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Henri-Louis Bergson
est un philosophe français, né Ã
Auteuil (Paris) le 18 octobre 1859, et
mort le 4 janvier 1941 Ã Paris.
A la fois psychologue pénétrant et raffiné
et éclectique à la façon de Leibniz
(plutôt que de Victor Cousin), Bergson
a cherché la solution des principaux problèmes, ou plutôt des malentendus
de la métaphysique, dans une analyse
plus profonde des phénomènes de la conscience
où il aperçoit comme le déroulement continu d'une même trame d'états
se pénétrant les uns les autres, et dont il exprime les nuances multiples
dans une langue imagée et sobre.
Henri Bergson (1859-1941). Bergson a tenté, comme il l'a dit lui-même, de « porter la métaphysique sur le terrain de l'expérience » en faisant appel à la science et à la conscience, en développant la faculté d'intuition. Il a exposé les principes de sa « métaphysique expérimentale » dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Il distingue deux mondes : celui de la durée intuitivement saisie, qui est toute réalité, toute qualité, toute liberté, et celui de l'espace, de la quantité, de la géométrie, de l'idéologie, du langage. On trouvera sans doute exagérée cette appréciation d'Edouard Le Roy, l'un des contemporains de Bergson, quand il écrivait à propos de sa philosophie : « Elle marque une date que l'histoire n'oubliera plus [...]. La révolution qu'elle opère est égale en importance à la révolution kantienne, ou même à la révolution socratique ». (E. Le Roy, Une philosophie nouvelle : H. Bergson, 1912).N'empêche, le bergsonisme apparaît comme une philosophie d'une singulière puissance et d'une originalité géniale. Un grand nombre de grands problèmes y sont posés de façon nouvelle, résolus avec une merveilleuse subtilité et avec une rare profondeur. Ces idées originales sont exposées en une forme lumineuse, limpide, élégante, presque toujours imagée, souvent spirituelle : qualités de forme suffisant à expliquer que Bergson ait pu, comme écrivain, obtenir, en 1928 (pour l'année 1927), le prix Nobel attribué à une oeuvre de littérature, et aussi séduire les champions d'un art de pure spontanéité et l'on devine tout le parti qu'allait en tirer le néo-romantisme. La vie et les oeuvres de BergsonIl suivit, de 1868 à 1878, les cours du lycée Condorcet, tout en appartenant à l'institution Springer. Il remporta d'éclatants succès au concours général : en rhétorique (1875), le 1er prix de discours latin, le 1er accessit de version grecque, le 2e prix de géométrie et le 1er prix d'anglais; en philosophie (1876), le 1er prix de dissertation française et le 1er prix de mathématiques; en mathématiques élémentaires (1877), le 1er prix de mathématiques; sa copie fut reproduite, l'année suivante, dans les Annales de mathématiques, de Brisse et Gerono.Egalement remarquable en sciences et en lettres, il hésita quelque temps dans son choix, puis se décida pour les lettres, au grand scandale de son professeur de mathématiques, Desboves. Il fut reçu, en 1878, au concours de l'Ecole normale supérieure, dans la promotion dont le « cacique » fut Jaurès et qui comprenait, en outre : Diehl, Jeanroy, Pfister, Alfred Baudrillart, Monceaux, Paul Desjardins, etc. Classé troisième par ses compositions, Henri Bergson, « d'origine polonaise » (son père était né à Varsovie), fut admis à titre d'étranger et, pour ce motif, inscrit à la fin de la liste. Il opta pour la nationalité française le 5 novembre 1880, après avoir atteint sa majorité, et devint ainsi élève à titre définitif. Il obtint le deuxième rang au concours d'agrégation de philosophie de 1881 (le 1er était Lesbazeilles, le 3e Jaurès, le 4e Belol). II fut envoyé, comme professeur de philosophie, au lycée d'Angers, où il resta deux ans (1881-1883). Il passa de là au lycée de Clermont-Ferrand (1883-1888) et fut chargé, en même temps, de conférences à la Faculté des lettres. En 1888, il fut appelé à Paris, au collège Rollin, et soutint, en 1889, ses thèses de doctorat ès lettres. Transféré, la même année, au lycée Henri IV, il y resta jusqu'en 1897. II prononça le discours d'usage à la distribution des prix du concours général, le 30 juillet 1895, et prit pour thème « le bon sens et les études classiques ». Maître de conférences de philosophie à l'Ecole normale supérieure, de 1897 à 1900, il fut nommé au Collège de France après la mort de Charles Lévêque, dans la chaire de philosophie grecque et latine (1900). Il y étudia la philosophie de Plotin. Lorsque Gabriel de Tarde mourut (1904), Bergson lui succéda dans la chaire de philosophie moderne du Collège de France et eut un auditoire enthousiaste. A partir du mois de décembre 1914, il se fit suppléer par Edouard Le Roy. Il remplaça Félix Ravaisson dans la section de philosophie de l'Académie des sciences morales et politiques (1901) et a été élu à l'Académie française, au fauteuil d'Émile Ollivier, le 12 février 1914. Sa réception, par René Doumic, a eu lieu le 24 janvier 1918. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été chargé, au nom de la France, de plusieurs missions à l'étranger, en Espagne et surtout aux Etats-Unis. Oeuvres principales
de Bergson.
Sans doute bien des actions de notre vie quotidienne sont soumises à l'influence déterminante du désir ou de l'habitude. Mais notre décision est libre quand, après une réflexion approfondie, elle émane de notre personnalité tout entière, quand elle répond à l'ensemble de nos sentiments, de nos pensées, de nos aspirations les plus intimes, à notre conception particulière de la vie, à notre idée personnelle du bonheur et de l'honneur. « Agir librement, c'est reprendre connaissance de soi, c'est se replacer dans la pure durée. »Après avoir démontré que l'intensité des états psychologiques n'est pas susceptible de mesure et ruiné par là ce qu'il considère comme une pseudo-science, la psycho-physique, Bergson analyse idée de durée, s'applique à distinguer le temps véritable, psychologique, de sa traduction en espace, qui est le temps mathématique. La durée vraie, étoffe de notre « moi », est une création continue. Le déterminisme, nécessaire à la science, n'a de prise que sur les choses « faites », ordonnées dans l'espace. Le devenir de la conscience, la mobilité hétérogène et qualitative qui constitue nos états intimes, offre le caractère de la liberté. Il s'en faut, cependant, que tous vos actes soient également libres. Les nécessités de la vie pratique et le goût du moindre effort nous réduisent souvent à l'état d'automates conscients. Seuls, sont libres les actes qui émanent de notre moi profond, qui expriment notre personnalité entière. Le problème de la liberté est né d'un malentendu : « Il a son origine dans l'illusion par laquelle on confond succession et simultanéité, durée et étendue, qualité et quantité ».La préparation de Matière et Mémoire, essai sur les relations du corps à l'esprit (1896), exigea de Bergson des recherches scientifiques considérables. Dans son Essai, il s'était attaché aux états profonds du « moi ». Il voulut ensuite, à la lumière de la physiologie et de la pathologie de son temps, déterminer les rapports du physique et du moral. Il dut se restreindre au problème de la mémoire, limita encore son sujet à la mémoire du son des mots, et mit cinq ans à dépouiller la littérature de l'aphasie. « J'arrivai, écrit-il, à cette conclusion qu'il doit y avoir entre le fait psychologique et son substrat cérébral une relation qui ne répond à aucun des concepts tout faits que la philosophie met à notre service ».La mémoire n'a pas besoin d'explication. « Le passé se conserve de lui-même, automatiquement ».Bergson distingue deux mémoires, la mémoire-habitude, celle qui, utilisant la répétition, fixe en nous le passé sous la forme de mécanismes moteurs (celle, par exemple, qui nous permet de retenir une leçon apprise par coeur); et la mémoire des images-souvenirs, qui, spontanément, sans effort, fixe en nous le passé sous la forme de représentations (celle, par exemple, qui enregistre et nous rappelle les événements toujours divers, les détails, constamment changeants, de notre existence quotidienne). Seule la mémoire-habitude est étroitement liée au cerveau. La mémoire des images-souvenirs, la vraie mémoire, en est distincte. Le cerveau n'est pas le dépositaire des souvenirs : il sert, non à les conserver, mais à les rappeler, ou, plutôt, à écarter provisoirement tous les souvenirs actuellement inutiles. La mémoire est indépendante de la matière. Le corps n'a pour rôle que d'orienter les souvenirs vers le réel, de les relier au présent. Suivant un mot de Ravaisson repris par Bergson, « la matérialité met en nous l'oubli ». Tout le livre prétend montrer l'indépendance de l'esprit à l'égard de la matière : « L'esprit emprunte à la matière des perceptions d'où il tire sa nourriture et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté. »L'étude de la matière, entreprise à propos de celle de la mémoire, conduit Bergson à se demander ce qu'est la vie. C'est le problème qu'il traite en cette oeuvre capitale, l'Evolution créatrice (1907). Bergson y discute et y interprète à sa manière les théories évolutionnistes, selon lesquelles les espèces sont sorties les unes des autres par voie d'évolution, puis expose une théorie de la vie, fondée sur un évolutionnisme nouveau. La vie dépasse les points de vue, égalemuent étroits, du mécanisme et de la finalité. Elle ne se déroule ni suivant des lois nécessaires, ni conformément à un plan préétabli. Comme la conscience, elle est durée, mobilité, hétérogénéité qualitative, création continue, liberté. L'avenir est imprévisible. Le principe de l'évolution est l'« élan vital ». « un élan originel de la vie, passant d'une génération de germes à la génération suivante par l'intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d'union. »Il étudie les directions divergentes qu'a prises l'élan vital, produisant des végétaux caractérisés par leur torpeur, des animaux caractérisés par leur instinct, des humains caractérisés par leur intelligence. « L'animal prend son point d'appui sur la plante, l'homme chevauche sur l'animalité, et l'humanité entière, dans l'espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante, capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort. »L'intelligence, née de la vie, ne saurait suffire à l'expliquer. Cependant, en adjoignant à l'intelligence, qui triomphe dans l'étude de la matière, les ressources profondes de l'instinct, on peut avoir l'intuition de la réalité absolue. L'aimable petit livre intitulé le Rire, essai sur la signification du comique (1900), a une valeur à la fois littéraire et philosophique; c'est aussi son ouvrage le plus accessible au non spécialiste. L'auteur y détermine et classe avec une grande finesse les principales « catégories » comiques et dégage certaines lois. On y trouve des remarques suggestives sur les différences entre la tragédie et la comédie, et sur l'art, qui a pour objet d'écarter les symboles pratiquement utiles pour nous mettre face à face avec la réalité. La plupart des humains ne perçoivent le monde que pour agir sur lui. Au contraire, l'artiste est « un distrait », détaché de la vie pratique, percevant la réalité d'une manière « virginale ». En lui, du moins pour l'un des sens, la nature a « oublié d'attacher la perception au besoin ». Il aime la couleur pour la couleur, le son pour le son. Et il réussit à suggérer aux autres sa perception désintéressée de la nature. « L'art n'est qu'une vision plus directe de la réalité ». Mais « c'est à force d'idéalité seulement qu'on reprend contact avec la réalité ».Parmi les arts, Bergson étudie donc spécialement la comédie, où triomphe le rire : nous rions quand nous voyons transformés en machines des êtres en qui nous croyions trouver la souplesse de la vie. Le comique, c'est « du mécanique plaqué sur du vivant ». Il apparaît quand la spontanéité vivante cède le pas à I'automatisme. La Perception du changement (Oxford, 1911), rédaction de deux conférences faites à l'université d'Oxford les 26 et 27 mai 1911, contient quelques-unes des pages les plus lumineuses de Bergson et pourrait servir d'introduction à l'étude de sa philosophie. Il a également fait oeuvre de vulgarisation dans l'Ame et le Corps, conférence de Foi et Vie, reproduite dans le Matérialisme actuel (1913). Des spéculations psychologiques qui remontent à sa rédaction de Matière et mémoire, Bergson tire d'importantes conséquences métaphysiques, qu'il expose, entre autres, en divers chapitres de son ouvrage l'Energie spirituelle (1920). La théorie de la mémoire impose l'obligation « d'ériger l'esprit en réalité indépendante ». Le corps, toujours orienté vers l'action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l'action, la vie de l'esprit. Le cerveau ne sert qu'à diriger les mouvements du corps; il est « un organe de pantomime ». Puisque l'esprit est distinct du corps, la survivance de l'âme est possible, et même probable. « La conservation et même l'intensification de la personnalité sont possibles, et même probables, après la désintégration du corps. »Les Deux sources de la morale et de la religion paraît à Paris en 1932. Il s'agit d'un ouvrage d'une importance capitale, médité pendant des années. L'oeuvre était attendue non seulement en France, en Europe, mais en Amérique et en Asie, dans le monde entier. En 1919, un philosophe japonais, Kaneko, doyen de la Faculté des lettres à l'Université Waseda, adressait au maitre une lettre ouverte lui demandant de donner aux hommes « des principes de conduites et le suppliant de résoudre ces problèmes : « Quel est le sens de la vie? Quels sont les principes universels de l'action? » C'est à ces questions que vise à répondre l'ouvrage d'Henri Bergson. Il est superflu de dire que la pensée, profonde et vivante, s'y enveloppe d'une forme lumineuse et imagée. (V. plus bas). Il est encore d'autres pages de Bergson, publiées par des périodiques qui méritent d'être connues. Tels sont les articles suivants, dans la Revue de métaphysique et de morale : Introduction à la métaphysique (janvier 1903), le Paralogisme psycho-physiologique (novembre 1904), l'Intuition philosophique (novembre 1911); dans le Bulletin de la Société française de philosophie : le Parallélisme psycho-physiologique (2 mai 1901) et la lettre insérée dans le numéro du 26 février 1903: dans la Revue philosophique : l'Effort intellectuel (janvier 1902), le Souvenir du présent et la Fausse Reconnaissance (décembre 1908); dans le Bulletin de l'Institut psychologique international : le Rêve (mai 1901) : dans le Journal des Débats : Vérité et Réalité (25 avril 1911); etc. Mentionnons aussi sa Note sur les origines psychologiques de notre croyance à la loi de causalité (Bibliothèque du Congrès international de philosophie de 1900, t. 1er), la Notice sur la vie et les oeuvres de Félix Ravaisson-Mollien (1904), le discours prononcé à l'Académie des sciences morales, le 12 décembre 1914, sur le caractère mécanique de l'esprit allemand, le tableau de la Philosophie française (1916), à l'occasion de l'Exposition de San-Francisco, et rappelons que son premier livre fut un bon recueil scolaire d'Extraits de Lucrèce (1884). La philosophie de BergsonUne philosophie de la durée.Le point de départ de la philosophie bergsonienne est une conception originale de la durée véritable, opposée au temps homogène, qui se confond avec l'espace. C'est pour la commodité de la science et des relations sociales que l'on mesure le temps d'après le déplacement d'un mobile sur une portion d'espace. Mais la courbe décrite par la pointe de l'aiguille d'une horloge n'est pas plus du temps que la montée ou la descente de la colonne de mercure dans un thermomètre n'est une sensation de chaud ou de froid. Au contraire, des expressions comme « le temps me dure », ou « le temps m'a paru court » expriment la conscience de la durée vraie, qui est qualité et non quantité, mobilité incessante, et non arrêt à des points fixes. En ramenant le temps à l'espace, la mobilité à l'immobile, la pensée philosophique s'est engagée dans des difficultés inextricables. Ainsi les anciens Eléates furent conduits logiquement à nier la possibilité du mouvement. On posa de faux problèmes, qui s'évanouissent aussitôt que l'on veut bien reconnaître, en consultant l'expérience, que « la réalité est la mobilité même », « qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent ». Le « moi » profond est semblable à une mélodie continue, non à une combinaison d'éléments atomiques. Pour les besoins de notre action, nous pratiquons des coupures, et nous marquons des arrêts dans le flux de la durée : c'est là un artifice utile, non une connaissance vraie. La
durée, étoffe de l'être.
Cette vie intérieure, mobile, fluide, est, cependant, continue. Je ne pourrais dire quand un état d'âme finit, quand l'autre commence. L'émotion que provoque en moi le bruit soudain d'une explosion n'est vive que par contraste avec le calme antérieur; et elle dépend de mes souvenirs, de mes habitudes, de mon caractère. En disant que notre moi dure, on exprime à la fois le changement et la continuité de notre vie intérieure. C'est un courant, un fleuve, un flux; un « écoulement sans fin », une « continuité d'écoulement ». La durée est l'étoffe dont est fait notre être. Mais peut-être n'est-ce pas seulement notre être qui est fait de durée. La succession, le changement, se retrouvent dans le monde matériel. « Si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. » Mon corps et les objets qui touchent à mon corps durent. Je n'aperçois aucune raison de limiter la durée au voisinage immédiat de mon corps. Je l'étends, de proche en proche, à l'Univers, qui me paraît former un seul tout. Ainsi je peux affirmer : « L'Univers dure. » La durée est l'étoffe dont la réalité est faite. Elle est le fond de notre être et la substance même des choses. Sans doute nous avons l'habitude de décomposer cette durée, essentiellement indivisible, en états distincts, en moments séparés. C'est que notre intelligence est surtout faite pour aider l'action. L'humain pense d'abord pour agir, pour éviter les dangers, pour satisfaire ses besoins fondamentaux. Il pense pour inventer les instruments qui suppléeront à l'insuffisance de ses moyens naturels. L'action le place surtout parmi des objets inertes, parmi des solides. Notre intelligence a pour objet principal le solide inorganisé. Elle se représente la réalité sur le modèle de ces solides, stables et discontinus. Elle est mal faite pour penser la durée avec ses véritables caractères, mobilité et continuité. L'intuition.
Le mot intuition ne désigne pas du tout ici, comme il arrive parfois dans le langage courant, un pressentiment vague, une divination arbitraire, ni une impression purement subjective, ni non plus un état d'âme tout sensitif, ou sentimental, ou passionnel. L'intuition bergsonienne est un acte d'intelligence au sens large du mot; mais c'est l'acte d'une intelligence qui renverse sa direction naturelle et se tord sur elle-même afin d'arriver à saisir ce qu'elle n'est pas faite, de par ses origines utilitaires, pour penser. C'est un acte de pensée : c'est l'acte d'une « pensée qui déborde le pur entendement-». C'est un acte d'attention, de réflexion; c'est l'acte d'une attention, d'une réflexion approfondie qui, détournée de l'action, en dehors de tout raisonnement et par delà les mots du langage, saisit directement la réalité. On peut définir l'intuition bergsonienne comme « cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ». L'intuition est une expérience précise, d'un mode spécial. C'est un contact immédiat avec la réalité. La réalité est durée. L'intuition bergsonienne est l'intuition de la durée. Par exemple, nous avons la connaissance immédiate, l'intuition de notre propre personne, de notre moi qui dure; nous sympathisons nécessairement avec nous-même. La philosophie nous amènera à étendre au delà de nous cette sympathie : nous aurons l'intuition de la vie en général, de la durée en général. Philosophie de la durée, le bergsonisme est une philosophie de l'intuition, un intuitionnisme. L'intuition nous permet de saisir du dedans la réalité; elle nous en donne une connaissance qui, si limitée soit-elle, n'est pas relative; une connaissance absolue, une connaissance d'absolu. « Il faut tâcher de voir pour voir, et non pas de voir pour agir. Alors l'Absolu se révèle très près de nous et, dans une certaine mesure, en nous. Il est d'essence psychologique; et non pas mathématique ou logique. Il vit avec nous. Comme nous, mais, par certains côtés, infiniment plus concentré et Plus ramassé sur lui-même, il dure.»De cette méthode intuitive, - exposée, notamment, dans deux importants articles, Introduction à la métaphysique (1903) et L'intuition philosophique (1911), - Bergson tire cette conséquence, qu'aucun philosophe ne devrait plus prétendre apporter un système visant à résoudre d'un coup tous les plus grands problèmes, un système se présentant comme un bloc, à prendre ou à laisser. La philosophie basée sur l'intuition sera l'effort collectif et progressif de penseurs et d'observateurs se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres. Conclusions générales. Si on veut grouper les conclusions générales que Bergson a déduites de sa théorie de la durée, il faut se reporter à sa lettre au P. de Tonquédec (Etudes, 20 février 1912) : « Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté; celles de Matière et Mémoire font toucher du doigt, je l'espère, la réalité de l'esprit; celles de l'évolution créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l'idée d'un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie et dont l'effort de création sa continue, du côté de la vie, par l'évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. »On peut y joindre, sur la survivance de l'âme après la mort, ces lignes de sa conférence de Foi et Vie : « Si, comme nous avons essayé de le montrer, la vie mentale déborde la vie cérébrale, si le cerveau se borne à traduire en mouvements une petite partie de ce qui se passe dans la conscience, alors la survivance devient si probable que l'obligation de la preuve incombera à celui qui nie, bien plutôt qu'à celui qui affirme. »Sans doute, le bergsonisme n'est pas un système complet. Véritable positiviste, Bergson se garde bien de construire des ensembles a priori. il série les problèmes et ne propose des solutions particulières qu'après avoir épuisé les données et appliqué la méthode qui convient. Morale et religion.
« La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu'elle a gagné du terrain, qu'elle a remporté une victoire [...] Partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. »En sa morale, Bergson semble vouloir tenir la promesse, mystérieuse et magnifique, par laquelle il termine l'une de ses oeuvres : « La philosophie pourrait nous donner la joie. »Il faut attendre 1932 et la parution des Deux sources de la morale et de la religion, pour avoir une vision plus claire des idées de Bergson sans ce domaine. Bergson y éclaircit les obscurs problèmes que posent la morale et la religion, en distinguant des éléments que le langage confond, et que les réflexions des philosophes eux-mêmes n'ont pas suffisamment dissociés. Il y a, en vérité, deux morales, une morale close et une morale ouverte, comme il y a deux religions, une religion statique et une religion dynamique. La
morale close.
L'élan vital, la force puissante qui anime la nature et qui, de la matière, tire les formes diverses des espèces vivantes, a produit des sociétés closes, dont les membres se sentent tout proches les uns des autres et indifférents au reste des êtres, toujours prêts à se défendre, au besoin en attaquant. Les communautés d'hyménoptères sont au terme de l'une des principales lignes de l'évolution animale; à l'extrémité de l'autre, et lui faisant pendant, apparaissent les sociétés humaines. Dans les ruches et les fourmilières, l'instinct fait accomplir aux individus les actes nécessaires à la vie collective. Dans les sociétés humaines, cette fonction est remplie par la morale; par l'une des deux morales, la morale close. La conscience, qui prescrit les devoirs envers la société et envers ses membres, est un produit de la société, c'est-à -dire de la nature qui a créé les sociétés. Elle ordonne la cohésion sociale, la discipline intérieure, et aussi la lutte contre l'étranger. Si l'humain sent en lui quelque disposition individuelle résistant à la pression du moi social, il doit « résister à la résistance ». Il faut maintenir les traditions utiles au groupe, donner aux humains de bonnes habitudes; l'idéal c'est d'aboutir à un parfait dressage des individus. La cohésion sociale est due, en partie, à la nécessité où est une société de se défendre contre les autres : c'est contre tous les autres humains qu'on aime ceux avec lesquels on vit. La guerre, nécessaire pour maintenir la propriété du groupe, apparaît légitime; le meurtre, le pillage, la perfidie, la fraude, le mensonge sont non seulement licites, mais méritoires. L'individu qui a rempli toutes les obligations de la morale close éprouve une sorte de « bien-être individuel et social comparable à celui qui accompagne le fonctionnement normal de la vie ». Car cette morale sociale est « d'essence biologique ». La
morale ouverte.
L'élan vital n'a produit que des sociétés closes; il n'a pu, dans cette direction, entraîner plus loin la matière. Mais il ne s'est pas arrêté là : il a utilisé, à défaut de l'espèce, quelques individualités exceptionnelles. Il se continue par certains hommes supérieurs « dont chacun se trouve constituer une espèce composée d'un seul individu » : les grands hommes de bien, les héros, les saints. Ce sont ces mortels privilégiés qui ont inventé, et répandu, la morale ouverte, proclamant les devoirs de l'humain envers l'humanité et envers tous les humains. On peut citer comme exemple la morale de l'Evangile. La morale close était faite de devoirs impersonnels; l'obligation y était « pression ou poussée ». Dans la morale ouverte, on entend un appel, l'appel d'un individu, « l'appel du héros ». Il ne s'agit plus de traditions strictement maintenues, d'habitudes ou de dressage, de morale statique et « infra-intellectuelle » ; il s'agit d'invention et de création, d'émotions attirantes et libératrices, de morale dynamique et «-supra-intellectuelle ». La récompense de celui qui agit bien, ce n'est plus le plaisir, le bien-être; c'est la joie, la joie qui est « marche en avant ». Il arrive, d'ailleurs, que l'idéal de la morale ouverte modifie les sociétés closes. De là , par exemple, les institutions démocratiques, tardivement réalisées, qui attribuent à tous les humains des droits égaux. Il est vrai que l'on a souvent opposé la liberté à l'égalité; mais le troisième terme de la devise républicaine, la fraternité, les réconcilie. Ainsi « la démocratie est d'essence évangélique, elle a pour moteur l'amour ». Analogue à la distinction de la morale close et de la morale ouverte est la distinction de la religion statique et de la religion dynamique. La
religion statique.
Puis, tandis que l'animal accomplit instinctivement les actes nécessaires à la vie collective, l'humain peut, grâce à son intelligence, découvrir qu'il aurait avantage à négliger les autres, à se soucier de soi seul : la réflexion peut lui montrer qu'il n'y a pas toujours accord de l'intérêt individuel et de l'intérêt général. Ainsi l'éveil de l'intelligence est dangereux pour la société comme pour l'individu. Cependant c'est la nature qui a voulu l'intelligence comme elle a voulu l'instinct. Elle a pris ses précautions pour que l'ordre, dérangé par l'intelligence, tende à se rétablir automatiquement. Elle y a pourvu par les fables et les fictions caractéristiques de la religion statique. La nature a doué l'humain d'imagination ou, pour employer un terme plus précis, de fonction fabulatrice. Ce pouvoir de créer des fables et des fictions, que nous retrouvons dans la littérature, fait son apparition avec la religion statique. La fabulation donne confiance à l'humain; elle lui fait espérer la survivance de l'individu; elle le persuade qu'il trouvera son intérêt dans l'obéissance à la morale de la société close. Ainsi la religion statique est « une réaction défensive de la nature contre ce qu'il pourrait y avoir de déprimant pour l'individu, et de dissolvant pour la société, dans l'exercice de l'intelligence ». La
religion dynamique.
« Le contraste est frappant dans bien des cas, par exemple quand des nations en guerre affirment l'une et l'autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s'imaginent parler est un Dieu commun à tous les hommes dont la seule vision par tous serait l'abolition immediate de la guerre. »Pourtant, il y a des transitions entre la religion statique et la religion dynamique. Et les religions historiques nous montrent un mélange d'éléments les uns mythiques, les autres mystiques. « La religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles que fournit la fonction fabulatrice. »Le mystique se replace à l'origine même de cet élan vital qui a produit la fonction fabulatrice, caractéristique de la religion statique. Sa religion dynamique tient en deux phrases : « Dieu est amour, et il est objet d'amour : tout l'apport du mysticisme est là . » Il sent son âme pénétrée par un être qui la dépasse infiniment. Son attachement à la vie est inséparable de l'attachement au principe de tout être, « joie dans la joie, autour de ce qui n'est qu'amour ». La seule société à laquelle puisse s'attacher le mystique c'est « l'humanité tout entière, aimée dans l'amour de ce qui en est le principe ». L'amour qui consume le mystique, « ce n'est plus simplement l'amour d'un homme pour Dieu, c'est l'amour de Dieu pour tous les hommes. A travers Dieu, par Dieu, il aime toute l'humanité d'un divin amour ». L'élan vital est à l'origine de la religion dynamique comme de la religion statique, continue de la morale close et de la morale ouverte. Le mystique « voudrait, avec l'aide de Dieu, parachever la création de l'espèce humaine et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l'aide de l'homme lui-même ». Son amour ne va pas seulement dans le même sens que l'élan vital; il est « cet élan même, communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l'imprimer alors à l'humanité entière et, par une contradiction réalisée, convertir en effort créateur cette chose créée qu'est une espèce, faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt ». La création est « une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s'adjoindre des êtres dignes de son amour ». Si ce but ne paraît pas actuellement atteint sur notre médiocre Terre, n'oublions pas qu'il peut l'être dans certaines des autres planètes suspendues aux étoiles... Morale
pratique.
Il place parmi « les bienfaiteurs de l'humanité » les humains qui, en créant la Société des Nations, se sont mis en travers d'une guerre future : car « au train dont va la science, le jour approche où l'un des adversaires, possesseur d'un secret qu'il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l'autre. II ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre ». Un organisme international qui vise à supprimer la guerre devra en éliminer les causes, dont la plus grave est le surpeuplement, répartir les matières premières, organiser l'industrie. La paix serait plus aisément assurée par un retour, qui n'est pas impossible, à la vie simple, Les plaisirs tenant à une existence luxueuse perdraient de leur prix si les humains éprouvaient la vraie joie, celle que donne l'intuition mystique. L'humanité pourrait, si elle le voulait, « fournir l'effort nécessaire pour que s'accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l'univers, qui est une machine à faire des dieux ». Un positiviste
spiritualiste et déiste.
Il est étrange qu'on en ait parfois fait un ennemi de la science et de l'intelligence. La science, sous sa forme la plus moderne, dans ses découvertes les plus récentes, a servi de base à ses travaux, et quelques-un de ses disciples ont été des mathématiciens ou des physiciens. Bergson pense que la science a pour objet propre « d'accroître notre influence sur les choses ». En outre, elle donne à l'homme des qualités « d'un prix inestimable [...] : la précision, la rigueur, le souci de la preuve, l'habitude de distinguer entre ce qui est simplement possible ou probable, et ce qui est certain ». « Science et philosophie sont des disciplines différentes, mais faites pour se compléter-».Poussé par cette idée, il a étudié la plus importante des théories scientifiques de son temps, la relativité d'Einstein, dans son livre Durée et simultanéité (1922). Quant à l'intelligence, il la déclare nécessaire à l'intuition, mais non suffisante. Or, c'est par l'intuition, par un coup de sonde dans la mobilité et la durée, que Galilée a fondé la mécanique et Leibniz le calcul infinitésimal. La pensée bergsonienne déborde les cadres courants de la philosophie; aussi est-elle difficilement assimilée par les adeptes des systèmes à formes rigides. Henri Bergson. On a reproché à Bergson le charme même de son style et les abondantes métaphores qui lui servent à évoquer des idées nouvelles. On feint de le considérer non comme un philosophe, mais comme un magicien de la parole, un romantique, un artiste. Il croit, en effet, que l'artiste a une vision directe et immédiate de la réalité, parce qu'il regarde les choses d'une manière désintéressée, sans être dominé par le souci de l'action. Cependant, la connaissance de l'artiste n'est que partielle, et c'est la réalité complète que le philosophe prétend percevoir. La sympathie et l'instinct lui sont nécessaires, mais il ne néglige pas les services de l'intelligence. (Maurice Enoch / Félicien Challaye).
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