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Aperçu | La noblesse | Les titres nobiliaires |
L'aristocratie est le gouvernement des meilleurs, d'après l'étymologie (en grec aristos = meilleur, et cratos = domination). Ainsi entendue, cette forme politique serait évidemment le but auquel devrait tendre toute société. En fait, le titre de meilleurs (optimates en latin) a été usurpé par les plus forts, par ceux qui, tenant le pouvoir, en ont usé dans un intérêt égoïste et pour l'oppression des plus faibles. Dans ce sens, que le mot a conservé, l'aristocratie est une classe privilégiée, dont les membres sont seuls investis des fonctions publiques, et échappent aux charges qui pèsent sur les autres habitants du même pays. Suivant qu'elle fait reposer son autorité sur le principe de l'ancienneté d'existence ou sur celui de la richesse, elle est dite aristocratie de naissance, et aristocratie de fortune ou timocratie. L'aristocratie de fortune se nomme encore aristocratie territoriale ou terrienne, si sa richesse consiste dans la grande propriété; aristocratie financière, si cette richesse consiste en capitaux. Histoire du concept. Plusieurs grands auteurs qui ont fait leur étude des choses politiques, ont défini l'aristocratie à la manière d'Aristote. Cicéron, dans le De republica, indique parmi les formes de gouvernement, celui des meilleurs, des optimates, mot par lequel il traduit l'expression grecque aristoi. Montesquieu, dans l'Esprit des lois, dit que l'aristocratie a pour principe la modération. On ne peut guère considérer ces diverses indications que comme des données purement théoriques on mieux encore comme des définitions d'un caractère étymologique. Une définition meilleure, à notre avis, et plus conforme à l'enseignement que nous donne l'histoire, est celle formulée au XIVe siècle par Nicolas Oresme, qui employa le premier en France le mot aristocratie: « C'est, dit-il, une espèce de policie selon laquelle un petit nombre de personnes ont princey et domination sur la communité. »Il est difficile de dire mieux pour expliquer le sens actuel de ce mot et, nous en tenant à cette définition, nous étudierons d'abord d'où provient l'autorité qu'un petit nombre de personnes ont pu prendre dans les sociétés quel que soit le nom du régime de gouvernement, quelle a été cette autorité, puis nous dirons quelques mots des républiques aristocratiques. Origine des diverses aristocratiesLes aristocraties d'origine.Le principe essentiel de l'aristocratie se trouve dans l'idée de l'inégalité de fait constatée entre les humains peut être érigée en inégalité de droit. Dès les origines de l'humanité, on s'est accoutumé à reconnaître des supériorités de force physique, d'habileté sociale, de caractère, de ressources. Mais comme la force matérielle, la brutalité, était déjà celle qui frappait le plus fortement les esprits incultes, les premières aristocraties furent la conséquence de la supériorité de force et du manque de scrupules de ceux qui en disposaient, qui en ont fait usage pour leur propre intérêt. Et par suite, le plus souvent, elles ont été le résultat de la victoire ou de la conquête par le recours à la violence. En ces temps le succès emportait pour le vainqueur le droit de disposer en maître de la personne et des biens du vaincu; celui-ci pouvait être réduit en esclavage lui et sa postérité ou bien être maintenu dans une condition inférieure et vile. Ainsi quand un peuple triomphait d'un autre moins fort et s'emparait de son territoire, il s'établissait dans ce nouveau pays comme une sorte de population supérieure, prétendument d'une plus noble origine, ayant seule le pouvoir et des droits étendus, en se mélangeant pas à la population soumise. il y avait là une véritable aristocratie de classe ou de caste. On peut même dire avec Prévost Paradol, que : « partout où une population est divisée en castes rigoureusement distinctes, cette division exprime une diversité de [peuples] et une antique conquête à laquelle les croyances religieuses n'ont fait qu'apporter une sanction et un gage de durée. »Les exemples les plus frappants de ce fait nous sont fournis par l'histoire de l'Inde, de l'Egypte et de Sparte. Dans le premier de ces pays, nous trouvons trois classes supérieures, des brahmanes, des guerriers et des cultivateurs, une classe intérieure, celle des artisans, et une regardée comme abjecte, celle des parias ou intouchables. Les représentants de ces deux dernières classes sont d'une couleur de peau généralement plus foncée et sont supposés descendre des habitants primitifs du pays, soumis par les armes dès la plus haute antiquité et tenus assujettis par la religion, selon laquelle les diverses castes étaient sorties des diverses parties plus ou moins nobles du corps de Brahma. En Égypte, il semble aussi que des tribus conquérantes, originaires de la Nubie ou de l'Abyssinie, vinrent imposer leurs lois aux fellahs et aux pâtres qui habitaient primitivement les bords du Nil inférieur, et les maintinrent sous une dépendance étroite, tant par la force des armes que par la supériorité de la civilisation. De là l'existence d'une véritable aristocratie, composée de deux castes, celle des guerriers et celle des prêtres - ces derniers servant comme toujours à légitimer l'usage de la force, et l'ordre social qu'elle impose, par un recours à telle ou telle transcendance -; de là aussi l'existence de deux religions, l'une s'adressant aux classes élevées et qui était la religion nationale des conquérants, l'autre, plus grossière, qui était celle du peuple soumis. On trouverait de même, à l'origine de la plupart des autres sociétés, une aristocratie fondée sur l'origine ou la naissance; il est vraisemblable qu'à Rome les patres étaient les descendants des bandes conquérantes sabelliennes ou étrusques, venues avec les Romulus ou les Mastarna, dont l'histoire est si obscure. Après l'invasion des barbares, lorsque les nations modernes commencent à se constituer, nous voyons des aristocraties se former de la même manière; les Germains, par exemple, Francs, Burgondes, Goths, Lombards, Vandales, prennent une bonne part des terres et, à côté de l'ancienne société, installent comme une société nouvelle, maîtresse du pouvoir, fournissant les guerriers et jouissant de privilèges. Seulement ces barbares et, parce qu'ils étaient en petit nombre, et parce que la population conquise leur était supérieure en civilisation, ne purent rester une aristocratie isolée, une aristocratie d'origine comme ils étaient d'abord, et le vieil élément romain les pénétra fortement, en Italie, en Espagne et en France. Ailleurs, en Angleterre par exemple, cette population conquérante étant égale au moins en civilisation à la population conquise, se maintint assez longtemps isolée, gardant ses coutumes, sa langue, maîtresse presque absolue des terres et du pouvoir, et il fallut bien des siècles pour que les Normands et les Saxons formassent par leur lente union le peuple anglais. Dans des temps plus rapprochés de nous, des faits analogues à ceux que nous venons d'indiquer se sont encore reproduits. Les Espagnols et les Portugais dans les colonies formaient à proprement parler des aristocraties d'origine; il en a été à peu près ainsi dans les colonies hollandaises, anglaises, françaises même, et de là est certainement dérivé en partie l'infâme préjugé de couleur qui a prétendu attribuer aux blancs une certaine noblesse vis-à-vis des métis et des noirs. Les idées scientistes du XIXe siècle, prenant ici le relais des religions auxquelles est ordinairement dévolu ce rôle, ont servi à élaborer les théories racistes visant à justifier par une raison supérieure l'oppression coloniale. Les aristocraties terriennes. Les aristocraties de sang ou de naissance. Noblesse de robe, noblesse militaire. Privilèges et tares de l'aristocratieNous n'étudierons pas ici ce qui se passe au sein d'une société que domine l'aristocratie d'origine, forme qui ne subsiste intacte que dans un très petit nombre de pays; nous nous efforcerons seulement d'indiquer en quelques mots les traits généraux qu'on a pu remarquer dans la plupart des aristocraties anciennes et modernes. Toutes, ainsi que nous l'avons vu, terriennes ou familiales, ont pour fondement une supériorité admise, transmise aux générations suivantes. C'est donc du passé que toutes se réclament, c'est au passé que toutes se reportent et se rattachent. Pour maintenir leurs privilèges fondés sur un droit très ancien, elles veulent maintenir l'édifice social tel qu'il était à l'origine, c.-à-d. favorable à leurs prétentions; elles sont opposées aux bouleversements et aux innovations que désire la foule, parce qu'elle n'a d'espérance que dans les changements à venir. De là, dans les Etats où l'aristocratie est puissante, une longue tradition rattachant le présent au passé, une crainte très grande des réformes et des révolutions, un grand esprit de conservation, une stabilité, une politique le plus souvent ferme et constante, beaucoup de suite dans les desseins. On a assez judicieusement comparé l'aristocratie au lest emporté par un navire et qui l'empêche d'aller à la dérive, au gré des vents et des flots. Bodin se servait d'une image semblable, dans son Traité de la République :« L'état de la République est d'autant plus ferme et stable estant appuyé sur de bonnes maisons comme sur gros piliers immuables qui ne pourraient pas supporter la pesanteur d'un grand bâtiment s'ils étaient grêles, ores qu'ils fussent en plus grand nombre. »Un autre caractère de l'aristocratie c'est la facilitation sociale dans laquelle elle place ses membres, c'est que l'habitude, la connaissances des affaires publiques s'y transmettent comme de génération en génération. Le seul fait même d'appartenir à une famille illustre et puissante met le jeune homme en relief et lui donne occasion de développer de bonne heure les qualités et les ressources qui peuvent être en lui. « C'est un avantage, dit Pascal, que la qualité qui dès dix-huit ou vingt ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans; c'est trente ans gagnés sans peine. »Dès l'enfance les fils de famille peuvent ainsi s'initier près de leurs pères à la connaissance des hommes, à l'étude des choses politiques, au maniement du pouvoir; on ne leur demande pas de faire leurs preuves dès leurs débuts dans les carrières qui leur sont réservées; leur naissance fait office d'expérience. Voici ce que Burke, dans une lettre écrite au duc de Richmond, disait à ce sujet, en 1772 : « Vous autres gens de grande maison et de grande fortune héréditaire, vous ne ressemblez pas à des hommes nouveaux comme moi. Quelque forts que nous puissions devenir, quelles que soient la dimension et l'exquise saveur de nos fruits, nous n'en sommes pas moins des plantes annuelles; nous naissons et nous mourons dans la même saison. Mais en vous, si vous êtes ce que vous devez être, mon regard se plaît à reconnaître ces grands chênes qui ombragent toute une contrée et qui perpétuent ces ombrages de génération en génération. Le pouvoir et l'influence personnelle d'un duc de Richmond ou d'un marquis de Buckingham importent peu. Ce qui importe c'est que leur conduite et leurs exemples soient de nature à transmettre la tradition de leurs ancêtres à leurs successeurs. Alors leurs maisons deviennent le dépôt public et les archives vivantes de la constitution, non pas comme à la tour de Londres et à la chapelle du cloître de Westminster, dans des parchemins effacés, sous des lambris humides et vermoulus, mais dans la robuste vigueur, l'énergie vitale, la féconde puissance du caractère des hommes qui fixent tous les regards et dominent toutes les têtes. »Ces hommes attachés aux traditions d'un passé qu'ils revendiquent comme glorieux, ayant l'habitude d'exercer le pouvoir, se croyant d'une plus noble origine que les autres citoyens, ont parfois un sentiment de fierté et d'honneur très élevé; ils considèrent qu'avec les biens et les droits leurs ancêtres leur ont transmis des devoirs à remplir et un nom qui doit rester sans tache; une souillure équivaudrait à une forfaiture, à une déchéance. Noblesse oblige, dit le vieux proverbe, et les souvenirs de famille, les images des ancêtres commandaient aux patriciens de Rome comme aux barons féodaux, la bravoure sur les champs de bataille, l'énergie du caractère, la dignité dans la vie privée. Ces hommes n'ont rien à demander à personne; leur grande situation leur rend inutiles les ambitions mesquines et les petites intrigues; ils sont indépendants, et leur conscience ou l'opinion de leurs pairs peut seule les juger. L'histoire romaine est pleine de ces grandes et mâles figures de patriciens, durs aux autres et à eux-mêmes, aussi remarquables par leur héroïsme sur la champ de bataille que ar leurs vertus civiques. Les sociétés féodales, Venise, Angleterre, en fourniraient aussi de très nombreux exemples. Dans ces familles où se forme d'une manière si particulière le caractère, se forment aussi les manières et l'esprit; il y a là comme une éducation informelle que l'enfant reçoit de tous côtés sans qu'il ait besoin de faire le moindre effort. Le seul sentiment de sa supériorité lui donne de très bonne heure une grande aisance de manières, qui vire vite à l'arrogance et à la vanité, tant, dès son enfance il entouré de gens qui le flattent et même l'admirent, qui de plus dans la maison paternelle voit constamment le monde et le monde qui a les dehors les plus distingués. Sa vie n'est pas bornée aux choses matérielles ni tourmentée par la nécessité de pourvoir aux besoins de chaque jour. Le noble a toutes sortes de loisirs pour l'exercice de la pensée:, il a toutes sortes de ressources pour développer son intelligence et acquérir le savoir; il a des maîtres qui s'occupent constamment de lui; il a des livres en grand nombre; il est entouré de choses qui lui inspirent le goût du beau; les voyages qui lui sont faciles lui permettent de comparer les humains et les choses. Cela leur permet d'éviter de se demander au détriment de qui ils disposent de leurs privilèges. L'aristocratie, par suite de son origine considérée comme plus noble, de la solidité de ses traditions, de son habileté politique, de l' éducation brillante de ses membres et de leurs manières, a toujours plus ou moins ébloui les hommes des classes plus humbles et il est encore des sociétés où elle occupe une place. L'aristocratie a eu par suite un certain rôle théâtral, imposant, qui fascinait la multitude. Voici à ce sujet quelques phrases curieuses de Bagehot : « Un ordre de noblesse a pour fonction d'éblouir le vulgaire, non pas nécessairement pour le tromper, encore moins pour lui nuire, mais pour lui imposer des opinions qu'il n'admettrait pas autrement. L'imagination de la multitude est extrêmement faible; elle ne peut rien concevoir sans un symbole visible et il y a beaucoup de choses qu'elle comprend à peine, même avec un symbole. La noblesse est le symbole de l'intelligence. Elle a les caractères distinctifs que la foule a toujours eu coutume de regarder comme les attributs de l'intelligence et que souvent encore elle considère comme tels. »Ce prestige, tout tissé de vanité et d'illusion, qui environne les aristocraties se remarque au sein de toutes les sociétés. Ainsi les patriciens de Rome, quand ils eurent perdu leurs privilèges et leur autorité, gardèrent encore pendant longtemps une réelle influence et une grande considération; ainsi les seigneurs en France, après avoir été dépouillés de leurs droits féodaux, conservèrent des privilèges étendus et une supériorité apparente sur les autres classes sociales. Mais, à mesure que les sociétés progressent, la pompe et l'apparat exercent moins d'attraction sur les masses; on va davantage vers les choses réelles et le prestige des aristocraties va diminuant devant l'acroissement des fortunes nouvelles. A ces avantages de l'aristocratie confinent naturellement des inconvénients, produits par l'exagération même des caractères qu'elle présente. Ainsi l'esprit de conservation porté à l'excès aboutit à l'immobilité, la fierté et l'énergie tendent à la violence et à l'arrogance, la bravoure à un raffinement d'honneur, les manières et l'élégance au luxe et à la superficialité. Il est utile sans doute et même nécessaire qu'une société ne rompe pas brusquement avec les institutions et les moeurs du passé, mais il ne faut pas non plus qu'elle cesse de marcher et de se développer. Le progrès, par suite de l'évolution des institutions et des moeurs, est chose indispensable, mais rarement les aristocraties ont compris cette nécessité. Celle de Sparte s'éteignit pour ne pas s'être ouverte à des éléments étrangers; celle de France disparut presque pour n'avoir su s'entendre ni avec la royauté ni avec les communes et ce qui en restait encore en 1789 fut emporté par la Révolution que la noblesse n'avait pas su prévenir. L'aristocratie romaine, au contraire, qu'elle fût victorieuse ou vaincue dans les luttes contre les plébéiens, savait céder à temps quelques-unes de ses prérogatives pour conserver les autres, et elle dut à cette manière de faire de se maintenir longtemps au pouvoir. Mais ordinairement l'esprit de tradition et l'admiration du passé sont tellement ancrés dans l'intelligence des grands que les débris des aristocraties d'autrefois sont inévitablement le parti de la réaction dans les Etats modernes. L'orgueil et l'infatuation sont encore des tares communes à presque toutes les aristocraties anciennes et modernes. A force de se croire supérieurs aux autres hommes, les grands en viennent à traiter avec mépris ceux qu'ils maintiennent au-dessous d'eux, et ces derniers ne le supportent qu'avec peine; la haine couve dans leurs coeurs jusqu'au jour où ils deviennent assez forts pour se venger, et la vengeance est parfois terrible. Dans leur mépris des hommes de la classe inférieure, les grands se considèrent à peine comme coupables, quand ils violent vis-à-vis de ces personnes de rien tous les devoirs d'humanité et de justice. A Rome, ils maltraitent odieusement leurs débiteurs plébéiens; au Moyen âge ils font périr le serf pour le moindre prétexte, ils abîment son champ, ils abusent de sa femme ou de sa fille, et, comme l'impunité leur est presque assurée, ils sont portés à toutes sortes de crimes. Les histoires des diverses aristocraties sont souillées du récit de leurs excès et de leurs violences, et les légendes populaires sont pleines de la terreur et de la haine des grands. Le sentiment d'honneur qui anime d'abord ces hommes puissants et leur fait quelquefois accomplir de grandes choses, dégénère de même. Quand ils n'ont plus la guerre pour dépenser leurs forces et leur turbulence, ils deviennent d'humeur querelleuse. Une parole, un geste, un regard, un rien les irrite et leur parait une grave insulte; des duels sans nombre ou des guerres privées entretiennent le goût des armes et l'habitude de verser le sang. La France a vu un grand nombre de ces raffinés d'honneur, surtout au XVIe et au XVIIe siècle. De même la politesse des manières, l'élégance, le goût des belles choses dégénèrent bien vite. Les hommes de la plus grande fortune se ruinent pour paraître et il vient à leur manquer alors cette richesse qui est aussi une puissance. Ainsi les grands du temps de François Ier mettent sur leurs épaules, pour paraître au camp du Drap d'or, leurs manoirs, leurs terres, leurs forêts et leurs moulins. Ainsi ceux du temps de Louis XIV et de Louis XV abandonnent leurs domaines pour venir vivre à Versailles, dans l'atmosphère de la cour, au milieu du luxe et des fêtes continuelles et, tandis que leurs propriétés demeurent en friche ou mal cultivées, ils deviennent besogneux, avides d'argent, disposés à s'en procurer par les moyens les moins nobles. Ils ont toujours le bon ton, la courtoisie, la politesse, les manières de cour, mais ils ont déjà perdu une bonne part de ce qui faisait leur force; ils consument leur esprit dans des conversations banales, dans des intrigues sans portée, dans tout ce manège frivole que comportent les antichambres, les boudoirs et les cours. Ils n'ont plus le goût ni le loisir des fortes études : la politique ne les séduit que par ses côtés les plus petits; on ne les voit plus occuper les fonctions qui demandent des connaissances sérieuses, l'expérience des hommes et des choses. On ne les voit plus guère à l'armée, ou, s'ils sont présents aux batailles, ils compromettent tout par leur inexpérience ou leur indiscipline. Ils ont encore quelques qualités brillantes, séduisantes, mais ce n'est plus qu'une sorte de vernis qui ne recouvre aucun mérite solide; ils ne sont plus, à vrai dire, une aristocratie, ils sont seulement une noblesse. Leurs privilèges qu'ils ont en partie gardés ne sont plus justifiés par des services rendus, et les rendent odieux aux classes inférieures, et un jour le seul nom d'aristocrate devient un motif d'accusation et une dénonciation haineuse. Ainsi a sombré en France l'aristocratie de naissance et il ne semble pas qu'elle puisse jamais revivre parmi nous; presque partout elle a péri de même, et bien plutôt à cause de son arrogance, de ses cruautés, de ses moeurs tyranniques, que pour des raisons d'ordre politique. En Grèce, nous voyons la plupart des petites cités préférer le gouvernement d'un seul, la tyrannie, comme on disait, à l'oppression des riches. La plèbe de Rome accepta volontiers l'empire qui courbait toutes les têtes sous une servitude égale, par haine des grands. En France le tiers-état soutint vigoureusement la royauté dans sa lutte contre les seigneurs, et il est vrai par suite de dire avec Montesquieu que les aristocraties ne se peuvent soutenir que par la modération. Pour qu'elles subsistent il faut, suivant lui, que les grands s'abstiennent de toute pompe et de tout acte orgueilleux, qui ferait On voit que toutes ces conditions manquaient à l'aristocratie française de l'Ancien régime pour subsister; quelques-unes, et d'autres qualités encore que Montesquieu n'indique pas, ont fait durer jusqu'à l'époque moderne l'aristocratie anglaise, qui a su se maintenir dans une société devenue démocratique par ailleurs. D'abord elle a des biens immenses que le droit d'aînesse a jusqu'à présent maintenus intacts et elle s'est adonnée à la culture de ses terres avec un soin particulier; l'absentéisme y est un cas fort rare et les populations agricoles ont toujours vu leurs maîtres à l'oeuvre au milieu d'elles; les fortunes ne se sont pas dissipées comme ailleurs et les lords sont restés puissants par l'argent. Avec un vif sentiment de conservation, ils ne se sont pas attardés dans l'admiration exclusive du passé; ils ont combattu avec la classe populaire pour forcer la royauté à l'observation des lois; ils ont admis et même réclamé quelquefois les modifications qui leur semblaient utiles et opportunes; ils ont su corriger les abus, accorder l'égalité politique à l'Irlande, émanciper les catholiques, rendre aux juifs leurs droits civils et politiques, sacrifier le système prohibitif, élargir la base électorale, constituer le régime parlementaire. De plus, ils ne se sont jamais désintéressés des choses politiques; leur étude et leur pratique constante sont la principale occupation de leur vie; ils aiment peu la société et ce qu'on appelle ailleurs les plaisirs, et Bancroft a pu leur reprocher leur gravité et leur froideur. « Le père de sir Robert Peel, simple filateur, et faisant souche aristocratique, Macaulay, le grand historien, recevant le titre de lord, sont les symboles de cette libéralité intelligente qui fait pénétrer dans les rangs de l'aristocratie toutes les forces sociales qui peuvent ajouter à sa vigueur et à son éclat. »Ces qualités diverses (malgré de nombreux défauts qu'il importe peu de signaler ici) expliquent le rôle encore important que joue l'aristocratie en Angleterre et la popularité qu'elle a en partie conservée; elle a su donner au pays, par des réformes successives et par des mesures non violentes, la plupart des libertés et des droits que la révolution de 1789 a données à la France en un jour de tourmente, suivi de nombreuses réactions. Gouvernements aristocratiques proprement ditsNous avons étudié ce qu'était l'aristocratie en prenant ce mot dans son sens général et sans distinguer entre les formes de gouvernement, monarchique ou républicaine, dans lesquelles elle avait une certaine autorité, un grand pouvoir, des privilèges; nous examinerons rapidement dans ce dernier paragraphe les aristocraties proprementdites, c.-à-d. les gouvernements où il n'y a pas de monarque et où le peuple n'a pas de part au pouvoir; il serait peut-être mieux de les désigner sous le nom d'oligarchies; c.-à-d. Etats ou un petit nombre de citoyens ont le pouvoir. Nous n'en trouvons guère d'exemples en Asie où le despotisme d'un seul a longtemps été partout en honneur. Toutefois certaines cités phéniciennes paraissent avoir eu à leur tête une aristocratie de riches marchands, analogue à celle qui plus tard dominait à Carthage. En Grèce, nous voyons l'oligarchie être presque partout une forme de transition entre la monarchie, gouvernement des temps héroïques, et la démocratie, gouvernement des temps plus rapprochés de nous. Au VIIe siècle av. J.-C., dans toutes les cités du continent aussi bien que dans les colonies, nous voyons la royauté abolie, sans grande violence, comme par le cours naturel des événements. Ici la famille royale s'éteignait et l'autorité souveraine tombait d'elle-même; ailleurs, comme à Athènes, à la mort d'un roi son fils était seulement reconnu comme archonte, en même était écarté du pouvoir qui était confié à un prytanis ou président choisi parmi les grands. Partout l'autorité de ceux-ci prévalait; ils avaient seuls le pouvoir, ils formaient le conseil de l'Etat, ils rendaient la justice et exerçaient les fonctions religieuses; le peuple était pour le moment écarté de toute participation au gouvernement de la cité. Il serait fastidieux d'examiner en détail cette obscure histoire des petites villes grecques; mais le trait général qui ressort de toutes les indications un peu vagues des auteurs anciens, c'est que le nombre des familles qui détenaient le pouvoir était fort restreint; parfois même les magistrats étaient toujours choisis exclusivement dans la gens qui jadis fournissait les rois; ainsi à Athènes, les premiers archontes étaient des Codrides ou Medontides, descendants du roi Codrus, et à Corinthe les prytanes furent longtemps pris dans la famille des Bacchiades, ou descendants du roi Bacchis; ailleurs c'étaient les grands propriétaires ou les habitants des villes qui dominaient sur les pauvres et les habitants de la campagne. Ces oligarchies, basés sur le privilège, administrées par des hommes passionnés, violents, à l'esprit étroit, paraissent avoir pesé lourdement sur les classes inférieures, et l'histoire de l'Attique, si malheureuse avant la réforme de Solon, en est un exemple frappant. Aussi furent-elles toutes renversées après moins d'un siècle d'existence, sauf à Sparte; des despotes s'élevèrent partout par la force ou par la persuasion, et bien que la plupart aient gouverné avec des sentiments étroits et égoïstes, que plusieurs se soient montrés oppresseurs et cruels, ils firent faire un progrès à l'esprit public, s'appuyèrent assez souvent sur le peuple, et jetèrent bas en bien des cités le mur de séparation qui existait entre les grands et les classes inférieures. Aussi à la tyrannie, quand les despotes furent chassés à leur tour du pouvoir, succéda assez généralement la démocratie; quelques villes seulement, dans lesquelles Sparte soutint de ses armes et de son influence l'aristocratie, gardèrent un gouvernement oligarchique; encore était-ce une oligarchie mitigée qui put se maintenir jusqu'au jour ou mourut la liberté de la Grèce, sous les coups de Philippe et d'Alexandre. Des faits d'une nature semblable se remarquent dans l'histoire de Rome; quand les rois furent chassés de la ville et que la forme républicaine s'établit, ce fut d'abord an profit des seuls patriciens. Propriétaires de grands domaines, riches d'argent, ils gardèrent pour eux seuls toutes les magistratures et tous les sacerdoces; ils commandaient les armées, s'occupaient presque seuls des choses de l'Etat, rendaient la justice et en un mot avaient accaparé tout le pouvoir et tous les droits. Mais les violentes commises par les hommes de cet ordre, les sacrifices qu'ils exigeaient de la plèbe, leur dureté envers leurs débiteurs excitèrent des soulèvements populaires; l'ordre inférieur obtint d'avoir pour la défense de ses intérêts des chefs nommés tribuns et ceux-ci, revêtus d'une grande influence, soutenus par les masses plébéiennes, forcèrent les grands à renoncer peu à peu à leurs principaux privilèges. Les patriciens les sacrifièrent les uns après les autres, non sans résistance; mais ils savaient céder à temps une partie de leurs prérogatives pour en conserver au moins quelques-unes. En 449 av. c.-à-d. soixante ans après l'expulsion des rois, une loi permettait le mariage entre patriciens et plébéiens; en 445, le pouvoir militaire devenait accessible à tous par la suppression du consulat remplacé par une magistrature moins puissante, le tribunat militaire, que les plébéiens purent obtenir. En 366, ils purent devenir consuls et, en moins de soixante ans à partir de cette date, l'égalité de droits civils et politiques fut consommée. Les patriciens par leur sagesse avaient évité l'établissement du despotisme d'un seul aussi bien que la domination de la multitude et, s'il y eut lutte au IIe et au Ier siècle av. J.-C. entre le parti démocratique et le parti aristocratique, celui-ci garda du moins une influence considérable jusqu'au jour où la société romaine tout entière fut courbée sous la servitude par les empereurs. Au Moyen âge, la forme oligarchique ne se rencontre guère que dans quelques-unes des républiques italiennes, comme Gênes, Florence et Venise. Les deux premières furent sujettes à d'incessantes révolutions qui amenaient au pouvoir tantôt quelques grands, tantôt la masse des bourgeois, quelquefois même un dictateur. A Gênes dominèrent d'abord des nobles dont la puissance reposait, non sur la propriété foncière, mais sur le commerce maritime, et qui avaient à leur tête les familles des Grimaldi et des Fieschi; elles représentaient le parti aristocratique tandis que les Doria et les Spinola étaient les chefs du parti démocratique. Des luttes sans trêve ensanglantèrent la cité qui, lasse, offrit le gouvernement tour à tour aux rois de France, aux marquis de Montferrat, aux Visconti de Milan et aux Florentins. Florence fut plus heureuse et elle garda jusqu'à la fin du XIVe siècle une constitution démocratique sous laquelle elle atteignit une grande prospérité; mais l'oligarchie y fut établie en 1382 par l'abaissement des arts mineurs; organisée en 1387 après la première expulsion des Alberti, elle tomba vers 1430 et Cosimo de Médicis fonda le pouvoir monarchique de sa famille. Venise, après quelques vissicitudes dans les premiers siècles, eut d'une manière durable une oligarchie très puissante où le pouvoir appartenait à un très petit nombre de familles nobles et à des conseils très restreints, oligarchie défiante et soupçonneuse, mais remarquable par son énergie, sa science du gouvernement et l'éclatante prospérité qu'elle donna à la république. Elle ne tomba qu'en 1797 et on peut dire qu'elle a été la dernière des oligarchies, cette forme de gouvernement paraissant désormais incompatible avec les idées d'égalité et de liberté pour tous, qui prévalent aujourd'hui dans une partie du monde. (Edouard Cat). |
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