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Le règne des écrivains
sur l'opinion, règne qui avait fait la grandeur du XVIIIe
siècle, ne se continue pas au XIXe. Malgré
la prétention de quelques-uns, comme Vigny et
surtout Hugo, à conduire les esprits, les littérateurs
le plus souvent suivent le mouvement des idées, loin de le diriger. Les
romantiques
sont des artistes plus que des penseurs. Inversement les penseurs ne sont
guère des artistes. Peut-être la seule exception viendra-t-elle de Zola
avec son «-J'accuse-»,
mais il faut attendre 1898. La nation est née maintenant à la vie politique
et intellectuelle : ce sont des professionnels, députés, journalistes,
professeurs, - disons les «-intellectuels
» (même si ce mot n'a pris son sens actuel que depuis l'affaire
Dreyfus, sous la plume de Clémenceau) -, qui jouent les rôles que
tenaient au XVIIIe siècle les «-philosophes-»,
même si les idées de quelques philosophes (Cousin,
Comte)
marquent aussi le siècle. Leurs oeuvres appartiennent à l'histoire littéraire
surtout parce qu'elles ont contribué à produire l'atmosphère où ont
respiré les écrivains.
Sous la Restauration
et la Monarchie de Juillet
la réaction est presque générale contre les tendances du XVIIIe
siècle. Les questions politiques et sociales restent au premier rang des
préoccupations; mais on leur cherche une solution différente. Il est
surtout curieux de voir combien Ă cette Ă©poque les penseurs, hommes politiques,
prêtres ou philosophes, sont chacun à leur manière des idéalistes.
Jamais peut-être on n'a plus raisonné et construit dans l'abstrait, en
vertu de principes élevés sans doute, mais insuffisamment fondés sur
les données de la réalité.
La seconde moitié
du XIXe siècle revêt un caractère différent.
La crise romantique était destinée à passer rapidement parce que l'exaltation
sentimentale s'Ă©puise vite, parce qu'une grande partie du public Ă©tait
restée étrangère à ce mouvement, parce que, enfin, la loi fatale de
réaction devait nous ramener au réalisme. L'évolution commencée dans
l'oeuvre de Musset, Théophile
Gautier, Stendhal, Balzac,
est définitive à ce moment, où les écrivains subissent très fortement
l'influence des philosophes et des savants.
Le mouvement des
idées politiques
L'Ă©loquence politique
sous la Restauration.
La Restauration rendait Ă la France (1830
nous le fait trop oublier) une certaine liberté politique, et les débats
parlementaires se poursuivirent dans des conditions de calme et de sécurité
ignorées des orateurs de la
RĂ©volution.
Dès 1815, les débats parlementaires, étouffés sous le Premier
Empire, prirent une ampleur et une vivacité inconnues depuis la Révolution.
Malgré la différence des tempéraments,
l'éloquence de cette époque a des caractères généraux bien déterminés.
• La
dignité de la tribune. - Ils tiennent pour une part aux conditions
mĂŞmes dans lesquelles on aborde la tribune. Un discours est presque une
solennité pour laquelle on revêtit pendant un certain temps un costume
spécial. Ce fut une stupéfaction le jour où on vit P. de Serre improviser.
Habituellement on rédige à l'avance et on lit, par un manque de confiance
en soi oĂą entrait beaucoup de respect pour l'auditoire. Ces Ă©lus du suffrage
censitaire appartiennent pour la plupart Ă la haute bourgeoisie. Personnages
d'âge mûr et de culture élevée, ils ont la patience d'écouter et le
goût des développements harmonieux. La discussion peut être vive. On
ne sort jamais des limites de la courtoisie à l'égard de « l'honorable
préopinant ». La pratique des réunions électorales publiques, qui ne
s'introduisit que vers la fin de la Restauration, n'a pas encore corrompu
les usages parlementaires. Pour obtenir son siège, on a fait des visites
à la manière des candidats à l'Académie,
et quand on vient l'occuper, on se figure un peu entrer dans une académie
politique.
• Les questions de principe. -
C'est pourquoi on aime les idĂ©es gĂ©nĂ©rales qui conviennent si bien Ă
la dissertation oratoire. Les Doctrinaires notamment, dont Royer-Collard
est le maître, excellent à écarter, comme lui, les dispositions particulières
d'une loi, pour ramener tout Ă une question de principe. Propose-t-on
de réglementer la presse, Royer-Collard commence ainsi sa protestation
:
Dans cette
discussion préliminaire, où les considérations les plus générales
peuvent seules trouver place, je dois négliger les dispositions particulières
du projet de loi, ainsi que les amendements qui s'y rapportent, pour remonter
à leur principe commun. C'est le principe seul qui caractérise la loi,
qui exprime les desseins dont elle est l'instrument, la face des temps,
et le système dans lequel la France est aujourd'hui gouvernée. (Février
1827).
Il se trouve, du reste, que ce sont surtout
des questions de doctrine politique qu'il faut débattre pour concilier
la France de l'Ancien régime avec la France
nouvelle issue de la Révolution. Il s'agit d'une part d'organiser la royauté
constitutionnelle (régime électoral, liberté de la presse, responsabilité
ministérielle); de l'autre, de régler les questions sociales (le milliard
des émigrés, la loi du sacrilège, le droit d'aînesse).
• L'académisme. - Aussi les délibérations
prennent-elles une ampleur digne des sujets traités. Mais on reste dans
le domaine des idées. Rien n'est fait, comme sous la Révolution, pour
Ă©veiller l'imagination ou passionner le langage. Les mots piquants de
Benjamin Constant sur les émigrés (sur la cocarde tricolore, 7 février
1821), les images de Chateaubriand qui s'Ă©crie-:
« Je ne suis point allé bivouaquer dans le passé sous le vieux drapeau
des morts, drapeau qui n'est pas sans gloire, mais qui pend le long du
bâton qui le porte » (contre la Monarchie de Juillet, 7 août 1830),
sont des exceptions. L'éloquence est régulière, souvent un peu empesée,
éprise des morceaux à effet conformes aux préceptes de la rhétorique,
comme cette prosopopée du pouvoir s'adressant au juge :
Organe de
la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront autour
de vous; qu'elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres erreurs,
si les influences qui m'assiègent, et dont il m'est si malaisé de me
garantir entièrement, m'arrachent des commandements injustes, désobéissez
à ces commandements; résistez à mes séductions; résistez à mes menaces,
etc. (Royer-Collard. Sur l'Inamovibilité de la Magistrature, 21
novembre 1815).
Parmi les très nombreux orateurs qui se distinguèrent
entre 1815 et 1830, et qui égalèrent aussitôt la jeune tribune française
Ă la tribune anglaise, nous citerons :
• Les
royalistes ultras, jaloux des prérogatives
royales, avaient Villèle, Martignac, plus modéré, La Bourdonnaye, Lainé.
• Les libéraux
de diverses nuances avaient P. de Serre; le général Foy, très populaire
Ă cause de son patriotisme; Benjamin Constant, d'une cinglante ironie
Ă l'occasion ; et surtout Royer-Collard qui, ancien professeur de
philosophie sous l'Empire à la Faculté des lettres de Paris, gardait
au Parlement ses habitudes de théoricien.; Camille Jordan, Manuel, etc.
• Un peu Ă
l'Ă©cart Chateaubriand (discours sur la guerre d'Espagne, 25
février 1823; contre la Monarchie de Juillet, 7 août 1830) faisait de
la politique personnelle, et Courier, qui n'est pas un orateur,
mais qui a sa place à côté de ceux qui avaient contribué à renverser
la Restauration.
Villèle
(1773-1854).
Député de Toulouse
en 1815, le comte Joseph de Villèle devint ministre
des Finances en 1821 et président du Conseil en 1822. il a surtout laissé
la réputation d'un politicien trop absolu, sous l'administration duquel
furent votées les plus discutables lois de la Restauration, et qui fit
l'impopulaire expédition d'Espagne. Mais
il faut savoir aussi que Villèle est un orateur d'affaires de premier
ordre. Soit comme député, soit comme ministre, il prononça des discours
très serrés, très clairs, animés parfois de beaux mouvements (sur le
budget de 1816, sur la guerre d'Espagne (1823), sur l'indemnité aux émigrés
(1825), etc.).
Martignac
(1778-1832).
Martignac fut député de Bordeaux, successeur
de Villèle au ministère en 1828. Orateur élégant, mais vibrant, sorte
de Girondin très aristocratique,
Martignac se distingua surtout dans la discussion de la loi sur la presse,
en juin 1828; le 7 août 1830, il fit entendre une généreuse protestation
en faveur de Charles X, accusé « de férocité
».
Pierre
de Serre (1776-1824).
Pierre de Serre fut magistrat sous l'Empire,
élu député du Haut-Rhin en 1815, président de la Chambre en 1897, ministre
de la Justice en 1818 et en 1820. Royaliste modéré, constitutionnel,
comme Decazes et Richelieu, il se distingua par son opposition judicieuse
et souvent passionnée aux projets de lois du parti ultra. Sur les questions
de finances (18 mars 1816), de presse et de morale publique (17 avril 1819),
il prononça d'excellents discours. Contrairement à la plupart de ses
collègues qui apportaient à la tribune leur discours écrit, de Serre
improvisait; il dĂ©butait pĂ©niblement, mais s'Ă©chauffait peu Ă
peu, et donnait l'impression d'une Ă©loquence naturelle.
Le
général Foy (1775-1825).
Soldat sous l'Empire, élu député en
1819, le général Foy représente à la Chambre
cette forme de libéralisme qui en voulait
à la Restauration de méconnaître les gloires de l'Empire, et qui, bientôt
servi et exalté par les poètes comme Victor Hugo, prépara le Second
Empire. Le général Foy parlait d'une façon énergique, brillante
et vibrante, non seulement sur les questions militaires, mais en toute
circonstance. On peut citer ses discours sur la loi Ă©lectorale (1817),
sur la cocarde tricolore (7 février 1821), sur l'armée
française, à propos d'une loi par laquelle on voulait ôter leur pension
aux soldats de l'Empire (25 mai 1821), sur la guerre d'Espagne (1823),
sur le milliard d'indemnité (1825). Il était un des orateurs les plus
estimés de l'opinion publique pour son caractère comme pour son talent;
on lui fit en 1825 des funérailles grandioses.
Benjamin
Constant (1767-1830).
Exilé sous l'Empire, Benjamin
Constant revint en France avec la Restauration de 1814. Aux Cent
Jours, il se rallia à Napoléon, et rédigea pour lui l'Acte additionnel.
D'abord banni par Louis XVIII en 1815, il
est rappelé l'année suivante, est élu député, et se met, dans l'opposition
libérale constitutionnelle. C'était un orateur fin, délié, à la parole
incisive et piquante, ne déclamant jamais. Il est difficile de signaler
tel ou tel de ses discours; car il n'est pas une grande question politique,
de 1817 Ă 1830, oĂą il ne soit intervenu, et toujours
d'une façon vigoureuse et précise. Citons, cependant, ses discours sur
la loi électorale (1820), sur la cocarde tricolore (7 février 1821),
et sa participation active aux discussions des lois sur la presse (1822-1827).
Royer-Collard
(1763-1845).
Royer-Collard
avait été, en 1797, membre du Conseil des Cinq-Cents; éminent professeur
de philosophie Ă la Sorbonne, sous l'Empire.
Elu député en 1815, il fut le plus redoutable adversaire du ministère
Villèle. Il resta député jusqu'en 1843. - En politique, Royer-Collard
est le chef des doctrinaires; son meilleur élève est Guizot. Il est légitimiste
par principe, car il ne veut Ă aucun prix du gouvernement populaire; mais
il s'oppose à toute souveraineté absolue ou aristocratique. Il représente
le parti des «-parlementaires », ou des
« légistes » de Ancien régime. - Ses discours, d'une méthode qui révèle
le professeur, sont animés par une dialectique puissante
fondée sur une généreuse conviction. Les plus remarquables sont consacrés
: à l'inamovibilité de la magistrature (21 novembre 1815) et à la liberté
de la presse (1815, 20 janvier 1822 et 1827); Ă la la loi Ă©lectorale,
17 mai 1820; à la guerre d'Espagne (24 février 1823); à la loi de justice
et d'amour (février 1827).
Manuel
(1775-1827).
Libéral très ardent, Manuel est surtout
célèbre pour son discours sur l'expédition d'Espagne (1823), qui lui
valut d'être expulsé de là Chambre. Mais plus d'une fois, auparavant,
il avait soulevé les colères de ses adversaires par l'énergie et la
violence de son langage. Manuel est moins un orateur qu'un tribun.
Chateaubriand
(1760-1848).
Il y a deux parts Ă faire dans la vie
politique de Chateaubriand. Pair de France,
plénipotentiaire au Congrès de Vérone, ministre des Affaires étrangères
dans le cabinet Villèle, il soutient avec une hauteur sereine et dogmatique
ses opinions. En juin 1824, il quitte le ministère, et, dès lors, il
fait à Villèle et à ses successeurs une vive opposition. En 1830, il
s'efforce de sauver la monarchie des Bourbons,
en proposant d'accepter l'abdication de Charles X, en faveur du duc de
Bordeaux. Il prononce alors le plus beau de ses discours.
Paul-Louis
Courier (1772-1825).
Officier jusqu'en 1809, puis, retiré
dans ses propriétés de Véretz, en Touraine, P.-L.
Courier harcela le gouvernement de Louis XVIII de pamphlets
dont les principaux sont : PĂ©tition aux deux Chambres (1816);
Simple
discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière, aux membres du conseil
de la commune de Véretz à l'occasion d'une souscription proposée pour
l'acquisition de Chambord (1821);
Pétition à la Chambre des députés
pour des villageois que l'on empĂŞche de danser (1820); Pamphlet
des pamphlets (1824). Il s'en prit aussi à l'Académie des inscriptions
qui ne l'avait pas élu, dans sa Lettre à Messieurs de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres (1819), et laissa une correspondance
spirituelle.
Courier gardait du XVIIIe
siècle la défiance à l'égard du clergé, et de la Révolution la haine
de la cour et de sa corruption. C'est pourquoi il ne voudrait pas que l'on
achetât Chambord. Il s'applique à dénoncer
toutes les petites tracasseries du régime, sur un ton ironique. A-t-on
procédé à quelques arrestations? Il raconte comme une victoire cette
belle expédition :
A minuit
on monte Ă cheval, on part; on arrive sans bruit aux portes de Luynes;
point de sentinelles Ă Ă©gorger, point de postes Ă surprendre; on entre,
et, au moyen de mesures si bien prises, on parvient Ă saisir une femme,
un barbier, un sabotier, quatre ou cinq laboureurs ou vignerons, et la
monarchie est sauvée. (Pétition aux deux Chambres).
Un « firman du préfet, qu'il appelle arrêté
» a-t-il défendu de danser sur la place de l'Église? Il montre combien
la fĂŞte devient piteuse, esquissant un petit croquis villageois (PĂ©tition
pour des Villageois). Pourtant, à la longue, sa fausse naïveté finit
par sentir un peu le procédé.
Cormenin,
Tillier.
Deux autres pamplétaires peuvent encore
être nommés ici : Cormenin et Tillier.
Louis Marie de Lahaye de Cormenin
(1788-1849), qui succéda dans la faveur publique à Courier, est loin
de le valoir; mais sous le pseudonyme de Timon (Lettres sur la
liste civile (1831), Très humbles remontrances, le Livre des orateurs,
etc.), il a parlé avec précision la langue des affaires et créé presque
un genre : « le pamphlet administratif. »
Claude Tillier (1801-1844), auteur
du roman Mon oncle Benjamin (1846) est moins connu comme pamphéltaire
: ses pamphlets paraissaient dans un obscur journal de Clamecy. Instituteur
révoqué par le gouvernement de juillet, il est du peuple et le montre
Ă son style dru et cru.
Les orateurs de la
Monarchie de juillet.
La Monarchie
de Juillet renouvela le personnel politique et modifia le classement
des partis. LĂ©gitimistes et catholiques sont maintenant de l'opposition.
Ils ont pour orateurs Berryer, avocat célèbre, Montalembert qui réclama
la liberté de l'enseignement. Autour du roi sont groupés les partisans
de la résistance : de Broglie qui fit abolir la traite esclavagiste; Casimir
Périer, ministre énergique; Guizot, défenseur obstiné d'un ordre de
choses qui assurait le gouvernement du pays par la classe moyenne. Thiers
représentait le parti du mouvement. Il aurait voulu une politique plus
fière et plus active. Mais le roi l'en empêcha. « Au plafond », en
dehors et au-dessus des partis, siégeait Lamartine.
L'Ă©loquence parlementaire ne subit pas
la contagion du romantisme. Le monde bourgeois que représentaient les
Chambres Ă©tait, au contraire, l'objet des railleries des romantiques.
Plus on va, plus on demande Ă l'orateur la soliditĂ© de prĂ©fĂ©rence Ă
l'Ă©clat.
• Nouvel esprit parlementaire.
- En effet, les grandes questions de principe ont été tranchées par
la RĂ©volution de 1830. Les sujets
sont rétrécis à des points déterminés : hérédité de la pairie,
organisation de l'instruction primaire, chemins de fer, question
d'Orient, fortifications de Paris, etc.
Ils se prêtent peu aux morceaux de rhétorique, et l'opinion du public
commence à se montrer défiante à l'égard des joutes oratoires. Berryer
en avertissait ses collègues :
J'ai lu
dans un journal qu'à la façon dont allaient les choses, au milieu de
ce
qu'on appelle cette logomachie inutile de la tribune, au milieu de toutes
ces déclamations dérisoires de toutes les opinions réunies, la France
se dégoûterait... (Discours du 6 mars 1837).
De là un effort fréquent vers la sobriété
et la précision. On s'interdit volontiers, comme de Broglie, la philosophie
politique :
Je ne disserterai
pas Ă perte de vue sur le droit d'association; nous faisons Ă cette tribune
de la politique, c'est-Ă -dire du bon sens, et non de la philosophie. (Discours
du 17 mars 1834).
• L'éloquence pratique. - C'est
plutĂ´t dans les discours de l'opposition qu'on trouve encore la recherche
de l'Ă©motion. Au contraire, les hommes d'action et de gouvernement sentent
le besoin de serrer de près les faits. Guizot lui-même, quoique disciple
de Royer-Collard, a soin de faire remarquer que son projet de loi sur l'instruction
primaire est «-essentiellement pratique-»
(2 janvier 1833). Thiers surtout conserve au Parlement sa clarté d'historien.
Il explique très bien par exemple comment, au point de vue stratégique,
fortifier Paris c'est en mĂŞme temps rendre aux places fortes de l'Est
toute leur valeur :
On a dit
qu'il fallait lier la défense de Paris à la défense générale du royaume;
eh bien, voici comment nous la lions : c'est en rendant aux places fortes
toute leur valeur; elles ne l'ont pas tant qu'on a la liberté des routes
et qu'on peut se détourner des places. Ou ne le peut pas quand il faut
avoir soixante mille chevaux pour traîner un parc d'artillerie; et je
vais prendre, dans les délibérations mêmes des commissions, la preuve
de ce que je dis. (26 janvier 1841).
Berryer
(1790-1868).
Fils d'avocat, Berryer entra lui-mĂŞme
au barreau, et défendit, sous la Restauration, les généraux
Ney
et Cambronne. Député en 1830, il fut un des
chefs de l'opposition dynastique sous le gouvernement de Juillet. LĂ©gitimiste
loyal et convaincu, il obtint toujours le respect et l'admiration de ses
adversaires. Il abandonna la politique après 1851, y rentra en 1863 ;
et, comme député au Corps législatif, il combattit le Second Empire.
Avec son généreux talent, sa voix superbe, son geste énergique, ses
beaux et pathétiques mouvements, Berryer reste plutôt un avocat qu'un
orateur parlementaire. Mais on lit encore avec intérêt ses discours sur
l'hérédité de la pairie (1831, contre la disjonction (6 mars 1837),
contre le ministère Molé (1839), sur la question d'Orient (26 mars 1840),
sur la révision de la Constitution (16 juillet 1851). La flamme n'en est
pas encore tout Ă fait refroidie.
Montalembert
(1810-1870).
Collaborateur de l'Avenir en 1831,
Montalembert
se posa dès cette époque en champion de la liberté de l'enseignement.
Il ouvrit une école le 9 mai 1831, sans l'autorisation de l'Université
(qui possédait alors le monopole). Cette école fut fermée au nom de
la loi, et Montalembert fut traduit en police correctionnelle avec ses
deux complices, Lacordaire et de Coux. Le père de Montalembert étant
mort sur ces entrefaites, son fils lui succéda à la pairie, encore héréditaire;
et c'est comme pair de France, devant la Haute-Cour, que le jeune accusé
eut à répondre de son délit. Ce premier discours (publié en 1844) révèle
un admirable tempérament oratoire Après s'être séparé de Lamennais,
Montalembert devint, Ă la Chambre des pairs, de 1833 Ă 1848, le chef
du parti catholique libéral. Il intervint dans toutes les grandes questions
politiques et sociales, protesta contre l'asservissement de la Pologne
(discours en faveur des Polonais réfugiés, 5 mai 1838) et contre l'oppression
de l'Irlande, et surtout il lutta pour obtenir la liberté de l'enseignement
(1844). Montalembert siégea à l'Assemblée nationale de 1848 et au Corps
législatif du second Empire, de 1852 à 1857. Il était vraiment né orateur;
il avait, comme Lamartine, une abondance élégante et un peu fluide, et,
comme Berryer, du feu et de l'enthousiasme; plus de naturel qu'aucun d'entre
eux.
Le
duc de Broglie (1783-1870).
V. de Broglie Ă©tait le gendre de
Mme
de Staël. Il représenta, sous la Restauration, comme pair de France,
le libéralisme monarchique. Mais il joua surtout un rôle sous Louis-Philippe;
il fut alors ministre de l'Instruction publique et des Affaires étrangères.
Après l'attentat de Fieschi (juillet 1835), il demanda à la Chambre de
voter les lois de septembre (discours du 13 août 1835), qu'il expliqua
et soutint dans plusieurs discours d'un grand style. Il intervint Ă©galement
d'une façon efficace dans les débats sur l'abolition de la traite esclavagiste.
Député à l'Assemblée de 1848, il se retira de la vie politique après
le coup d'État de 1851.
Casimir
PĂ©rier (1777-1832).
Successivement officier (1799) banquier,
député en 1817, libéral sous la Restauration, Casimir
Périer fut élu président de la Chambre après juillet 1830. Il prit,
le 13 mars 1831, la présidence du Conseil, à la démission du cabinet
Lafitte, dans des circonstances particulièrement difficiles (discours
sur la politique du gouvernement, 21 septembre 1831). Il s'agissait, en
effet, d'inaugurer une politique de résistance contre ceux qui prolongeaient
la période de révolution à laquelle Louis-Philippe devait le trône,
et qui disaient, avec Mauguin et Lafayette, que 1830 était l'avènement
du peuple. Pendant un peu plus d'un an (jusqu'au 16 mai 1832, date Ă laquelle
il fut emporté par le choléra), Casimir Périer soutint avec une rare
fermeté de caractère, avec une simple et robuste éloquence, la mission
dont il s'était chargé. Ses successeurs, les Thiers, les Guizot, les
Broglie n'eurent qu'Ă poursuivre son oeuvre.
Guizot
(1787-1874).
François Guizot
a d'abord sa place parmi les historiens. Sa carrière politique ne commence
qu'en 1830; il est alors nommé député, et signe l'adresse des 221 contre
les Ordonnances. Ministre de l'Instruction publique en 1830 et en 1832
(il fait voter la loi sur l'enseignement primaire), ambassadeur Ă Londres,
ministre des Affaires étrangères de 1840 à 1848, il exerce une influence
prépondérante sur la politique intérieure. Par son âpreté doctrinaire
et sa résistance inflexible aux partis avancés, il prépare, tout en
la retardant, la chute de la monarchie. Après 1848, il n'est pas réélu,
et toujours convaincu qu'il a gouverné pour le mieux, il écrit en neuf
volumes des MĂ©moires pour servir Ă l'histoire de son temps (1858-1868).
Persuadé que le pouvoir doit appartenir à la classe moyenne, Guizot s'est
efforcé de faire face aux adversaires de droite et de gauche. De là cette
modération hautaine, cette attitude défensive, ces formules un peu banales
et solennelles, qui caractérisent extérieurement son éloquence. Mais
cette Ă©loquence, en son fond, est belle et solide, surtout parce que Guizot
a des idées générales qu'il appuie sur l'histoire, parce qu'il n'est
pas un politicien d'occasion, un avocat que l'ambition et un tempérament
combatif ont jeté dans la politique. Qu'on lise ses discours sur l'hérédité
de la pairie (1831), sur l'enseignement primaire (2 janvier 1833), contre
le ministère Molé (3 mai 1837), sur la question de la régence (1842),
sur la réforme électorale (25 mars 1847), et que l'on compare ses arguments
Ă ceux de Thiers ou d'Odilon Barrot, on sentira que ce parlementaire
est à la fois un philosophe et un historien, et que, quel qu'ait été
le résultat de sa politique, il fait le plus grand honneur à notre pays.
Thiers
(1797-1877).
Adolphe Thiers
entra dans la politique en 1830. Il fut, sous Louis-Philippe, sous-secrétaire
d'État aux Finances, ministre de l'Intérieur, des Travaux publics et
des Affaires étrangères. Membre de l'Assemblée nationale de 1848, il
se retira en 1851, et ne reparut à la Chambre qu'en 1863. Président de
la République en 1871, il démissionna en 1873. - Thiers est un « avocat
d'affaires »; il ne parle pas, il cause; il a préparé à fond la partie
technique de son sujet, il la possède, la comprend,
l'explique; il donne au plus haut degré l'impression de la clarté. Thiers
ne s'embarrasse ni de théories, ni d'idées générales; il s'occupe de
la question, il en tire des conclusions pratiques. Parmi ses nombreux discours,
citons : l'hérédité de la pairie (1831), sur la question d'Orient (25
novembre 1840), sur les chemins de fer (26 avril 1842), sur les fortifications
de Paris (26 janvier 1841), sur les libertés nécessaires à la France
(1864), sur l'Ă©tablissement de la RĂ©publique (1873), etc. L'Ă©loquence
de Thiers ne gagne pas à la lecture de ses discours isolés; plus encore
que de tout autre orateur parlementaire, on peut dire de lui qu'il faut
le lire à sa date, au Moniteur, avec les interruptions, les répliques.
Alors cette Ă©loquence est vraiment vivante.
Lamartine
(1791-1869).
Député de 1834 à 1848, membre et chef
du Gouvernement provisoire, Lamartine renonça
Ă la politique en 1851. Lamartine avait dit, en entrant Ă la Chambre
: « Je siégerai au plafond », ce qui signifiait : « au-dessus de tous
les partis ». Il prit, dès le début, une attitude indépendante, et,
toujours sur la brèche, ne fut jamais l'homme d'une faction. Aussi l'accuse-t-on
volontiers de politique nuageuse et chimérique.
A lire ses discours, on est surpris, au contraire, de la clairvoyance de
Lamartine sur les questions techniques comme sur les questions générales;
qu'il parle des lois de septembre, 21 août 1835, de la question d'Orient
(1er juillet 1839), des fortifications
de Paris (1842), des chemins de fer (27 avril 1842), du retour des cendres
de Napoléon (1842), de la politique du Gouvernement
provisoire (1848), etc., ses vues sont justes et souvent prophétiques.
Il revêt ses idées d'un style simple et harmonieux, qui paraît d'ordinaire
un peu diffus Ă la lecture, mais qui parfois aussi abonde en formules
concises et ingénieuses. Son improvisation au peuple, à l'Hôtel
de Ville, sur le drapeau
tricolore et le drapeau rouge (1849) est belle comme un fragment de Démosthène
ou des
Gracques. Tel aussi tableau plein de
vie de l'Ă©tat des esprits Ă la veille de 1848 fait songer Ă la peinture
des Athéniens par Démosthène (Philippiques,
I, § 10 et 11).
J'ai dit
un jour : « La France s'ennuie! » Je dis aujourd'hui : « La France s'attriste!
» Qui de nous ne porte sa part de la faiblesse générale? Un malaise
sourd couve dans le fond des esprits les plus sereins, on s'entretient
Ă voix basse depuis quelque temps, chaque citoyen aborde l'autre avec
inquiétude, tout le monde a un nuage sur le front. Prenez-y garde : c'est
de ces nuages que sortent les Ă©clairs pour les hommes d'Etat, et quelquefois
aussi les tempêtes. Oui, on se dit tout bas : « Les temps sont-ils sûrs?
Cette paix est-elle la paix? Cet ordre est-il l'ordre?... » etc. (Discours
prononcé au banquet offert à l'auteur des Girondins, 18 juillet
1847).
L'Ă©loquence politique
dans la seconde moitié du siècle.
Dans la vie publique
les questions politiques, l'ont emporté sur les questions sociales. En
effet, le Second Empire, mĂŞme
s'il rétablit la tribune en 1867, coupa court aux tendances socialistes,
et quand la république fut restaurée, elle eut assez à faire à s'organiser
en régime définitif et il relever le pays des désastres de 1870.
L'Ă©loquence a perdu
sous la Troisième république
le caractère académique qu'elle avait au début du siècle. Orateurs
et assistants sont issus des mondes les plus divers; l'instruction des
uns et des autres est plus ou moins complète, et la pratique des réunions
publiques suffirait à leur ôter le goût ou le souci d'une rhétorique
savante. On veut, pour traiter les questions précises qui se posent, une
Ă©loquence simple et nette dans le genre de celle de Thiers. Toutefois,
à la Chambre surtout, l'assemblée est assez nombreuse, assez accessible
Ă l'Ă©motion, pour que les grands mouvements oratoires soient possibles
et sentis.
Plusieurs orateurs, déjà fameux sous
la Monarchie de Juillet, continuent à occuper les premières places pendant
la seconde République, le Second Empire et la Troisième République.
A ceux que nous avons précédemment nommés, il faut ajouter : Odilon-Barrot,
Ledru-Rollin,
Falloux, Victor Hugo, Jules Favre, Émile Ollivier,
Rouher, Jules Simon, Gambetta, Buffet, J. Ferry, etc.
Victor
Hugo (1802-1885).
V.
Hugo n'est pas comparable Ă Lamartine comme orateur politique. Outre
qu'il lisait ses discours et que les interruptions, qui sont un stimulant
pour le véritable orateur, le désarçonnaient, son style à antithèses
et Ă formules grandioses passait par-dessus l'objet mĂŞme de la discussion.
Cependant, il a parlé sur la liberté de l'enseignement et sur le suffrage
universel (1850) d'une façon véhémente et souvent heureuse. Il a lui-même
recueilli dans Actes et Paroles ses nombreux discours prononcés
à la Chambre des pairs, à l'Assemblée de 1848, à l'Assemblée de 1871,
et au SĂ©nat (1876-1883).
Jules
Favre (1809-1880).
Député en 1848
et 1849, alors qu'il avait déjà une grande réputation d'avocat, réélu
en 1838, Jules Favre joua surtout un rĂ´le
important comme membre du gouvernement de la DĂ©fense nationale, oĂą il
fut ministre des Affaires étrangères. Il devint sénateur en 1876. Les
discours de J. Favre sont, comme ceux de Berryer, des plaidoyers. J. Favre
n'a pas le même enthousiasme; mais il argumente peut-être d'une façon
plus serrée; par de pressantes interrogations, il fatigue et réduit ses
adversaires. On peut citer ses discours sur l'expédilion de
Rome
(1819), sur la guerre du Mexique (1862),
sur la candidature officielle (1864).
Gambetta
(1838-1882).
Avocat, LĂ©on
Gambetta fut célèbre du jour où il défendit Delescluze, directeur
du journal le RĂ©veil, poursuivi pour avoir ouvert une souscription
destinée à élever un monument à Baudin, tué
le 3 décembre 1851 sur les barricades (1858). L'année suivante, Gambetta
fut élu député, et combattit vivement l'Empire. Après Sedan (La
Guerre de 1870), il devint membre du gouvernement de la DĂ©fense nationale,
et fut un des organisateurs les plus actifs de la résistance. Président
de la Chambre en 1879, président du Conseil en 1881, il ne put se maintenir
au pouvoir, et mourut prématurément.
Gambetta a été
un des plus beaux tempéraments oratoires que la France ait connus depuis
Mirabeau;
il était vraiment né pour parler, pour exprimer en phrases claires et
sonores les idées générales de la politique, et parfois ses banalités.
Geste, voix, port de tĂŞte, tout concourait Ă l'effet que produisait cet
orateur, plutĂ´t tribun qu'homme d'État. Lus dans un livre, et mĂŞme Ă
l'Officiel,
ses discours paraissent un peu redondants et vides; ce n'est pas lĂ , certes,
du Démosthène ni du Mirabeau, pas même du Lamartine. Mais ceux qui ont
entendu « rugir le lion » en ont conservé, paraît-il, un inoubliable
souvenir. - On peut citer ses discours sur le Plébiscite (avril
1872), Aux Alsaciens (1872), le discours de Thonon (1872),
le
discours de Cherbourg (1875), le discours de Romans (1878).
L'Ă©loquence de Gambetta
est restée inoubliable parce que, servie, du reste, par une action oratoire
vigoureuse, elle alliait à une précision suffisante des accents émus.
Qu'on étudie par exemple, la période suivante : elle n'est pas balancée
selon tous les préceptes de l'art, mais quel souffle éperdu l'emporte
et la soutient :
Mais il
n'y a pas que cette France, que cette France glorieuse, que cette France
révolutionnaire, cette France émancipatrice et initiatrice du genre humain,
que cette France d'une activité merveilleuse, et, comme on l'a dit, cette
France nourrie des idées générales du monde; il y a une autre France
que je n'aime pas moins, une autre France qui m'est encore plus chère,
c'est la France misérable, c'est la France vaincue et humiliée, c'est
la France qui est accablée, c'est la France qui traîne son boulet depuis
quatorze siècles, la France qui crie, suppliante, vers la justice et vers
la liberté, la France que les despotes poussent constamment sur les champs
de bataille, sous prétexte de liberté, pour lui faire verser son sang
par toutes les artères et par toutes les veines; la France que, dans sa
défaite, on calomnie, que l'on outrage; oh! cette France-là , je l'aime
comme on aime une mère; c'est à celle-là qu'il faut faire le sacrifice
de sa Vie, de son amour-propre et de ses puissances Ă©goĂŻstes; c'est de
celle-lĂ qu'il faut dire-:
LĂ oĂą est la France, lĂ est la patrie! (Discours de Thonon, 29
septembre 1872).
Jules
Ferry (1832-1893).
J.
Ferry, comme ministre de l'instruction publique, organisa l'instruction
primaire obligatoire, gratuite et laïque, et comme président du conseil
conduit la politique coloniale de la France en Tunisie
et au Tonkin : (Sur l'instruction primaire,
28 juin 1879; Sur l'expédition du Tonkin, 10 décembre 1883). Voici
le ton uni et ferme avec lequel il soutient sa politique au Tonkin :
On vous
a dit : OĂą va cette action militaire? Jusqu'oĂą vous proposez-vous de
l'engager? Quelles seront ses limites? Je réponds très nettement qu'il
n'y a rien de changé au programme que j'ai exposé à la tribune le 31
octobre et qui a été ratifié à une majorité de 325 voix. C'est d'une
action limitée, localisée, circonscrite géographiquement comme je l'ai
dit Ă la tribune, qu'il s'agit et pas d'autre chose. Nous voulons ĂŞtre
forts dans le Delta, nous voulons en tenir les points stratégiques. Pourquoi?
Parce que, lorsque nous serons forts, nous aurons la certitude de pouvoir
négocier. (10 décembre 1883).
L'Ă©loquence
de la fin du siècle.
De ce que l'on demande
à cette époque (que l'on peut faire aller jusqu'à la Première
guerre mondiale) à la parole d'être moins apprêtée, plus nourrie
de précisions, il ne faut pas conclure que les grands mouvements oratoires,
les belles images, aient perdu leur prestige. Désormais, les problèmes
sociaux succèdent aux problèmes politiques et fournissent aux orateurs
l'occasion de discuter des principes. C'est pourquoi, toute opinion politique
mise à part, à côté de la parole rigoureuse et logique de Pierre Waldeck-Rousseau
(1846-1904) et Raymond Poincaré (1860-1934), de l'élégance forte de
Paul Deschanel (1856-1922), fils d'helléniste, de l'ironie sarcastique
de Georges Clemenceau (1841-1929), on apprécie
l'éloquence impétueuse et vibrante de Jean Jaurès
(1859-1914), le type du tribun romantique et qui est, sans conteste, la
voix la plus puissante, la plus chaude, la plus lyrique de la tribune française,
la vigueur sobre de d'Aristide Briand (1862-1932) qui bâtit ses discours
en fortes substructions, masse imposante, sévère et grise, la puissance
oratoire d'Albert de Mun (1841-1914). Habile Ă naviguer
entre les Ă©cueils, n'employant jamais la force et usant des adresses les
plus raffinées, Charles de Freycinet apparaît à Faguet comme le premier
orateur politique en France depuis la disparition de Thiers et de Guizot.
Denys Cochin s'est spécialisé dans les questions extérieures; G. de
Lamarzelle, dans les questions religieuses; Charles Benoist, dans les questions
constitutionnelles; Jules Roche, dans les questions Ă©conomiques. Georges
Leygues, qui fut poète, a de la grâce et du nombre; Louis Barthou, nourri
dans le commerce de Mirabeau et de Lamartine, sur lesquels il Ă©crira de
beaux livres, une sûreté de verbe qui s'affirme dans les discussions
les plus variées; Sembat, autre bonne plume (Faites la paix, sinon
faites un roi), une logique malicieuse; Jacques Piou, du drapé; Millerand,
du poids; Viviani, des éclairs; Léon Bourgeois, un élégant nonchaloir.
La presse.
Les luttes de la tribune se continuaient
dans le journal. La presse, en dépit des entraves et des procès, se constitue
comme un quatrième pouvoir.
Les
journaux.
L'Empire
avait réduit à cinq le nombre des journaux en dehors du Moniteur
: le Journal de Paris; les DĂ©bats,
sous le titre de Journal de l'Empire; la Gazette de France; le Publiciste
et le Mercure.
Sous la Restauration,
les ultras eurent pour organes la Quotidienne, le Drapeau blanc;
les libéraux le Constitutionnel, le Courrier français, le Temps,
le Figaro, le Globe, le National, fondé en 1830. Mais le journal moderne
date de la fondation de la Presse (1836), par Emile de Girardin
qui, le premier, eut l'idée d'abaisser le prix du journal grâce aux annonces
payantes et de retenir les lecteurs par l'attrait du roman feuilleton.
Sous le Second
Empire, la sévérité de la censure fit naître deux journaux d'un
genre nouveau, le Figaro, gazette mondaine et spirituelle, et Le
Petit Journal, dont les colonnes se remplissent de faits-divers et
de feuilletons, pour le plus grand plaisir du public populaire. Un peu
avant la guerre de 1870, La Lanterne et Le Rappel firent
une vive campagne d'opposition et contribuèrent à la fin du régime.
Sous la Troisième
RĂ©publique le nombre des journaux, tant Ă Paris qu'en province, s'est
accru au point qu'on les compte par milliers Ă la fin du XIXe
siècle.
Les
journalistes.
Pendant un certain
temps, les journaux, lus attentivement par un public exigeant, furent rédigés
avec soin. La plupart des orateurs politiques que l'on a mentionné
plus haut ont été des journalistes : Benjamin Constant, Chateaubriand,
Thiers, etc. Il faut y ajouter :
• Ch.
de RĂ©musat (1797-1875). - Il Ă©crivit, avant 1830, au Globe et
à la Revue française, des articles d'une clairvoyance remarquable, et
devint politique libéral sous Louis-Philippe. Il fut encore ministre des
Affaires étrangères en 1871.
• Armand Carrel
(1800-1836). - Carrel fonda, en 1830, avec Thiers et Mignet,
le
National. Pendant six ans, il travailla à orienter le pays du côté
de la République, qui lui paraissait la conséquence logique de la révolution
de Juillet; il aurait voulu donner à la France les institutions des États-Unis.
Ses articles du National, dont les meilleurs ont été réunis en
volumes, révèlent chez lui un excellent écrivain, digne de servir de
modèle, pour la sincérité, la fermeté et la tenue, à tous ses confrères
et successeurs. On sait qu'Armand Carrel fut tué, en duel, par Émile
de Girardin.
• Émile de
Girardin (1802-1881) est, au contraire, le type du faiseur, du
journaliste qui a "une idée par jour ", et qui amuse le public et s'en
amuse. Beaucoup plus que Carrel, il a fait école. Parmi ses idées, la
plus féconde fut, on l'a dit,l'abaissement du prix des journaux, grâce
aux annonces publicitaires. Il fonda (en 1836) la Presse qui devint
un des journaux les mieux informés et les plus littéraires (on y voit
collaborer A. Dumas, F. Soulié, Th. Gautier, Méry,
etc.). Sa femme, Delphine Gay,
célèbre par ses poésies et par quelques pièces de théâtre (Lady
Tartufe, L'Ecole des Journalistes, La Joie fait peur, etc.), collabora
Ă la Presse sous le pseudonyme de Vicomte de Launay.
• Prévost-Paradol
(1829-1870), qui mériterait aussi une place parmi les historiens et les
moralistes (les Moralistes français), fut,
dans le Courrier du dimanche et dans les DĂ©bats, un courtois
mais redoutable adversaire du Second Empire. Il s'y montra un prophète
clairvoyant de la lutte prochaine entre la France et l'Allemagne.
• Louis Veuillot
(1813-1883) est célèbre surtout pour la part qu'il prit à la rédaction
de l'Univers, journal catholique, oĂą il se montra d'une violence
extrĂŞme contre tous les partis et les libre-penseurs. Nous n'avons pas
à apprécier ici son rôle politique. Comme pamphlétaire et comme écrivain,
Veuillot est brillant. Son vocabulaire est à la fois très riche et très
français; son style a une variété drue et vigoureuse qui dépasse la
fine et sèche précision de Courier; il est aussi simple et aussi tendre
dans sa Correspondance, qu'il est ardent et Ă©loquent dans ses articles
et dans ses livres.
• Edmond
About (1828-1885), anticlérical convaincu et conteur spirituel (Le
Roi des Montagnes,
1856; L'Homme à l'oreille cassée, 1861; etc.); Villemessant (1812-1879),
brillant chroniqueur du Figaro; Jules Janin
(1804-1874), critique dramatique des DĂ©bats; Francisque Sarcey
(1828-1899), critique dramatique du Temps, etc.
• Georges
Clemenceau, qui Ă©tait le directeur politique du journal l'Aurore
au moment de l'affaire Dreyfus, et qui a accueilli le J'accuse de
Zola paru le 13 janvier 1898, dialecticien plein de fougue, heurté, cassant,
contradictoire, mélange d'impulsif et d'idéologue, de chauvin et de révolutionnaire,
mais vivant, crâne, spirituel, brillant et trop souvent stérile.
L'affaire
Dreyfus.
L'affaire
Dreyfus aurait pu n'être que la tragédie d'un officier de l'armée française
injustement accusé de trahison en 1894, et qui ne sera réhabilité qu'en
1906. C'est un journal antisémite, la Libre parole,
qui a lancé l'affaire et c'est l'antisémitisme ambiant qui sera sûrement
la colonne vertébrale de ce fait de société qui va fracturer le pays
pendant une douzaine d'années. Mais d'autres éléments éléments de
contexte, parfois les seuls véritables déterminants pour certains
de ceux qui vont s'exprimer, doivent aussi être soulignés : 1°
La force du nationalisme, qui, après l'humiliation qu'a été la
défaite de 1871, se fait un devoir de revendiquer une forme d'infaillibilté
de l'Armée, alors même que l'innocence de Dreyfus a été patente très
tôt. 2° Le catholicisme royaliste, qui sait qu'il mène son dernier combat
contre la république laïque, installée depuis les élections de février
1879. Ainsi, le monde intellectuel et artistique va-t-il se partager entre
les « dreyfusards-» et les «
antidreyfusards »,
• Les dreyfusards et les membres
de la Ligue des droits de l'homme (fondée en 1898)
: les frères Georges et Albert Clémenceau, Emile Zola, Anatole France,
Lucien LĂ©vy-Bruhl, Scheurer-Kestner, Marcel Proust,
Mirbeau, Mallarmé, R.
Martin du Gard, Jules Renard, Courteline, Émile
Durkheim, Gabriel Monod, Jean Jaurès, Léon Blum, Charles
PĂ©guy, Monet, Pissaro.
• Les antidreyfusards : le directeur
de la Libre parole
Édouard Drumont, Jules Lemaître, Ferdinand Brunetière,
François Coppée, Paul Bourget, Albert Sorel,
Armand Silvestre, J.-M. de Hérédia, Maurice Barrès, Charles
Maurras, Jules Verne, Albert de Mun, Léon Daudet, Frédéric Mistral,
Lorrain, Léon Bloy, Pierre Louys, Paul Déroulède, Jules Guérin,
René Doumic, Paul Valéry, Rodin, Cézanne,
Degas, Renoir, Toulouse-Lautrec, Caran d'Ache, Vincent d'Indy.
Ces derniers seront ceux que l'on entendra
le plus. Sur 55 quotidiens 48 sont antidréyfusards (près de la moitié
s'affichant ouvertement antisémites). Le quatre seuls quotidiens dreyfusards
ne représentent que 2% des tirages.
Le Figaro, qui est l'un d'eux,
voit son tirage s'effondrer pendant l'affaire.
Dreyfusards
et antidreyfusards
« Entre les « dreyfusards
» et les « antidreyfusards », la dissidence ne tint pas à une question
de fait. Se diviser, quand on a, des deux côtés, examiné avec soin tous
les documents, sur le point de savoir si tel accusé est coupable, rien
là qui dénote une différence essentielle de mentalité; or, les « antidreyfusards
» dont nous parlons ici n'ont jamais dit que Dreyfus, même innocent,
dût être condamné dans l'intérêt de l'Armée et de la Patrie. Mais
en recherchant, par delà les diversités des tempéraments respectifs,
à quelle conception générale ils se référaient, on voit que leur doctrine
n'en implique pas moins, dans le fond, la prédominance de la société
sur l'individu comme celle du sens commun sur le sens propre.
S'ils ne s'Ă©criaient
point, avec d'autres : « Innocent ou coupable, Dreyfus doit périr »,
leur raisonnement, après tout, relevait du même principe. « Rien, déclaraient-ils,
ne nous autorise, nous, simples particuliers Ă intervenir. Et comment
subsisterait une société dans laquelle des individus sans mandat remettraient
chaque fois en question la sentence de ceux qu'elle a Ă©tablis comme arbitres?
Il est inadmissible qu'un condamné soit innocent. Ne confondons pas la
chose jugée avec la chose bien jugée. Ce qui est juste, c'est ce que
le magistrat a reconnu tel. »
Quant aux « dreyfusards
», certains n'ont vu peut-être dans l'affaire Dreyfus qu'une occasion
de vilipender les institutions publiques. Mais le plus grand nombre n'avaient
ni moins d'amour pour l'Armée que les « antidreyfusards », ni moins
de respect pour la Loi. Seulement ils partaient d'un principe contraire.
A la discipline sociale, en vertu de laquelle ceux-ci alléguaient la chose
jugée, ils opposaient la conscience individuelle. Ils estimaient que chaque
individu, dans une démocratie, est responsable pour sa quote-part des
injustices sanctionnées par l'Etat, et que se désintéresser de ces injustices
en alléguant la sentence des juges, c'est trahir les obligations les plus
strictes non seulement de l'homme, mais du citoyen.
Et nous touchons
ici le point essentiel du conflit. Si les intellectuels se divisèrent,
dans l'affaire Dreyfus, en deux groupes, ils se partageaient déjà en
deux familles d'esprits. Aussi peut-on dire qu'il y a toujours eu, qu'il
y aura toujours, sous un autre nom, des « antidreyfusards » et des «
dreyfusards ». Antidreyfusards, ceux qui se réclament de la foi, de l'autorité,
de la tradition; dreyfusards, ceux qui n'admettent ni que le sens commun
s'asservisse le sens propre, ni que le code prévale sur le droit. »
(G.
Pellissier, Etudes de littérature et de morale contemporaines,
1905).
|
Caractères
du journalisme de 1880 Ă 1914.
L'affaire Dreyfus
a été une crise grave et spectaculaire qui a fracturé la société et
dont la presse a été un acteur majeur. Mais la presse à la même époque
connaissait aussi une mutation silencieuse mais profonde.
A la fin du XIXe siècle
et au début du XXe, un talent d'écrivain
est beaucoup moins nécessaire dans le journalisme. Les lecteurs demandent
aux quotidiens des informations aussi nombreuses et aussi rapides que possible.
Le télégraphe, le téléphone, la photographie, les machines rotatives
perfectionnées permettent de les leur donner. Documentation, reportage
et réclame se sont substitués à l'étude critique de l'actualité politique
ou littĂ©raire. En somme, la presse s'amĂ©ricanise comme on le dit dĂ©jĂ
Ă l'Ă©poque, et en tout cas, et mĂŞme si la presse de combat continuera
d'exister, elle s'engage résolument sur la voie qui sera la sienne tout
au long du XXe siècle, l'âge des reporters
et des photographes.
En attendant, quelques
plumes font de la résistance : Cornély, bulletinier à la phrase
courte, mais acérée; Maurice Talmeyr, nerveux, osé et pittoresque;
Georges Thiébaud, théoricien aventureux du boulangisme; Henry Bérenger,
esprit cultivé et volontaire; Pierre l'Ermite (l'abbé Loutil), dont les
articles prennent volontiers la forme de l'anecdote ou du conte;
Jean de Bonnefon, dont la prose enrubannée et onctueusement sacrilège
fait songer aux mandements d'un « prélat de mauvaise réputation et de
manières charmantes » (André Germain); Urbain Gohier, pamphlétaire
de la grande école; Gustave Téry, documenté, mordant, tenace; Robert
de Jouvenel, qui baptise dans sa République des camarades dix années
de l'histoire politique de la France; Oscar Havard, chatoyant et souple;
Séverine, élève de Vallès, qui gamine avec esprit autour de la vie
publique, mais qui « mêle à son fond gavroche - le vrai fond - des accès
d'indignation parfois déclamatoire et de sensibilité toujours tapageuse
» (J. Capperon). Plus discrets, gardant la tenue de l'ancien journalisme
et maniant la vraie langue du genre, nette, franche, incisive, Jules Dietz,
Maurice Spronck, Henry des Houx, Georges Berthoulat, Frédéric Clément,
Louis Latapie, Eugène Tavernier, Jean Guiraud, etc., méritent d'être
considérés dans la presse de doctrine avec un respect nuancé de compassion
pour le genre qu'ils défendent et qui semble déjà promis à une disparition
prochaine.
La chronique a davantage
évolué : elle ne se contente plus d'être brillante et elle veut aussi
dire son mot sur les problèmes du moment. Documentaire seulement avec
un Montorgueil, précieuse avec un Octave Uzanne, pétaradante avec un
Caliban (Bergerat) et un Grosclaude, passionnée avec un Jean Lorrain,
qui jeta sur ses carnets, au galop, mais d'un trait qui creuse, tant d'imaginations
et de rĂŞveries, elle prend volontiers un tour philosophique, tout en gardant
ses grâces, avec un Jules Claretie, aux dossiers inépuisables et qui
avait une anecdote sur tout; un Alfred Capus, dont les Courriers de
Paris sont « la mise au point méthodique de tout le spectacle contemporain
» (A. du Fresnois); un Henry Roujon, un Alexandre Hepp, un Pierre Veber,
un Albert Flament ou un Marcel Boulenger, qui a dit dans ses jolies Lettres
de Chantilly :
« Je voudrais
que tel ou tel exquis conteur, que tel ou tel esthète impressionnant,
essayât seulement de rédiger chaque jour un petit bout d'article, oh!
bien simple et pareil, je suppose, Ă ceux que nous donne quotidiennement
Clément Vautel, - un billet allègre, aisé, que le commissionnaire du
coin peut comprendre sans difficulté... Tentez l'expérience... et vous
verrez, à votre grande surprise, que c'est un métier aussi et fort délicat
de faire un méchant papier dans un journal comme de faire une pendule.
»
Harduin, tant prôné
de son temps, ne fut cependant qu'un sous-Sarcey de l'entrefilet, et avec
l'humanisme en moins; mais le « bon sens » de Henry Maret s'aiguise de
malice et s'orne de culture; Louis Forest vend de la sagesse en comprimés.
Adolphe Brisson a presque créé un genre : l'interview littéraire et,
de ce qui n'était avant lui qu'une sténographie glacée, fait une chose
colorée, mouvante et pittoresque; Georges Huret, dont l'« Enquête sur
le Symbolisme (1889) est une date dans l'histoire
du grand reportage » (Émile Berr), a élargi le genre et l'a étendu
Ă la vie Ă©conomique et sociale.
Cependant les plus
Ă©minents des chroniqueurs politiques s'efforcent de manifester une doctrine
sous leurs articles pĂ©riodiques, et certains, comme Francis Charmes, Ă
la Revue des Deux Mondes, continuent la tradition du grand journalisme.
Dans la presse quotidienne, Gabriel Hanotaux, Pierre Baudin essaient de
s'élever au-dessus des querelles de groupes; André Tardieu et Jean Herbette,
dans la presse de gauche; Jacques Bainville, dans celle de droite, se montrent
de plus solides observateurs de la politique étrangère où des spécialistes
distingués, comme le Frédéric Amouretti, Francis de Pressensé, Denis
Guibert, Alcide Ebray, Auguste Gauvain, André Chéradame, ont aussi indiqué
leur place. Les questions universitaires n'ont pas de plus lumineux débatteur
qu'Albert Petit.
Les
revues.
L'héritage de cette
forme de presse commence a ĂŞtre recueilli par les revues et les magazines,
dont la multiplication est déjà un symptôme. Au revues de vulgarisation
documentée comme la Revue des Deux Mondes (1829), la Revue de
Paris (1829), déjà anciennes, s'ajoutent désoramis la Grande
Revue (1897), la Revue Politique et Parlementaire (1894), la
Nouvelle Revue (1879), etc.. D'autres revues ont un caractère plus
technique et professionnel, comme la Revue critique (1866), la
Revue générale des sciences (1889), la Revue scientifique
(1863), la Revue d'histoire littéraire (1893), les Annales de
GĂ©ographie (1891), etc.
Par ailleurs, soucieux
de leur liberté et de pouvoir s'étendre, quelques-uns des plus notoires
noms de l'époque ont commencé d'émigrer des journaux quotidiens au revues
: c'est là , par exemple, qu'avant de les réunir en volume, le comte Othenin
d'Haussonville, le vicomte de Meaux, Étienne Lamy, Charles Benoist, Jules
Delafosse, Max Turmann, Édouard Trogan, etc., ont mené leurs fortes enquêtes
sociales et politiques sur la femme moderne Ă l'atelier et au foyer, les
oeuvres d'assistance, les Ă©coles françaises d'Orient, etc. Et c'est lĂ
encore qu'ont paru tant de monographies brillantes Ă la Michelet, d'essais
subtils Ă la Sterne, de confessions intimes Ă la Jean-Jacques,
comme les Trois Stations de psychothérapie de Maurice Barrès,
le journal de Marie Bashkirtseff, Paludes et les Nourritures
terrestres d'André Gide, Idées et Visions de Suarès, la
Vie des abeilles et le Trésor des humbles de Maeterlinck,
les Épilogues de Rémy de Gourmont, les Hannetons de Georges
Lecomte, ou tel petit bréviaire mondain de la série des Sonia
d'Émile Berr, qui, pour n'appartenir à aucun genre bien défini, n'en
sont pas moins des joyaux de la langue.
Le public trouve
Ă ce genre de publication l'avantage de se tenir au courant du mouvement
des idées par des articles d'une lecture facile; les travailleurs, savants,
critiques, historiens sont heureux d'avoir le moyen de faire connaître
au fur et à mesure leurs travaux. Le succès des revues est tel que les
éditeurs craignent de plus en plus qu'il cause un tort considérable au
livre, c'est-à -dire à l'oeuvre mûrement conçue et longuement travaillée,
ainsi qu'à la lecture approfondie et méditée.
Les Ă©crivains
socialistes.
A côté des questions politiques proprement
dites, un certain nombre d'esprits commencèrent à se préoccuper de l'organisation
sociale de l'avenir.
Étienne
Cabet (1788-1857).
D'abord avocat, Cabet
plaida, mais avec peu de succès, et se jeta vite dans l'opposition la
plus avancée sous Charles X. Il fut après
la révolution de 1830 nommé procureur général en Corse, mais se fit
bientôt révoquer à cause de ses opinions. Il fut élu en 1831 député
de la CĂ´te-d'Or, attaqua avec violence le gouvernement de Louis-Philippe
dans un journal ultra-démocratique qu'il avait fondé, Le Populaire,
fut condamné en 1834 à deux ans de prison, se réfugia en Angleterre,
d'oĂą il ne revint qu'en 1839, publia en 1842, sous le titre de Voyage
en Icarie,
le plan d'une utopie communiste et spiritualiste,
tenta quelques années après de réaliser ses plans et, dans ce but, se
transporta, avec quelques partisans, aux Etats-Unis; mais rencontra dans
l'exécution une foule de mécomptes, eut avec ses disciples de vives contestations
et des procès.
Saint-Simon
(1760-1825).
Le comte de Saint-Simon
groupa autour de sa personne et de la doctrine qui prit son nom, le Saint-Simonisme,
des hommes de valeur comme Enfantin, Pierre
Leroux, Augustin Thierry, Auguste Comte.
Les Saint-simoniens auraient voulu une répartition plus équitable des
richesses, selon les besoins et les capacités de chacun. L'Etat en aurait
hérité, puis, au moyen d'une banque centrale, aurait organisé la production
méthodique et une distribution proportionnée au travail. Ces idées se
trouvent exposées surtout dans un livre de Saint-Simon, L'Industrie
ou Discussions politiques, morales et philosophiques, dans l'intérêt
de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants (1817)
et dans un journal
le Producteur (1825-1826).
Fourier
(1772-1837).
Vers la mĂŞme Ă©poque un commis de magasin,
Fourier,
auteur de plusieurs ouvrages dont le plus important est le Traité de
l'association domestique et agricole (1822), recommanda la vie en commun
par petits groupes ou phalanges, où seraient réunies toutes les formes
possibles de caractères différents. Il fonda même en 1830 à Condé-sur-Vire
un phalanstère qui ne donna pas de grands résultats. Pourtant, sa doctrine
lui survécut assez longtemps.
Proudhon
(1809-1865).
Proudhon fit
plus de bruit, grâce à l'ardeur de sa polémique et à la vigueur de
ses formules. Ouvrier typographe, publiciste et député en 1848, il a
laissé une oeuvre volumineuse qui débuta par la brochure célèbre :
Qu'est-ce
que la propriété? (1840) où il déclarait « La propriété, c'est
le vol! ». Ses ouvrages essentiels sont le Système des contradictions
Ă©conomiques (1846) et De la Justice dans lĂ RĂ©volution et dans
l'Église (1858). Son idéal était un système social reposant sur
la fédération et l'association, et assurant entre les hommes la plus
grande égalité.
Le féminisme.
L'idée d'améliorer la situation des
femmes dans la société est ancienne, mais ce n'est qu'au XIXe
siècle, qu'elle s'est érigée, sous le nom de féminisme,
en doctrine visant Ă rendre Ă©gaux Ă ceux des hommes les droits et le
rôle des femmes. Pour les féministes, la situation des femmes est inférieure,
au triple point de vue politique, social, Ă©conomique. Leur but est de
faire cesser cette inégalité. Force est de constater que la France, ici,
a eu un Ă©norme retard sur beaucoup d'autres pays. Les voix fortes (Ă
l'exception peut-ĂŞtre de l'activiste Louise
Michel et surtout de Flora Tristan)
ont manqué. Si des écrivaines comme George Sand
(Indiana,
1832), et, plus tard, Anna de Noailles (La Nouvelle Espérance,
1903), Renée Vivien, et Colette (La Vagabonde,
1910) se montrent féministes, c'est davantage par leur affirmation individuelle,
plus que par des revendications doctrinales.
On peut toutefois noter,
à la charnière des XIXe et XXe
siècles, les noms de Juliette Adam (1836-1936), écrivaine, journaliste
et fondatrice de La Nouvelle Revue en 1879, SĂ©verine (1855-1929),
elle aussi journaliste, féministe dont les articles sont parus notamment
dans Le Cri du peuple et La Fronde, ou encore Madeleine
Pelletier (1874-1939), psychiatre et féministe, qui a été la première
femme à obtenir un doctorat en médecine à la Faculté de médecine de
Paris.
La
revendication des droits politiques.
La RĂ©volution
française, en donnant à chaque citoyen une part de souveraineté,
refusa toute place aux femmes dans le champ politique. Les féministes
ont vu lĂ une suprĂŞme injustice; les femmes, Ă©tant soumises aux lois
comme les hommes, elles ont le même droit qu'eux de coopérer à leur
confection; payant directement ou indirectement les impĂ´ts, elles ont
un droit Ă©gal Ă celui des hommes Ă en surveiller l'emploi. Si elles
ne contribuent pas à la défense du pays par l'impôt du sang et le service
militaire, elles y contribuent grandement en donnant le jour aux défenseurs
de la patrie et en exposant leur vie ou au moins leur santé dans l'accomplissement
de cette fonction naturelle. En un mot, comme l'Ă©crivait
Olympe
de Gouges, une des ancêtres du mouvement féministe, en 1791, dans
sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, «-la
femme a le droit de monter sur l'Ă©chafaud, elle doit Ă©galement avoir
celui de monter à la tribune ».
Malgré l'ardeur et le talent qui furent
mis au service de cette cause, bien que, postérieurement, les Saint-simoniens
(Pierre Leroux, notamment) et Fourier, aient compris dans leur programme
l'agitation en faveur des droits politiques des femmes, et qu'en 1848,
les socialistes aient porté, mais sans succès, la question devant le
pouvoir législatif, la revendication politique des féministe ne fut pas
prise au sérieux et fournit matière à des plaisanteries intarissables.
Sous la Troisième République, la question fut reprise, mais vainement
encore. En 1880 et 1885, l'inscription sur les listes Ă©lectorales fut
requise par un certain nombre de femmes; repoussées par l'administration,
elles en appelèrent aux tribunaux qui rejetèrent leur demande.
Il
est peu de pays oĂą l'on reconnaisse alors aux femmes les mĂŞmes droits
politiques qu'aux hommes. Jusque lĂ , elles ne les ont pleinement et directement
que dans l'Etat de Wyoming (Etats-Unis). Dans plusieurs pays européens,
où le droit électoral repose sur la propriété, la femme propriétaire
le possède : directement dans l'île de Man (Royaume-Uni), indirectement
et en l'exerçant par mandataire, en Suède et dans plusieurs pays de l'empire
d'Autriche. Relativement au gouvernement local ou Ă l'administration communale,
soit en totalité, soit en partie, les femmes ont l'électorat en Grande-Bretagne
et dans ses colonies, dans les Etats américains du de Wyoming et Kansas,
en Suède, Islande, Finlande et Russie, et dans les communes rurales de
la Prusse. Elles peuvent ĂŞtre Ă©lectrices en ce qui concerne l'administration
scolaire et l'assistance publique dans un bon nombre d'Etats de l'Amérique
du Nord et de la Norvège. Elles sont éligibles aux postes de l'administration
scolaire aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Norvège, à Stockholm;
aux postes d'assistance publique : en Angleterre, en Suède, en Finlande;
Ă toutes les fonctions municipales au Wyoming et au Kansas.
La
revendication des droits sociaux.
Au point de vue social, les féministe
du XIXe siècle se plaignent de la situation
subordonnée que fait aux femmes le Code civil français dans la
famille : elles sont complètement en la puissance du mari, aussi bien
sous le rapport de la personne que sous celui des biens.
Cette
subordination absolue des femmes n'est pas, comme on veut leur faire valoir,
de l'essence du mariage, soutiennent les féministes; la preuve, c'est
qu'elle n'existe pais dans plusieurs législations étrangères ou qu'elle
en a été effacée celles de l'Angleterre, de la Russie, du Canada, de
l'Australie, de plusieurs Etats des Etats-Unis, qui ont donné des droits
égaux aux époux et qui, tout en laissant subsister le droit de fidélité,
ont supprimé le devoir d'obéissance de la femme.
Relativement aux biens,
la communauté qui est admise parle code français comme régime légal,
et qui sont à l'entière disposition du mari la presque totalité des
biens du ménage, et en tout cas tous les revenus, même les salaires de
la femme et les économies qu'elle a pu réaliser sur le produit de son
travail, a été l'objet des vives critiques des féministes. Il ne peut
exister, selon eux, qu'un seul remède : la disparition de la communauté
légale et son remplacement par la séparation de biens légale et complète.
C'est lĂ une des principales revendications du fĂ©minisme français Ă
cette époque, que n'ont pas hésité à adopter un grand nombre de pays.
La
Russie l'a admise de temps immémorial; l'Autriche en 1811; l'Italie et
le Canada en 1875; la Turquie en 1876; l'Angleterre en 1882; l'Australie
en 1884; trente-sept Etats des Etats-Unis Ă des Ă©poques diverses.
Toutes ces réformes sont soutenues non seulement
par les intéressées, c'est-à -dire les femmes, mais encore par des hommes
de véritable talent. La question est posée sérieusement; les plaisanteries
d'antan tendent à cesser, en même temps qu'apparaissaient, dans la littérature
et au théâtre, les objections tirées de l'éducation traditionnelle
des femmes, de son organisation plus sentimentale que « réaliste » et
de l'unité nécessaire à la famille, sous une seule autorité.
La
revendication des droits Ă©conomiques.
Au point de vue Ă©conomique, les revendications
des féministes ont obtenu plus de succès en France. Comme presque toujours,
les moeurs y ont devancé la législation; c'est ainsi qu'un certain nombre
de professions, parmi les libérales surtout, sont devenues accessibles
aux femmes dès le XIXe siècle. Beaucoup
d'administrations, mĂŞme publiques, telles que les banques, les chemins
de fer, le timbre, les postes et les télégraphes ont admis les femmes
dans leurs bureaux. Les universités, les écoles nationales des beaux-arts
leur ont ouvert leurs portes.
A
la même époque, un certain nombre de nations avaient déjà accordé
aux femmes l'accès au barreau, avec de grandes restrictions cependant
en Europe, mais presque sans limites en Amérique et en Australie.
Le mouvement des idées
religieuses
Les Ă©crivains religieux.
Grâce à l'élan donné par Chateaubriand
et aux traditions monarchiques, les idées religieuses et catholiques retrouvèrent
sous la Restauration leur prestige combattu au XVIIIe
siècle.
De
Bonald (1754-1840).
De Bonald fut
considéré comme le chef du parti théocratique et comme un grand penseur.
D'abord
mousquetaire
de
Louis XV, puis émigré,
il rentra en France sous le Directoire,
fut membre du Conseil de l'Université sous le Premier Empire, puis député
et pair de France sous la Restauration. Il a laissé entre autres ouvrages
la Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile
(1796) et la Législation primitive considérée dans les derniers temps
par les seules lumières de la raison (1802). D'après lui, le pouvoir
politique et le pouvoir religieux doivent être étroitement unis. La société
a, en effet, été organisée par Dieu. C'est sa volonté qui s'exprime
par celle du chef de l'Etat qui a droit, par conséquent, à une obéissance
absolue. Cette théorie, renouvelée plus ou moins directement de Bossuet,
montrait assez que cet émigré n'avait rien oublié ni rien appris.
Joseph
de Maistre (1754-1821).
Un autre penseur, Joseph
de Maistre, combattit lui aussi avec vigueur l'esprit du XVIIIe
siècle. Né à Chambéry,
il quitta la Savoie quand elle eut été conquise
par la France, et de 1802 à 1817, il vécut en Russie
comme ministre plénipotentiaire de Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne.
Il a laissé : les Considérations sur la France (1796), l'Essai
sur le principe générateur des constitutions politiques (1810-1814),
Du
Pape (1819), l'Église gallicane (1821),
les Soirées de
Saint-PĂ©tersbourg
(1821). Tous ces ouvrages pourraient porter le mĂŞme sous-titre que le
dernier : Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence.
J. de Maistre, en effet, cherche à démontrer que rien n'arrive dans le
monde que par la volonté de Dieu.
Joseph de Maistre n'en Ă©tait pas Ă un
paradoxe près. D'un caractère plutôt doux et gai, paraît-il, il a soutenu
dans ses ouvrages avec une grande violence la légitimité de tous les
maux qui désolent l'humanité. Ils sont voulus par la Providence
comme étant le châtiment nécessaire de nos fautes : ainsi le sang versé
sous la Terreur, qui est une
expiation du crime commis contre Louis XVI (Considérations
sur la France); la peine de mort et le bourreau; la guerre et ses sanglantes
hécatombes (Soirées de Saint-Pétersbourg)
La terre
entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où
tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche,
jusqu'Ă la consommation des choses, jusqu'Ă l'extinction du mal, jusqu'Ă
la mort de la mort. (7e Entretien).
Joseph de Maistre rappelle, lui aussi, Bossuet,
dont il a la conviction. Mais sa force est plus brutale parce qu'il n'a
pas sa sérénité.
Ballanche
(1776-1847).
Ami de Joubert
et de Chateaubriand, fidèle habitué du salon de l'Abbaye-aux-Bois, chez
Mme RĂ©camier, Ballanche se distingue par une
conception à la fois très vague et très noble de la philosophie sociale.
Dans sa Palingénésie (1827), il prédit la rénovation prochaine
de l'humanité. Il use souvent de grandioses symboles, et son style a de
singulières qualités d'harmonie et de poésie.
Lamennais
(1782-1854).
De Bonald et Joseph de Maistre s'appliquaient,
en somme, à restaurer le passé. Lamennais
fit un effort pour adapter le catholicisme à la société nouvelle. Né
à Saint-Malo, élevé à la Chesnaie près
de Dinan, il se révéla dès son enfance comme
un esprit inquiet et indépendant. Ordonné prêtre à trente-quatre ans
seulement, il publia en 1817-1821 son Essai sur l'indifférence en matière
de religion, qui produisit dans le public une impression profonde.
Une Ă©lite de jeunes catholiques, parmi lesquels Montalembert, Lacordaire,
Maurice
de Guérin, se groupa autour de lui, et avec leur concours il fonda
en 1830 le journal l'Avenir pour soutenir ses idées. Condamné à Rome,
il se soumit d'abord, puis rompit avec l'Eglise catholique après la publication
des Paroles d'un Croyant (1834). Il fut député à l'Assemblée
nationale (1848), et mourut sans s'être réconcilié avec l'Eglise.
• Dieu
et liberté. - L'épigraphe du journal l'Avenir,
« Dieu et Liberté », résume assez bien les théories de Lamennais.
Dans l'Essai sur l'Indifférence
il montre que le vrai danger pour l'Eglise vient moins de ses adversaires
déclarés que des indifférents. Dans une seconde partie, il prouve Dieu
par le consentement universel, et établit, dans la troisième, que seul
le christianisme possède en lui les caractères qui satisfont les exigences
de l'esprit.
Plus ou moins orthodoxe, il n'en est pas
moins profondément chrétien. Mais il est libéral. Il eût souhaité
pour l'Eglise la liberté d'enseigner et surtout
l'indépendance vis-à -vis du pouvoir temporel par la séparation des Eglises
et de l'État. Il l'eût voulue aussi plus près du peuple.
Les Paroles d'un croyant annoncent
une sorte de socialisme chrétien. Les hommes
naissent égaux et frères. La société devrait donc reposer sur Ia justice
et sur l'amour. Ou n'y trouve, au contraire, que l'oppression du faible
par le fort, du salariat par le capital. C'est qu'en réalité la vraie
doctrine du Christ, faite pour les humbles, a été corrompue. Il faut
espérer pour l'avenir la constitution d'une vraie cité de Dieu.
• La poésie
évangélique. - L'oeuvre de Lamennais contribua pour beaucoup
au mouvement humanitaire dont 48 fut l'aboutissement. La séduction de
la forme aida puissamment à son succès. S'adressant au peuple, Lamennais
pensa qu'il ne pouvait mieux faire que d'imiter le langage de son divin
Maître. Les Paroles d'un Croyant sont divisées en versets comme
l'Évangile.
Elles en ont la simplicité caressante :
Il en est
qui disent : A quoi bon prier? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont
nous avons besoin?....
Le père connaît
les besoins de son fils : faut-il, Ă cause de cela, que le fils n'ait
jamais une parole de demande et d'actions de grâces pour son père? (XVIII).
On y trouve aussi, nées sans effort d'une
imagination de visionnaire, des paraboles où la pensée philosophique
s'anime en un drame émouvant. Des oiseaux qui donnent la becquée à des
petits dont le vautour a emporté la mère, voilà l'image de la charité
(XVII), des voyageurs qui se groupent pour Ă©carter un bloc de rocher qui
leur barre la route, voilĂ l'image de l'assistance mutuelle, etc. Seul
un grand poète était capable d'oser un pareil pastiche.
Les prédicateurs.
Sous l'Empire et
sous la Restauration, les orateurs de la chaire sont nombreux. La prédication
est, en effet, nous l'avons déjà fait observer, une des principales fonctions
du sacerdoce chrétien, et ne s'interrompt jamais. Les meilleurs sermonnaires
sont souvent ceux qui n'ont laissé aucun discours écrit. Quelques-uns,
sans qu'il faille toujours leur supposer de la vanité, prennent place
dans l'histoire de la littérature française;
leur talent supérieur a été mis en lumière par les circonstances, par
le lieu et par l'auditoire.
Frayssinous
(1765-1841).
Tel fut, par exemple,
l'abbé de Frayssinous, qui inaugura le genre des conférences, où devaient
s'illustrer plus tard Lacordaire, Ravignan, et leurs successeurs. Ces conférences;
il les prononça à l'église
Saint-Sulpice, d'abord de 1803 Ă 1809, puis en 1814, et de 1816 Ă
1822. Elles eurent, auprès des contemporains, un très vif succès, par
leur actualité (elles posaient les questions religieuses à peu près
sur le terrain choisi par Chateaubriand), puis par leur élégance et leur
clarté. Frayssinous en publia une partie en 1825, sous ce titre : Défense
du christianisme. Elles nous paraissent aujourd'hui plutĂ´t froides
et affectées. De 1823 à 1828, Frayssinous fut grand-maître de l'Université.
Lacordaire
(1802-1861).
La prédication retrouva un moment, grâce
Ă Lacordaire, un Ă©clat comparable Ă celui
qu'elle avait connu au XVIIe siècle.
Avocat avant d'ĂŞtre prĂŞtre (1827), Lacordaire subit un instant l'ascendant
de Lamennais, mais se sépara de lui quand il eut été condamné par le
Saint-Siège.
Il avait débuté comme prédicateur à Saint-Roch
(1833), et obtint l'autorisation de rétablir l'ordre des Dominicains
ou frères prêcheurs. C'est dans sa robe blanche qu'il prêcha l'Avent
à Notre-Dame (1841) et y fit des Conférences de Carême (1848-1851).
Un instant député, il consacra la fin de sa vie à la direction du collège
de Sorèze (Tarn), où il écrivit ses Lettres à un jeune homme sur
la vie chrétienne (1857).
-
Le jeu
« Par delà toute
substance créée, dans la région idéale de l'abstrait, gît une puissance
froide, impassible, inexorable, qui est pour les choses de l'ordre matériel
ce qu'était pour les choses de l'ordre moral le Destin de l'antiquité
: c'est la loi mathématique, loi du nombre, de l'étendue, de la force,
qui préside à l'arrangement du monde inanimé, et soutient, de son immuable
sanction, ce qui n'a ni sentiment, ni vouloir, ni liberté, ni vie. Qui
eût dit que là même, au foyer glacé du calcul, l'homme trouverait,
pour apaiser sa soif d'être heureux, un autre élément de joie et d'extase?
Il l'a fait pourtant. Il a découvert, au milieu de ces règles assurées
du nombre et du mouvement, des combinaisons qui engendrent des chances
sans engendrer des certitudes, et le hasard lui est apparu comme le Dieu
souverain d'une félicité; car le hasard répondait à l'un de ses besoins
les plus forts, au besoin dramatique de sa nature. Ce mĂŞme homme, qui
aime le repos, et qui le demande Ă l'ivresse, veut aussi, parce qu'il
est vivant et libre, se créer une action, une action qui le remue par
un grand intérêt, le tienne en suspens par un noeud indépendant de sa
volonté, et enfin l'élève ou l'écrase dans une soudaine péripétie.
Tout autre drame lui est étranger. S'il assiste aux scènes de Sophocle
ou de Corneille, ce n'est pas lui qui est la victime ou le héros; il pleure
sur des infortunes lointaines que l'art lui ressuscite pour l'Ă©mouvoir
: mais ici c'est lui-mĂŞme, quand il veut, comme il veut, dans la mesure
qu'il lui plaît. Le hasard et la cupidité mêlés ensemble lui font du
jeu un drame personnel, effrayant et joyeux, où l'espérance, la crainte,
la joie et la tristesse se succèdent, ou plutôt se confondent presque
au même moment, et le tiennent haletant sous une fièvre qui s'accroît
jusqu'Ă la fureur : car si nous disons la passion du vin, nous disons
la fureur du jeu. »
(Lacordaire,
extrait des Conférences de Toulouse).
|
L'éloquence chrétienne
prend dans sa bouche un caractère un peu différent. Sans renoncer
au sermon et à l'oraison funèbre (Oraison funèbre du général Drouot,
1847), il pratiqua surtout la Conférence, genre inauguré en 1803 à Saint
Sulpice par Frayssinous. La conférence est plus souple que le sermon.
Elle admet, à côté de l'éloquence la plus élevée, le ton familier
et mĂŞme spirituel, l'allusion politique, la citation profane. C'Ă©tait
une concession au goût du jour que le succès récompensa et justifia.
Les 73 conférences de Lacordaire se font suite. L'orateur commence par
y poser la nécessité de l'Église, puis il l'étudie dans ses doctrines
et dans son fondateur, JĂ©sus. C'est par lui qu'il arrive Ă Dieu, suivant
un ordre progressif a peu près analogue au chemin qu'avait parcourut son
âme propre.
Autres
Prédicateurs.
• P. de Ravignan. - Parallèlement
à l'éloquence romantique de Lacordaire, se développait celle du P. de
Ravignan, jésuite, qui semblait s'être formé
par l'Ă©tude de Bourdaloue et de Frayssinous.
Ravignan, comme Lacordaire, eut une vocation tardive. NĂ© en 1795, il fut
d'abord magistrat. Il Ă©tait substitut Ă Paris quand, en 1822, il entra
Ă Saint-Sulpice, et de lĂ chez les jĂ©suites. Il prĂŞcha le CarĂŞme Ă
Notre-Dame
de 1837 à 1846, et de 1849 à 1857. Sa manière était plus simple que
celle de Lacordaire, plus unie, plus distinguée. Mais à la lecture, il
reste encore moins de son Ă©loquence.
• Mgr Dupanloup (1802-1878), évêque
d'Orléans, se distingua comme prédicateur et comme orateur politique.
Il unissait la véhémence de l'apôtre à la délicatesse d'expression
d'un parfait humaniste. Il restera surtout célèbre par ses ouvrages de
pédagogie, dont on peut discuter les idées, mais qui prouvent autant
de compétence que de généreuses intentions : De l'éducation
(3 volumes, 1851), la Femme studieuse (1863), Lettres sur l'Ă©ducation
des filles (1879).
Les Protestants
comptent également d'un grand nombre d'excellents prédicateurs, parmi
lesquels on peut citer :
• Athanase Coquerel (1795-1868),
qui prĂŞcha d'abord Ă Amsterdam, puis,
de 1832 jusqu'Ă sa mort, Ă Paris. Ses sermons, remarquables par leur
élévation morale et leur onction, ont été publiés en 8 volumes (1819-1852).
• Adolphe Monod (1802-1856), qui
est plus véhément; il unit à la logique du raisonnement une imagination
toute biblique, Ses sermons forment 4 volumes (1856).
Le mouvement des idées
philosophiques
L'enseignement philosophique Ă la Sorbonne
et au Collège de France fut très
brillant. Aucune doctrine originale ne s'impose, mais un nombreux auditoire
suit avec intérêt dans les cours publics l'exposé de théories spiritualistes,
dont la diffusion contribua Ă entretenir dans les esprits une certaine
élévation généreuse.
Sous le Premier Empire, la philosophie
est encore l'héritière du XVIIIe siècle.
Les plus illustres successeurs de Condillac
et de Condorcet sont : Destutt
de Tracy (1754-1836, Éléments d'idéologie); - Laromiguière
(1756-1837), professeur à la Sorbonne en 1811 et 1812; dont les Leçons
de philosophie furent, jusqu'Ă Victor Cousin, la base de l'enseignement
dans les lycées et collèges; Cabanis (1757-1848),
médecin, qui poussa jusqu'au matérialisme
le sensualisme de Condillac, dans son Traité
du physique et du moral de l'homme (1802); - Lamarck
(1744-1829), qui s'est posé dans sa Philosophie zoologique (1809)
comme l'inventeur d'une première théorie évolutionniste.
La réaction commence avec Maine
de Biran (1766-1824), qui réunit autour de lui des disciples et des
amis comme Ampère, Cuvier, Royer-Collard, Cousin, Guizot, et qui fut le
fondateur des nouvelles méthodes en métaphysique
et en psychologie.«
Il
est notre maître à tous », disait
de lui Roger-Collard. - Royer-Collard (1763-1845), comme professeur Ă
la Sorbonne, de 1811 Ă 1814, adopta et enseigna la philosophie
Ă©cossaise de Th. Reid, et continua Maine de
Biran; il fut de bonne heure absorbé par la politique, mais il laissait
des élèves comme Cousin, Jouffroy et Damiron.
Victor Cousin
(1792-1867).
Plus encore que Maine de Biran (1766-1824)
ou Royer-Collard (1763-1845), c'est Victor Cousin
qui fut le maître de toute une génération.
Vie
et oeuvres.
Ancien élève de l'École Normale Supérieure,
il fut professeur à la Sorbonne de 1815 à 1830, à part quelques années
oĂą son cours fut suspendu et qu'il mit Ă profit pour voyager en Allemagne
et traduire Platon. De 1830 Ă 1851 Cousin, directeur
de l'École Normale, pair de France et ministre, organisa et disciplina
l'enseignement. Puis il acheva sa carrière en s'occupant plus spécialement
de travaux littéraires. Ses ouvrages philosophiques comprennent ses Cours
(1836-1840-1841), Du Vrai, du Beau, du Bien (1846, refondu en 1853),
Histoire
de la Philosophie (1863). - Ses oeuvres de critique sont : Rapport
à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition des
Pensées de Pascal (1842), Jacqueline Pascal (1844),
Mme
de Longueville (1853), Mme de Sablé (1854), Mme de Chevreuse
(1855), Mlle de Hautefort (1856), La société française au XVIIe
siècle d'après le Grand Cyrus
(1858).
Le
spiritualisme de Cousin.
Cousin empruntait aux différents philosophes
ce qui dans le système de chacun lui paraissait juste. C'est pourquoi
sa philosophie prend souvent le nom d'Ă©clectisme.
Pourtant Cousin est résolument l'adversaire de la philosophie du XVIIIe
siècle qui donnait aux sens une place prépondérante. La sienne est une
synthèse
spiritualiste :
On lui donne Ă bon droit le nom de spiritualisme,
parce que son caractère est
de subordonner les sens Ă l'esprit et
de tendre, par tous les moyens que la raison avoue, Ă Ă©lever et Ă agrandir
l'humain. Elle enseigne la spiritualité de l'une, la liberté et la responsabilité
des actions humaines, l'obligation morale, la vertu désintéressée, la
dignité de la justice, la beauté de la charité; et par delà les limites
de ce monde, elle montre un Dieu auteur et type de l'humanité, qui, après
l'avoir faite Ă©videmment pour une fin excellente, ne l'abandonnera pas
dans le développement mystérieux de sa destinée. (Du vrai, du beau
et du bien, préface de 1853).
C'est de ces généralités nobles, mais
un peu vagues, que Cousin nourrit la jeunesse. Il fut plus utile Ă quelques-uns,
comme Michelet et Quinet,
en leur révélant la philosophie allemande.
Théodore Jouffroy
(1796-1842).
Parmi les plus remarquables disciples
de Cousin, il faut compter Jouffroy, professeur
au Collège de France. En même temps que ses cours, d'une forme élégante
et vigoureuse, il publiait de nombreux articles, surtout au Globe,
articles réunis dans ses Mélanges philosophiques (1833), où l'on
peut signaler particulièrement ceux intitulés : Comment les dogmes
finissent, et la Grèce. Jouffroy avait subi, pendant qu'il était
élève à l'École normale, une crise contraire à celle de Lacordaire;
de la foi, il était arrivé au scepticisme,
et il avait conservé de cette évolution un douloureux souvenir, la philosophie
n'ayant jamais pu remplacer pour lui la certitude perdue. Aussi apparaît-il
comme un mélancolique, tourmenté par le problème de la destinée, presque
comme le Musset de la philosophie.
Auguste Comte
(1798-1857).
Le public, qui recherchait
autrefois dans la lecture le plaisir des Ă©motions fictives ou des satisfactions
d'art, devient peu Ă peu capable de trouver son contentement Ă feuilleter
des documents, Ă parcourir des collections de faits. Le lecteur de la
seconde moitié du siècle aime à savoir et d'une façon exacte et sûre.
Cette diffusion de l'esprit scientifique est due, pour une part, Ă l'influence
de la philosophie positiviste. Elle a pour
fondateur Auguste Comte.
Vie
et Oeuvres.
Brillant élève
du lycée de Montpellier, puis de l'École
polytechnique, Auguste Comte fut, de 1818 Ă 1824, collaborateur de Saint-Simon.
Après avoir occupé diverses fonctions à l'École polytechnique, il en
fut dépossédé et ne put bientôt plus compter pour vivre que sur la
charité pieuse de ses amis et de ses disciples. Ses deux principaux ouvrages
sont le Cours de Philosophie positive (1830-1842) et le Système
de Politique positive instituant la religion de l'humanité (1851-1854).
Le
Positivisme.
Cette philosophie
nouvelle, qu'Auguste Comte appelait positive, consistait essentiellement
à appliquer aux phénomènes sociaux les méthodes scientifiques. L'esprit
humain, dans son désir d'expliquer l'univers, passe successivement par
trois états : l'état théologique, l'état métaphysique, l'état positif.
On commence par voir partout des dieux, puis des forces abstraites, et
enfin des lois. C'est l'Ă©tat positif :
Dans l'Ă©tat
positif, l'esprit humain. reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des
notions absolues, renonce Ă chercher l'origine et la destination de l'univers
et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement
à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation,
leurs lois effectives, c'est-Ă -dire leurs relations invariables (le succession
et de similitude. (Cours de philosophie positive, 1re
leçon).
La tâche de la philosophie
positive sera de montrer que l'humain aussi est soumis Ă des lois et de
les déterminer :
Il reste
à terminer le système des sciences d'observation en fondant la physique
sociale. (Ibid.).
L'influence
positiviste.
Les leçons d'Auguste
Comte eurent un retentissement profond que prolongèrent les dévots du
maître. Ses deux principaux disciples sont :
Littré
(1801-1881), auteur de la Science au point de vue philosophique
(1873) et d'un Dictionnaire de la langue française (1863-1872)
qui fait autorité, - et
Taine qui combattit dans
les
Philosophes au XIXe siècle (1856)
l'école de Cousin, et déclara dans la préface de l'Intelligence
:
De tout
petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés
et minutieusement notés, voilà aujourd'hui la matière de toute science.
Le positivisme a donné
le goût et presque la religion du fait.
La philosophie
à la fin du XIXe siècle.
L'esprit scientifique,
en effet, domine la philosophie de ce temps.
Les
disciples tardifs de Cousin.
• Jules
Simon (1814-1896) fut suppléant de Cousin à la Sorbonne, se montre,
dans ses livres essentiels (le Devoir; la Liberté de conscience; la
Liberté civile; Dieu, Patrie, Liberté;
Thiers, Guizot,
RĂ©musat, etc.), comme un moraliste et un spiritualiste. Il fut saisi
de bonne heure par la politique, oĂą il apporta toutes les ressources et
toutes les subtilités d'un esprit à la fois très souple et très droit.
On peut Ă©galement rattacher
Ă l'Ă©cole de Cousin :
• Adolfe
Garnier (1801-1864), successeur de Jouffroy Ă la Sorbonne;
• Emile
Saisset (1814-1863), professeur à l'École normale et à la Sorbonne;
• Jean
Ravaisson (1813-1900), célèbre à la fois par ses travaux sur Aristote
et sur l'archéologie grecque : L'Habitude (1839).
• Paul
Janet (1823-1899), professeur Ă la Sorbonne, qui rajeunit l'Ă©clectisme
de Cousin;
• Elme-M. Caro
(1826-1887), qui enseigna avec éclat à la Sorbonne, où sa parole élégante
et large attirait le grand public. Caro est, peut-ĂŞtre meilleur critique
(la Fin du dix-huitième siècle; George Sand) que philosophe (l'Idée
de Dieu; le Matérialisme et la Science (1868); Problèmes de morale
sociale (1876)).
Les
autres philosophes.
• Charles
Renouvier
(1815-1903) : Essais de critique générale
(4 voumes 1854-1864), Les dilemmes de la métaphysique 1900);
• Jules Lachelier
(1835-1932) : Du fondement de l'induction (1871);
• Emile Boutroux
(1845-1921) : De la contingence des lois de la nature (2e
Ă©dition, 1896);
• Louis
Liard (1846-1917) : La Science positive et la métaphysique
(1879);
• Jean-Marie
Guyau (1854-1888) : Problèmes d'esthétique contemporaine (1884),
Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction (1884),
l'Irréligion de
l'avenir (1886);
• Henri
Bergson (1859 -1941) : Essai sur les données immédiates de la
conscience (1889), Matière et mémoire (1897),
le Rire
(1900).
• Ernest
Renan, plus historien que philosophe, mais qui contribua à faire connaître
en France la philosophie allemande.
Les
nouvelles voies.
Mais il semble que
dans le mouvement des idées philosophiques trois faits soient plus particulièrement
caractéristiques :
• c'est
l'effort pour introduire les méthodes scientifiques et la physiologie
en psychologie de Théodule Ribot (1839-1916)
: Les Maladies de la Mémoire (1881), Les Maladies de la Volonté
(1883), et de Pierre Janet, déjà cité : L'automatisme psychologique
(1889, État mental des hystériques (1893) ;
• ce sont les essais
pour constituer la science sociale de Gabriel Tarde (1843-1904): Criminalité
comparée (1898, Les lois de l'imitation (1900) et de
Durkheim
(1858-1917) : De la division du travail social (1893), Les règles
de la méthode sociologique (1890);
• c'est enfin le
développement progressif de l'histoire de la philosophie (Boutroux, Vacherot,
LĂ©vy-Bruhl, Georges Lyon, SĂ©ailles).
Le mouvement des idées
scientifiques
Il faut faire dans une
histoire de la littérature française au XIXe
siècle, une place importante aux écrivains scientifiques, car en ce siècle
l''influence des savants a été beaucoup plus grande encore sur les esprits
que celle des philosophes. Comme le constatait Berthelot
:
[la science]
réclame aujourd'hui, à la fois, la direction matérielle, la direction
intellectuelle et la direction morale des sociétés... Par là même le
rĂ´le des savants, comme individus et comme classe sociale, agrandi sans
cesse dans les Etats modernes. (Discours prononcé à la Sorbonne à l'occasion
du Cinquantenaire de l'entrée de Berthelot au Collège de France).
Écrivains scientifiques.
Nous ne signalerons
ici que ceux dont le style est vraiment original, et qui mériteront toujours
d'être lus pour avoir exposé en un langage parfait moins des découvertes
particulières, depuis longtemps dépassées, que les idées générales
des sciences, ou la façon dont la science même les avait prédisposés
Ă sentir et Ă penser : bref, nous nous occupons de ceux qui, en plus
d'avoir été des savants éminents, furent ou des philosophes, ou des
poètes.
Cuvier
(1769-1832).
Georges
Cuvier a fondé la paléontologie et
l'anatomie comparée. Sa méthode,
il l'a surtout exposée dans le Discours sur les révolutions de la
surface du globe, qui sert de préface aux sept volumes de ses Recherches
sur les ossements fossiles (1812-1822). Il écrit d'un style posé,
ample, animé et soutenu par une imagination scientifique vraiment grandiose.
Ampère
(1775-1836).
Coeur exquis, intelligence
prodigieuse, André-Marie Ampère a laissé d'admirables
ouvrages scientifiques dont le principal est, au point de vue qui nous
occupe, son Essai sur la philosophie des sciences (1834-1844). On
a publié après sa mort Journal et Correspondance de A.-M. Ampère,
oeuvre qui révèle toute sa délicatesse, et qui repose, par sa fraîcheur
et sa sincérité, des lettres de tant de littérateurs.
Arago
(1786-1853).
François
Arago est encore un de ces savants chez qui le caractère (très différent
d'ailleurs de celui d'Ampère) est à la hauteur de l'intelligence. Il
fut aussi solide professeur qu'écrivain distingué; ses cours de l'Observatoire
furent célèbres, et les biographies qu'il écrivit en qualité de secrétaire
perpétuel de l'Académie des Sciences peuvent encore servir de modèles.
Ajoutons qu'il joua dans la politique, aux côtés de Lamartine, pendant
la RĂ©volution de 1848, un rĂ´le noble
et désintéressé.
Claude
Bernard (1831-1878).
Professeur de médecine
au Collège de France et de physiologie
à la Faculté des Sciences, Claude Bernard a voulu faire de la médecine,
au lieu d'une science empirique, une science expérimentale. Dans son
Introduction
à l'étude de la médecine expérimentale
(1865), il établit avec la plus grande clarté les règles de la méthode
nouvelle. Elle substitue au respect des théories et des personnes le respect
du fait, scientifiquement établi d'après des règles précises
La méthode
expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la liberté de
l'esprit et de la pensée. Elle secoue non seulement le joug philosophique
et théologique, mais elle n'admet pas non plus d'autorité scientifique
personnelle. (Introduction, ch. II, §4).
Cette objectivité absolue,
assurée par des précautions rigoureuses, est devenue le caractère même
de la science et c'est en s'efforçant de l'atteindre que la littérature
a pu prétendre à se rapprocher d'elle. C'est pourquoi, dans l'histoire
des idées, l'oeuvre de Claude Bernard est une date.
Louis
Pasteur (1822-1895).
Louis
Pasteur, en dehors de ses traités techniques, a laissé quelques pages
de premier ordre. Dans ses rapports, dans ses discours, il a une
façon claire, méthodique, simple et émue, de présenter ses découvertes
ou les idées générales de la science (Le budget
de la Science (1868),
Discours de DĂ´le (1883), Discours
d'inauguration de l'Institut Pasteur
(1888),
Discours du Jubilé
(1892) ). Ses
lettres sont particulièrement
séduisantes; elles sont d'un homme à qui rien n'est étranger, qui sait
être avec candeur fils, ami, époux, père, et qui , n'a au bout de la
plume aucune de ces phrases toutes faites qui se substituent si aisément,
même chez les plus sincères, à la transcription directe de l'émotion.
Que dire de son Oraison funèbre de Sainte-Claire Deville, auprès
de laquelle tous les Ă©loges de ce genre semblent
conventionnels et froids. Aucun effet cherché par
l'art ne vaudrait la mâle beauté de cette inspiration partie du coeur
de Pasteur, s'adressant Ă Sainte-Claire-Devillesur
sa tombe :
Ah! je t'en
prie, de cette femme éperdue, de ces fils désolés, détourne tes regards
en ce moment. Devant leur douleur profonde, tu regretterais trop la vie.
Attends-les plutôt dans ces divines régions du savoir et. de la pleine
lumière, où tu dois tout connaître maintenant, où tu dois comprendre
mĂŞme l'infini, cette notion affolante et terrible, Ă jamais fermĂ©e Ă
l'homme sur la terre, et pourtant la source Ă©ternelle de toute grandeur,
de toute justice et de toute liberté.
Joseph
Bertrand (1822-1900).
Bertrand,
professeur de mathématiques au Collège
de France, puis secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, par
son souci de plaire et par son ironie, est une sorte de nouveau Fontenelle
(Les fondateurs de l'astronomie moderne, 1865, l'Académie des
Sciences de 1666 à 1793, 1869, Éloges académiques, Pascal,
1890).
Marcelin
Berthelot (1827-1907).
Professeur de chimie
organique au Collège de France, sénateur, ministre de l'instruction publique
et des affaires étrangères, Berthelot a laissé
un nombre considérable d'ouvrages : Leçons sur les méthodes générales
de synthèse en chimie organique (1864), les Origines de l'alchimie
(1885), Science et philosophie (1886).
La
vulgarisation scientifique.
La fin du XIXe
siècle, pénétré des idées de Comte et agité par l'évolution rapide
des techniques est aussi une époque faste pour ce qu'on appelait la «
science populaire » (une « histoire populaire » se développait aussi
parallèlement). Des écrivains souvent talentueux entreprennent alors
de mettre les résultats les plus récents des sciences à la portée du
grand public. On citera seulement ici : Camille
Flammarion (1842-1925), qui inscrit ses pas dans ceux Ă la fois d'Arago
et de Fontenelle; Louis Figuier (1819-1894);
Eugène Rolland (1846-1909), etc.
Le style scientifique.
C'est en lisant
tant de pages, à la fois calmes, naïves, profondes, sublimes, échappées
Ă des sayants qui n'avaient pas appris Ă Ă©crire, mais qui transmettaient
directement, sans autre souci que celui de la précision, leurs découvertes,
leurs sentiments, leurs rêves,, qu'on sent la caducité et le ridicule
des « procédés littéraires ». - Savoir, connaître, sentir, être
irrésistiblement poussé à communiquer aux autres sa conviction et son
Ă©motion, voilĂ la source pure d'oĂą jaillit le style d'un Pascal
et d'un Pasteur. (E. Abry / Ch.-M. Des Granges). |
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