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Condorcet

Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet est un savant, littérateur, philosophe, économiste et homme politique français, né le 17 septembre 1743 à Ribemont en Picardie, mort à Bourg-la-Reine le 29 mars 1794. Comme philosophe, Condorcet s'est surtout distingué par son ardent amour pour l'humanité et par des idées hardies sur la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine. 

Sa famille était d'ancienne noblesse dauphinoise et apparentée à nombre de personnages de haut rang, entre autres le cardinal de Bernis et l'archevêque de Vienne, d'Yse de Saléon un oncle de Condorcet était lui-même évêque (de Gap, puis d'Auxerre, et en dernier lieu de Lisieux). Son père, qui servait comme capitaine de cavalerie, mourut jeune, laissant son fils, à peine âgé de quatre ans, aux soins d'une mère très dévote. Celle-ci (Mlle Gaudry), qui avait voué l'enfant à la Vierge, lui fit porter pendant huit années le costume d'une fille; après quoi, par les conseils de son oncle l'évêque de Lisieux, le jeune Condorcet fut remis aux mains d'un précepteur jésuite, puis entra au collège des jésuites de Reims. Il acheva ses études au collège de Navarre, à Paris, et soutint à seize ans une thèse très difficile de mathématiques d'une façon si brillante, que les examinateurs, Clairaut, d'Alembert et Fontaine, saluèrent en lui, dit-on, un futur membre de l'Académie des sciences.

Condorcet désirait dès ce moment se consacrer entièrement à l'étude et à des travaux scientifiques : il eut à lutter contre les préjugés nobiliaires de sa famille, qui avait rêvé pour lui la carrière d'un homme d'épée. Il finit cependant par obtenir l'autorisation de rester à Paris, chez son ancien précepteur, Giraud de Kéroudou. Mais, alors même qu'il fut devenu un savant illustre, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, on continua, parmi les siens, à tenir ses occupations en médiocre estime et à lui reprocher d'avoir dérogé. Parlant d'un de ses cousins dans une lettre à Turgot, en 1775, Condorcet disait en plaisantant : 

« Soyez-lui favorable, c'est le seul de mes parents qui me pardonne de ne pas être capitaine de cavalerie. »
Après quelques années passées dans le recueillement et un labeur assidu, le jeune Condorcet présenta à l'Académie des sciences son premier travail, un Essai sur le calcul intégral (1765). Le rapport fait par d'Alembert à ce sujet disait : 
« L'ouvrage annonce les plus grands talents, et les plus dignes d'être excités par l'approbation de l'Académie. » 
François Arago apprécie en ces termes l'essai du mathématicien de vingt-deux ans : 
« Cet ouvrage renferme les premières tentatives sérieuses, approfondies, qu'on ait faites sur les conditions d'intégrabilité des équations différentielles ordinaires de tous les ordres, soit relativement à l'intégrale d'un ordre immédiatement inférieur, soit même relativement à l'intégrale définitive. N'est-ce pas là aussi qu'on trouve les germes de plusieurs importants travaux exécutés depuis sur les équations aux différences finies ? »
Deux ans plus tard parut un mémoire sur le Problème des trois corps. En 1768, Condorcet réunit ces deux premiers ouvrages, joints à quelques opuscules de moindre importance, en un volume qu'il intitula Essais d'analyse. L'Académie elle-même publia dans ses Mémoires, en 1772, sous le titre de Recherches de calcul intégral, un autre travail de Condorcet, à propos duquel Lagrange écrivait :
« Ce mémoire est rempli d'idées sublimes et fécondes qui auraient pu fournir la matière de plusieurs ouvrages. »
Nous ne saurions essayer de donner une énumération complète des travaux de Condorcet dans le domaine des mathématiques pures. On ne les a pas réunis dans la collection de ses oeuvres; ils sont épars, dit Arago, dans les collections académiques de Paris, de Berlin, de Bologne, de Saint-Pétersbourg, et portent toujours sur les questions les plus difficiles. Mais nous signalerons spécialement, au moment ou l'ordre chronologique nous y amènera, l'intéressante tentative d'une application du calcul des probabilités aux sciences morales et politiques.

A l'âge de vingt-six ans, en 1769, Condorcet entra à l'Académie des sciences. Vers la même époque commencèrent ses relations avec Turgot et avec Voltaire, deux amitiés qui eurent sur sa pensée et sur sa carrière publique une influence considérable. Avec Turgot, il s'occupa de l'étude des questions économiques, et prit rang parmi les plus intrépides défenseurs des libertés réclamées par Gournay et son école (L'école physiocratique). Avec Voltaire, il se tourna du côté des lettres et de la philosophie.

En 1770, il fit avec d'Alembert le voyage de Ferney.

« J'ai trouvé Voltaire, écrivit-il à Turgot à cette occasion, si plein d'activité et d'esprit qu'on serait tenté de le croire immortel, si un peu d'injustice envers Rousseau, et trop de sensibilité au sujet des sottises de Fréron, ne faisaient apercevoir qu'il est homme. »
Ce fut sous la double impulsion de Voltaire et de d'Alembert que Condorcet résolut de s'essayer à la composition d'éloges académiques. Fontenelle n'avait pas publié la biographie des membres de l'Académie des sciences morts antérieurement à son entrée en fonctions comme secrétaire perpétuel. Condorcet voulut combler cette lacune; au commencement de 1773, il fit paraître un volume qui contenait treize éloges de savants morts entre 1666 et 1699, entre autres ceux de Huygens, de Roberval, de Mariotte, et de Claude Perrault. Un peu auparavant, le mathématicien Bailly avait publié de son côté divers éloges, avec l'intention avouée de poser ainsi sa candidature à la survivance du secrétaire perpétuel d'alors, le vieux et infirme Grandjean de Fouchy. Bailly était l'homme de Buffon; et c'est pourquoi d'Alembert et Voltaire voulurent lui opposer en Condorcet un concurrent digne de l'emporter sur lui. Ce dernier obtint en effet la majorité des suffrages : il fut élu en 1773 secrétaire perpétuel en survivance, et trois ans plus tard devint secrétaire perpétuel titulaire. En cette qualité, il dut écrire désormais presque chaque année un certain nombre d'éloges, dont les plus remarquables sont ceux de Fontaine, de La Condamine, de d'Alembert et de Buffon. Voici comment Arago, juge compétent en la matière, caractérise les compositions académiques de Condorcet : 
« On aurait trop attendu en espérant trouver dans ses éloges des chapitres complètement rédigés d'une histoire des sciences. Condorcet ne commit pas la faute de présenter à son auditoire des aliments trop savoureux, des aliments qui n'auraient pas été acceptés. Il se distingue, surtout, par la plus éclatante impartialité, par les pensées philosophiques et d'un intérêt général qu'il jette à pleines mains au milieu des plus simples circonstances biographiques; par son abnégation constante de tout ressentiment personnel, de tout esprit de coterie, de toute pensée d'amour-propre. »
Sur ces entrefaites Turgot avait été appelé aux fonctions de contrôleur général des finances (1774). Ce coup de fortune inespéré combla de joie tous ceux qui souhaitaient des réformes, et Condorcet, passionné pour le bien public et la justice, conçut à ce moment les plus grandes espérances. Il devient l'un des plus actifs collaborateurs de Turgot, qui l'appelle aux fonctions d'inspecteur général des monnaies. Mettant sa plume au service des idées réformatrices, il publie des réflexions sur la Jurisprudence, sur la Liberté de la presse, sur l'Abolition des corvées. Il réfute l'ouvrage de Necker contre la libre circulation des grains, d'abord dans une brochure piquante, Lettre d'un laboureur de Picardie à M. N..., auteur prohibitif (1775), puis dans un ouvrage plus sérieux, Réflexions sur le commerce des blés (1776). 
« Dans ce dernier écrit, dit Arago, toutes les faces d'un très difficile problème avaient été franchement abordées, d'un style mâle et sévère. Sa publication excita un soulèvement général parmi les nombreux clients de Necker. Des personnages du plus haut rang dans les lettres devinrent aussi, à partir de cette époque, les implacables ennemis de Condorcet. L'Académie des sciences et l'Académie française ressentirent pendant de longues années l'effet de ces discordes. »
On sait comment Turgot fut disgracié en 1776. Aussitôt Condorcet envoya au premier ministre Maurepas sa démission de la charge d'inspecteur général des monnaies. Il paraît que cette démission fut refusée, puisque Condorcet conserva sa place jusqu'à la création de la commission des monnaies (3 avril 1791). Il demeura fidèle à ses principes et ne fit rien pour se concilier les bonnes grâces des hommes au pouvoir. Tout au contraire, il blâma Voltaire qui avait adressé des vers louangeurs à Mme Necker; il refusa obstinément de faire l'éloge d'un académicien honoraire qui avait été un fort mauvais ministre, le duc de La Vrillière, beau-frère de M. de Maurepas; il écrivit une Vie de Michel de l'Hôpital (1777) qui parut une satire, et à laquelle l'Académie française refusa le prix pour couronner une composition insignifiante de l'abbé Rémi.

Divers écrits de polémique religieuse et philosophique sont sortis, à la même époque, de la plume de Condorcet. Lors de la publication de la 2e édition du Dictionnaire des trois siècles de la littérature française, de l'abbé Sabatier de Castres, il répondit aux attaques de ce littérateur de bas étage par une Lettre d'un théologien à l'auteur du Dictionnaire des trois siècles (Berlin [Paris], 1774, in-8), suivie d'une seconde Lettre. Le premier de ces pamphlets fut attribué à Voltaire
« Jamais, écrivait Grimm, il n'a été trouvé plus gai dans sa critique et plus malignement bonhomme. » 
Voltaire, tout en louant fort l'ouvrage, se défendit d'en être l'auteur :
« Je ne veux, disait-il, ni de la gloire d'avoir fait la Lettre d'un théologien, ni du châtiment qui la suivra » (Lettre à d'Argental, 17 août 1774). « Il faut avoir cent mille hommes à ses ordres pour faire de tels écrits » (Lettre à d'Alembert, même date). 
Peu après, Condorcet donna (1776) une édition des Pensées de Pascal d'après une copie provenant des papiers de l'abbé Perrier; ce fut pour lui une occasion de louer le savant, dans l'Éloge de Pascal qu'il plaça en tête du livre, et de réfuter l'apologiste du christianisme
« Vous avez montré le dedans de la tête de Sérapis, lui écrivit Voltaire à ce propos, et on y a vu des rats et des toiles d'araignée. »
Depuis plusieurs années, les amis de Condorcet désiraient le voir entrer à l'Académie française. Dès 1771, Voltaire lui écrivait :
« Il faut que vous nous fassiez l'honneur d'être de l'Académie française. Nous avons besoin d'hommes qui pensent comme vous. » 
Et en 1776, revenant à la charge : 
« Il faut que vous me promettiez, pour ma consolation, de daigner prendre ma place à l'Académie des paroles, quoique vous soyez le soutien de l'Académie des choses, et d'être reçu par M. d'Alembert. J'irai me présenter là-haut, là-bas, ou nulle part, avec plus de confiance. » 
Ce n'était pas toutefois le fauteuil de Voltaire que Condorcet devait occuper : il ne se présenta qu'en 1782, à la mort de Saurin, et il retrouva comme concurrent Bailly, toujours soutenu par Buffon. La lutte fut vive : Condorcet ne l'emporta que d'une voix; les passions étaient si excitées de part et d'autre que d'Alembert, au rapport de La Harpe, se serait écrié après la proclamation du résultat du scrutin :
« Je suis plus content d'avoir gagné cette victoire que je ne le serais d'avoir trouvé la quadrature du cercle. » 
L'année suivante, d'Alembert mourait, léguant à l'amitié de Condorcet l'obligation de pourvoir aux besoins de deux vieux domestiques. Condorcet n'était pas riche; mais d'Alembert connaissait bien le coeur de celui qu'il appelait « un volcan couvert de neige-», et dont l'extérieur froid cachait une exquise bonté et la sensibilité la plus délicate.

Plusieurs ouvrages importants parurent dans les années suivantes. D'abord l'Essai sur l'application de l'analyse aux probabilités des décisions rendues à la pluralité des voix (Paris, 1785, in-4,) où se trouve formulée une théorie des plus intéressantes, que Condorcet reprit et exposa plus tard en ces termes (note écrite en 1793) :

« Toute constitution libre repose sur deux bases : les décisions à la pluralité des voix, et les élections, qui sont elles-mêmes des décisions relatives sur le mérite de ceux entre qui on doit choisir. Le calcul des combinaisons apprendra comment il est possible que, sur une suite de propositions liées entre elles, il n'existe point un véritable voeu de la majorité, mais un voeu incomplet qui peut être différent suivant l'ordre dans lequel ces propositions sont présentées, ou un voeu contradictoire, si on cherche à le compléter, et que personne n'ait changé d'avis [...]. Il faut donc chercher ce qu'on doit substituer à la décision de la majorité, lorsqu'il est impossible que cette décision existe. On doit chercher encore comment, dans les questions très compliquées, dans les élections, par exemple, où souvent une analyse exacte serait impossible, on peut cependant se procurer des résultats qui présentent une assurance suffisante d'éviter des erreurs vraiment nuisibles. »
Vinrent ensuite la Vie de Turgot, anonyme (Londres, 1786, in-8), où Condorcet formula les aspirations réformatrices de la philosophie du XVIIIe siècle; et la Vie de Voltaire, imprimée à Genève (1787, 2 vol. in-18). Il faut ajouter que Condorcet prit une part considérable à la première édition générale des oeuvres de Voltaire, connue sous le nom d'édition de Kehl (1785-1789); il rédigea pour cette édition de nombreuses notes et des avertissements.

A quarante-quatre ans, Condorcet, qui avait perdu successivement la plupart des amis auxquels il était si tendrement attaché, sentit le besoin de se créer un foyer; il épousa Mlle Sophie de Grouchy, jeune personne aussi remarquable par sa beauté que par l'élévation de son caractère. Cette union fut parfaitement heureuse, et la naissance d'une fille, en 1790, vint mettre le comble à la félicité domestique du philosophe. Mais à ce moment même allait s'ouvrir pour lui une nouvelle existence, livrée tout entière aux agitations et aux orages de la politique.

De bonne heure, Condorcet s'était intéressé aux questions sociales. Nous avons dit comment, sous le ministère de Turgot, il avait combattu en faveur des réformes. Plus tard, on l'avait vu successivement protester contre l'esclavage (Réflexions sur l'esclavage des nègres, sous le pseudonyme de Schwartz; Neuchâtel, 1781, in-8), contre l'infériorité civile des calvinistes (Pièces sur l'état civil des protestants, 1781, in-8), contre la condamnation de Lally (Réponse au premier plaidoyer de M. d'Espréménil, par un ami de Voltaire; Londres, 1781, in-8), contre une autre sentence inique du parlement (Récit de ce qui s'est passé au parlement de Paris le 20 août 1786, in-8; Réflexions d'un citoyen non gradué sur un procès très connu; Paris, 1786, in-8). Dans les années qui précédèrent immédiatement la Révolution, il redouble d'ardeur, et, se mêlant directement au mouvement qui allait emporter l'Ancien régime, il se place au premier rang des champions des idées nouvelles par toute une série d'écrits qui sont autant d'actes civiques : De l'Influence de la révolution d'Amérique sur l'Europe  (1786, in-8); Lettres d'un bourgeois de Newhaven à un citoyen de Virginie, sur l'inutilité de partager le pouvoir législatif en plusieurs corps (1787); Lettres d'un citoyen des États-Unis à un Français sur les affaires présentes (Philadelphie [Paris], 1788, in-8); Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales (Paris, 1788, 2 vol. in-8). 

En 1789 paraissent coup sur coup : Sur les opérations nécessaires pour rétablir les finances; Réflexions sur les pouvoirs et instructions à donner par les provinces à leurs députés aux États généraux; sur la Forme des élections Sentiments d'un républicain sur les assemblées provinciales et les États généraux, suite des Lettres d'un citoyen des États-Unis; Lettres d'un gentilhomme à M.M. du tiers état; Examen de cette question : Est-il utile de diviser une assemblée nationale en plusieurs chambres? Sur la nécessité de faire ratifier la constitution par les citoyens; Projet d'une déclaration des droits, etc. 

Condorcet n'avait pas posé sa candidature lors des élections aux États généraux; mais en 1790 il devient membre de la municipalité parisienne : c'est en cette qualité qu'il rédige (avril) une adresse à la Constituante contre le fameux décret du marc d'argent qui n'accordait l'éligibilité qu'aux riches. Il continue à s'occuper de toutes les questions à l'ordre du jour il écrit sur les assignats, sur la constitution civile du clergé, sur le mode de nomination des ministres; comme secrétaire de l'Académie des sciences, il rédige (novembre) une instruction aux directoires de département sur les dispositions préparatoires à la réforme des poids et mesures; et, se souvenant d'une obligation attachée à ses fonctions, il prononce l'éloge de Franklin qui venait de mourir. 

Au commencement de 1791, il est nommé l'un des six commissaires de la trésorerie, et renonce en conséquence à ses fonctions municipales; mais, après la fuite du roi, il donne sa démission, et se prononce résolument en faveur de l'établissement de la République. Il quitte alors l'hôtel des Monnaies, qu'il avait habité longtemps comme inspecteur général, et va se loger rue de Lille. Jusque-là, il était resté dans les rangs des constitutionnels; il avait fait partie du Club de 1789 et collaboré au Journal de Paris, à la Chronique de Paris, au Journal de la Société de 1789, à la Feuille villageoise; en se déclarant républicain, il se trouva séparé de presque tous ses anciens amis; mais ce ne fut pas pour s'enrôler sous la bannière des Jacobins, dont la plupart, d'ailleurs, ne voulaient pas de la République à ce moment. 
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Condorcet.
Condorcet (1743-1794), Statue du quai de Conti, à Paris. 
© Photo : Serge Jodra, 2010.

Son caractère l'éloignait de toute violence, et il espérait que par la seule force de la raison le principe de la souveraineté du peuple finirait par triompher. La question d'une réorganisation de l'instruction publique était une de celles qui passionnaient le plus les esprits : il inséra dans la Bibliothèque de l'homme public, en 1790 et 1791, quatre mémoires sur ce sujet; il préludait ainsi à l'important travail législatif qu'il devait bientôt entreprendre comme rapporteur du premier comité d'instruction publique, et qui est resté son principal titre de gloire devant la postérité. Ces mémoires traitent : de la nature et de l'objet de l'instruction publique; de l'instruction commune pour les enfants; de l'instruction commune pour les hommes; de l'instruction relative aux professions. Un cinquième mémoire, qui n'a pas été publié du vivant de l'auteur, est consacré à l'instruction relative aux sciences.

Lorsqu'il fallut élire la première assemblée législative chargée d'appliquer la constitution nouvelle, Condorcet se trouva désigné aux suffrages des électeurs parisiens comme l'un des représentants les plus en vue des principes révolutionnaires. Il entra donc à la Législative en qualité de député de Paris, et là, devenu membre du comité d'instruction publique, il se consacra avec ardeur à l'élaboration d'un plan d'organisation de l'enseignement national. Ce fut dans les séances des 20 et 21 avril 1792 qu'il présenta à l'Assemblée, au nom du comité, son célèbre Rapport, suivi d'un Projet de décret. Ce projet établissait cinq degrés d'instruction: les écoles primaires; les écoles secondaires (écoles primaires supérieures); les instituts (collèges); les lycées (facultés); et la Société nationale des sciences et des arts, chargée de la direction générale de l'enseignement. On a reproché à Condorcet d'avoir voulu, par la création de cette société, livrer l'enseignement aux mains d'une corporation qui fût devenue un État dans l'État; mais Daunou l'a justifié en rappelant qu'il s'agissait avant tout, pour Condorcet, de soustraire l'instruction publique à la dangereuse inférence du monarque : en constituant le corps enseignant en une corporation autonome :

« Condorcet, l'ennemi des rois, voulait ajouter dans la balance des pouvoirs publics un contrepoids de plus au pouvoir royal ». 
Le 25 mai, il compléta son rapport en présentant un Aperçu des frais que coûtera le nouveau plan d'instruction publique. Mais l'attention de l'Assemblée fut détournée par les graves événements qui se préparaient, et le projet de Condorcet dut être ajourné; il ne fut repris que par la Convention, qui en ordonna la réimpression et en fit la base des travaux de son propre comité d'instruction publique.

L'activité de Condorcet dans la Législative ne fut pas bornée aux questions d'instruction; il joua un rôle dans la plupart des grands événements qui signalèrent l'année si agitée d'octobre 1791 à septembre 1792. Il fut le rédacteur de la déclaration adressée par l'Assemblée, le 29 décembre 1794, aux gouvernements qui menaçaient la France; de l'adresse de l'Assemblée aux Français, du 16 février 1792; de l'exposé des motifs qui ont décidé l'Assemblée à prononcer la suspension du roi et à convoquer une Convention nationale (13 août 1792); de l'adresse de l'Assemblée aux citoyens français sur la guerre, du 4 septembre 1792. II s'était efforcé, au milieu des divisions qui s'accentuaient de plus en plus, de ne pas devenir homme de parti, et de rester un philosophe étranger aux passions, et uniquement occupé du bien public. Quoique sa ligne de conduite politique se fût, dans la plupart des cas, rapprochée de celle du parti girondin, il avait regretté la déclaration de guerre; il eût préféré une politique pacifique, si elle fût restée possible. II n'hésita pas, le 10 août, à voter pour la nomination de Danton comme ministre; bien que déjà en butte aux attaques d'une partie des démocrates parisiens, il croyait à la nécessité, à la possibilité de l'union, et y travaillait de tout son pouvoir. Plus tard, au plus fort des luttes entre la Gironde et la Montagne, il conserva cette attitude conciliante; et, parlant de ceux des Montagnards que certains Girondins voulaient expulser :

« Il vaudrait mieux, disait-il, essayer de les modérer que de se brouiller avec eux. »
Condorcet entra à la Convention, non comme représentant de Paris, où le parti montagnard dominait déjà, mais comme élu de cinq départements, l'Aisne, l'Eure, la Gironde, le Loiret et la Sarthe; il opta pour l'Aisne. Dans la nouvelle Assemblée il fut placé au comité de constitution, dont il allait devenir le membre le plus influent et le rapporteur, comme il l'avait été l'année précédente du comité d'instruction publique. Le procès de Louis XVI interrompit un moment les travaux législatifs. Condorcet émit l'opinion que la Convention ne devait pas s'ériger en tribunal, et que le jugement du roi devait être confié à un jury spécial nommé par les collèges électoraux; il vota néanmoins contre l'appel au peuple, se séparant ainsi du gros du parti girondin. (C'est par erreur que F. Arago dit le contraire dans sa biographie de Condorcet. Nous avons vérifié le fait dans le procès-verbal de la Convention.)

Puis, adversaire convaincu de la peine de mort, il se prononça pour la peine la plus grave qui ne fût pas la mort. Un mois après l'exécution de Louis XVI, les 15 et 16 février 1793, Condorcet put présenter à la Convention le projet de constitution élaboré par le comité dont il était l'organe. La discussion du projet ne commença que le 17 avril, et traîna en longueur, à cause des luttes quotidiennes qui déchiraient l'Assemblée et l'empêchaient de travailler. Les journées des 21 mai et 2 juin, qui eurent pour résultat l'expulsion des chefs de la Gironde, donnèrent à la Montagne la liberté d'action grâce à laquelle elle put imprimer à la Convention l'énergique impulsion qui sauva la France et la République : mais Condorcet n'avait pu approuver l'emploi de la violence contre la représentation nationale; et lorsqu'il vit le projet de constitution dont il était le principal auteur écarté et remplacé par celui qu'avait improvisé Hérault de Séchelles, il jugea que son devoir lui commandait de protester. 

La nouvelle constitution allait être soumise au vote populaire; Condorcet fit imprimer une brochure intitulée Aux citoyens français sur le projet de nouvelle constitution. Il y établit un parallèle entre les deux projets; et cherche à démontrer que le premier est le plus démocratique; il y insiste en particulier sur ce point que, dans le premier projet, le conseil exécutif, composé de sept ministres, est élu directement par les assemblées primaires; tandis que, dans le projet montagnard, le pouvoir exécutif est confié à un conseil de vingt-quatre membres élus par le Corps législatif, lequel conseil n'est pas un agent d'exécution, mais bien un véritable souverain, car son rôle est de nommer les ministres et de les surveiller; Condorcet déclare qu'un pareil système semble calculé pour conduire au rétablissement de la royauté. Sur la dénonciation de Chabot, qui signala l'écrit de Condorcet à l'indignation de ses collègues, la Convention décréta (8 juillet) qu'il serait mis en arrestation chez lui et que les scellés seraient apposés sur ses papiers. Condorcet jugea prudent de se mettre à l'abri; il trouva un refuge sûr chez la veuve du sculpteur Vernet, qui tenait une maison meublée au n° 21 de la rue Servandoni. De sa retraite, il écrivit à la Convention pour lui annoncer qu'il n'avait pas cru devoir obéir à son décret, et il renouvela en l'aggravant l'accusation déjà formulée dans sa brochure. 

« Je demanderai, dit-il, pourquoi l'on écarte avec tant de soin ceux dont les lumières et l'imperturbable républicanisme opposeraient une plus forte résistance au rétablissement de la royauté? Ne veut-on les renfermer dans les prisons, ne s'occupe-t-on à les préparer avec tout l'art des embastilleurs, que pour nous condamner au supplice d'entendre proclamer un roi? » 
On ne peut douter que Condorcet ne fût de bonne foi dans ses absurdes soupçons; telles sont les erreurs déplorables où les calomnies inventées par les haines des partis peuvent jeter les esprits les plus droits et les plus sincères!

Dans les premiers jours de sa réclusion volontaire, Condorcet prit la plume pour rédiger une justification politique qu'il n'acheva pas; il y renonça, sur la demande de sa femme, qui allait le visiter deux fois par semaine, pour se livrer à un travail qu'il projetait depuis longtemps, la préparation d'un livre sur les progrès de l'esprit humain. Il n'en put écrire que le programme, qui l'occupa durant plusieurs mois, et dont le manuscrit, pieusement conservé par sa veuve, fut imprimé en l'an III sous le titre d'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Les trois cents pages de cette Esquisse sont peut-être ce que Condorcet a laissé de plus remarquable; elles témoignent à la fois d'une admirable force d'âme, d'une étonnante variété de connaissances, et des vues les plus élevées et les plus neuves sur les sociétés humaines, leur passé et leur avenir. Un autre ouvrage occupa aussi les loisirs forcés de Condorcet dans sa retraite : c'est un livre élémentaire qu'il destinait aux écoles de la République, et qui fut imprimé en l'an VII sous le titre de Moyen d'apprendre à compter sûrement et avec facilité. Ce petit livre donna lieu à un regrettable débat entre Mme de Condorcet et le géomètre J. B. Sarret, qui avait épousé la veuve Vernet, et qui, ayant publié en l'an IV un traité d'arithmétique, se vit injustement accusé de s'être approprié le manuscrit de Condorcet pour le publier sous son nom : ajoutons qu'un verdict de l'Institut innocenta complètement Sarret de tout soupçon de plagiat.

Le décret du 3 octobre 1793, qui renvoyait devant le tribunal révolutionnaire quarante et un membres de la Convention du parti de la Gironde, comprenait nominativement Condorcet; contumace, il fut mis hors la loi, et ses biens confisqués. Il put néanmoins rester plusieurs mois encore dans sa retraite sans être inquiété. Un conventionnel montagnard, Marcoz, député du département du Mont-Blanc, habitait la même maison que lui; il avait reconnu le proscrit, et, loin de le dénoncer, il s'employa à lui procurer des livres.

Sarret nous a conservé, sur les occupations de Condorcet durant les derniers temps de sa vie, des détails intéressants, qui font voir combien le grand proscrit, uniquement soucieux du bien public, était resté étranger à tout sentiment de haine. Le conventionnel Marcoz, dit Sarret, transmit à plusieurs reprises au Comité de salut public, de la part de Condorcet, mais sans le nommer, des mémoires contenant des avis importants pour le succès de la guerre contre la coalition; il remit souvent aussi à Arbogast, membre du comité d'instruction publique, des problèmes de géométrie transcendante, que Condorcet proposait ou qu'il avait résolus. Ce fut probablement par l'intermédiaire du même Marcoz que Condorcet fit imprimer dans le Mercure français du 29 nivôse an II une Lettre de Junius à William Pitt; un autre écrit qu'il composa dans ce temps-là, Essai sur la dégradation physique des races royales, ne fut publié qu'après sa mort. Il en a été de même des admirables Avis d'un proscrit à sa fille, dont le ton éveille involontairement le souvenir de Marc-Aurèle.

Condorcet vivait ainsi dans une sécurité relative, lorsqu'un matin il reçut une lettre lui annonçant qu'on devait, peut-être le même jour, faire une perquisition dans la maison qu'il habitait et qu'on soupçonnait receler des fugitifs du Midi; cette lettre lui indiquait en même temps une autre retraite, chez l'ex-académicien Suard, qui habitait Fontenay-aux-Roses. Sur-le-champ, Condorcet quitta la maison de Mme Vernet, en plein jour, et, sous des habits d'ouvrier, réussit à sortir de Paris par la barrière du Maine; c'était le 5 germinal an II. (25 mars 1794). Il arriva à Fontenay, mais, pour des motifs qui n'ont pas été suffisamment éclaircis, il n'y trouva pas l'hospitalité espérée. Réduit à errer dans la campagne, il coucha deux nuits dans les carrières de Clamart; le 7 germinal, comme il était entré chez un aubergiste nommé Crépines pour y manger, sa pâleur et son air de fatigue éveillèrent les soupçons des personnes présentes; le comité de surveillance de Clamart, averti, le fit aussitôt arrêter et conduire à la prison de Bourg-la-Reine, où il fut écroué sous le nom de Pierre Simon, qu'il avait pris dans son interrogatoire. Le surlendemain, 9 germinal, le concierge de la prison le trouva, vers les quatre heures de relevée, mort dans sa cellule; l'officier de santé requis pour la levée du cadavre conclut à une apoplexie, à cause du sang qui sortait des narines, et écarta l'hypothèse d'un suicide; on a néanmoins supposé que Condorcet avait pu se donner la mort au moyen d'un poison que lui avait préparé le médecin Cabanis, et qu'il portait depuis quelque temps dans une bague.

Le sort tragique de Condorcet resta ignoré des siens pendant plusieurs mois; on le croyait, dit Sarret, passé en Suisse. L'histoire du prisonnier mort à Bourg-la-Reine étant venue enfin aux oreilles de ceux qui s'intéressaient au proscrit, l'identité de ce prisonnier avec Condorcet put être établie grâce à une montre et à un Horace trouvés sur le cadavre. L'acte de décès du prétendu Pierre Simon fut rectifié en ce sens par un jugement en date du 12 ventôse an III, rendu à la demande de Mme de Condorcet.

En l'an III, la Convention, sur la proposition de Daunou, voulant rendre hommage à la mémoire de l'illustre philosophe, décida de souscrire à 3000 exemplaires de son Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain, et de les faire distribuer « dans toute l'étendue de la République de la manière la plus utile à l'instruction ». (J. Guillaume).



En bibliothèque. - Les principaux ouvrages de Condorcet sont : Essai d'analyse, 1768, où il fit faire de nouveaux pas au calcul Intégral; Éloge des Académiciens (1666-99), 1773; Application de l'analyse aux décisions rendues du la pluralité des voix, 1786; Vie de Turgot, 1786, de Voltaire, 1787; Esquisse des progrès de l'esprit humain, 1795. Ce dernier ouvrage est le plus généralement connu; Condorcet le composa peu avant de mourir, pendant qu'il était caché et sans livres : c'est là surtout qu'il expose ses idées sur la perfectibilité. On a encore de lui : des articles dans l'Encyclopédie; des éditions des Pensées de Pascal, avec des notes de Voltaire, 1776-78, et des Lettres à une princesse d'Allemagne, d'Euler

La première édition des oeuvres soi-disant complètes de Condorcet fut publiée de l'an IX à l'an XIII, en 21 volumes in-8 (Brunswick et Paris) ; une nouvelle édition, plus complète, a paru de 1847 à 1849, par les soins de F. Arago, de Génin et du général O'Connor, gendre de Condorcet (Paris, 12 vol. in-8). Ses manuscrits sont déposés à la bibliothèque de l'Institut.

Sa femme, Sophie de Grouchy, soeur du maréchal, morte en 1822, a traduit la Théorie des sentiments moraux de Smith, 1798, et y a joint des Lettres sur la sympathie, adressées à Cabanis, son beau-frère.

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