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Michelet

Jules Michelet est un historien né à Paris le 24 août 1798, mort à Hyères le 9 février 1874. Jules Michelet naquit dans le choeur d'une ancienne église, « occupée », nous dit-il, «.et non profanée » par l'imprimerie que son père y avait établie en pleine Terreur. Son enfance fut pénible; le régime despotique auquel Napoléon avait soumis la presse et le commerce de la librairie avait réduit à la pauvreté M. Michelet père, qui était obligé d'accomplir lui-même avec son père, sa femme et son fils tout le travail de l'imprimerie. Il finit même par renoncer à son industrie pour gagner péniblement sa vie comme gérant ou comptable. Il put toutefois envoyer son fils au collège Charlemagne, où les professeurs, Villemain et Leclerc, reconnurent bien vite les hautes facultés du jeune Michelet, qui remporta un prix de discours français au concours général. En 1819, il obtenait le titre de docteur ès lettres avec deux thèses, l'une sur les Vies de Plutarque, l'autre sur l'Idée de l'infini d'après Locke. Le 21 septembre 1821, il était reçu agrégé des lettres. A peine sorti du collège, il était entré comme professeur à l'institution Briand, et, en 1821, l'abbé Nicole l'appela à enseigner l'histoire au collège Sainte-Barbe, dont il avait été un des fondateurs. Michelet composa pour l'usage de ses élèves un Tableau chronologique de l'histoire moderne (14531739), paru en 1825, et des Tableaux synchroniques de l'histoire moderne (1453-1648), parus en 1824. Un admirable Précis d'histoire moderne, dont la première édition parut en 1829, fut le résumé de ses cours de Sainte-Barbe.

Bien que les nécessités de l'existence eussent forcé Michelet à accepter les fonctions de professeur d'histoire, c'était à ce moment vers la philosophie qu'il se sentait le plus attiré. Il traduisait Reid, Dugald-Stevvart et la Philosophie de l'histoire de Vico. Cette dernière traduction parut en 1829. Tous les projets d'ouvrages qu'il forma de 1824 à 1829 portent la trace de cette préoccupation philosophique appliquée, soit à la littérature, soit à l'histoire, soit même aux sciences naturelles. Aussi lorsque l'École normale fut rétablie en 1826, sous le titre d'École préparatoire, par Mgr Frayssinous, Michelet sollicita-t-il la chaire de philosophie et d'histoire. Il fit marcher de front ces deux enseignements de 1827 à 1829, et ce fut à grand regret qu'il fut obligé, en 1829, de renoncer à la chaire de philosophie pour se consacrer exclusivement à l'enseignement de l'histoire ancienne. C'est alors qu'il composa son Histoire romaine, dont la première partie, qui traite de la République, a été seule publiée en 1831. Il y exposait, dans un style d'une vie et d'un éclat extraordinaires, et en y mêlant des recherches personnelles et des vues originales, les idées que Niebuhr avait professées en Allemagne, mais qui n'avaient point encore pénétré dans la science française. C'est à cette même époque, au printemps de 1830, qu'il fit son premier voyage d'Italie. Le journal de ce voyage à Rome, qu'il rédigeait pour la fille de la duchesse de Berry, dont il était le professeur, a été publié en 1890.

La révolution de 1830 vint encore donner un nouveau cours aux travaux de Michelet. Bien qu'il eût subi, en 1816, une crise religieuse, qui l'amena à se faire baptiser, qu'il eût conservé pour le christianisme des sentiments de tendre vénération et qu'il passât au moment de sa nomination à l'École préparatoire pour un catholique croyant, il appartenait de coeur au parti libéral et l'ardeur de son libéralisme politique et philosophique éclate dans son Introduction à l'histoire universelle, écrite au lendemain même de la Révolution et où il représente le Christianisme, la Réforme et la Révolution comme les trois étapes capitales de l'histoire de la liberté humaine. Dans la réorganisation de l'École normale, qui eut lieu en 1830, Michelet fut chargé d'enseigner l'histoire du Moyen âge et des Temps modernes.
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La Bretagne

« La pauvre et dure Bretagne, l'élément résistant de la France, étend ses champs de quartz et de schiste depuis les ardoisières de Châteaulin près de Brest jusqu'aux ardoisières d'Angers. C'est là son étendue géologique. Toutefois, d'Angers à Rennes, c'est un pays disputé et flottant, un border comme celui d'Angleterre et d'Écosse, qui a échappé de bonne heure à la Bretagne. La langue bretonne ne commence pas même à Rennes, mais vers Elven, Pontivy, Loudéac et Châtelaudren. De là jusqu'à la pointe du Finistère, c'est la vraie Bretagne, la Bretagne bretonnante, pays devenu tout étranger au nôtre, justement parce qu'il est resté trop fidèle â notre état primitif, peu français, tant il est gaulois; et qui nous aurait échappé plus d'une fois si nous ne le tenions serré, comme dans des pinces et des tenailles, entre quatre villes françaises d'un génie rude et fort : Nantes et Saint-Malo, Rennes et Brest.

Et pourtant cette pauvre vieille province nous a sauvés plus d'une fois; souvent, lorsque la patrie était aux abois et qu'elle désespérait presque, il s'est trouvé des poitrines pet des têtes bretonnes plus dures que le fer de l'étranger.

Rien de sinistre et formidable comme la côte de Brest : c'est la limite extrême, la pointe, la proue de l'ancien monde. Là, les deux ennemis sont en face : la terre et la mer, l'homme et la nature. Il faut voir quand elle s'émeut, la furieuse, quelles monstrueuses vagues elle entasse à la pointe de Saint-Mathieu, à cinquante, à soixante, à quatre-vingts pieds; l'écume vole jusqu'à l'église où les mères et les sopeurs sont en prières. Et même dans les moments de trêve, quand l'Océan se tait, qui a parcouru cette côte funèbre sans dire ou sentir en soi : Tristis usque ad mortem?

L'homme est dur sur cette côte; fils maudit de la création, vrai Caïn, pourquoi pardonnerait-il à Abel? La nature ne lui pardonne pas. La vague l'épargne-t-elle quand, dans les terribles nuits de l'hiver, il va par les écueils attirer le varech flottant qui doit engraisser son champ stérile et que, si souvent, le flot apporte l'herbe et emporte l'homme? L'épargne-t-elle quand il glisse en tremblant sous la pointe du Raz, aux rochers rouges où s'abîme l'enfer de Plogoff, à côté de la baie des Trépassés où les courants portent les cadavres depuis tant de siècles? C'est un proverbe breton : « Nul n'a passé le Raz sans mal ou sans frayeur. » Et encore : « Secourez-moi, grand Dieu, à la pointe du Raz; mon vaisseau est si petit et la mer est si grande! »

Asseyons-nous à cette formidable pointe du Raz, sur ce rocher miné, à cette hauteur de trois cents pieds, d'où nous voyons sept lieues de côte. C'est ici, en quelque sorte, le sanctuaire du monde celtique. Ce que vous apercevez par delà la baie des Trépassés est l'île de Sein, triste banc de sable sans arbres et presque sans abri; quelques familles y vivent, pauvres, et compatissantes, qui, tous les ans, sauvent les naufragés. Cette île était la demeure des vierges sacrées qui donnaient aux Celtes beau temps ou naufrage. Là, elles célébraient leur triste et meurtrière orgie; et les navigateurs entendaient avec effroi le bruit des cymbales barbares. Cette île, dans la tradition, est le berceau de Myrddyn, le Merlin du moyen âge. Son tombeau est de l'autre côté de la Bretagne, dans la forêt de Brocéliande, sous la fatale pierre où sa Vyvyan l'a enchanté. Tous ces rochers que vous voyez, ce sont des villes englouties; c'est Douarnenez, c'est Is, la Sodome bretonne. Ces deux corbeaux qui vont toujours volant lourdement au rivage ne sont rien autre que les âmes du roi Grallon et de sa fille; et ces sifflements, qu'on croirait ceux de la tempête, sont les crierien, ombres des naufragés qui demandent la sépulture.

A Lavau, près de Brest, s'élève, comme la borne du continent, une grande pierre brute. De là jusqu'à Lorient, à Quiberon et Carnac, sur toute la côte méridionale de la Bretagne, vous ne pouvez marcher un quart d'heure sans rencontrer quelques-uns de ces monuments informes qu'on appelle druidiques. Vous les voyez souvent de la route dans les landes, couvertes de houx et de chardons. Ce sont de grosses pierres basses, dressées et souvent un peu arrondies par le haut, ou bien une table de pierre portant sur trois ou quatre pierres droites. Qu'on veuille y voir des autels, des tombeaux, simples souvenirs de quelque événement, ces monuments ne sont rien moins qu'imposants, quoi qu'on ait dit. Mais l'impression en est triste, ils ont quelque chose de singulièrement rude et rebutant. On croit sentir dans ce premier essai de l'art une main déjà intelligente, mais aussi dure, aussi peu humaine que le roc qu'elle a façonné. »
 

(J. Michelet, extrait de l'Histoire de France, le moyen âge historique).

Presque en même temps, il était nommé, en 1831, chef de section aux Archives nationales. En 1834 et 1835, il suppléa à la Sorbonne-Guizot, dans ses cours d'histoire de France, et il entreprenait dès 1831 la composition du vaste ouvrage sur l'histoire de France, qui allait être l'oeuvre capitale de sa vie. Il donnait, en 1833, un Précis de l'histoire de France et, cette même année, les deux premiers volumes de sa grande Histoire de France, qui devait être poursuivie, pendant les dix années qui suivirent, jusqu'à la fin du Moyen âge, en 6 vol. in-8. 

Les voyages qu'il fit à cette époque, en Angleterre, dans le Sud-Ouest de la France, en Flandre, en Allemagne, en Suisse et dans le Nord de l'Italie, avaient pour objet la préparation de son histoire. Les journaux de ses voyages ont été publiés en 1894, sous le titre Sur les chemins de l'Europe. Les Mémoires de Luther, parus en 1835, les Origines du droit français, publiées en 1837, les Actes du procès des Templiers, qui ont paru en 1841 et 1851, se rattachent aussi à ses travaux sur l'histoire de France et à ses cours de l'École normale.

Quoiqu'il ait exercé à l'École normale, par l'originalité et le charme de sa parole, par l'éclat de son imagination, par la nouveauté et la profondeur de ses aperçus, un ascendant extraordinaire sur ses élèves, du moins pendant les premières années, il se sentait attiré vers un enseignement plus libre, qui lui laisserait encore plus de temps pour ses recherches personnelles. Il fut nommé, en 1838, à la chaire d'histoire et de morale du Collège de France et il fit de cet enseignement nouveau une sorte d'apostolat en faveur des idées libérales et démocratiques. C'est de ces cours que sortirent : le livre les jésuites, publié en collaboration avec Edgar Quinet; le singulier et profond ouvrage intitulé du Prêtre, de la Femme, de la Famille; enfin un petit chef-d'oeuvre d'éloquence et d'émotion, le Peuple. Pressentant les grands événements politiques qui se préparaient, il abandonnait son Histoire de France à la fin du XVe siècle pour écrire l'Histoire de la Révolution.

Elle parut en 7 volumes, de 1847 à 1853. Un petit livre sur les Femmes de la Révolution s'y ajouta en 1854. Ce n'est qu'en 1855 que Michelet reprit son Histoire de France, au point où il l'avait laissée en 1847, et qu'il la poursuivit jusqu'en 1789 dans les 11 vol. qui parurent de 1855 à 1867. Il devait plus tard entreprendre de compléter cette grande oeuvre, qui formait déjà avec l'Histoire de la Révolution 24 vol., en écrivant l'Histoire du XIXe siècle. Un seul volume parut du vivant de Michelet, en 1872; les deux autres, qui vont jusqu'à Waterloo, ne furent publiés qu'en 1875.

La révolution de 1848, qui fut saluée par Michelet comme la réalisation de toutes ses espérances pour la liberté de la France et du monde, devait être pour lui l'origine de bien des désillusions et de bien des déboires. La réaction de 1849 fit suspendre ses cours du Collège de France. En 1851, il fut destitué; en 1852, ayant refusé le serment au gouvernement de Louis-Napoléon, il dut quitter les Archives. Il publia pendant cette période, indépendamment de l'Histoire de la Révolution française, un recueil de huit leçons du Cours professé au collège de France (1847-48, réimprimé plus tard sous le titre l'Étudiant) et deux brochures, Pologne et Russie et Principautés danubiennes, qui ont reparu réunies, en 1834, sous le titre Légendes démocratiques du Nord, et en 1863 sous le titre la Pologne martyre.

Au moment où les révolutions politiques enlevaient à Michelet ses ressources les plus importantes et le réduisaient à ne plus compter que sur sa plume pour subsister, un grand changement se produisait dans sa vie intime. Marié une première fois, en 1824, avec une femme qui ne lui avait pas donné tout ce que son esprit et son coeur pouvaient réclamer, Michelet était devenu veuf en 1839. Sa fille était mariée, son fils vivait loin de lui. Une correspondance littéraire et philosophique, commencée en 1848, avec une jeune fille, Mlle Athanaïs Mialaret (née en 1828), alors institutrice à Vienne dans la maison Esterhazy, aboutit en 1850 à un mariage, qui non seulement donna à Michelet un bonheur domestique qu'il n'avait pas connu jusque-là, mais encore le poussa à revenir aux études de sciences naturelles et de philosophie morale qui l'avaient attiré dans sa première jeunesse. 

Mme Michelet, qui a publié de son côté de charmants souvenirs d'enfance, les Mémoires d'une enfant (1867), a été la collaboratrice discrète, mais partout présente, de l'Oiseau (1856), de l'Insecte (1859), de la Mer (1861), de la Montagne (1868), où l'histoire naturelle se présente à nous, non seulement revêtue des couleurs d'une éclatante poésie, mais encore toute pénétrée de sentiments religieux. La même influence se retrouve, atténuée, mais sensible encore, dans l'Amour (1858), la Femme (1859), Nos Fils (1869), où le philosophe moraliste se révèle à nous comme un pédagogue enthousiaste et attendri, continuateur de Rousseau et de Pestalozzi. C'est encore à ses préoccupations de moraliste que nous devons la Bible de l'humanité (1864), où Michelet a cherché à dégager des différentes "religions aryennes et sémitiques" l'idéal moral qui doit guider, l'humanité nouvelle dans la voie de la liberté de l'esprit. La Sorcière, parue en 1862, est un livre de psychologie historique, où des pages admirables se mêlent à des tableaux d'une fantaisie un peu déréglée.
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L'aile et le vol

« L'oiseau a une puissance unique, inouïe, de respiration. L'homme qui recevrait autant d'air à la fois serait tout d'abord étouffé. Le poumon de l'oiseau, élastique et puissant, S'en empreint, s'en emplit, s'en enivre avec force et délice, le verse à flots aux os, aux cellules aériennes. Le sang vivifié sans cesse d'un air nouveau fournit à chaque muscle cette inépuisable vigueur qui n'est à nul autre être et n'appartient qu'aux éléments.

La lourde image d'Antée touchant la terre et y puisant des forces rend faiblement, grossièrement, quelque idée de cette réalité. L'oiseau n'a pas à chercher l'air pour le toucher et s'y renouveler; l'air le cherche et afflue en lui; il lui rallume incessamment le brûlant foyer de la vie.

Voilà qui est prodigieux, et non pas l'aile. Ayez l'aile du condor et suivez-le, quand du sommet des Andes et de leurs glaciers sibériques il fond, il tombe au rivage brûlant du Pérou, traversant en une minute toutes les températures, tous les climats du globe, aspirant d'une haleine l'effrayante masse d'air, brûlée, glacée, n'importe! Vous arriveriez foudroyé.
Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort quadrupède. Prenez-moi un lion enchaîné dans un ballon, dit Toussenel, son sourd rugissement se perdra dans l'espace. Bien autrement puissante de voix et de respiration, la petite alouette monte en filant son chant, et on l'entend encore quand on ne la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans fatigue, qui n'a rien coûté, semble la joie d'un invisible esprit qui voudrait consoler la terre.

La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres, c'est l'oiseau, parce que bercé, soulevé de l'haleine du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les êtres inférieurs, chez l'oiseau claire et vive, de prendre à volonté sa force au foyer maternel, d'aspirer la vie à torrent, est un enivrement divin. »
 

(Michelet, L'oiseau, 1re partie).

Le coup d'État du 2 Décembre et l'avènement de Napoléon III avaient cruellement frappé en Michelet le libéral et le républicain; la guerre de 1870, l'invasion, la perte de l'Alsace et de la Lorraine, les atrocités de la Commune frappèrent au coeur le patriote. Il protesta contre le démembrement de la France dans une éloquente brochure, la France devant l'Europe (1874), et il se laissa trop inspirer, dans son Histoire du XIXe siècle, par ses rancunes contre les Bonapartes. Il n'était plus lui-même d'ailleurs, depuis que la France était mutilée: il languit encore quatre ans et mourut le 9 février 1874 à Hyères, où il était allé chercher les forces qui lui échappaient.

Depuis sa mort, Mme Michelet a publié, outre les deux volumes de journaux de voyages que nous avons déjà cités, deux volumes de souvenirs et de journaux, intitulés Ma jeunesse (1884) et Mon journal (1888), et le récit d'un séjour sur la côte de Ligurie, paru en 1878, sous le titre le Banquet et réimprimé depuis sous le titre un Hiver en Italie. Elle a de plus tiré des oeuvres de son mari un certain nombre de volumes d'extraits ou d'abrégée, dont les meilleurs sont Notre France et les Soldats de la Révolution.

Il est difficile de formuler un jugement d'ensemble sur une oeuvre aussi vaste, aussi variée et aussi inégale que celle de Michelet. Comme érudit, il a eu le mérite de mettre le premier à contribution les documents inédits pour la composition d'un grand ouvrage de synthèse historique, comme son Histoire de France. Il est toujours remonté directement aux sources, s'est défié des opinions toutes faites, des sentiers battus, a cherché à vérifier tous les événements, à se faire sur chaque événement et sur chaque personnage une opinion directe et personnelle. Comme historien, il a eu à un degré éminent un des dons les plus nécessaires et les plus précieux, le don de faire revivre le passé avec les couleurs de la réalité. Il a dit lui-même que l'histoire était pour lui une résurrection, et, en effet, on ne trouvera nulle part, au même degré que dans ses livres, l'image vivante du passé, l'impression émue et pénétrante des sentiments des individus et des peuples disparus. Comme écrivain, l'originalité de Michelet n'est pas moins grande. Il a un style nerveux, coloré, palpitant, rythmé aux mouvements de sa pensée et aux battements de son coeur, d'une variété incroyable et d'une puissance qui subjugue.

Mais, il faut le reconnaître, sa sensibilité et son imagination ont souvent fait tort chez lui aux qualités de critique, de méthode, d'impartialité, que réclame l'histoire; elles ont même fini par nuire à l'écrivain en donnant parfois à son style quelque chose de haletant, de trépidant, d'inachevé. C'est surtout depuis le moment où, professeur au Collège de France, Michelet s'est mêlé aux luttes des partis et a conçu son rôle d'historien comme une sorte d'apostolat, qu'il a perdu quelque chose de sa sérénité de penseur et de sa perfection d'artiste. Son Histoire romaine et les six premiers volumes de son Histoire de France restent ses plus belles oeuvres. Néanmoins, il n'a rien écrit qui ne mérite d'être lu et médité. Il conserve toujours un don unique de divination; il a su voir ce que personne n'avait vu avant lui et il a su rendre tout ce qu'il a vu avec une puissance et une magie que nul n'a égalées. Il a été en particulier l'historien des foules et, par lui, ces masses anonymes et muettes, que l'histoire oublie ou néglige trop souvent, ont retrouvé une âme et une voix. Il a été par excellence, non pas un historien philosophe comme il se l'imaginait, car sa philosophie est courte et pleine de fantaisies subjectives, mais un historien poète, patriote, social et humain. (G. Monod).
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Jeanne d'Arc

« J'entrais un jour chez un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup fait et beaucoup souffert. Il tenait à la main un livre qu'il venait de fermer, et semblait plongé dans un rêve; je vis, non sans surprise, que ses yeux étaient pleins de larmes. Enfin, revenant à lui -même : « Elle est donc morte! dit-il. - Qui ? - La pauvre Jeanne d'Arc. »

Telle est la force de cette histoire, telle sa tyrannie sur le coeur, sa puissance pour arracher les larmes. Bien dite ou mal contée, que le lecteur soit jeune ou vieux, qu'il soit, tant qu'il voudra, affermi par l'expérience, endurci par la vie, elle le fera pleurer. Hommes, n'en rougissez pas, et ne vous cachez pas d'être hommes. Ici la cause est belle. Nul deuil récent, nul événement personnel n'a droit d'émouvoir davantage un bon et digne coeur.

La vérité, la foi et la patrie ont eu leurs martyrs, et en foule. Les héros eurent leurs dévouements. les saints leur Passion. Le monde a admiré, et l'Église a prié. Ici c'est autre chose; Nulle canonisation, ni culte, ni autel. On n'a pas prié, mais on pleure.

L'histoire est telle :

Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix de son coeur avec la voix du ciel, conçoit l'idée étrange, improbable, absurde, si l'on veut, d'exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. Elle
couve cette idée pendant six ans sans la confier à personne; elle n'en dit rien, même à sa mère, rien à nul confesseur. Sans nul appui de prêtre ou de parents, elle marche tout ce temps avec Dieu dans la solitude de son grand dessein. Elle attend qu'elle ait dix-huit ans, et alors immuable, elle l'exécute malgré les siens et malgré tout le monde. Elle traverse la France ravagée et déserte, les routes infestées de brigands; elle s'impose à la cour de Charles VII, se jette dans la guerre; et dans les camps qu'elle n'a jamais vus, dans les combats, rien ne l'étonne; elle plonge intrépide au milieu des épées. Blessée toujours, découragée jamais, elle rassure les vieux soldats, entraîne tout le peuple, qui devient soldat avec elle, et personne n'ose plus avoir peur de rien. Tout est sauvé! La pauvre fille, de sa chair pure et sainte, de ce corps délicat et tendre, a émoussé le fer, brisé l'épée ennemie, couvert de son sein le sein de la France.

La récompense, la voici. Livrée en trahison, outragée des barbares, tentée des pharisiens qui essayent en vain de la prendre par ses paroles, elle résiste à tout en ce dernier combat, elle monte au-dessus d'elle-même, éclate en paroles sublimes, qui feront pleurer éternellement... Abandonnée de son roi et du peuple qu'elle a sauvés, par le cruel chemin des flammes, elle revient dans le sein de Dieu. Elle n'en fonde pas moins sur l'échafaud le droit de la conscience, l'autorité de la voix intérieure.

Nul idéal qu'avait pu se faire l'homme n'a approché de cette très certaine réalité.

Ce n'est pas ici un docteur, un sage éprouvé par la vie, un martyr fort de ses doctrines, qui pour elles accepte la mort. C'est une fille, une enfant, qui n'a de force que son coeur.

Le sacrifice n'est pas accepté et subi; la mort n'est point passive. C'est un dévouement voulu, prémédité, couvé longues années; une mort active, héroïque et persévérante, de blessure en blessure, sans que le fer décourage jamais, jusqu'à l'affreux bûcher.

Sa sublime ignorance enfin, qui fit taire toute science en sa dernière épreuve, et rendit muets les docteurs, c'est là un trait unique devant qui tout s'efface. Les vrais sages ici et les savants du coeur ne diront pas comme Moïse : « Dieu a passé.... Je l'ai vu par derrière. » Ils diront : « Le voici.... Cette lueur est le regard de Dieu. »

Quand on lui demanda, à cette fille jeune et simple qui n'avait rien fait que coudre et filer pour sa mère, comment elle avait pris sur elle de se faire homme, malgré les commandements de l'Église, comment elle avait fait l'effort (elle si timide et rougissante) de s'en aller parler aux soldats, de les mener, les commander, les réprimander, les forcer de combattre....

Elle ne dit qu'un mot :

« La pitié qu'il y avoit au royaume de France. »

Souvenons-nous toujours, Français, que la Patrie, chez nous, est née du coeur d'une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu'elle a donné pour nous. »
 

(J. Michelet, Jeanne d'Arc. - Fragment de l'Introduction).


En bibliothèque - Jules Simon, Mignet, Michelet, Henri Martin. - O. d'Haussonville, Etudes biographiques et littéraires. - H. Taine, Essais de critique et d'histoire. - Corréard, Michelet. - G. Monod, les Maîtres de l'histoire : Renan, Taine, Michelet.
Karl Ludwig Michelet est un philosophe allemand né à Berlin le 4 décembre 1801, mort à Berlin le 17 décembre 1893. Il fit ses études dans un gymnase et à l'université de sa ville natale, fut nommé, en 1825, professeur au gymnase français, et bientôt privat docent, enfin professeur de philosophie à l'université de la même ville. Michelet conserva ce poste jusqu'à sa mort et enseigna en fait plus de soixante années la philosophie à l'université de Berlin. 

Étudiant, il y avait entendu les leçons de Hegel dont il avait reçu une profonde impression et dont il s'attacha à être le continuateur fidèle. Jusqu'en politique, il représente l'aile gauche de l'hégélianisme, et son libéralisme politique et religieux touchait au radicalisme. 

Michelet fonda sa réputation par son System der philosophischen Moral (Berlin, 1828), où il critique l'idée de responsabilité. Parmi ses autres ouvrages très nombreux, nous citerons : Examen critique du livre d'Aristote intitulé Métaphysique, couronné par l'Académie des sciences morales et politiques (Paris, 1836); Geschichte der letzten Systeme der Philosophie in Deutschland von Kant bis Hegel (Berlin, 1837-8, 2 vol.); Anthropologie und Psychologie (id., 1840); Vorlesungen über die Persönlichkeit Gottes und die Unsterblichkeit der Seele oder die ewige Persönlichkeit des Geistes (id., 1841) : c'est l'exposé le plus précis du système personnel de Michelet; Die Epiphanie der ewigen Persönlichkeit des Gottes, trilogie philosophique en trois entretiens : 

Die Persönlichkeit des Absoluten (Nuremberg, 1844); 

Der historische Christus und das neue Christenthum (Darmstadt, 1847); 

Die Zukunft der Menschheit und die Unsterblichkeit der Seele (Berlin, 1852);

Esquisse de logique (Paris, 1856); Die Geschichte der Menschheit in ihrem Entwickelungsgange von 1775 bis auf die neuesten Zeiten (Berlin, 1859-60); Naturrecht oder Rechtsphilosophie . t. 1, Einleitung, Grundrechte, Privatrecht; t. II, öffentliches Recht, allgemeine Rechtsgeschichte (id., 1866); Hegel, der unwiderlegte Weltphilosoph (Leipzig, 1870); Das System der Philosophie als exacter Wissenschaft (Berlin, 1876-81, 4 parties en 5 vol.); Wahrheit aus meinem Leben, esquisse autobiographique (id., 1886). 

De 1832 à 1842, Michelet avait collaboré à la publication des oeuvres complètes de Hegel. En 1845, il avait, avec le comte Cieszkowski, fondé la Société philosophique de Berlin qui, seule en Allemagne, conservera intacte la tradition hégélienne. En 1860, il fonda le périodique Der Gedanke qui fut l'organe de la Société philosophique jusqu'au moment où il cessa de paraître (1884). (Th. Ruyssen).

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Dictionnaire biographique
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