existence simplement conçue. Kant devait, sept siècles plus tard, reprendre cette objection.

La philosophie française à la Renaissance

Du fonds commun de la philosophie scolastique commencent à se détacher, au XVIe siècle, toutes les philosophies nationales de l'Europe moderne. La vague vient d'Italie, qui produit alors de hardis novateurs en philosophie. Parmi eux il en est qui ont passé en France une partie de leur vie, et qui, sans nul doute, ont contribué par leur influence au mouvement philosophique, d'où devait sortir la philosophie française du XVIIe siècle. Tels furent Giordano Bruno, qui enseigna et qui eut des disciples à Paris; Vanini, qui passa en France une grande partie de sa vie errante, et à qui l'Eglise fit payer à Toulouse, par une mort cruelle, ses opinions philosophiques et religieuses; tel fut aussi Campanella, qui, échappé après les plus cruelles tortures des cachots des Espagnols et des inquisiteurs, vint achever paisiblement en France sa vie orageuse, sous la protection du cardinal Richelieu. Mais le principal moteur de ce moteur de mouvement à la fois critique et sceptique, fut, en France Ramus.

Ramus.
Avec Ramus se manifeste l'esprit qui bientôt doit caractériser la philosophie française. En effet, quel a été le but de l'entreprise si éclatante et si audacieuse de Ramus? Etablir un libre droit de discussion. Pour cela il fallait abolir le faux culte d'Aristote; c'est ce qu'il tenta, donnant la préférence à Platon; mais au lieu d'adopter des doctrines toutes faites, il soutint qu'il valait mieux travailler par soi-même. C'est pourquoi, pensait-il, il ne suffit pas de s'affranchir à jamais la philosophie non seulement de l'autorité d'Aristote, mais de toute autre autorité sauf celle de la raison la mettre à la portée du plus grand nombre d'intelligences, la faire sortir de la théorie pure pour entrer dans les applications et dans la pratique. 

Dans ses écrits et dans ses leçons, Ramus dépouille toutes les vieilles formes de la philosophie scolastique, pour y substituer des formes littéraires et oratoires : il accompagne toujours d'applications et d'exemples ses préceptes de logique, nouveautés qui font scandale dans la vieille université de Paris. 

Enfin Ramus, en introduisant l'usage de la langue commune à la place de la langue latine dans les ouvrages de philosophie, a le premier renversé cette barrière infranchissable d'une langue étrangère, qui fermait au grand nombre l'accès des questions philosophiques. Plus de cinquante ans avant l'auteur du Discours de la Méthode, il avait publié en français un traité de dialectique. Ainsi, brillant et malheureux précurseur de Descartes, il inaugura avec éclat la philosophie française au milieu du XVIe siècle, et au sein même de l'université de Paris. Mais il devait payer de sa vie cette oeuvre novatrice; et le jour de la Saint-Barthélemy, Ramus, comme Vanini et Bruno dans d'autres circonstances, périt victime des haines philosophiques et religieuses accumulées contre lui. 

Sceptiques et libre-penseurs.
Le scepticisme a été une autre conséquence forcée des excès de la scolastique.

Sanchez.
Francisco Sanchez, (1551-1523), médecin et professeur à Toulouse, publia un traité ayant pour titre: De multum nobili et prima universali scientia : Quod nil scitur; il y professe un scepticisme dont le but principal est de renverser l'aristotélisme

Rabelais, Montaigne et Charron.
Avec des formes moins scientifiques, Rabelais, Montaigne et Charron animés de ce même esprit de critique et d'indépendance, qui de tout côté se faisait jour, contribuèrent aussi à discréditer, en les couvrant de ridicule, l'esprit et les formes de la philosophie scolastique. 

La Boétie, Bodin.
De leur côté, Etienne de La Boétie (1530-1563) est l'auteur du Discours sur la servitude volonlaire, qui est une violente protestation contre la tyrannie des rois; Jean Bodin (1530-1596) fut un précurseur de Montesquieu en fondant le premier, la science politique et la philosophie de l'histoire dans sa République.

Gassendi.
Pierre Gassendi (1592-1655), à la fois prédécesseur et contemporain de Descartes avec lequel il eut d'ailleurs de vifs échanges, appartient sans doute déjà au XVIIe siècle, mais il est surtout  de ceux qui ont porté les derniers coups au totalitarisme médiéval. Dans ses Exercitationes paradoxicae adversus Aristotelem (1624), il combat l'autorité d'Aristote, et à la vieille philosophie scolastique vainement défendue par les arrêts des parlements et de la Sorbonne; le premier peut-être, avec Descartes, il donna en France l'exemple d'une discussion philosophique élégante, claire et précise.

Ennemi d'Aristote, Gassendi ne l'est pas de toute la philosophie antique.  Il fit des travaux d'une érudition admirable pour restaurer et réhabiliter Epicure et sa doctrine des atomes si longtemps oubliée et condamnée. Gassendi se forma en outre une doctrine à lui, sorte d'éclectisme qui avait pour base les données de l'expérience. Molière et Cyrano de Bergerac, parmi d'autres, furent par sa doctrine. Il se lia par ailleurs avec quelques-uns des principaux savants et penseurs de son temps, tels que Galilée, Képler, Hobbes, Mersenne, Pascal, Lamothe-le-Vayer.

Descartes et le XVIIe siècle

La révolution philosophique était préparée partout; Bacon, en Angleterre, préconisait les méthodes expérimentales et l'observation des phénomènes sensibles; mais Descartes, en fondant une école rationaliste, devint réellement le père de la philosophie moderne.

Descartes.
Une première coupe révèle dans le Cartésianisme la philosophie des idées « claires et distinctes », celle qui a définitivement délivré la pensée moderne du joug de l'autorité pour ne plus admettre d'autre marque de la vérité que l'évidence. Un peu plus bas, en creusant la signification des termes « évidence », « clarté », « distinction», on trouve une théorie de la méthode.

Partant du doute méthodique, René Descartes cherche le principe de toute certitude, et, pour y parvenir, il prend pour point de départ la pensée. Le fait de la pensée est un fait primitif, évident par lui-même, et impossible à nier. Descartes l'accepte avec une confiance d'autant plus grande qu'elle est forcée; il est conduit à s'affirmer lui-même : Je pense, donc je suis; de là la première règle de toute sa philosophie, l'évidence, seul criterium de toute certitude. Certain de son existence comme être pensant, il ne l'est pas de l'existence de son corps; il la constatera plus tard par un raisonnement qui préparera l'idéalisme dans lequel son école est tombée, mais disons tout de suite qu'il pose d'une manière radicale la distinction de l'esprit et de la matière par la pensée pour l'une et l'étendue pour l'autre. De l'existence du moi comme être fini, il s'élève à celle de Dieu par l'idée de l'infini, parce que, dit-il, l'existence de l'être infini ou de Dieu est implicitement comprise dans l'idée que nous en avons; à cette première preuve il joint celle de la nécessité d'une cause première pour expliquer l'existence de l'humain, être contingent, et celle du parfait et de l'essence de Dieu, qui implique l'existence.

A ces points essentiels du Cartésianisme, il faut ajouter les idées innées ou naturelle, qu'il distingue des idées adventices et factices; la conservation du monde assimilée à une création continuée, et par suite une tendance funeste à concentrer toute activité dans la cause première. En ne voyant dans les bêtes que de simples machines, Descartes tirait la première conséquence de son erreur. 
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Descartes.
René Descartes.

Au-dessous de cette philosophie, on trouverait maintenant une théorie de l'esprit ou, comme dit Descartes, de la « pensée », un effort pour résoudre la pensée en éléments simples : cet effort a ouvert la voie aux recherches de Locke et de Condillac. On trouverait surtout cette idée que la pensée existe d'abord, que la matière est donnée par surcroît et que le monde matériel pourrait, à la rigueur, n'exister que comme représentation de l'esprit. Descartes admettait la réalité du monde matériel, non pas directement et sur la foi de nos facultés perceptives, car, disait-il, un esprit malin pourrait nous tromper, mais comme une conséquence de la véracité divine. Tout l'idéalisme moderne est sorti de là, en particulier l'idéalisme allemand.

Enfin, au fond de la théorie cartésienne de la pensée, il y a un nouvel effort pour ramener la pensée, au moins partiellement, à la volonté. Les philosophies «-volontaristes » du XIXe siècle se rattachent ainsi à Descartes. Ce n'est pas sans raison qu'on a vu dans le cartésianisme une « philosophie de la liberté ».

A Descartes remontent beaucoup des doctrines de la philosophie moderne. Si les tendances de cette philosophie coexistent chez Descartes, c'est le rationalisme qui prédomine, comme il devait dominer la pensée des siècles suivants.

Après Descartes.
On serait tenté de croire qu'après Descartes, la philosophie en France au XVIIe siècle, et l'on pourrait dire dans toute l'Europe, fut le cartésianisme; partout on voyait des penseurs ayant subi directement l'influence de Descartes. Il faut citer parmi eux : De la Forge, Clerselier, Rohault, Sylvain Régis, Clauberg, Geulincx. Parmi ceux qui suivirent le plus fidèlement ses doctrines, on doit mentionner presque tous les esprits d'élite du siècle : Arnauld, Nicole, Bossuet, Fénelon. D'autres eurent pour point de départ Descartes, mais en modifièrent profondément ses doctrines, comme Malebranche par la théorie des causes occasionnelles, comme Pascal, qui, s'il fut cartésien, ce qui ne saurait être objet de doute, cessa de l'être après sa « conversion », comme Leibniz par l'harmonie préétablie, et comme Spinoza qui rapportait  directement tous les phénomènes à la substance divine. 

Encore faut-il préciser ce qu'on entend par cartésianisme. Descartes n'a pas fondé à proprement parler d'école. Il a posé des bases que ses successeurs - ceux qu'il est coutume d'appeler les Cartésiens - ont utilisées pour construire leur propre doctrine, une doctrine souvent très éloignée et parfois même très en contradiction avec celle de Descartes. C'est qu'aussi bien on se méprend peut-être sur ce qui est le centre de la philosophie de Descartes. On ne songe qu'au cogito et à l'existence de Dieu qui, selon Descartes, en résulterait à la façon d'un corollaire immédiat. On oublie, « la méthode », l'apologie de l'évidence et d'une évidence produite par des idées claires et distinctes. Mais est-ce la doctrine de métaphysique qui est le centre du cartésianisme? N'en est-ce pas plutôt la méthode? Au final, ce qu'il reste de Descartes chez les Cartésiens, bien c'est cela, c'est sa méthode, sa manière nouvelle d'aborder la spéculation philosophique, davantage que sa doctrine. 

D'autre courants persistent. Ainsi, le scepticisme a pour principaux organes Lamothe-Levayer, Huet, évêque d'Avranches, qui voulurent le faire tourner au profit de la foi religieuse; et Bayle, qui en fit un instrument d'indépendance. Le mysticisme comptait dans ses rangs Poiret et les partisans du quiétisme, qui commençait à se montrer. Et l'on a pu justement former un troisième groupe des libertins ennemis de la religion, amis de la nature et que la philosophie de Gassendi dut satisfaire bien plus encore que celle de Descartes. 
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Descartes et Pascal, vus par V. Cousin

« De tous les grands esprits que la France a produits, celui qui me paraît avoir été doué au plus haut degré de la puissance créatrice est incomparablement Descartes. Cet homme n'a fait que créer : il a créé les hautes mathématiques par l'application de l'algèbre à la géométrie; il a montré à Newton le système du monde en réduisant le premier toute la science du ciel à un problème de mécanique; il a créé la philosophie moderne condamnée à s'abdiquer elle-même, ou à suivre éternellement son esprit et sa méthode; enfin pour exprimer toutes ces créations il a créé un langage digne d'elles, naïf et mâle, sévère et hardi, cherchant avant tout la clarté, et trouvant par surcroît la grandeur. C'est Descartes qui a porté le coup mortel non pas seulement à la scolastique, qui partout succombait, mais à la philosophie et à la littérature maniérée de la Renaissance. Il est le Malherbe de la prose; ajoutons qu'il en est le Malherbe et le Corneille tout ensemble. Avant Descartes il n'y a guère que des styles d'emprunt, parmi lesquels se distingue celui de Montaigne, piquant mélange de grec, de latin, d'italien, de gascon, que le plus heureux génie tourmente et anime en vain, sans pouvoir l'élever à la dignité d'une langue. C'est Descartes qui a fait cette langue. Dès que le Discours de la méthode parut, à peu près en même temps que le Cid, tout ce qu'il y avait en France d'esprits solides, fatigués d'imitations impuissantes, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l'instant même le langage qu'ils cherchaient. Depuis on ne parla plus que celui-là, les faibles médiocrement, les forts en y ajoutant leurs qualités diverses, mais sur un fond invariable devenu le patrimoine et la règle de tous.

Pascal est le premier homme de génie qui ait manié l'instrument créé par Descartes, et Pascal, c'est encore un philosophe et un géomètre. Loin donc de s'altérer entre ses mains, le caractère imprimé à la langue s'y fortifia. Cette régularité géométrique du Discours de la méthode, qui forme un si frappant contraste avec l'allure capricieuse de la phrase de Montaigne, devient en quelque sorte plus rigide sous le compas de Pascal. Descartes, qui invente et produit sans cesse, tout en écrivant avec soin, laisse encore échapper bien des négligences. Pascal n'a pas cette fécondité inépuisable; mais tout ce qui sort de sa main est exquis et achevé! Osons le dire : l'homme dans Pascal est profondément original, mais l'esprit créateur ne lui a point été donné. En mathématiques il n'a point fait de ces découvertes, qui renouvellent la face de la science, telles que l'application de l'algèbre à la géométrie : le seul grand calcul auquel son nom demeure attaché est celui des probabilités, et Fermat partage au moins avec Pascal l'honneur d'avoir commencé ce calcul. En physique il a démontré la pesanteur de l'air, que Descartes avait trouvée douze ans même avant Torricelli. En philosophie, il n'a fait autre chose que ranimer la vieille guerre de la foi et de la raison, guerre fatale à l'une et à l'autre. Pascal n'est pas de la famille de ces grandes intelligences dont les pensées composent l'histoire intellectuelle du genre humain : il n'a mis dans le monde aucun principe nouveau mais tout ce qu'il a touché il l'a porté d'abord à la suprême perfection! Il a plus de profondeur dans le sentiment que dans la pensée, plus de force que d'étendue. Ce qui le caractérise, c'est la rigueur, cette rigueur inflexible, qui aspire en toute chose à la dernière précision, à la dernière évidence. De là ce style net et lumineux; ce trait ferme et arrêté, sur lequel se répand ensuite ou la grâce de l'esprit le plus aimable, ou la mélancolie sublime de cette âme que le monde lassa bien vite et que le doute poursuivit jusque dans les bras de la foi.

Tels sont les deux fondateurs de la prose française. En sortant de leurs mains elle était assez forte pour résister au commerce des génies les plus différents, et porter tour à tour, sur le fondement inébranlable de la simplicité, de la clarté et d'une méthode sévère, la majesté et l'impétuosité de Bossuet, la grâce mystique de Fénelon et de Malebranche, la plaisanterie aristophanesque de Voltaire, la profondeur raffinée de Montesquieu, la pompe de Buffon et jusqu'à l'éloquence fardée de J.-J. Rousseau, avec laquelle finit l'époque classique, et commence l'ère nouvelle et douteuse que nous parcourons. »
 

(V. Cousin, Extrait du Rapport à l'Académie française
sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal, 1842).

Pascal.
Au début, Blaise Pascal est animé d'un esprit tout cartésien; il a une grande foi dans la puissance de la raison humaine et dans l'avenir de la science. Il fait lui-même, en physique, des expériences et des découvertes fameuses (la pesanteur des gaz, la presse hydraulique, etc.) en appliquant la méthode positive de Descartes à la résolution des problèmes fournis par l'expérience. Dans le Fragment d'un traité du vide, il répudie les qualités occultes et les superstitions de la scolastique, auxquelles il oppose la raison.

Analyste subtil du coeur humain, il applique encore la même méthode rationnelle à l'étude des sentiments. Dans le Discours sur les passions de l'amour, il recherche l'origine des passions et il les défend avec des arguments analogues à ceux de Descartes; il les considère comme les mobiles qui suscitent les grandes actions.

Très lié avec les solitaires de Port-Royal, Pascal s'était jeté dans les luttes religieuses d'alors, en prenant parti pour les jansénistes. Dans les Lettres a un provincial ( = Les Provinciales), il attaque la morale des jésuites et le système des restrictions et des compromissions  de conscience. Il dénonce leur théorie  sur le péché et le crime, qui consiste à dire que la fin justifie les moyens; il examine le problème de la grâce, qu'il résout dans le sens janséniste (c'est-à-dire selon le point de vue d'Arnauld), avec une grande élévation d'esprit, et il mène le débat avec une ironie froide et mordante qui gagne le public à sa cause.

Mais, les souffrances, la maladie, réveillèrent le sentiment religieux très vif qui sommeillait en Pascal. Il entra à Port-Royal prit le chemin du mysticisme. C'est à cette inspiration nouvelle que nous devons les Pensées, ouvrage fragmentaire où Pascal fait preuve d'une sensibilité extrême, d'une science merveilleuse du coeur et des sentiments, d'une imagination puissante, d'une éloquence heurtée dans ses mouvements et, en même temps, âpre et forte. L'unité de la pensée n'apparaît pas dans les détails, mais on peut avoir la clef de l'ouvrage et du but poursuivi par Pascal, en se rapportant à l'Entretien avec M. de Sacy. Il y fait à la fois le procès de la raison et du scepticisme. Il rabaisse l'orgueilleuse vanité de l'esprit humain qui prétend tout connaître et se passer de la foi. Il le montre rempli de contradictions et incapable de faire une science complète et de se concilier le bonheur. D'autre part, il ne le juge pas, comme Montaigne, absolument impuissant à connaître la vérité. Nous trouverons le repos dans la croyance religieuse. L'humain est un être déchu, de là sa petitesse et sa grandeur. Seule la révélation nous apaise en nous, faisant connaître notre véritable nature et notre origine. Le bonheur, le salut est dans la foi et dépend de la grâce divine.

Malebranche.
Comme Spinoza et Leibniz, Malebranche avait combiné le cartésianisme avec la métaphysique des Grecs, (plus particulièrement avec le platonisme des Pères de l'Église). Le monument qu'il a élevé est un modèle du genre. Mais il y a en même temps chez Malebranche toute une psychologie et toute une morale qui conservent leur valeur, même si l'on ne se rallie pas à la métaphysique de Descartes.

Malebranche conserva les doctrines de son maître sur la méthode, sur l'insuffisance de l'autorité en philosophie et la nécessité de l'évidence, sur la nature de l'âme, sur l'automatisme des animaux; mais au lieu d'admettre comme lui des idées innées, il disait que nous voyons tout en Dieu et que ce n'est que par notre union avec l'être qui sait tout que nous connaissons quoi que ce soit; en outre, il prouvait l'existence des corps, non par la véracité divine (comme Descartes) mais par la révélation; il niait l'action de l'âme sur le corps et même toute action des substances corporelles les unes sur les autres, attribuant leur commerce à l'assistance divine et ne voyant dans les mouvements du corps ou de l'âme que des causes occasionnelles; il prétendait que notre volonté de même que notre intelligence, ne peut rien par elle-même, que Dieu est le principe de nos déterminations et des actes de notre volonté, inclinant ainsi sans le vouloir vers le fatalisme. Du reste, il professait l'optimisme et expliquait le mal en disant que Dieu n'agit que comme cause universelle; enfin, il fondait la morale sur l'idée d'ordre. 

Les opinions qu'il soutenait sur plusieurs points de théologie ou de philosophie rencontrèrent une forte opposition. Il eut de vives disputes avec Arnauld sur la nature des idées et sur la grâce; avec Régis sur le mouvement; avec le P. Lamy sur l'amour de Dieu; et même quelques-uns de ses écrits furent mis à l'Index à Rome. 

La philosophie des Lumières en France

La philosophie française du XVIIIe siècle subit le contre-coup d'une réaction générale. Le système de Newton remplace la physique de Descartes, puis l'empirisme de Locke traverse à son tour la Manche. Condillac développe la doctrine de la « sensation transformée » et un nominalisme radical. Helvétius, La Mettrie et d'Holbach en viennent au matérialisme le plus décidé. Montesquieu renouvelle la philosophie du droit, Voltaire touche à tous les sujets, est l'adversaire passionné de l'église et de ses doctrines et soutient un déisme un peu froid : Jean-Jacques Rousseau défend le théisme, rajeunit la pédagogie et contribue par ses théories sociales à préparer la Révolution. En même temps, les Encyclopédistes, sous la direction de Diderot et de d'Alembert, essayent de combattre les idées traditionnelles dans une sorte de « Somme » du XVIIIe s.

Condillac.
Dans son Traité des sensations, l'abbé de Condillac (1715-1780) dépasse Locke lui-même et fonde un sensualisme plus radical. Selon lui, Locke a eu raison de rejeter l'idée de facultés abstraites dans lesquelles notre être serait pour ainsi dire divisé; cependant, il considérait encore les opérations de l'âme, la perception, la volonté, comme je ne sais quoi de primitif, et en quelque sorte comme des propriétés innées à l'âme. 

« Aussi le Philosophe se contente-t-il de reconnaître que l'âme aperçoit, pense, doute, croit, raisonne, commente, veut, réfléchit [...] mais il n'a pas senti la nécessité d'en découvrir le principe et la génération; il n'a pas soupçonné qu'elles pourraient n'être que des habitudes acquises. » (Essai sur l'origine des connaissances humaines).
La vraie méthode consiste, selon Condillac, à remonter à l'origine des connaissances, pour en expliquer la génération par une transformation graduelle du principe primitif. On suit de cette manière la logique de la nature : 
« la nature a tout commencé, et toujours bien. » 
Il n'y a qu'à la suivre. 

Le principe primitif des connaissances, dit Condillac, est la sensation, et tout s'explique en nous par la sensation transformée; imaginez une statue et donnez-lui les sens, vous en ferez une personne humaine. Une sensation dominante devient l'attention ; une sensation faible qui en accompagne une vive, c'est le souvenir ; deux sensations simultanément dominantes, c'est la comparaison, qui engendre le jugement, qui engendre le raisonnement, et ainsi de suite. A la sensation Locke joignait la réflexion, c'est-à-dire la conscience; mais, selon Condillac, la réflexion n'est encore que la sensation se sentant elle-même. Le moi d'une personne « est la collection des sensations qu'elle éprouve, et de celles que la mémoire lui rappelle ». 

Philosophes matérialistes et Idéologues.
L'école matérialiste.
Les doctrines sensualistes de Condillac donnèrent naissance à une école appelée Ecole matérialiste, dont les chefs furent Diderot (1713-1784), auteur des Pensées philosophiques, et le principal maître d'oeuvre de l'Encyclopédie; La Mettrie (1709-1751), qui ne voyait dans l'âme et dans tous ses actes qu'un pur mécanisme; Helvetius (1715-1771), qui ramène tout à la perception, et pour qui l'idée de l'infini n'est qu'une négation; et le Baron d'Holbach (1723-1789), qui prônait l'athéisme

Les premiers Idéologues.
On peut placer aussi dans le prolongement de la pensée condillacienne les Idéologues. L'école idéologique a exercé une grande influence à la fin du XVIIIe, pendant la Révolution, et au début du XIXe, sous l'Empire. L'Institut, au moment de sa création ne comprenait guère que des idéologues. Ils furent les inspirateurs des enseignements donnés dans les établissements créés par la Convention. Ils eurent aussi une grande place dans les assemblées politiques. Leur organe fut la Décade philosophique

A cette école appartiennent notamment Sieyès, Lakanal, Condorcet, Volney, Garat, Laplace, Pinel, Cabanis, qui crée la psychologie physiologique, et bientôt Destutt de Tracy, qui annonce le positivisme. Avec eux, on a donc déjà un pied dans le XIXe siècle.

Philosophie politique.
C'est en France que s'élaborèrent, au cours du XVIIIe siècle, les principes de la science politique en général, et plus particulièrement les idées qui devaient amener une transformation de la société. Les premiers penseurs politiques auxquels on songe sont Montesquieu, Voltaire, Rousseau et même Diderot, mais les économistes de l'école physiocratique (Quesnay, Turgot, Condorcet, etc.) ont aussi leur part dans ce mouvement.

Voltaire.
Voltaire (1694-1778) par ses Lettres Philosophiques, tient une des premières places parmi les philosophes du XVIIIe siècle, pour qui, la science était synonyme d'irréligion. Il est partisan de la philosophie de Locke; toutefois, contre le philosophe anglais, il combat la morale de l'intérêt. Il croit à l'existence de Dieu, à la spiritualité de l'âme et au libre arbitre, mais il nie la Providence. En philosophie, il représente l'école rationaliste

Montesquieu.
Montesquieu (1689-1755) fut un des plus célèbres représentants de l'école politique au XVIIIe siècle. Son principal ouvrage L'Esprit des Lois eut une influence considérable. Il définit les lois comme « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Et donc, tous les êtres ont leurs lois. Ces lois, découlant de la constitution des êtres, s'appellent lois de la nature et existent avant toutes les lois positives, religieuses ou morales, civiles ou politiques. Il y a, en effet, sans les lois humaines, quelque chose de bon ou de mauvais. C'est ce qu'enseigne  Montesquieu.

« Dire qu'il n'y a rien de juste et d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle tous les rayons n'étaient pas égaux.-»
Une de ces lois de la nature porte l'humain à vivre en une société dont les lois ne sont pas conventionnelles, mais reposent sur les rapports nécessaires des choses. Une étude mûrement réfléchie des différentes formes de gouvernement l'amène à donner ses préférences à la monarchie représentative dont il emprunte le type à l'Angleterre.

On peut reprocher à Montesquieu de ne voir dans les lois qu'un rapport nécessaire et de ne pas faire assez cas de la liberté morale dans leur genèse et leur application. Il s'est plutôt attaché à décrire ce qui est que ce qui devrait être. On doit reconnaître cependant qu'il a préparé les voies à d'importantes réformes sociales, notamment à l'abolition de l'esclavage, à la révision du code pénal et à la répartition de l'impôt.

Rousseau.
La réforme que Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) opéra dans le domaine de la pensée pratique fut aussi radicale que l'avait été celle de Descartes dans le domaine de la spéculation pure. Lui aussi remit tout en question; il fit table rase de ce qui était convention, artifice et tradition; il voulut remodeler la société, la morale, l'éducation, la vie entière de l'humain sur des principes « naturels ». Ceux mêmes qui ne se sont pas ralliés à ses idées ont dû adopter quelque chose de sa méthode. Par l'appel qu'il a lancé au sentiment, à l'intuition, à la conscience profonde, il a encouragé une certaine manière de penser que l'on trouvait déjà chez Pascal, (dirigée, il est vrai, dans un sens tout différent), mais qui n'avait pas encore droit de cité en philosophie. 

Le principe fondamental de la philosophie de Rousseau est que l'humain naturellement bon et heureux devient misérable et déprave lorsqu'il vit en société avec ses semblables. D'où il conclut que l'homme vivant aujourd'hui est un individu gâté formant partie d'un tout ou de la société qui est la cause de son malheur. Voilà pourquoi il prêche la restauration de l'individu dans son Émile et celle de la société dans son Contrat social. L'enfant, selon lui, doit être élevé en dehors de l'influence de toute société et d'une manière conforme à la nature; et partant, il faut développer chez lui la partie physique, instinctive, et ne pas lui parler de religion positive, mais lui faire voir seulement le Dieu connu dans la nature, jusqu'à sa quinzième ou seizième année. A cet âge, il fera son choix. 

Quant au contrat social, sa thèse principale est que la société n'est pas naturelle à l'humain, mais repose sur un pacte ou convention née du besoin de se protéger, besoin éprouvé par les êtres humains vivant à l'état de nature pure. Par ce contrat, les hommes libres et égaux créent un pouvoir collectif et s'engagent à lui soumettre leur volonté individuelle. Pour le sociétaire, cette aliénation de sa volonté n'est pas un esclavage : il n'obéit qu'à lui-même, par cela qu'il veut que la volonté générale soit respectée. Cette volonté générale, collection des volontés particulières, arbitre suprême, inaliénable, absolu, égal pour tous, tout puissant, se manifeste par la loi, que le peuple est toujours maître de changer.

Quoiqu'il n'ait pas construit un système, Rousseau a inspiré, en partie, les systèmes métaphysiques du XIXe siècle : le kantisme d'abord, puis le « romantisme » de la philosophie allemande, lui durent beaucoup. L'art et la littérature lui doivent au moins autant. 

Diderot.
Denis Diderot (1713-1784), esprit puissant et plein de verve, réchauffe autour de lui l'ardeur des artistes et des savants, en même temps qu'il répand les idées les plus neuves et les plus originales. Il adopte une sorte de panthéisme naturaliste, qui le porte à concevoir l'univers comme un grand tout, dont les individus sont les éléments, et qui subit une incessante transformation. Quant à Dieu, il viendra un jour, dit Diderot; il est dans le devenir comme l'âme du monde avec laquelle il s'identifie.

On a pu dire avec raison de Diderot, qu'il fut le précurseur le plus puissant de la grande Révolution, dans la politique, dans les lettres, dans la philosophie. Nul écrivain ne s'est plus éloquemment et plus généreusement élevé contre le despotisme des princes et des prêtres, auquel il oppose les principes éternels de la morale et du droit humain. Par sa glorification des arts et des métiers, par son éloge du travail manuel dans l'Encyclopédie, par ses sentiments démocratiques de « fils de forgeron », comme il tenait à s'appeler, il prépara la révolution sociale non moins que la révolution politique, et Babeuf, dans son Manifeste des Egaux, le donne pour le véritable créateur du socialisme. Ses oeuvres proprement littéraires, romans et études critiques, sont hors de toute convention littéraire. On y sent l'inspiration vivante de la nature et du coeur humain. Il a créé la critique moderne des « salons » et du théâtre, le roman réaliste et enfin le drame moderne.

En philosophie, il est beaucoup plus avancé et hardi que Voltaire; Rousseau et tous ses contemporains. Il ne se contente pas d'attaquer la tradition chrétienne. Il pose les principes de la philosophie positive moderne. Michelet dit : 

« Diderot était l'homme le plus grand du XVIIIe siècle [...]. Un torrent révolutionnaire, on peut dire davantage, la Révolution même, son institution supérieure, fut en lui, s'y montra par éclairs, par lueurs volcaniques. Si de Rousseau vint Robespierre, de Diderot jaillit Danton. » 
L'école physiocratique.
Quesnay (1694-1774) est le fondateur de l'école économique dite des Physiocrates. Il part de ce principe que le sol est l'unique source de la richesse. Turgot (1727-1781) et Condorcet (1743-1794), tous les deux, par des ouvrages diversement appréciés, se sont placés au premier rang des économistes de leur siècle. A Turgot et à Condorcet, autant qu'à Montesquieu, est dû l'approfondissement des concepts de loi, de gouvernement, de progrès, etc.

Quesnay.
Contrairement a ce qu'enseigna plus tard Adam Smith, François Quesnay (1694-1774) pensait que l'unique source de richesses, c'est le travail agricole, qui donne d'abord la nourriture et l'entretien de l'ouvrier, et ensuite un excédent qu'il appelait produit net. Le travail in dustriel était, déclaré improductif. D'où il concluait que seul le produit net doit supporter l'impôt, mais aussi que le propriétaire fon cier doit seul prendre part aux affaires, et assurer d'ailleurs à l'industriel la liberté du travail. C'est de ce principe incomplet que sortirent d'abord la ruine des maîtrises et des jurandes et ensuite la concurrence. La formule célèbre : Laissez faire, laissez passer, est de cet
économiste français. Quesnay restait partisan de la monarchie absolue, qu'il regardait comme un gouvernement paternel, tandis qu'il n'attendait de la démocratie que licence et désordre.

Turgot.
Jacques Turgot (1721-1781) fut contrôleur-général des finances sous Louis XVI. C'est alors qu'il fit connaître ses vastes projets de réformes démocratiques qui lui suscitèrent des ennemis nombreux dans le clergé et la noblesse. Il fut renvoyé par, le roi (1776) avant d'avoir pu accomplir une transformation sociale qui peutêtre eût prévenu la Révolution. Turgot a écrit des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, un Discours sur les progrès du genre humain et une Lettre sur la tolérance. Il collabora à l'Encyclopédie.

Condorcet.
Le marquis Caritat de Condorcet (1743-1794) lié avec D'Alembert, Voltaire et Turgot, proche comme on l'a vu des Idéologues, et collaborateur de l'Encyclopédie fut un mathématicien en même temps qu'un économiste de l'école des physiocrates. Comme philosophe, il s'est surtout distingué par son ardent amour pour l'humanité et par des idées hardies sur la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine. Ayant embrassé avec ardeur la cause de la Révolution, il propagea par ses écrits les idées nouvelles. Parmi ses ouvrages on mentionnera surtout : sa  Vie de Turgot,1786, sa Vie de Voltaire, 1787; et son Esquisse des progrès de l'esprit humain, 1795. Ce dernier ouvrage est le plus généralement connu; Condorcet le composa peu avant de mourir : c'est là surtout qu'il expose ses idées sur la perfectibilité. 

La philosophie française au XIXe siècle

 Les Idéologues.
Sur la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, Ie sensualisme en France devient l'idéologie, doctrine qui consiste uniquement dans l'analyse des sensations et des idées. Forcée de tenir compte de l'être pensant, l'Idéologie ne reconnaît plus dans l'âme qu'une collection sans unité et sans identité. 

Les Idéologistes (ou Idéologues), dont on a vu que les doctrines se constituent vers l'époque de la Révolution, sont les héritiers de Condillac. Il ne se livrent pas tous à l'analyse de l'esprit humain, mais ils attachent tous une certaine importance à la connaissance des facultés intellectuelles et admettent la méthode d'observation indépendante de toute métaphysique que pratiquait Condillac.

Napoléon,en rapprochant les expressions  « idéologues » et « métaphysiciens nébuleux», ne paraît pas avoir eu une idée exacte de ce qu'ils étaient. Il est vrai qu'il les combattit d'abord, parce qu'il trouvait la plupart d'entre eux au nombre de ses adversaires.

Leurs représentants les plus influents au début du XIXe siècle sont : Cabanis et Destutt de Tracy, qui sera vu comme le chef de cette école. Ils eurent pour auxilliaires, disciples et continuateurs : Daunou, Benjamin Constant. Lamarck. Broussais. Ampère, Laromiguière, Degérando et Maine de Biran. Laromiguière, pour la défendre, la modifie sur plusieurs points essentiels; Degérando et Maine de Biran l'abandonnent, 

Cabanis.
D'abord matérialiste Pierre Cabanis (1757-1808) soutint dans un premier ouvrage, resté célèbre, que la pensée est une fonction cérébrale et que le moral n'est que le physique retourné. (Rapports du physique et du moral). Plus tard, dans la Lettre sur les causes premières, il admet que le monde est l'oeuvre d'une cause intelligente et volontaire et professe alors un panthéisme voisin de celui des Stoïciens.

Destutt de Tracy.
Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) est sensualiste et matérialiste. Son principal ouvrage est les Eléments d'idéologie (1804). Il n'admet aucune religion et fonde la morale, comme les philosophes du XVIIIe siècle, sur le seul développement de l'humanité, sur le progrès humain.

Laromiguière.
Avec Pierre de Laromiguière (1756-1837) une réaction se dessine contre l'empirisme anglais. Il s'est éloigné de Condillac dont il a d'abord été un disciple pur, en niant que tout se réduise dans l'homme à la sensation : outre la sensiblité, il admet l'activité, qui est mise en jeu par le sentiment; il distingue quatre manières de sentir : sensation, sentiment de l'action des facultés de l'âme, sentiment de rapport, sentiment moral, et montre comment l'activité, s'appliquant à ces sentiments, en tire toutes nos idées.

La réaction spiritualiste.
Traditionnalisme, ontologisme et néo-thomisme.
La première forme des systèmes philosophiques, créés par les catholiques français pendant la première moitié du XIXe s., et la plus considérable - le traditionalisme - représente à la fois une réaction contre le matérialisme et contre le spiritualisme éclectique qui se développe en parallèle.

Bonald (1754-1840), fondateur de l'école traditionaliste, est le contemporain de la Révolution, dont il réprouva les excès et à laquelle il opposa les théories catholiques sur l'origine et la mission du pouvoir social. Sa théorie philosophique la plus originale est relative à l'origine des idées. Impuissante par elle-même, la raison humaine n'eut pu atteindre aucune vérité sans une révélation divine primitive. C'est Dieu qui apprit à l'humain à parler et lui révéla les vérités fondamentales. Celles-ci sont transmises par la tradition, grâce à la société, dont de Bonald revendique, à l'encontre de J. J. Rousseau, le caractère naturel primitif.

Joseph de Maistre (1754-1821) se rattache à l'oeuvre politique de Bonald, tandis que Lamennais (1782-1834) est plus directement tributaire des principes critériologiques du traditionalisme : L'Eglise catholique est seule dépositaire de la tradition universelle que l'individu, livré à lui-même, est impuissant à connaître. Considéré pendant longtemps comme le chef du parti catholique, familier de Lacordaire, de Montalembert, de Gerbet, etc., Lamennais se brouilla plus tard avec ses amis et refusa de se soumettre aux décisions romaines. La philosophie développée dans son dernier ouvrage (Esquisse d'une philosophie), est devenue une forme du panthéisme.

• Et les doctrines de Gratry sur la logique témoignent d'une audace spéculative dont s'effraya plus d'une fois, et à bon droit, le ferme bon sens des spiritualistes universitaires. 

On retrouve les principes du traditionalisme chez Ballanche (1776-1847), Bautain (1796-1867) et chez Bonnetty (1798-1879), qui fonda en 1830 les Annales de philosophie chrétienne.

L'ontologisme, qui prétend que nous voyons directement en Dieu l'objet de nos idées, fut préconisé par des hommes tels que Fabre d'Envieu, mais trouva en Italie (Gioberti) et en Belgique (Ubaghs) ses plus brillants défenseurs. Diverses condamnations romaines frappèrent le traditionalisme et l'ontologisme.

Un peu plus tard, la philosophie catholique prend un nouvel essor depuis la restauration du thomisme par l'encyclique Aeterni Patris. S'l y a eu des philosophes chrétiens français au XIXe siècle, il n'y avait pas eu d'école de philosophie chrétienne jusqu'à ce moment.

Maine de Biran.
Maine de Biran occupe une place à part dans la philosophie : le premier, il rompit avec l'école de Condillac au sein même de cette école, et fonda une nouvelle philosophie réellement française. D'autres, plus tard, comme Royer-Collard et Victor Cousin, professèrent ou écrivirent sous l'influence des doctrines écossaises ou allemandes; lui, il avait déjà commencé la réaction et ressuscité le spiritualisme, en partant uniquement de l'observation intérieure, et par les procédés de l'investigation scientifique. De là l'originalité et la solidité de ses idées; de là aussi ce qu'elles offrent d'étroit et d'incomplet. Toutes ses recherches portent sur la psychologie ou sur l'étude de l'âme par la conscience ou le sens intime. Cette étude est, pour l'école française du XIXe siècle, la base de toutes les sciences philosophiques. Nul n'a mieux prouvé, par son exemple, que Maine de Biran la fécondité et la portée de cette méthode et de cette science. Dans un mémoire sur cette question : Ce qu'est l'influence de l'habitude sur la faculté de penser, 1803, couronné par l'Institut, il distingue, dans l'âme, des habitudes passives, et des habitudes actives. Les sensations, les impressions, s'émoussent et s'affaiblissent par leur répétition, tandis que l'habitude aiguise, la pensée fortifie la volonté, rend les actes plus faciles et plus rapides. Cette seule distinction renverse le système de Condillac et ouvre la voie à une nouvelle théorie de connaissances humaines, diamétralement opposée à la théorie sensualiste : ici, le principe de toute connaissance est l'activité, inhérente à l'âme et constituant son essence. Cette idée se développe dans une série de travaux, où l'auteur montre autant de force et de pénétration d'esprit que d'originalité. Voici les points principaux de sa doctrine psychologique : 

1° On a méconnu toute l'étendue et la portée de la conscience et de l'observation intérieure. Locke lui substitue l'expérience des sens; Descartes regarde trop l'âme comme un objet de la raison; Maine de Biran restitue au sens intime, non seulement  les faits, mais les idées et les questions qui lui appartiennent; l'âme a des idées dont elle seule est l'origine, et dont on chercherait vainement ailleurs la véritable source. Ce sont, avec l'idée de l'activité, celles de force ou de causalité, de liberté, d'unité. Les problèmes de la spiritualité et de la liberté de l'âme sont ainsi enlevés au raisonnement et à la métaphysique, pour être rendus à la conscience et au sens intime, qui en décide souverainement. 

2° Il a fait sortir la théorie tout entière de la connaissance de l'activité volontaire ou de l'effort continu dans l'attention; il distingue des perceptions ou des impressions vagues ou confuses, comme celles de l'animal ou peut-être de la plante, et qui constituent la vie sensible ou animale, puis la connaissance véritable, qui a conscience d'elle-même et qui n'est possible que par un acte d'attention et de volonté, c.-à-d. de réflexion. C'est la vie de l'intelligence dont le principe est l'activité personnelle. Par là est créé le moi dans l'humain, la personne. La connaissance se développe, par l'activité de l'esprit, qui distingue, abstrait et forme des idées générales en comparant les objets. A côté de connaissances nous trouvons en nous d'autres idées, universelles et absolues que l'activité personnelle ne peut proqui restent indépendantes du moi. Ces idées apparaisssent à l'âme et ne la constituent pas; elles nous conduisent à un principe distinct du moi, et qui pourtant est doué de personnalité, au lieu d'être une pure substance comme le veut Spinoza. Dieu est le principe de ces idées, comme les corps sont la cause des impressions qui viennent de nos sens. Pour compléter cette théorie, Maine de Biran, dans les dernières années  de sa vie, reconnaît, dans la volonté humaine et dans l'effort qui la caractérise, un côté faible et borné qui l'oblige à recourir à une force supérieure sur laquelle la nôtre est appuyée; son soutien et puissance véritable, sans qu'elle perde néanmoins sa liberté et sa personnalité distincte. Il arrive là  à des conclusions qui le ramènent, mais sans sortir de l'observation intérieure et des voies de la science, sur un chemin déjà tracé par Leibniz, quoique Maine de Biran reste exclusivement sur le terrain de la psychologie. On l'a aussi comparé pour le principe et le fond de sa doctrine à Fichte, dont il a probablement ignoré le système; mais il n'y a rien de commun entre les procédés et le système du métaphysicien, du continuateur de Kant, et la foctrine et la méthode du psychologue français.

Royer-Collard.
Tandis que Maine de Biran méditait dans le silence, la chaire de philosophie de la Sorbonne était occupée par Pierre Royer-Collard (1763-1845), un janséniste, donc un adversaire du cartésianisme, qui ne voulait pas « faire au scepticisme sa part » et qui poursuivait jusqu'au doute méthodique. Royer-Collard a été un homme politique avant d'être un philosophe. Il fut un des fondateurs du régime constitutionnel en France. On lui avait donné, ainsi qu'à ses amis, le titre de doctrinaire, soit par allusion à la congrégation de la Doctrine où il avait été élevé soit parce qu'il avait en politique une doctrine arrêtée, doctrine qui consistait à concilier par la pondération des pouvoirs la liberté et la légitimité. Comme philosophe, il a surtout attaché son nom à la réaction spiritualiste en combattant les tendances idéalistes de descartes et le sensualisme de Condillac et en faisant connaître en France la philosophie écossaise.

L'Eclectisme
Royer-Collard, en faisant connaître l'école écossaise et les doctrines de Reid en France, prépare la venue de l'école éclectique. Pour le fond des doctrines, l'éclectisme fut un retour au spiritualisme établi par Descartes, en lui donnant plus de précision et de force, et en insistant sur la volonté. T. Jouffroy et Victor Cousin furent les plus illustres représentants de cette école,  dont la doctrine devient, au milieu du siècle, une sorte de doctrine officielle. La doctrine éclectique sera ensuite développée par Garnier, Saisset, Albert Lemoine, Paul Janet.

Cousin.
Victor Cousin (1789-1867) fut par l'éclat de ses leçons, par I'impulsion qu'il donna à l'érudition, par la publication de ses traduction et de ses oeuvres, fortifia chez un grand nombre de ses disciples le goût de l'histoire de la philosophie. En relation avec Hegel et Schelling, il accepta dans sa jeunesse leur doctrine et en fit passer une partie dans ses ouvrages.

Cousin aura ainsi eu plusieurs philosophies, qu'il défendra successivement avec une chaleur de conviction communicative. Il ira de Reid à Hegel en traversant Maine de Biran, mais sans jamais prendre, vis-à-vis des maîtres français dont il s'éloigne pour en suivre d'autres, les allures d'un renégat. Les croyances successives de Cousin ne lui ont jamais imposé d'abjurations. Aussi bien, s'il fut un moment panthéiste, à la suite de Hegel, il ne le fut qu'en métaphysique : on peut même aller jusqu'à dire qu'il ne le fut pleinement que dans ses leçons de 1828 sur la philosophie de l'histoire

Des leçons qui reprsentent d'ailleurs plus que cela. Quand on songe où en était encore l'histoire de la philosophie en France en 1828, on ne saurait trop admirer cette esquisse à grands traits que traça Cousin d'une histoire générale de la philosophie, depuis l'Inde jusqu'au XVIIIe siècle, préambule magnifique, et un peu disproportionné, à la critique du système de Locke qui devait être l'objet du cours. On lui a reproché d'assujettir la philosophie à tourner sur elle-même, toujours condamnée à repasser par la même série des mêmes erreurs. Mais ce que dit Cousin,  sans aucun fatalisme et sans nier en rien le progrès philosophique, c'est seulement qu'à toutes les époques de l'histoire de la philosophie reparaissent des systèmes qui reflètent plus ou moins les grandes tendances de l'esprit humain, l'idéalisme, l'empirisme, et même le mysticisme et le scepticisme. 

En psychologie, Cousin resta partisan du libre arbitre, de l'âme spirituelle : en morale, il resta kantien, on devrait dire : pseudo-kantien pour être juste, car sa théorie du bien est incompatible avec les principes de la Critique de la raison pratique

Dans la seconde partie de sa vie, il tenta de fonder, sous le nom d'éclectisme une approche qui s'appuyant sur la double autorité de histoire et de la conscience, concilierait tous les systèmes en les interprétant d'après la maxime de Leibniz, que « tous les systèmes sont vrais par ce qu'ils affirment et faux par ce qu'ils nient ». Le mot éclectisme renvoie à un courant de la philosophie antique, mais chez Cousin il ne désigne pas ne signifie pas un système : plutôt une méthode, une règle que le philosophe doit appliquer à la critique des systèmes, et le profit qu'il doit en retirer pour ses propres spéculations. Or celle méthode et cette règle supposent une philosophie d'où elles sont tirées, et à la mesure de laquelle se fait la part de la vérité et de l'erreur dans toutes les autres philosophies. C'est d'ailleurs ainsi que Cousin s'expliqua sur ce nom d'éclectisme.

« On s'obstine à représenter l'éclectisme, dit-il, comme la doctrine à laquelle on daigne attacher notre nom. Nous le déclarons : l'éclectisme nous est bien cher sans doute, car il est à nos yeux la lumière de l'histoire de la philosophie; mais le foyer de cette lumière est ailleurs. L'éclectisme est une des applications les plus importantes et les plus utiles de la philosophie que nous professons, mais il n'en est pas le principe. Notre vraie doctrine, notre vrai drapeau est le spiritualisme. »
Il prétendait prendre toujours pour base de la philosophie, et même de la métaphysique, la méthode psychologique, mais, de plus en plus, il inclina, surtout après son livre : Le Vrai, le Beau, le Bien, à faire de la philosophie non une science pure, mais une discipline de défense et de réaction contre « les mauvaises doctrines ». Il la rapprocha jusqu'à l'en faire presque dépendre du sens commun, d'une part, et de la religion catholique, de l'autre; il arriva ainsi à faire de son spiritualisme une sorte d'orthodoxie, dont le caractère officiel et un peu superficiel devait, avant la fin du XIXe siècle, discréditer l'école éclectique. 

De tous les éclectiques français, Cousin est le seul qui ait ébauché une théorie de la raison. Le Programme d'un cours sur les vérités absolues inséré dans les Premiers Essais de philosophie n'est qu'un programme sans doute, mais il atteste une rare vigueur de pensée et il fait comprendre ce que signifie exactement cette expression très usitée, mais très rarement commentée, de « méthode psychologique » que Cousin défendait comme la seule féconde, non pas en psychologie - ce serait avoir parlé pour ne rien dire mais en métaphysique.

Jouffroy.
Jouffroy (1796-1842), disciple de Cousin, se sépare de son maître pour rester fidèle à l'esprit de la philosophie écossaise, qui néglige les questions de métaphysique.

Il distinguait les questions de faits et les questions ultérieures; il n'admettait celles-ci que dans la mesure où elles pouvaiient être résolues par les premières. Aussi réduisait-il la philosophie à l'étude de la psychologie. Il a défini avec précision la méthode qu'il faut employer dans l'observation interne et les services qu'on en peut attendre. 

« La conscience obscure que nous avons tous de nous-mêmes deviendra, dit-il, la science du moi, quand elle aura été éclaircie par la réflexion libre. Qu'y a-t-il dans la conscience que chacun de nous a de soi-même`? La solution de cette question est la psychologie tout entière. »
En morale, il reste le disciple d'Adam Smith. La bonté d'une action est en raison directe de l'assentiment qu'elle excite dans les autres humains, et les actions les meilleures sont celles qui sont de nature à obtenir la sympathie la plus pure et la plus universelle possible.

Son influence se lit chez Damiron (1794-1862), Garnier (1801-1864), Saisset, J. Simon, Barthélémy Saint-Hilaire.

Le Positivisme comtien.
Auguste Comte(1798-1857) est le chef au Positivisme, c'est-à-dire, d'une école de philosophes hostiles à la métaphysique qu'ils considèrent comme un mode transitoire de la pensée humaine et décidés à la remplacer par la science. Il  tenait de l'utopiste humanitaire Henri de Saint-Simon l'aversion incurabe et assez inclairvoyante qu'il ne cessa de témoigner pour les recherches métaphysiques. Il devait aussi à la même influence un souci de régénération sociale qui, au lieu de n'aboutir qu'à des rêves, comme chez les saint-simoniens et les fouriéristes, eut pour résultat durable, sinon l'introduction d'un nouveau concept et par là même d'une nouvelle science, du moins l'élaboration et presque l'achèvement du concept d'organisme social. 

Aux yeux des positivistes, la société est un être collectif, mais non un être abstrait, puisque les besoins, les aspirations, les fonctions de cet être collectif, bien que ne se manifestant que chez les individus, ont pour unique raison d'être le règne de l'ordre dans l'humanité. Le mot « organisme social » selon l'idée qu'on s'en est faite chez les positivistes - et ailleurs - n'est donc pas une vaine métaphore : aussi bien la méthode applicable en sociologie doit elle être calquée sur la méthode en biologie. 

Comte.
Auguste Comte avait d'abord embrassé avec ardeur les doctrines de Saint-Simon; mais, dès 1824, il se sépara du maître et publia, sous le titre de Système de politique positive, le programme d'une doctrine nouvelle, programme qu'il remplit depuis dans son Cours de philosophie positive (1839 et ann. suiv.), dans son Catéchisme positiviste (1850), et dans sa Politique positiviste (1851-1854). Combinant, selon ses expressions, les indications de la science physiologique avec les révélations de l'histoire collective du genre humain, il veut établir que l'humain, après avoir été successivement dupe d'hypothèses théologiques ou métaphysiques, ne possédera une science véritable que lorsque, renonçant à toute intervention surnaturelle, à toute recherche des causes finales, il n'admettra plus que des faits positifs : sa philosophie devait présenter l'ensemble de ces faits, ordonnés en système. Quoique annulant ainsi l'idée de Dieu, A. Comte eut la prétention dans ses dernières années de fonder un culte nouveau, et écrivit dans ce but la Religion de l'humanité.

Selon Auguste Comte, l'esprit humain a passé par trois états : l'état théologique, l'état métaphysique et l'état positif. A l'état théologique ou anthropomorphique, l'esprit humain explique les phénomènes par des divinités, des volontés semblables à la nôtre. A l'état métaphysique, la pensée explique les phénomènes non plus par des volontés conscientes, mais par des abstractions considérées comme des êtres réels. On remplace les divinités par des âmes, des essences mystérieuses, des qualités occultes. Le règne de la métaphysique a duré jusqu'à la fin du Moyen âge. Mais l'esprit humain, enfin parvenu à sa maturité et à l'état positif, explique les phénomènes relativement, les uns aux autres. Il ne conçoit de réalité que celle des faits, et la véritable science consiste à rechercher et à découvrir les lois positives des faits.

Chacune des sciences particulières a passé par ces trois états successifs. L'ordre suivant lequel elles sont entrées dans la phase métaphysique et dans la phase positive répond à l'ordre logique qui les relie les unes aux autres. C'est en envisageant à la fois l'histoire du développement des sciences, leur ordre chronologique et leur nature, qu'Auguste Comte est amené à établir entre elles une hiérarchie qui part des sciences les plus simples ou, les plus abstraites pour s'élever jusqu'aux sciences les plus complexes ou les plus concrètes. Les sciences les plus simples se sont perfectionnées les premières; les autres, en raison de leur complexité, ne sont entrées que plus tard dans l'état positif.

Les sciences mathématiques, comprennent l'arithmétique et l'algèbre, la géométrie, la mécanique rationnelle, sont au premier degré de l'échelle. Puis viennent l'astronomie, qui ajoute un groupe de faits nouveaux : les faits de gravitation; la physique,  qui comprend la physique proprement dite et la chimie; la biologie et la physique sociale ou sociologie.

Chacune de ces sciences, qu'Auguste Comte appelle aussi sciences fondamentales, est en relation directe avec la science qui la précède et celle qui la suit. L'idéal de chacune d'elles est de tendre à prendre la forme mathématique. La sociologie, qui traverse actuellement la phase métaphysique, doit être amenée à maturité et doit prendre la forme positive. Les faits historiques se suivent et s'enchaînent avec la même nécessité que les faits biologiques; les idées politiques et sociales se suivent d'après une loi déterminée. Quand cet enchaînement et cette loi seront connus, l'histoire deviendra une science au même titre que la physique et l'astronomie.

Dès lors, la totalité des sciences, c'est-à-dire la philosophie, aura atteint sa forme positive. La philosophie ne doit plus être, en effet, considérée comme une science à part, mais comme une coordination systématique du savoir humain. Le règne de la métaphysique touche à sa fin. Elle a été utile à son heure, elle a préparé le terrain à la science positive, mais elle n'a été et ne peut être qu'une forme de transition. Son rôle est aujourd'hui rempli.

La philosophie, ainsi entendue comme quelque chose d'achevé et de fini, devait dans la pensée de Comte, unifier les esprits. Il fut en effet toute sa vie hanté du projet de créer une catholicité nouvelle par un enseignement uniforme. Il était l'ennemi de la liberté de pensée qu'il considérait comme un état d'anarchie intellectuelle. Son rêve, où il faut chercher l'unité de toute sa doctrine, était de gouverner les humains en les faisant entrer dans les cadres d'une philosophie religieuse qui était précisément le positivisme comtien.

Auguste Comte a eu de nombreux disciples, mais son école se divisa  en deux partis :
le positivisme orthodoxe, qui maintient la doctrine dans son ensemble, à la tête duquel se trouvait le directeur du positivisme (le premier fut Pierre Laffite, désigné par Comte lui-même), et l'école dissidente, qui néglige la dogmatique sociale du maître et constituée autour d'Emile Littré. Celui-ci a porté sur son maître le jugement suivant :

« M. Comte fut illuminé des rayons du génie. Celui qui, à l'issue de la mêlée confuse du XVIIIe siècle, aperçut, au commencement du XIXe, le point fictif ou subjectif qui est inhérent à toute théologie et à toute métaphysique; celui qui forma le projet et vit la possibilité d'éliminer ce point, dont le désaccord avec les spéculations réelles est la grande difficulté du temps présent; celui qui reconnut que, pour parvenir à cette élimination, il fallait d'abord trouver la loi dynamique de l'histoire, et la trouva; celui qui, devenu, par cette immense découverte, maître de tout le domaine du savoir humain, pensa que la sûre et féconde méthode des sciences particulières pouvait se généraliser et la généralisa; enfin celui qui, du même coup, comprenant l'indissoluble liaison avec l'ordre social d'une philosophie qui embrassait tout, entrevit, le premier les bases du gouvernement rationnel de l'humanité; celui-là, dis-je, mérite une place, et une grande place, à côté des plus illustres coopérateurs de cette vaste évolution qui entraîne le passé et qui entraînera, l'avenir.»
Le positivisme a gagné de proche en proche même bien au-delà de son école, mais c'est bien plus par sa méthode qu'il s'est imposé au respect des bons esprits que par sa doctrine. Ainsi, d'Auguste Comte, on lisait volontiers dans les dernières décennies du XIXe siècle certaines pages de son Cours de philosophie positive. On ne lisait guère sa Politique positive, son oeuvre capitale cependant, puisque la « philosophie » n'était à ses yeux que la préface de la politique. 

C'est l'esprit du positivisme que l'on retrouvera, par exemple, chez Taine et chez Th. Ribot. Ravaisson, Guyau, Lachelier. J. Lagneau, de leur côté, représentent une tendance de cette philosophie que l'on a appelée le positivisme spiritualiste

Le positivisme spiritualiste.
L'appellation de positivisme spiritualiste recouvre la forme que prend dans la seconde partie du XIXe siècle le spiritualisme, dont le fil apparaît déjà chez Maine de Biran, et tel qu'on le retrouvera plus tard chez Boutroux ou Bergson

Ravaisson.
Félix Ravaisson (1813-1900) est avant tout un historien de la philosophie. Attaché à Pascal autant qu'à Maine de Biran, épris de l'art grec autant que de la philosophie grecque, il a mis en lumière ce côté artistique et classique de la pensée philosophique française, tout en traçant les linéaments d'une philosophie qui mesure la réalité des choses à leur degré de beauté.

Guyau.
Jean-Marie Guyau (1854-1888) rejette tous les principes de moralité a priori, antérieurs et supérieurs aux faits, et il fonde sur les seules données de la science positive une loi de la vie. D'autre part, il montre comment l'humanité peu à peu se dégage des religions -organisées et dogmatiques pour aller à « l'irréligion », et il étudie surtout le caractère social de la religion considérée comme une aspiration à l'inconnu, à l'infini. Guyau, qui fut surtout préoccupé par les questions esthétiques, morales, sociales et religieuses, se rattache à la philosophie de l'évolution, mais très librement, et il reste avant tout un penseur indépendant et original. 

Lachelier.
S'appuyant sur le kantisme, qu'il interprète dans le sens d'un dogmatisme idéaliste, Jules Lachelier (1832-1918) a combattu à la fois le spiritualisme superficiel de l'école cousinienne et les doctrines positivistes de l'école comtienne. Il conclut que la métaphysique est la vraie science de l'esprit, le vrai fondement du spiritualisme. 

Le néo-criticisme
On parle de néo-criticisme pour désigner la doctrine philosophique renouvelée du kantisme qui s'opère à partir du milieu du XIXe siècle. Mais le terme néo-criticisme n'a pas le même sens en France et en Allemagne. Dans ce dernier pays, il désigne une réaction contre l'idéalisme absolu qui prétendait reconstruire a priori et dans le détail les lois de la nature. Le mot d'ordre « revenir à Kant » fut donné, en 1862, dans une célèbre leçon d'Edouard Zeller sur la théorie de la connaissance. Toute une école de philosophes estima que la pensée de Kant avait été faussée par ses continuateurs et qu'il y avait lieu de reprendre les choses au point où le maître les avait laissées. Les néo-kantiens allemands insistent surtout sur la critique de la raison pure. La plupart d'entre eux laissent au second plan la partie morale et religieuse du kantisme. 

Renouvier.
Au contraire, la principale tendance du néo-criticisme français, représenté par Renouvier, met l'accent sur la morale et sur les postulats de la raison pratique. Parti du criticisme kantien, qu'il avait d'ailleurs profondément modifié dès le début, Renouvier s'en est dégagé peu à peu pour arriver à des conclusions qui ne sont pas très éloignées, quant à la lettre, de celles du dogmatisme métaphysique. Il affirme, en particulier, l'indépendance de la personne humaine, il réintègre la liberté dans le monde. Mais il renouvelle la signification de ces thèses en les rapprochant des données de la science positive, et surtout en les faisant précéder d'une critique de l'entendement humain. Il montre sur quels points peut s'étendre, au delà de la certitude scientifique, la croyance métaphysique et, au delà de celle-ci, la croyance religieuse. Par sa morale, autant que par sa théorie de la nature et de l'homme, il a agi sur la pensée philosophique de son temps. 

Cournot.
La dimension épistémologique du néo-criticisme n'est pas pour autant absente en France : elle est initiée par Cournot. Conduit à la philosophie, lui aussi, par l'étude des sciences et en particulier par les mathématiques, Cournot institua une critique d'un genre nouveau, qui, à la différence de la critique kantienne, porte à la fois sur la forme et sur la matière de notre connaissance, sur les méthodes et sur les résultats. Sur une foule de points - notamment sur le hasard et la probabilité - il a apporté des vues neuves, pénétrantes et profondes.  Il a fait la critique de l'idée de loi en général, et celle de la méthode dans tous les ordres de sciences. Ce penseur occupe une des premières places parmi les philosophes du XIXe siècle. On retrouvera son influence dans les théories de la connaissance élaborées notamment par Cl. Bernard ou H. Poincaré.

Renan, Taine.
A la suite de Renouvier, Renan et Taine occupent une place spéciale dans la nébuleuse positiviste. Renan n'a pas de parenté intellectuelle avec Comte. Mais, à sa manière, et dans un sens assez différent, il a eu, lui aussi, cette religion de l'humanité qu'avait rêvée le fondateur du positivisme. Quant à Taine, pas plus que Renan, il ne ressemble ni ne se rattache à Comte. Et pourtant ce n'est pas tout à fait sans raison qu'on le classe parfois, ainsi que Renan lui-même, parmi les positivistes. C'est surtout l'esprit d'une époque qui s'exprime à travers eux.

Renan.
La séduction qu'Ernest Renan exerça sur son temps tient à bien des causes. Ce fut d'abord un merveilleux écrivain, si toutefois on peut encore appeler écrivain celui qui nous fait oublier qu'il emploie des mots, sa pensée paraissant s'insinuer directement dans la nôtre. Mais bien séduisante aussi, bien adaptée au siècle qui avait revivifié les sciences historiques, était la conception doublement optimiste de l'histoire qui pénétrait l'oeuvre de ce maître; car d'une part il pensait que l'histoire enregistre un progrès ininterrompu de l'humanité, et d'autre part il voyait en elle un succédané de la philosophie et de la religion.

Taine.
Cette même foi à la science, - aux sciences qui étudient l'homme, - se retrouve chez Taine, un penseur qui eut autant d'influence que Renan en France, et qui en eut peut-être plus encore que Renan à l'étranger. Taine veut appliquer à l'étude de l'activité humaine sous ses diverses formes, dans la littérature, dans l'art, dans l'histoire, les méthodes du naturaliste et du physicien. D'autre part, il est tout pénétré de la pensée des anciens maîtres : avec Spinoza, il croit à l'universelle nécessité; sur la puissance en quelque sorte magique de l'abstraction, sur les « qualités principales » et les «facultés maîtresses », il a des vues qui le rapprochent d'Aristote et de Platon. Il revient ainsi, implicitement, à la métaphysique; mais il borne l'horizon de cette métaphysique à l'humain et aux choses humaines. 

Socialisme.
On range sous le terme de socialisme des doctrines philosophiques et sociales, souvent très différentes les unes des autres, et généralement fondées sur le principe de la socialisation des moyens de production et de substitution de la propriété collective à la propriété individuelle. Saint-Simon, Pierre Leroux, Fourier, Cabet, Considérant, Proudhon, Benoît Malon, Guesde, Jaurès ont préparé ou formulé les divers systèmes de socialisme humanitaire, collectiviste ou communiste.

Saint-Simon.
Henri, comte de Saint-Simon (1760-1825) avait pour projet de reconstituer l'ordre social et de réorganiser la science et l'industrie. Il est le fondateur de l'école industrialiste : il voulait améliorer, au moyen de la science et de l'industrie, le sort de l'humanité, surtout des classes les plus nombreuses et les plus pauvres; il considérait les savants, les industriels, les artistes, les producteurs de toute espèce comme la seule aristocratie légitime, leur confiait la direction de la société nouvelle, proscrivait les oisifs, prêchait l'association et l'organisation des travailleurs, et voulait que tous les efforts fussent dirigés d'après une doctrine générale et vers un but commun; en outre, il constituait sur de nouvelles bases la propriété, la religion, et même la famille. 

Ses disciples (Augustin Thierry, Auguste Comte, Olinde Rodrigues, Enfantin, Bazard, Pierre Leroux, Lambert-Bey etc.)  connus sous nom de Saint-Simoniens, formèrent une secte qui développa avec talent ses doctrines sur l'économie sociale et qui obtint un succès momentané; mais ils échouèrent lorsqu'ils voulurent passer de la théorie à la pratique : ils voulurent créer une hiérarchie nouvelle, établir l'égalité absolue de l'homme et de la femme, modifier le mariage, abolir l'héritage, substituer à la filiation naturelle une filiation toute conventionnelle, enfin instituer un culte nouveau. Les Saint-Simoniens furent accusés devant les tribunaux d'attentat à la morale publique, et leur association fut dissoute en 1833 par sentence judiciaire. 

Fourier.
Charles Fourier (1768-1837) est le fondateur de l'école d'économistes dite sociétaire ou phalanstérienne. Il se livra de bonne heure et solitairement à des recherches spéculatives sur l'organisation de la société, et publia ses idées dès 1808 sous le titre de Théorie des quatre mouvements : il s'y proposait de fonder un ordre social où toutes les passions humaines, bonnes ou mauvaises, trouveraient une place légitime et une satisfaction qui tournât au profit général; où toutes les aptitudes fussent appliquées, où ce fût un droit et un attrait pour tous, et non plus un devoir pénible, de concourir au bien-être universel; et pour cette fin, il voulait associer les hommes en capital, travail et talent par groupes, par séries, puis par phalanges, au moyen de l'attraction passionnée, dont il fait la loi de l'humanité, comme l'attraction universelle de Newton est la loi de la physique. Malgré le peu d'attention qu'avaient obtenu ses théories, il continua à les développer dans le Traité de l'association domestique agricole (1822), le Nouveau Monde industriel (1829), et la Fausse Industrie (1835). Il créa en 1832, avec le concours de quelques disciples, le Phalanstère, journal qui prit en 1836 la titre de la Phalange. Sa doctrine, assez peu facile à saisir dans ses ouvrages, a été résumée et éclaircie par V. Considérant, l'un de ses disciples, dans un livre intitulé Destinée sociale. Ses disciples tentèrent, mais sans succès l'application de sa doctrine dans un Phalanstère qu'ils fondèrent à Condé-sur-Vesgre.

Proudhon.
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fit paraître en 1840 son fameux mémoire sur la propriété, sous ce titre : Qu'est-ce que la Propriété? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. C'est dans cet ouvrage qu'il dit : « La propriété, c'est le vol-». Mais, quoi qu'on ait pu croire, Proudhon ne nie pas et ne condamne pas la propriété. Il nie et condamne la propriété immobilière, la propriété de l'instrument primitif de travail que la nature a donné à tous les hommes et qui, pour être accessible à tous, doit être non pas la propriété, mais seulement la possession de chacun. L'intérêt du capital, les bénéfices du commerce, la rétribution du talent en dehors du travail, lui paraissent injustifiables. Il affirme l'égale dignité de tous les humains, leurs titres égaux au bien-être et à la vie complète. Proudhon expliqua sa critique et ses idées sociales dans une Lettre à Blanqui et dans une autre Lettre à Considérant. Il fut dès lors mêlé à toutes les luttes politiques en 1848 et sous le Second Empire.  (J. Dauriac /H. Bergson / DSP / HP / Bt. / NLI).



Jean-François Petit, Histoire de la philosophie française au XXe siècle, Desclée de Brouwer, 2009. - Vouloir dresser un tableau de la philosophie française au XXe siècle est une entreprise risquée. Comment s'y repérer? Quelles ressources y puiser? Cet ouvrage opère un retour critique sur les grandes traditions françaises : idéalisme, réalisme, spiritualisme. Il vise à en montrer le profond renouvellement jusqu'à la période contemporaine. Les temps ne sont plus aux "grands récits" : Sartre, Althusser, entre autres, ne tiennent plus le haut du pavé. De nouvelles directions de recherche ont largement émergé. Phénoménologie, structuralisme, herméneutique sont encore très présents, même si on constate désormais un véritable éclatement de la pensée française. Les figures de Foucault, Derrida, Lyotard ou Deleuze en sont les plus représentatives. Problèmes, méthodes, enjeux, notamment d'un point de vue chrétien, se trouvent au coeur de cette passionnante traversée du siècle. (couv).
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