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L'Empire ottoman
La Question d'Orient
Le qualificatif de "question d'Orient" a été appliqué au XIXe siècle à plusieurs séries d'événements qui impliquaient les puissances européennes en Asie. Il y eut ainsi une question d'Orient centrée sur les relations avec l'Empire Ottoman, et une autre  question d'Orient concernant la situation en Asie centrale (Turkestan, Iran, Afghanistan), dans lesquelles se sont principalement opposées la Russie et l'Angleterre, et qui avaient pour enjeu l'accès aux mers chaudes (Méditerranée, Océan Indien). Une troisième question d'Orient concernait la Chine et le Japon et intéressait toutes les puissances maritimes. On n'abordera ici que la première de ces problématiques : celle qui a conduit au démembrement de l'Empire Ottoman, qui a participé aux causes de la Première Guerre mondiale, et qui est la seule d'ailleurs à laquelle on se réfère aujourd'hui lorsqu'on parle de question d'Orient sans autre précision.

Pour la Turquie, le XIXe siècle s'ouvre par la poursuite de la poussée russe initiée dès le règne de Pierre le Grand, un siècle plus tôt, et par une nouvelle succession de déconvenues. De 1809 à 1812, l'empire ottoman subit une nouvelle guerre et perd des provinces entre le Dniepr et le Danube, assurées à la Russie par la paix de Bucarest, en 1819. Suivront la perte des îles Ioniennes (qui deviennent libres sous protectorat anglais), la perte de la Grèce (de 1820 à 1830), définitivement affranchie par lors de la bataille navale de Navarin (1827), la perte d'une partie de l'Arménie turque, cédée à la Russie en 1829. Et, à la suite d'une nouvelle guerre avec la Russie, la Valachie, la Moldavie, la Serbie deviennent elles aussi, par le traité d'Andrinople (1829), libres sauf tribut, et sont placées sous la garantie russe. En 1830, c'est la perte de l'Algérie, conquise par la France.

En 1833, le pacha d'Égypte, Méhémet-Ali, lève ouvertement l'étendard de la révolte, conquiert la Syrie, bat les Turcs à Konya, et menace Istanbul. La Turquie, réduite alors à se mettre à la merci de la Russie, signe le traité d'Unkiar-Skelessi (1833) qui ouvre le Bosphore aux Russes, en fermant les Dardanelles aux autres puissances. Cependant Méhémet-Ali, poursuivant ses succès, remporte en 1839 la victoire de Nézib et s'empare de la Crète; mais l'intervention des puissances européennes arrête sa marche. Cela permettra, en 1840,  à la Porte de recouvrir la Syrie, conquise pour elle par les armes anglaises.

A partir de cette époque, l'empire ottoman va s'efforcer, à la faveur de la paix, de réparer ses pertes et de se régénérer en s'organisant à l'européenne (Le Tanzimat), lorsqu'en 1853 une nouvelle agression de la Russie vint encore compromettre son existence : elle fut sauvée cette fois par les armes réunies de la France et de l'Angleterre; à la suite de la guerre de Crimée, le traité du 30 mars 1856 assura une indépendance de façade à l'empire ottoman. Un protectorat de fait, bien plus vécu comme un affront subit, que comme un bienfait accepté. D'autant plus que le délitement de l'empire, loin d'être freiné, -  et  manifeste désormais dans les Balkans, partagés entre grandes puissances à partir de 1878, par l'occupation de la Tunisie par la France en 1882, et par l'autonomisation de l'Égypte, puis par son occupation par l'Angleterre en 1885, - apparaissait comme la seule évidence de ces temps troublés. 

Dates clés :
1827 - Bataille de Navarin; indépendance de la Grèce.

1833 - Soulèvement de Mehmet Ali en Égypte.

1853-54 - Guerre de Crimée.

1878 - Traités de San Stefano et de Berlin (partage des Balkans).

Les ambitions russes

La question d'Orient commence dès 1774 (paix de Koutchouk-Kaïnardji) sous le règne Abdul-Hamid Ier, quand les puissances européennes commencent à mêler activement leur diplomatie dans le conflit qui oppose l'empire des Osmanlis à celui des tsars (Le déclin de l'empire Ottoman).  Ne suffisant plus à se défendre par ses seules forces, la Turquie ne doit alors sa survie qu'aux rivalités des puissances européennes. L'Angleterre épouse sa cause contre la Russie, inaugurant ainsi l'antagonisme qui dominera toute la suite des événements. Les Anglais, irrités de l'attitude de la Russie dans la guerre d'Amérique, et souhaitant de retrouver en Allemagne des alliés, opposent à l'alliance austro-russe une entente avec la Prusse et les États secondaires menacés pas Joseph II et Catherine  (Catherine II, entre ombre et Lumières) : Suède, Pologne, Turquie. La mort de Frédéric II disloqua cette coalition, et Catherine, par une série d'insultes et de provocations, empiétements au Caucase, revendication de la Bessarabie, accula le sultan à la guerre. Il la déclara le 16 août 1787. Fidèle à l'alliance, l'empereur Joseph II déclara la guerre à la Turquie (février 1788). Les Autrichiens prirent Chotin, mais échouèrent devant Belgrade la flotte turque fut détruite à Otchakov (28 juin), et cette ville prise, sa population égorgée (17 décembre 1788).

Les guerres du XVIIIe siècle avaient appris à la Russie et à l'Europe le secret de la faiblesse ottomane. La Russie, qui la première avait osé lutter seule contre les Turcs, sut aussi profiter des circonstances de la révolution française pour entraîner les Turcs dans une alliance plus funeste qu'aucune guerre; car, à l'aide de ses agents, elle pénétra dans les provinces et jusque dans le divan même, profitant des fautes et de l'inhabile et incertaine politique des Turcs.

Quand le tsar Nicolas Ier accéda au pouvoir (1825-1855), il poursuivit la politique de ses prédécesseurs. De Moscou ou de Saint-Pétersbourg, cités roturières, il ne pouvait sortir un maître du monde; Istanbul était la vraie cité impériale, celle d'où l'on dominait la Grèce, une moitié de la Méditerranée, l'ouest de l'Asie et les deux passages aux Indes par la mer Rouge et le golfe Persique. La Russie qui avait, par le traité d'Akkerman (octobre 1826), obligé le sultan à reconnaître l'autonomie de la Serbie et de la Moldo-Valachie (La Roumanie) et à lui céder les places de la côte de Circassie et d'Abkhazie, n'en déclara pas moins la guerre le 26 avril 1828, prenant texte d'un violent manifeste adressé à ses sujets musulmans par le Grand Seigneur le 18 décembre 1827. Le grand-duc Michel prit Braïla (18 juin 1828); les Russes s'avancèrent jusqu'à Choumla, prirent Varna et assiégèrent Silistrie, mais le manque de vivres et de fourrages, ainsi que la peste, les contraignit à une retraite désastreuse. En Asie, le général Paskiévitch avait pris Kars, Akhaltzikhé et Bayézid. L'année suivante, Silistrie tomba entre les mains de Diebitch, tandis qu'en Asie Paskiévitch entrait à Erzeroum. Diebitch, poursuivant ses succès, prit Silistrie, tourna l'armée du grand vizir renfermée dans Choumla, franchit les Balkans et parut devant Andrinople; le sultan, effrayé, consentit à signer un traité de paix (14 septembre 1829), qui plaçait la Moldavie, la Valachie et la Serbie sous le protectorat de la Russie et lui cédait en Asie les rivages de Transcaucasie. La 22 mars précédent, il avait reconnu l'indépendance de la Grèce qui était confirmée par ce traité, enfin la Porte s'engageait à payer une indemnité de guerre de 137 millions à la Russie, accordait aux Russes le libre passage du Bosphore et des Dardanelles, etc.

Une fois aux Dardanelles et bien établi dans cette position inexpugnable, il aurait repris le plan de Napoléon contre la domination anglaise aux Indes, tandis que la France, retenue dans les entraves toujours subsistantes de la Sainte-Alliance, aurait vainement usé ses forces et ses colères dans l'immobilité. Mais si l'Autriche était d'accord avec les Russes contre les idées libérales, leurs ambitieux projets la jetaient dans une grande perplexité. État à moitié slave, elle redoutait de les voir pénétrer dans le bassin du Danube pour agiter aux yeux de ses populations de même sang le drapeau du panslavisme; puissance maritime, leur établissement dans les échelles du Levant eût ruiné son commerce. 

Or, depuis 1773, le tsar ne pouvait plus aller par terre à Constantinople sans un laissez-passer des Autrichiens, et les Anglais continuaient à lui fermer la route de mer. En invitant l'Autriche à prendre, pour sa part de la Pologne, la Galicie et la Bukovine, Catherine l'avait établie dans les vallées du Pruth et du Dniestr, de sorte que la route à suivre par les armées russes jusqu'à la mer de Marmara était une ligne de 150 lieues perpendiculaire à toutes les voies militaires de l'Autriche et pouvant être par conséquent coupée sur mille points, le jour où le sultan appelant cette puissance à son aide, lui ouvrirait la vallée du Danube. Certain de trouver les forces austro-hongroises sur cette route et les Anglais dans les Dardanelles, Nicolas attendit de nouvelles complications, et se contenta d'imposer au sultan sa hautaine protection, tandis que l'empire ottoman avait à se débattre sur d'autres fronts.

La montée en puissance du vice-roi d'Égypte

Fin 1774, l'empire Ottoman avait perdu la Crimée et l'embouchure du Dniepr; en 1792, la rive gauche du Dniestr; en 1812, la Bessarabie jusqu'au Pruth; en 1829, les bouches du Danube et une partie de l'Arménie : c'étaient les boulevards de l'empire qui successivement s'écroulaient; à l'intérieur la Grèce s'était affranchie; les Serbes, les Roumains, les vaillantes tribus de la Montagne Noire (Monténégro) s'étaient donné, sous la protection de la Russie, un gouvernement national, et ne devaient à la Porte qu'un faible tribut. Si la révolte d'Ali, pacha de Janina (1820), avait été étouffée, les réformes du sultan Mahmoud ébranlaient pour le moment plus qu'elles ne fortifiaient son empire, parce qu'elles soulevaient l'indignation des croyants et des ulémas. En Europe, la domination des Osmanlis était donc sérieusement menacée, et quatre à cinq millions de Turcs, perdus au milieu de douze à quatorze millions de chrétiens, ne semblaient pas pouvoir garder longtemps leur domination. Il avait fallu l'intervention de l'Europe pour les sauver au traité d'Andrinople, et ils se maintenaient, petitement, par leur vieille habitude de commandement, surtout par les divisions de leurs sujets qui, appartenant à des populations et à des religions différentes, avaient des intérêts contraires.

Pendant que tout déclinait au nord de l'empire, une puissance nouvelle se formait dans les provinces du sud. Un aventurier rouméliote, Méhémet-Ali, avait profité de la désorganisation de l'Égypte après le départ des Français, pour s'y faire une place et, en 1806, se saisir du pouvoir. Il avait glorifié cette usurpation en jetant à la mer un corps anglais qui s'était emparé d'Alexandrie (1807), et il avait affermi, à la manière orientale, son autorité par le massacre des Mamelouks attirés dans un guet-apens (1811). Les Wahhabites, farouches fondamentalistes musulmans, avaient pris la Mecque, Médine, Damas; il les extermina dans une guerre de six années, et l'orthodoxie musulmane retrouva ses villes saintes, son sanctuaire, son grand pèlerinage obligatoire dont il assura la sécurité (1818). 

Ses conquêtes dans la haute vallée du Nil (Sennaar, Kordofan, Dongola, etc. ) rendirent quelque orgueil à cet empire qui reculait partout ailleurs; et après la terrible expédition de son fils Ibrahim-Pacha en Morée (prise de Missolonghi, 1826), on se dit qu'il aurait terminé l'insurrection grecque sans l'intervention des puissances européennes à Navarin. Le vice-roi d'Égypte avait donc en Orient la double auréole du restaurateur religieux et du conquérant invincible; en Europe, surtout en France, il jouissait d'une autre popularité, celle du réformateur. Avec l'assistance d'ingénieurs et d'officiers français, il avait créé une flotte de guerre et de commerce, organisé une armée qui manoeuvrait à l'européenne, construit des arsenaux, des ateliers de tout genre, et fondé des écoles. Pour accomplir tant de choses, il avait fait une révolution qui n'était possible qu'avec un peuple que soixante siècles de servitude ont habitués à tout subir sans murmurer. Non seulement il se déclara seul propriétaire du sol, ce qui en pays musulman est de droit écrit, mais encore, il prescrivit les cultures, et s'attribua le monopole du trafic; de sorte qu'il fut seul propriétaire, seul producteur et seul marchand dans l'Égypte entière; aussi l'argent ne manquait-il jamais pour ses entreprises, ni les soldats pour ses régiments.

De la conquête de la Syrie au traité d'Unkiar- Skélessi

De tout temps, les maîtres de l'Égypte ont montré avec constance leur ambition de posséder la Syrie et les grandes îles de la Méditerranée orientale, afin d'avoir des bois de construction dont l'Égypte manque absolument et des ports qui suppléent à l'insuffisance de celui d'Alexandrie, le seul que le Delta possédait avant la création artificielle de Port-Saïd, par Ferdinand de Lesseps. Un bey mamelouk avait même, au XVIIIe siècle, pris le titre de « dominateur des deux mers ». En récompense de ses services en Grèce, Méhémet-Ali avait reçu le gouvernement de la Crète : ce n'était pas assez pour son ambition; il se croyait appelé à régénérer l'empire ou à le démembrer et il voulait au moins, pour sa part, la Syrie, dont les montagnes lui semblaient une forteresse pouvant couvrir les approches de l'Égypte et dominer la seconde route du grand commerce européen avec l'Inde par l'Euphrate et le golfe Persique.

Sous prétexte de poursuivre des fellahs fugitifs et de terminer une querelle particulière avec le pacha de Saint-Jean d'Acre, lbrahim-Pacha assiégea Saint-Jean-d'Acre (décembre 1831) qui se rendit le 27 mai 1832; puis il occupa Damas, défit les troupes turques à Homs et au défilé de Béilan (Portes Syriennes), franchit le Taurus. Mis hors la loi par le sultan, il détruisit à Konya l'armée du grand vizir Réchid Pacha (21 décembre 1832). Beaucoup de Turcs hostiles aux réformes de Mahmoud étaient prêts à acclamer le nouveau champion de la foi musulmane. Le sultan, incapable de résister par ses seules forces, se jeta dans les bras du tsar Nicolas Ier. Celui-ci, qui visait à établir une sorte de protectorat sur la Turquie, envoya Mouraviev offrir à Mahmoud une flotte et une armée, puis faire entendre raison au pacha d'Égypte

Une première armée du sultan fut détruite en plusieurs rencontres; une seconde perdit la grande bataille de Konya au nord du Taurus (décembre 1832). La route d'Istanbul était libre, Ibrahim s'y précipita, et Mahmoud, effrayé, implora son puissant voisin. Le tsar, qui visait à établir une sorte de protectorat sur la Turquie, envoya Mouraviev offrir à Mahmoud une flotte et une armée, puis faire entendre raison au pacha d'Égypte. La flotte de Sébastopol entra dans le Bosphore, 15 000 Russes débarquèrent à Scutari et 45 000 franchirent le Danube « pour sauver le sultan », alors même qu'Ibrahim occupait Kutahia (Kutayeh).  Le 20 février 1833, la flotte russe mouillait  devant Istanbul. En mars une avant-garde russe, y prit position, l'armée se massant sur le Danube. La France, l'Autriche et la Prusse s'unirent alors pour inviter le sultan à faire de suffisantes concessions à son vassal et celui-ci à les accepter. 

Le traité de Kutahia (4 mai 1833) attribua au pacha d'Égypte la Syrie entière et la province d'Adana (Cilicie). Les forces russes se retirèrent, mais le comte Orlov conclut avec la Porte le traité secret d'Unkiar-Skelessi (8 juillet 1833), qui stipulait une alliance offensive et défensive de huit années entre la Russie et la Turquie. Celle-ci pouvait compter sur l'assistance de toutes les forces russes et s'engageait seulement à fermer les Dardanelles aux ennemis du tsar. Le traité d'Andrinopleavait fini le premier acte du grand drame de la question d'Orient; celui d'Unkiar-Skélessi en terminait le deuxième. Après avoir commencé le démembrement de la Turquie, le tsar venait de placer cet empire sous son protectorat, et si l'Europe n'y mettait obstacle, ce protectorat serait bientôt une domination. 

Le traité de Londres et celui des Détroits

Six années se passèrent durant lesquelles Mahmoud prépara tout pour renverser le pacha qui l'avait humilié. En 1839, il crut avoir mis assez de discipline dans son armée pour qu'elle pût se mesurer avec les Égyptiens, et il la chargea de reprendre les provinces que le traité de Kutayeh lui avait ôtées. Ibrahim-Pacha battit encore les Ottomans à la journée de Nézib, qui lui ouvrait une seconde fois la route d'Istanbul (juin 1839). Les Ottomans auront encore à subir l'humiliation infligée par leur capitan pacha Ahmed-Ferzi, hostile au grand vizir Khosrev, qui fit défection et conduisit la flotte turque (huit vaisseaux, douze frégates et deux bricks) à Alexandrie (14 juillet). 

Si Ibrahim-Pacha marchait sur cette Istanbul, les Russes y entraient, sous prétexte de la défendre, et n'en seraient plus sortis. La France arrêta par son intervention Ibrahim victorieux. Istanbul était sauvée, mais Alexandrie fut compromise. L'Angleterre, en effet, certaine maintenant que les Russes ne viendraient pas aux Dardanelles, voulut empêcher le retour des craintes qu'elle avait un instant conçues. Le plus sûr moyen lui parut être de dépouiller Méhémet-Ali de la Syrie. Elle trouvait doublement son compte à cette combinaison; car l'empire ottoman semblait par là fortifié, et l'Égypte, où il lui importait que son influence dominât, était affaiblie. La France avait alors à Istanbul un intérêt identique à celui de la Grande-Bretagne : tenir les Russes éloignés de cette ville; mais, en Égypte, les deux intérêts paraissaient contraires. La France armait le vainqueur de Nézib. Son  influence dominait donc au Caire, et l'Angleterre en était jalouse, parce qu'elle avait besoin de pouvoir y parler haut depuis que ses soldats, ses voyageurs et toutes ses marchandises peu encombrantes prenaient la route de l'Égypte pour aller aux Indes ou en revenir. Or, en couvrant Istanbul, le gouvernement français commit l'erreur de ne rien stipuler en faveur de Méhémet-Ali, et il accepta pour le règlement de cette affaire un congrès européen proposé par Metternich, où, d'avance, il pouvait compter quatre voix sur cinq contre lui. 

L'objet de cette rencontre était de substituer en Turquie la garantie collective des puissances au protectorat russe; le 27 juillet 1839, les ambassadeurs des cinq grandes puissances remirent à la Sublime Porte une note l'informant de leur accord sur la question d'Orient et l'invitant à s'abstenir de toute délibération définitive sans leur concours. La Russie avait adhéré pour arrêter de suite les Égyptiens; la France n'avait pas osé s'isoler. L'Angleterre, se voyant ainsi débarrassée de sa crainte d'une intervention séparée de la Russie, se tourna contre Méhémet-Ali, le protégé français.

Une entente anglo-russe offerte à Londres par le baron de Brunnow fut cependant ajournée, et le ministère anglais (Melbourne) offrit au ministère français (Soult) de laisser au pacha l'Égypte et le pachalik d'Acre à titre héréditaire. L'opinion publique française, très exaltée, fit écarter ces offres et porta au pouvoir Thiers qui voulait soutenir Méhémet-Ali au nom de l'honneur français (1er mars 1840). Il s'efforça de négocier une entente directe entre le pacha et le sultan. Palmerston, adversaire acharné de la France, réussit à reconstituer contre elle la quadruple alliance de 1814

L'Angleterre n'eut pas de mal à persuader les puissances de briser un accord qui, mettant sous la même main Toulon, Alger, Alexandrie, Beyrouth et les flottes de France, d'Égypte et de Turquie, assurait à la France la prépondérance dans la Méditerranée. Le tsar, pour qui la France n'était qu'un foyer de révolutions et son chef qu'un roi de barricades, saisit cette occasion de faire appliquer, par les Anglais eux-mêmes, les principes de la Sainte-Alliance. Les puissances s'entendirent  à Londres pour le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de l'Empire ottoman et l'injonction à Méhémet-Ali de restituer Candie (Crète), les villes saintes, Adana et le Nord de la Syrie, en se contentant de la possession héréditaire de l'Égypte, viagère du pachalik d'Acre; si dans un délai de dix jours il n'avait pas accepté, on ne lui laisserait que l'Égypte. Le traité de Londres fut signé sans la participation de la France le 15 juillet 1840

On procéda immédiatement à l'exécution par la force. Le 25, l'amiral Napier capturait 12 vaisseaux égyptiens à Beyrouth, incendiait cette ville (11 septembre), ainsi que Caïffa, et bombardait Saint-Jean-d'Acre. La France, qui avait été écartée et remise au ban de l'Europe mit la main à la garde de son épée... mais ne la tira pas. La flotte du Levant, qui, de l'aveu des Anglais eux-mêmes, aurait pu écraser la flotte britannique, rentra à Toulon, et le bombardement de Beyrouth, la chute de la puissance égyptienne en Syrie, furent pour vécus comme un affront; ils marquaient bien en tout cas l'échec d'une politique. Mais la situation avait ses périls. Louis-Philippe effrayé ne voulait pas se lancer dans une guerre contre l'Europe entière : Thiers se retira (29 octobre 1840) et le ministère Soult-Guizot le remplaça. Le nouveau chef du cabinet se hâta de tendre la main aux grandes puissances. Palmerston n'en refusa pas moins toute atténuation du traité du 15 juillet. Les ports de Syrie furent occupés par les alliés. Saint-Jean-d'Acre capitula le 2 novembre; l'or anglais avait fait insurger les tribus de l'intérieur, l'amiral Napier menaçait de bombarder Alexandrie, Méhémet-Ali reconnaissant le 27 novembre son impuissance à continuer plus longtemps une lutte disproportionnée, signait une convention par laquelle il  renonçait à ses ambitions et s'engageait à rendre la flotte turque. 

L'Angleterre et l'empire Ottoman  voulaient le pousser à bout; mais l'Autriche, soucieuse de préserver ses relations avec la France, obligea la quadruple alliance à adopter une note du 31 janvier 1841 invitant la Porte à garantir à Méhémet-Ali la possession héréditaire de l'Égypte. Un hatti-chérif (= décret) du 19 avril 1841 régla ainsi les choses, et les traités de Londres du 13 juillet déclarèrent la question close; le second, où la France se joignit aux quatre puissances, garantit la neutralité des détroits (Dardanelles et Bosphore).

A l'instigation de Rechid-Pacha, dévoué aux intérêts de l'Angleterre, désireuse d'amoindrir encore davantage les prérogatives de Méhémet-Ali, le jeune sultan Abd-ul-Medjid rendit le 13 février 1841 un hatti-chérif qui faillit tout remettre en question. Mais les alliés refusant de suivre dans cette voie l'Angleterre, le hatti-chérif fut modifié et reconnut l'autorité du vice-roi dans toute sa plénitude, sauf le paiement d'un tribut et l'interdiction de conférer des grades supérieurs à celui de colonel. Le 13 juillet 1841, il signa la convention des Détroits, qui marquait un double succès pour lord Palmerston. Celui-ci démontrait qu'il pouvait contrer la France, obligée de  se fondre humblement dans « le concert européen » et la Russie, obligée de renoncer à la clause secrète d'Unkiar-Skélessi, puisque le traité nouveau fermait les détroits à toutes les marines militaires. Le troisième acte du drame qui se jouait autour d'Istanbul  se termina donc à l'avantage de l'Angleterre. 

L'empire russe contre-attaque

Pendant ce temps, le tsar Nicolas, inquiet devoir la Turquie se régénérer, ne renonçait pas aux traditions de ses ancêtres, appuyé sur le zèle religieux de son peuple, et se proposait d'agir en défenseur de la foi grecque dans l'Empire ottoman. Dès 1844 il proposait à l'Angleterre de s'entendre sur le partage de la Turquie, mais le cabinet anglais faisait la sourde oreille. Des troubles graves dans le Liban (1845) furent suivis du contre-coup de la Révolution de 1848 en Moldavie et Valachie. La Turquie envoya des troupes dans ces principautés pour y tenir en respect les troupes russes, sous couleur de les aider grâce à l'appui de la France et de l'Angleterre, elle obligea Nicolas à ramener son armée en deçà du Pruth (1849-51). Rechid Pacha continuait à imposer la réforme à l'Empire, et le tsar voyait le danger de cette politique grandir. Il résolut d'agir, comptant sur l'appui ou la neutralité de la Prusse et de l'Autriche et ne pensant pas que l'Angleterre pût s'allier à la France contre lui. Un conflit d'influence, insignifiant à l'origine, venait de se produire entre la France et la Russie à propos des sanctuaires chrétiens de Palestine dont chacune revendiquait le protectorat.

Les Grecs, soutenus par la Russie, étaient parvenus, par suite d'empiétements successifs, et contrairement à l'esprit du traité de 1740, à exclure les Latins des sanctuaires dont la possession leur avait été garantie. Aux réclamations de la France, la Porte répondit en proposant une solution équivoque (1850-52). L'habileté dont avait fait preuve la diplomatie russe en persuadant Abd-ul-Medjid qu'elle agissait dans son intérêt, habileté qui devait avoir pour résultat d'envenimer le conflit, de séparer la Turquie de la France et de l'Angleterre, d'isoler la Porte pour la tenir ensuite à sa discrétion, cette habileté se démasqua un peu trop tôt pour mener à bonne fin son oeuvre. Au cours des négociations entamées, sur le conseil de l'Angleterre, par la France avec la Russie, le prince Mentchikov fit, le 28 février 1853, son entrée à Istanbul en qualité d'envoyé extraordinaire du tsar. Son but  explicite était d'imposer à la Porte une convention garantissant à l'Église grecque sa liberté religieuse et ses privilèges temporels; Mais en réalité, cela revenait à imposer à Abd-ul-Medjid un ensemble de conventions qui eût fait, pour ainsi dire, descendre la Turquie au rang de puissance tributaire. La Turquie, appuyée par la France et l'Angleterre, refusa l'ultimatum russe, et Mentchikov en se retirant annonça que passé un délai de huit jours l'empereur de Russie prendrait ses garanties en occupant les principautés de Moldavie et de Valachie.

L'émotion fut considérable en Europe : l'Angleterre, irritée d'avoir été jouée par le tsar qui feignait de ne songer qu'à un accord avec elle, s'allia étroitement à la France et les deux puissances envoyèrent leurs flottes à Bésika, à l'entrée des Dardanelles (3 juin 1853) : le tsar répondit en faisant occuper par ses troupes, le 4 juillet, les deux principautés. L'Autriche, vivement alarmée, tenta de maintenir la paix, car elle était la puissance Ia plus intéressée au maintien de l'équilibre oriental; les ambassadeurs des puissances furent réunis à Vienne (24 juillet) et rédigèrent une note conciliatrice qui fut écartée après explication par la Russie. La flotte turque fut détruite par la marine russe dans la baie de Sinope.

C'est alors que les flottes anglo-françaises franchissent les Dardanelles(septembre 1853) et que commence cette guerre de Crimée qui aura pour résultat d'humilier la Russie, mais qui ne fortifia pas, ainsi que la suite l'a prouvé, l'empire ottoman. Le 4 octobre la Turquie déclarait la guerre à la Russie. Le tsar continuait à compter sur la neutralité bienveillante de l'Autriche et de la Prusse et s'obstinait à ne pas croire possible une alliance de guerre entre la France et l'Angleterre : le ministre autrichien, le comte de Puol, rouvrit la conférence de Vienne (décembre 1853) et fit de nouveaux efforts pour réconcilier la Russie et la Porte; mais Nicolas continuait à se faire des illusions sur la Prusse et l'Autriche et leur proposa de s'entendre avec elles seules sur le rétablissement de l'équilibre en Orient : l'Autriche refusa et la Prusse ne put accepter non plus cette offre, malgré la sympathie du roi Frédéric-Guillaume IV pour le tsar. 

L'empereur de Russie repoussa hautement la médiation des puissances qui lui était proposée par Napoléon III (29 janvier 1854). L'Autriche continua à louvoyer : elle poussait en avant l'Angleterre et la France et se proposait déjouer avec la Prusse et la Confédération germanique le rôle de médiateur armé faisant la loi à l'Europe; malheureusement pour elle, la Prusse ne se prêta pas à ce jeu et déclara « qu'elle ne ferait jamais la Vienne à la Russie». Le 9 avril 1854, la conférence de Vienne (Prusse, Autriche, France, Angleterre) adopta cependant au protocole proclamant les principes à adopter pour rétablir la paix ; mais le refus hautain de Nicolas qui repoussa la sommation franco-anglaise du 27 février décida l'Angleterre et la France alliées à la Turquie à déclarer la guerre (fin mars); ces deux puissances sentaient bien quelles ne pourraient porter de coups décisifs à la Russie que si elles étaient secondées par l'action militaire de l'Autriche; la mer Baltique et la mer Noire ne pourraient servir que pour des diversions; elles cherchèrent donc à conclure une triple alliance avec l'Autriche (ayant échoué dans leur projet de quadruple alliance par suite de la mauvaise volonté de la Prusse); mais l'Autriche, qui voulait empêcher la Russie de gagner du terrain en orient, ne voulait pas se décider à tirer l'épée en faveur des puissances occidentales : si elle parut plusieurs fois sur le point de se laisser entraîner par la France et l'Angleterre, elle fut constamment réduite à l'immobilité par la politique négative de la Prusse; c'est ainsi que cette dernière puissance, alors si dédaignée, décida de 1851à 1856 des destinées de l'Europe.

La Guerre de Crimée.
Le 20 avril 1854, l'Autriche, la Prusse et la Confédération germanique concluaient un traité de garantie de toute attaque de la monarchie autrichienne dans son ensemble : l'entrée de la Confédération dans le traité était une finesse de Bismarck qui y voyait « un sabot destiné à enrayer les idées belliqueuses de l'Autriche »; il était décidé que l'Autriche sommerait le tsar de fixer un terme à l'occupation des principautés et que les parties contractantes prendraient l'offensive si les Russes franchissaient les Balkans ou s'appropriaient les principautés. L'Autriche détourna alors la France et l'Angleterre de continuer sa marche du côté du Danube vers les principautés; les alliés, dont le quartier général était à Varna, changèrent alors leur plan de campagne (juillet 1854) et décidèrent l'expédition de Crimée : on croyait pouvoir emporter Sébastopol en quelques semaines; désormais la Russie était sauvée. 

Le 8 août, l'Autriche, l'Angleterre et la France signèrent les fameuses notes de Vienne dites « des quatre garanties », conditions de la paix à accorder à la Russie. Pour aiguillonner l'Autriche, les cours de Londres et de Paris s'allièrent au Piémont qui inquiétait énormément l'Autriche. Victor-Emmanuel vit tout le parti à tirer de cette combinaison et offrit 15 000 hommes (26 janvier 1855) : l'unité italienne est née de ce traité. L'Autriche se décida alors à signer avec les puissances occidentales le traité du 2 décembre 1854 et parut prête à tirer l'épée ; mais ce n'était qu'une apparence, et son intention n'était pas de prendre part à la guerre. Les cabinets de Paris et de Londres, s'apercevant qu'ils étaient joués, poussèrent la guerre avec ardeur : la mort de Nicolas (2 mars 1855) et son remplacement par Alexandre Il amenèrent la réouverture de la conférence de Vienne qui se termina en juin sans avoir pu aboutir à rétablir la paix. Cependant la campagne de Crimée durait toujours, et Sébastopol ne tomba que le 8 septembre 1855 après des sacrifices énormes d'hommes et d'argent. Malgré l'effet moral de cette victoire, elle n'avait rien de décisif; dans la région du Caucase, où la guerre durait depuis deux ans, les Russes enlevèrent le 24 novembre aux Turcs la citadelle de Kars. 

La détresse financière de la Russie et sa lassitude précipitèrent la paix : l'Angleterre ne voulait pas traiter sans obtenir un bénéfice notable; elle voulait annuler la puissance navale russe dans la mer Noire et la Baltique et arracher aux Russes la Circassie, au Sud du Caucase; le gouvernement français, au contraire (qui avait perdu 200 000 hommes et 1500 millions), avait hâte de terminer la guerre : Napoléon III ne gardait de haine que contre l'Autriche : celle-ci, très inquiète, se rapprochait de la France, craignant de voir cette puissance s'allier à la Russie; elle proposa d'adresser à la Russie un ultimatum décisif; l'Angleterre, malgré sa colère de voir ses intérêts abandonnés par la France y accéda, et cet acte fut adressé le 16 décembre 1855 à l'empereur de Russie; le 16 janvier 1856, sur le conseil du roi de Prusse, le tsar Alexandre accepta l'ultimatum. La paix fut signée à Paris le 30 mars 1856; l'intégrité de la Turquie était reconnue, les détroits fermés aux navires de guerre, le protectorat russe sur les principautés était aboli; la Serbie, la Moldavie et la Valachie jouissaient de l'indépendance sous la suzeraineté de l'Empire ottoman; en outre, cet acte international faisait décidément entrer la Turquie dans le concert européen.

Balkans : recette pour une poudrière

Sous le règne d'Abd-ul Aziz, successeur en 1861 du Sultan Abd-ul-Medjid , les Monténégrins, après de longues luttes, finissent par être définitivement  écrasés à Rijeka (23 août 1862); l'intervention de la diplomatie hâta la conclusion de la paix. Le soulèvement de la population de Belgrade contre la garnison de la citadelle amena le bombardement de la ville. Quand Abd-ul-Hamid II accède à son tour au pouvoir en 1876, le sultan aura encore à se confronter avec l'insurrection de l'Herzégovine et de la Bosnie, à laquelle vint se joindre celle des Bulgares, causée par l'état misérable de ces populations, fomentée par des comités insurrectionnels. Elle sera durement réprimée par des massacres, et sera le prélude de la guerre que la Serbie et le Monténégro déclarèrent à la Turquie  le 3 juillet 1876.

La victoire des Monténégrins sur Moukhtar Pacha à Trébigne, sur Mahmoud Pacha Freund à Podgoritza, n'empêcha pas les Serbes, commandés par Tchernaïev, de perdre la bataille de Djunis contre Abd-ul-Kérim Pacha (19 octobre 1876) et d'évacuer Alexinatz. L'élan des troupes fut arrêté par la Russie qui imposa un armistice, et une conférence internationale se réunit à Istanbul. C'est à ce moment (23 décembre) que Midhat Pacha, grand vizir, fit promulguer la Constitution (L'agonie de l'Empire Ottoman). 

Le rejet du protocole de Londres (accompagné d'une note comminatoire de la Russie) par la Turquie, le 9 avril 1877, décida quelques jours plus tard la Russie à la guerre; l'armée russe, accompagnée des troupes roumaines, franchit le Danube à Sistoyo (27 juin 1877); le général Gourko occupa rapidement la passe de Chipka dans les Balkans et poussa une pointe en Thrace, qui fit rappeler en hâte Suleïman Pacha du Monténégro; vainqueur à Eski-Zaghra, Suleiman essaya en vain de reprendre la passe de Chipka, tandis qu'Osman Pacha, retranché à Plevna, repoussait les attaques successives de Schüder-Scheidner et de Krüdener. Le généralissime Méhémet-Ali essaya en vain de déborder les troupes du tsarévitch; il fut arrêté à Tserkovnia (21 septembre). Enfermé dans Plevna, Osman Pacha dut capituler après une sortie générale infructueuse (10 décembre). La chute de Plevna empêcha Suleïman Pacha de profiter du succès d'Elena; le général Gourko ayant passé les Balkans en plein hiver, le défit à Philippopoli et le rejeta dans le Rhodope; Andrinople (Edirne) fut occupée (20 janvier 1878). En Asie, Moukhtar Pacha avait réussi à dégager Kars; mais l'arrivée de renforts permit à Loris-Mélikov de reprendre l'offensive, d'enlever Kars et de bloquer Erzeroum (4 novembre 1877). 

La diplomatie avait mollement tenté d'intervenir à différentes reprises pendant la guerre russo-turque : la France n'était occupée que de ses affairés intérieures et de la tentative de coup d'État de Mac-Mahon le 16 mai; l'Angleterre s'était contentée d'obtenir de la Russie l'assurance elle ne toucherait pas à l'Égypte, au canal de Suez, à Istanbul, aux détroits (8 juin). Bismarck ne mettait pas obstacle aux précautions militaires de l'Autriche qui se montrait alarmée par les progrès des Russes, mais ne se compromettait pas vis-à-vis du cabinet de Saint-Pétersbourg. Après des alternatives diverses (succès foudroyants des Russes jusqu'en juillet, puis échecs en Asie et en Europe et épuisement en hommes et en argent, enfin retour complet de la fortune à partir de novembre, prise de Kars en Asie, de Plewna en Europe), la Turquie éperdue sollicita l'intervention de l'Europe et la médiation collective des grandes puissances; mais les puissances, paralysées par l'attitude de complaisance de Bismarck pour la Russie, ne purent se mettre d'accord, et le sultan fut obligé de traiter sans intermédiaire avec le gouvernement russe. 

Le traité de San Stefano.
Le traité de San Stefano  (3 mars 1878) consacra la soumission de la Turquie et son démembrement; le Monténégro était quadruplé et recevait deux ports sur l'Adriatique; la Serbie et la Roumanie recevaient leur indépendance; la Bulgarie était érigée en principauté autonome, de la mer Noire à l'Archipel et aux montagnes d'Albanie, avec une superficie de 163 000 km².  Ce qui restait de la Turquie d'Europe (168 000 km²) était divisé en quatre tronçons, dont deux (Istanbul et Salonique) ne pouvaient communiquer que par la mer et les deux autres (Bosnie-Herzégovine et Thessalie-Albanie) ne se rejoignaient que par un défilé commandé par la Serbie et le Monténégro; en Crête, le règlement de 1868 devait âtre appliqué; les provinces grecques de l'Empire et l'Arménie devaient recevoir, d'accord avec la Russie, des règlements analogues; le sultan reconnaissait devoir 1 400 millions de roubles à la Russie. Ce traité était la fin de la Turquie; mais deux puissances, l'Angleterre et l'Autriche-Hongrie, étaient décidées à s'y opposer. L'Autriche-Hongrie refusa de suite de s'entendre avec la Russie au prix de la Bosnie et de l'Herzégovine; l'Angleterre, aussitôt informée, prit une attitude menaçante (1eravril 1878), d'autant plus qu'en France, Waddington, sympathique à l'Angleterre, avait remplacé le duc Decazes et, son éternel projet d'alliance franco-russe.

La Russie, qui avait si complaisamment favorisé l'action de l'Allemagne par sa neutralité bienveillante au moment de Sadowa et son attitude menaçante contre l'Autriche en 1870, comptait sur sa reconnaissance. Le sort de l'Europe était entre les mains de Bismarck : mais celui-ci allait infliger à la Russie la plus profonde des déceptions en l'abandonnant en ce moment critique; c'est la grande trahison que les politiques russes ne pardonneront pas à l'Allemagne. Gortchakov, qui croyait pouvoir lutter de finesse avec Bismarck, eût l'humiliation de se voir joué complètement par lui et dans l'impossibilité de relever le gant jeté brutalement par l'Angleterre. Bismarck n'eût pas été fâché de voir se produire un conflit armé entre l'Angleterre et l'Autriche d'une part, la Russie de l'autre, mais ces puissances pénétrèrent ses calculs, et bientôt les rapports se détendirent entre Pétersbourg et Londres : la Russie accepta les modifications demandées par l'Angleterre au traité de San Stefano, contente de conserver la Bessarabie et Batoum; la modération de l'Angleterre s'expliqua plus tard quand on apprit son alliance avec la Turquie, laquelle payait ce traité (4 juin) de la possession de l'île de Chypre.

La France consentait à aller au Congrès de Berlin (proposé par Bismarck) à la condition qu'il ne serait traité ni de l'Égypte, ni de la Syrie et que les droits de la France sur les lieux saints ne seraient pas contestés. L'Allemagne voulait que l'Autriche-Hongrie eût sa part dans la curée de l'Empire ottoman et dirigeât ses ambitions du côté de l'Orient l'occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine, route de Salonique et de la mer Égée, réalisait cet objectif. 

Le congrès de Berlin.
Ainsi des intrigues préliminaires avaient réglé les avantages et la situation de chacun : il restait peu de chose à faire au Congrès, dont les séances furent cependant agitées; il se réunit le 13 juin 1878 et se termina le 13 juillet; il s'occupa d'abord de la Bulgarie qui, déclarée principauté vassale, fut limitée par les Balkans (sauf à l'Ouest où on lui laissait Sofia) et réduite de 163 000 à 64 000 km² et de 4 millions à 1 million et demi d'habitants, au Sud des Balkans, on organisa une autre province avec une organisation autonome, la Roumélie orientale. La Bosnie et l'Herzégovine furent confiées à l'Autriche-Hongrie, malgré les protestations des Turcs. L'indépendance de la Serbie et du Monténégro fut reconnue, mais on réduisit ces États au tiers de ce que prévoyait le traité de San Stefano. Les agents de la Grèce, admis le 29 juin à exposer les desiderata de la Grèce, n'obtinrent, malgré l'excès de leurs prétentions, que l'avis de négocier directement avec la Porte pour une rectification de frontières. La Roumanie fut déclarée indépendante et dut admettre une parfaite égalité civile entre ses sujets, sans distinction de cultes; mais elle dut céder à la Russie la Bessarabie, tout en obtenant 2000 kilomètres carrés plus dans la Dobroudja. La créance russe fut fixée à 830 millions, avec la condition qu'elle ne pourrait être convertie en acquisitions territoriales et prendrait rang après les autres créanciers de la Porte. 

La Russie gardait en Asie Kars, Ardahan et Batoum. La liberté des détroits restait établie, comme en 1856 et 1871. Le traité de Berlin paraît avoir été fait pour brouiller entre elles toutes les puissances : la Turquie faisait tous les frais; seule l'Allemagne n'avait rien demandé et se prévalait à Istanbul de son désintéressement. Les nationalités chrétiennes des Balkans se trouvaient toutes lésées; les Grecs n'avaient obtenu que des paroles. La Russie, après les terribles sacrifices de la guerre, se jugeait jouée et humiliée; sa rancune contre l'Angleterre, contre l'Autriche et contre l'Allemagne était grosse de complications futures. Malgré les germes de guerre que contenait le traité de Berlin, l'ascendant de l'Allemagne est parvenu à immobiliser les forces hostiles de l'Europe depuis cette époque.

Le délitement.
Après 1878 il s'est encore passé des événements imprévus qui n'ont pas maintenu intactes plusieurs clauses du traité de Berlin : une insurrection des Albanais et la formation d'une ligue albanaise (comprenant également les musulmans, les catholiques et les orthodoxes) pour l'affranchissement du joug ottoman. Il fallut l'intervention des grandes puissances pour que le Monténégro occupât (novembre 1880) le port de Dulcigno. L'agrandissement de la Serbie provoqua les protestations des Albanais qui, en avril 1879, furent battus par les troupes de la principauté. La Grèce rencontra beaucoup de mauvaise volonté pour la rectification de sa frontière d'accord avec la Turquie : le 22 mai 1880 seulement les frontières de Thessalie furent fixées au Sud du Salambria, et celles de l'Épire au Sud d'Arta. La Bulgarie réunit en février 1879 une assemblée à Tirnova (Trnvo) et choisit pour prince Alexandre de Battenberg. La détresse financière de la Turquie, encore augmentée par la guerre, ne trouva de remède que dans un contrôle international, qui commença à s organiser en 1880; d'autre part, des instructeurs allemands furent appelés par le sultan pour réorganiser l'armée. 

Des soulèvements sur différents points du territoire ottoman furent rigoureusement réprimés, ainsi que ceux des Grecs de Thessalie et des Bulgares de Macédoine, les insurrections albanaises donnèrent plus de difficultés : Ali Pacha fut cependant écrasé par l'armée turque que commandait Dervich Pacha (mars 1881), et le soulèvement de 1883 fut réprimé par Hafiz Pacha. En 1882, l'occupation de la Tunisie par la France souleva peu de difficultés, car le souveraineté de la Turquie n'était plus que nominale. En Égypte, les dilapidations du khédive Ismaïl Pacha ruinèrent les finances; le sultan, à l'instigation des puissances, l'obligea à abdiquer en faveur de son fils, Tewfik Pacha (26 juin 1879); un contrôle financier franco-anglais fut, institué, mais provoqua un soulèvement national sous la direction d'Araba Pacha, que les Anglais réprimèrent en 1882. Sur ces entrefaites, le Mahdi provoqua une insurrection plus dangereuse dans le Soudan égyptien et fournit aux Anglais le prétexte d'une occupation prolongée de l'Égypte; en décembre 1885, ils y restèrent, bien que les raisons en eussent disparu et en violation de tout droit. Les protestations de la Porte ne furent pas plus efficaces contre l'occupation de Massaoua par l'Italie, en février 1885. (Cl. Huart / J. Blochet / V. Duruy).



En librairie - Collectif, Le démantellement de l'empire ottoman et les préludes du mandat (1914-1919), L'Harmattan, 2004. - Black, La guerre au XVIIIe siècle : l'Europe et l'empire ottoman, etc., Autrement, 2003. - Stéphane Yérasimos, Questions d'Orient, Frontières et minorités des Balkans au Caucase, La Découverte, 1993. - José-Maria d'Eca de Queiroz et Jean Pailler, La Question d'Orient (1877-1878), L'Harmattan, 1994. - René Grousset, L'Empire du Levant (histoire de la Question d'Orient), Payot, 1992. 

Faruk Bilici, Louis XIV et son projet de conquête d’Istanbul (bilingue : français et turc), éditeur : Türk Tarih Kurumu (Ankara, 2004, ISBN : 9751617014).

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