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Histoire de la France
La Troisième République jusqu'en 1914
La Troisième République est née pendant la Guerre de 1870, à la suite de la bataille de Sedan, et la capture de l'empereur Napoléon III. L'Empire sans empereur ne chercha même pas à se défendre. La chute fut aussitôt le fait acquis. Le 4 septembre au matin, il n'y eut personne qui doutât qu'on serait le soir en république.

4 septembre 1870. 
La Chambre, réunie dans la nuit du 3 au 4, eut quelques heures pour faire l'économie d'une révolution. Elle se borna à entendre dans un morne silence la communication de Palikao sur le désastre, et la lecture, par Jules Favre, d'une motion de déchéance. Le lendemain, le Conseil des ministres décida de présenter un projet qui impliquait, lui aussi, la fin du régime : Conseil de régence et de défense nommé par le Corps législatif ; les ministres nommés parle Conseil, Palikao lieutenant général. Il ne se trouva personne pour soutenir le projet. Un ancien ministre du 2 janvier, Buffet, demanda à l'impératrice d'abdiquer; souvent mal avisée, elle n'avait pas cessé d'être ferme et fière sous l'épreuve; elle dit « qu'elle était prête à tout, sauf à déserter son poste ».

Thiers proposa alors de faire nommer par la Chambre, « vu les circonstances », une commission de gouvernement et de défense nationale, et, au plus tôt, de réunir une Constituante.

Gambetta eût voulu obtenir d'un vote de la Chambre le gouvernement nouveau; il appuya la proposition de Thiers qui eut la presque unanimité dans les bureaux; le terrain d'union était là. Mais la commission tarda à déposer son rapport et, entre temps, une foule où dominaient les bourgeois et les gardes nationaux pénétra dans le palais législatif, sans rencontrer de résistance. Par deux fois, Gambetta monta à la tribune, conjurant les envahisseurs de laisser se poursuivre la séance, « afin de rendre la déclaration de déchéance plus solennelle ».

Bientôt la foule déborda dans l'enceinte même des députés, occupant leurs places et réclamant la déchéance et la République. Le président Schneider quitta la salle. Alors Gambetta, remontant à la tribune, proclama la déchéance, «attendu que la patrie est en danger », et Jules Favre cria que la République devait être proclamée à l'Hôtel de Ville.
Ils s'y rendirent aussitôt, suivis par une foule immense, par un soleil radieux de septembre. Malgré l'horreur du désastre, cette foule était joyeuse, - Gambetta en eut le coeur serré, - parce qu'elle allait restaurer la République et qu'elle était pleine d'une foi mystique dans la victoire révolutipnnaire comme en 1792.

Les hommes du parti extrême, Delescluze, Millière, étaient déjà à l'Hôtel de Ville, prêts à prendre le pouvoir. Les députés de Paris proclamèrent la République, se firent acclamer « Gouvernement de la défense nationale ». C'est sous ce régime que fut poursuivie la guerre, jusqu'à la capitulation de la France en 1871. 

La guerre terminée, l'ère des désastres n'était pas terminée. Sa défaite laissait la France cruellement humiliée et ulcérée, frémissante et accablée, mais non point abattue. Elle aspirait à l'ordre et à la paix. Elle détestait les hommes et le régime qui l'avaient abusée et jetée à l'abîme; mais, peuple de propriétaires, de bourgeois et de fonctionnaires, la France demeurait encore monarchiste. Aussi bien, la guerre, brusque et courte, ne s'était pas établie sur le sol. Elle n'avait fait ni grands ravages d'hommes, ni atteint les couches profondes de la nation. Nulle denrée ne manquait, l'argent affluait. Ses ressources, ses réserves, sa vitalité demeuraient intactes. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier pour comprendre le désarroi, les velléités, les tâtonnements, les rancunes, les tactiques obliques et contraires, qui agitent les années qui suivent la guerre, qui les condamnent à n'être qu'une période d'attente, de conflits et d'impuissance.

Les préliminaires de paix (28 janvier 1871) stipulaient l'élection, au scrutin de liste, d'une Assemblée nationale. Elle fut nommée, le 8 février, dans la douleur de la défaite et la honte de l'occupation étrangère. Cette hâte explique, dès l'abord, sa composition et son caractère. Sur 750 membres, elle comptait. une demi-douzaine de bonapartistes impénitents; - un fort groupe de légitimistes, noms brillants, qu'on eût dit exhumés de la Société et des Chambres de 1820, honnêtes gens et de coeur droit, pleins de bons propos et de préjugés irréductibles -, et un parti nombreux d'orléanistes (propriétaires et industriels, hommes de loi, d'affaires ou de finances). On ne trouvait guère plus de cent républicains d'origine ou de doctrine, élus des grandes cités, des départements de l'Est qui ne pouvaient s'accommoder de l'invasion et de la défaite, et de ceux du Midi (Rhône et Méditerranée), qui ont accoutumé d'aller toujours à l'extrême. Le reste, venu des « classes libérales », était prêt à se rallier à la République, par réflexion ou par intérêt. 

Élue sans désordre et sans lutte, par une sorte de consentement unanime, l'Assemblée se réunit à Bordeaux, où s'était retiré, déjà, le gouvernement. Elle choisit, pour président, le républicain Jules Grévy, vote d'acclamation la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, ratifie les préliminaires de paix, investit Thiers d'un pouvoir provisoire, mais quasi absolu, transfère à Versailles le siège de l'Exécutif et du Législatif.  Elle se méfie donc de Paris. elle veut un guide et un chef, et, comme elle n'ose ni ne peut rappeler tout de suite celui de ses voeux, elle en choisit un qui a donné des gages à l'opinion, et de qui il est permis de penser qu'il tiendra la place sans l'usurper. Encore a-t-elle pris soin de marquer qu'elle ne lui confie le pouvoir exécutif « qu'en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France ». C'est la trêve des partis désignée sous le nom de « pacte de Bordeaux ».

La Commune.
Quoi qu'on en ait dit, cette Assemblée de ruraux, « élue en un jour de malheur », représentait vraiment, alors, la France. Mais il fallait compter avec les minorités, voire avec les individus. Tous les Français ne se résignaient pas à la paix. Non ceux de l'Alsace et de la Lorraine seulement, que cette paix livrait au vainqueur. D'autres expliquaient la défaite par l'ineptie ou la trahison. S'il ne lui est pas particulier, ce sentiment dominait parmi le peuple des villes, a l'imagination exaltée tour à tour par la joie, la souffrance et la colère. Il s'exaspérait à Paris, après cinq mois de siège. Il y a des causes à la « Commune » et elle a des excuses : espoirs toujours déçus ; un fantôme dérisoire de « gouvernement », qui ne savait que discourir, promettre et capituler; l'indiscipline en permanence, l'émeute à l'état latent; les privations, le chômage, la peur, la misère, la maladie, la faim même; la présence et les machinations d'une foule d'aventuriers, et aussi un patriotisme ombrageux, chagrin, fanfaron, fiévreux, mais sincère.

Le gouvernement de la Défense avait négligé de désarmer et dissoudre la garde nationale. Il avait laissé les « fédérés » enlever 200 canons des Champs-Élysées et les hisser aux buttes de Belleville et de Montmartre. Le 4 mars, les fédérés élurent un Comité central pour « résister aux tentatives contre la République », qui se saisit des dépôts d'armes et de munitions et les distribua aux sections. Au lieu d'agir sans retard et avec vigueur, l'Assemblée supprima la solde des gardes nationaux et le moratorium des dettes, celui des loyers, établis durant le siège. Le 18 mars seulement, Thiers, en qui le peuple parisien ne voyait que l'homme du réquisitoire contre « la vile multitude », ordonna à deux régiments de ligne de reprendre les canons de Montmartre. Ils ne rencontrèrent point de résistance; mais, faute d'attelage, ne purent ramener les pièces.

Ce délai permet aux fédérés d'accourir. Fatigués, sollicités, assaillis, menacés, copieusement abreuvés, les « lignards » font cause commune avec les émeutiers. Ceux-ci, maîtres de Montmartre, de la Villette et de Belleville, se répandent de tous côtés, enhardis par l'inertie et le désaccord des diverses autorités. Ils recrutent d'autres complices parmi la tourbe qui infeste la capitale, se saisissent des généraux Lecomte et Clément Thomas, incriminés, l'un de cruauté, l'autre de connivence avec l'ennemi, et les fusillent au coin d'un mur : une véritable « journée » de 93. Que restait-il à Thiers? Négocier? Étouffer l'insurrection naissante? Rien n'autorise à croire que s'il laissa le champ libre à la révolte, ce fut dans le calcul insidieux de lui permettre de s'étendre pour l'écraser ensuite par une répression terrible? Il aurait pu, du moins, ne pas abandonner aux rebelles l'enceinte et les forts élevés par ses soins en 1840, dont l'ennemi venait d'éprouver la force. Il laissa la Commune maîtresse de Paris, et un second siège commença  - sous I'oeil des Allemands.

La plupart des membres du Comité central n'ont été que des idéologues fumeux, des esprits superficiels barbouillés de socialisme marxiste qu'ils ne comprenaient pas véritablement, des jacobins attardés qui se réclamaient de la Montagne, des aventuriers sans capacités ni scrupules, héros de réunions publiques, de clubs, de brasseries, de petites feuilles, qui ne songeaient qu'à jouir du moment et des circonstances. Il y en eut, par contre, d'honnêtes, de sincères, de compétents, de laborieux. Mais nul programme arrêté, ou, pour tout programme, « I' autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de la France ». Partout, les rivalités, la jalousie, le soupçon, l'intrigue; chez presque tous les « délégués », une orgie de titres, d'uniformes, de galons et de parades; puis, avec la délaite, une rage de vengeance.

Thiers rallia les troupes fidèles et celles qui rentraient de captivité. Les « opérations » ne furent longtemps qu'escarmouches ou fusillades d'avant-postes, où s'usèrent la vigilance et l'ardeur des fédérés. Le 21 mai, les « Versaillais » se saisirent dune porte et, presque sans coup férir, des riches quartiers de l'Ouest. Mais la lutte se ralluma au Centre et devint féroce, dans les faubourgs ouvriers de l'Est, hérissés de barricades. Furieux d'une défaite inévitable, les rebelles assassinèrent l'archevêque de Paris, des magistrats, des prêtres, détenus comme otages, embrasèrent les Tuileries, la Cour des Comptes, l'Hôtel de Ville. Comme le combat, la répression fut sans pitié. Après que Paris eut été, dans les derniers jours de mai, emporté rue par rue. les conseils de guerre condamnèrent à mort ou déportèrent des milliers de personnes.

Alors Thiers - nommé président de la République (août 1871). sans que la République eût été proclamée, - et l'Assemblée, jugeant l'ordre rétabli et la société sauvée, se mirent résolument à l'oeuvre de restauration. Ils travaillèrent beaucoup, prirent des mesures rigoureuses, nécessaires au salut public. Il est juste de les associer dans l'oeuvre de relèvement inespéré, et, pourtant, si rapide. Pas de réformes fiscales improvisées, mais simplement des impôts nouveaux : loi militaire du 27 juillet 1872, amorçant enfin le service personnel obligatoire, par tirage au sort.

De 1871 à 1879.
Pendant ce temps, les négociations avaient continué pour un traité définitif entre la France et l'Allemagne, d'abord à Bruxelles, puis à Francfort. Il fut signé dans cette dernière ville, le 10 mai. Nous obtenions un plus grand rayon autour de Belfort, en échange de quelques communes cédées dans la Moselle; mais la Prusse, prétendant que la guerre civile diminuait la sûreté de son gage, aggravait les conditions financières : ce n'était plus après le paiement du premier, mais après celui du troisième demi-milliard qu'elle devait évacuer les forts situés au Nord de Paris et les départements voisins de la capitale.

Depuis la réduction du parti insurrectionnel, Paris reçut une nouvelle organisation. Un gouverneur militaire y fut établi, exerçant l'autorité que confère l'état de siège; pour l'administration civile, un préfet de la Seine fut replacé à la tête de Paris, mais avec l'assistance d'un conseil municipal de 80 membres, un par quartier (élections du 23 juillet). L'Assemblée nationale maintint à Versailles le siège du gouvernement, mais changea le titre de chef du pouvoir exécutif que portait Thiers en celui de président de la République française, et donna aux pouvoirs du, président une durée égale à la sienne.

L'administration de Thiers fut conciliatrice, le ministère composé de modérés des différents partis, l'armée réorganisée, la tranquillité et la confiance rétablies si promptement, que 2 emprunts, l'un de 2 milliards, l'autre de 3 milliards, purent être émis et plusieurs fois couverts non seulement par des souscriptions françaises, mais aussi par des demandes étrangères. Thiers, pensant qu'il fallait à la France un gouvernement stable, demanda, dans son message du 13 octobre 1872, que l'Assemblée organisât définitivement la république Les partis monarchiques, irrités, cherchèrent alors à le ren verser. Profitant de la faute du parti radical qui avait fait nommer à Paris Barodet contreRémusat, ami personnel du président, 106 députés demandèrent que le gouvernement adoptât une politique résolument conservatrice. L'Assemblée s'étant prononcée à une majorité de 16 voix contre Thiers, celui-ci donna sa démission, 21 mai 1873, et fut remplacé par le maréchal de Mac-Mahon; le duc de Broglie fut le principal ministre.

Le nouveau gouvernement profita d'abord des succès préparés par celui qui l'avait précédé. L'emprunt permit de devancer le paiement total de l'indemnité de guerre, dont le dernier terme fut acquitté le 5 septembre, et les Allemands évacuèrent la France. Cet heureux événement, joint à la fusion, c'est-à-dire à la réconciliation opérée peu auparavant entre les 2 branches de la maison de Bourbon (visite du comte de Paris au comte de Chambord, 5 août , fit espérer aux monarchistes, maîtres du pouvoir, le rétablissement de la royauté légitime. Mais le comte de Chambord ayant refusé d'accepter des conditions et surtout le drapeau tricolore, Mac-Mahon dut, comme Thiers, demander a l'Assemblée de donner au gouvernement un caractère de stabilité. Le 19 novembre, son titre et son pouvoir furent prorogés pour 7 ans, et, le 4 décembre, une commission de 30 membres fut chargée d'élaborer les lois constitutionnelles.

Cependant l'inquiétude persistait dans le pays; on ne voyait établi qu'un pouvoir personnel, le Septennat, attaqué sans cesse par ceux-mêmes qui l'avaient proclamé dans l'espérance qu'il céderait prochainement la place au gouvernement préféré par eux. Quand le ministère de Broglie essaya de présenter un projet de loi sur l'organisation d'une première Chambre, il fut renversé par la coalition des divers partis irrités contre lui, 16 mai 1874, et un nouveau cabinet constitué sous la présidence du général de Cissey, 23 mai. Cette impuissance des partis extrêmes, les élections partielles presque partout favorables aux républicains et l'esprit de modération dont ce dernier parti comprenait de mieux en mieux la nécessité, amenèrent la formation d'une majorité nouvelle, composée des centres et de la gauche modérée. En même temps, l'appel pressant fait par le président de la république à l'Assemblée (message de novembre 1874) de voter les lois constitutionnelles qu'il jugeait nécessaires au bien du pays, décida le vote de la constitution du 25 février 1875, complétée par la loi organique du 30 novembre. Un nouveau ministère, sous la direction de Buffet, fut choisi pour présider à cette organisation nouvelle. La loi électorale, la loi sur la transmission des pouvoirs publics, furent votées; et l'année 1876 vit la France en possession d'un gouvernement régulier.

Toutefois l'accord ne s'établit pas immédiatement entre les pouvoirs publics. Les élections de février 1876 avaient amené à la Chambre une majorité républicaine, tandis qu'au Sénat, la majorité appartenait aux monarchistes, divisés entre eux, mais d'accord dans leur hostilité contre la république. Mac-Mahon sembla d'abord vouloir gouverner avec la majorité républicaine de la Chambre; Buffet, qui avait échoué dans 4 circonscriptions, fut remplacé par 2 ministères, où dominait l'élément républicain (ministère Dufaure, 9 mars 1876; ministère Jules Simon, 13 décembre 1876). Mais, cédant aux conseils de son entourage, le président congédia Jules Simon, 16 mai 1877, et forma, sous la présidence du duc de Broglie, un cabinet tout entier légitimiste et bonapartiste (Fourtou, intérieur; Decazes, affaires étrangères; Brunet, de Meaux, etc.). La majorité vota, à la majorité de 363 voix, un ordre du jour de défiance. La Chambre fut alors prorogée puis dissoute par le Sénat, sur la demande du gouvernement, 25 juin, qui, en l'absence des Assemblées, exerça une espèce de dictature. Il révoqua un grand nombre de fonctionnaires, multiplia les procès de presse et usa de tous les moyens pour peser sur les élections. Ses efforts échouèrent contre la prudence et la discipline du parti républicain, dirigé par Thiers, et, après sa mort, par Gambetta. Les élections du 14 octobre lui donnèrent une victoire complète dans la Chambre des députés, et celles du 4 novembre dans les conseils généraux et d'arrondissement. Mac-Mahon déclara d'abord que dans aucun cas il ne céderait, qu'il irait jusqu'au bout, 8 novembre, et il forma un nouveau ministère composé de membres étrangers aux Chambres, sous la présidence du général de Rochebouet, dont les premières mesures semblèrent annoncer les préparatifs d'un coup d'État. On était à la veille d'une guerre civile, la Chambre ne voulant pas même entrer en relations avec le ministère et menaçant de refuser le budget. Devant l'attitude du Sénat et du pays, Mac-Mahon dut céder et former un nouveau ministère Dufaure, 18 décembre. L'année 1878 s'ouvrit sous de meilleurs auspices. L'Exposition universelle fut inaugurée le 1er mai, et Paris célébra la fête du 30 juin au milieu d'une allégresse universelle.

Les élections de janvier 1879 ayant amené au Sénat une majorité républicaine, le maréchal de Mac-Mahon donna sa démission En quelques heures et sans aucune agitation, la transmission des pouvoirs fut accomplie. Le Congrès s'assembla et nomma Jules Grévy président de la république, 30 janvier 1879. Le Sénat, la Chambre des députés et le pouvoir exécutif se trouvèrent pour la première fois dévoués d'un commun. accord au gouvernement républicain.

La République organisée. 
Quelques épisodes seulement se détachent d'une toile de fond assez monotone. C'est que la France besogne, qu'elle s'enrichit par le travail plus qu'à aucune autre période de son existence jusqu'alors, et que les assemblées, à travers les disputes et les crises, s'appliquent à consolider et à améliorer les institutions libres, à développer l'instruction, à favoriser l'industrie et l'agriculture, à mettre plus de justice dans l'impôt, à réaliser plus de solidarité sociale, à organiser la défense nationale pour toutes les éventualités, à étendre le domaine colonial.

Gambetta disparu et Ferry écarté de la grande scène, les hommes n'ont pas plus de relief que les événements. La démocratie est niveleuse.

Quand Michelet aborde l'histoire de Bonaparte, il se plaint de dire adieu aux idées, à la nation : « je vais m'occuper d'un homme » Par contre, l'Anglais Carlyle pense que «  l'histoire de ce que l'homme a accompli en ce monde, c'est au fond l'histoire des grands hommes qui ont travaillé ici-bas ».

La présidence de Grévy.
De 1879 à 1886, les républicains, fidèles au programme qu'ils avaient soutenu sous l'Empire et sous l'ordre moral, en firent la loi de la République.

D'abord, « les libertés nécessaires », selon le mot de Thiers, la liberté entière de réunion et la liberté de la presse dont les délits ne furent plus justiciables que du jury; puis, les lois d'enseignement : l'obligation, la gratuité, la laïcité de l'instruction primaire; la création de collèges de filles; l'obligation pour les instituteurs congréganistes dans leurs écoles d'être pourvus du même brevet de capacité que les instituteurs laïques; le retrait de la collation des grades accordée par l'Assemblée nationale aux Facultés et Universités cathoIiques.

Les lois sur la presse et sur les réunions ne rencontrèrent que peu de résistance. Au contraire, la droite s'opposa de toutes ses forces aux lois qui furent présentées et soutenues par le nouveau ministre de l'Instruction publique, Jules Ferry. Elles ont gardé son nom.

Les lois Ferry.
Après Gambetta. l'homme de beaucoup le plus considérable de la génération républicaine qui avait succédé à celle de 1848, Ferry avait été comme lui député
au Corps législatif et membre du gn vernement de la Défense où il eut le poste le plus ingrat : la mairie de Paris pendant le siège.

Une certaine âpreté de pensée et de langage, qu'il semblait tenir de son pays natal des Vosges, éloignait de lui la popularité; mais il ne la recherchait pas, avait de ses devoirs civils une conception à la romaine et, quand il avait arrêté ses idées, les défendait avec une énergie irréductible.

Comme l'Eglise avait toujours prétendu à diriger l'éducation de l'enfance et de la jeunesse et comme les lois nouvelles allaient la diminuer au profit de l'Etat et de la société civile, Ferry supporta le poids le plus lourd de la guerre anticléricale que Gambetta avait déclarée à la veille du 16 mai.

Gratuité, obligation, laïcité.
La grande oeuvre de l'enseignement primaire, commencée sous la monarchie de Juillet par Guizot et continuée sous l'Empire par Victor Duruy, avait déjà rencontré à ses débuts l'hostilité du clergé. Les lois de Ferry  (L'Ecole obligatoire, gratuite et laïque) s'inspiraient du plan dont Condorcet avait saisi la Convention. On peut résumer comme suit le grand débat dont elles furent l'objet.

« L'école gratuite sera ruineuse pour l'Etat et les communes.» - « Où ferait-on, réplique Ferry, l'apprentissage de l'égalité si ce n'est à l'école? Veut-on y établir une distinction injurieuse entre les riches et les pauvres? » - L'obligation sera une tyrannie. » - « Votre principe, demande Ferry, serait-il qu'il vaut mieux ne pas lire des livres qui ne sont pas conformes à une doctrine? » - « L'école neutralisée, l'enseignement religieux étant réservé aux familles, ce sera l'école sans Dieu, l'école contre Dieu. » - « Charger l'instituteur d'enseigner les devoirs envers Dieu, à côté du prêtre qui a la même mission, n'est-ce pas, demande Ferry, instituer l'un en face de l'autre deux professeurs de religion? Ne se contrediront-ils jamais? Espérez-vous rencontrer dans nos soixante mille écoles soixante mille vicaires savoyards? »
Les lois furent votées. Moins de vingt ans après, la proportion des conscrits illettrés était tombée de 26 à 5 pour 100.

L'article VII. 
La bataille la plus vive fut livrée sur l'article VII de la loi sur l'enseignement supérieur. C'était la reproduction presque textuelle de l'ordonnance du 16 juin 1828 que Martignac avait fait rendre par Charles X : l'interdiction d'enseigner à tous les degrés pour les membres des congrégations non autorisées, donc pour les jésuites.

La Chambre vota l'article, malgré l'opposition de quelques républicains du centre (Bardoux, Ribot); Jules Simon fit rejeter par le Sénat comme « injuste » et « souverainement impolitique » (8 mars 1880).

Les décrets.
Freycinet, qui venait de remplacer Waddington à la présidence du Conseil, prit aussitôt deux décrets le premier qui enjoignit aux Jésuites de se dissoudre dans le délai de trois mois, le second qui accordait trois mois aux autres congrégations pour déposer une demande d'autorisation.

Le premier décret fut appliqué à la date fixée, après quelques bagarres. 

« Les monarchies les plus modérées avaient eu maintes fois à sévir contre la fameuse Société; les royalistes étaient l'âme de la milice qui menait la bataille contre la République »;
Freycinet, pour ces raisons, n'eut aucune hésitation à frapper les Jésuites.

Il n'en alla pas de même pour les dominicains, les bénédictins, les franciscains et, surtout, les congrégations de femmes. Freycinet, d'autant plus conciliant qu'il était protestant et s'inquiétait d'être, même à tort, accusé de persécuter les catholiques, eût voulu, avec raison, ajourner l'exécution du second décret. Les autres ministre; s'y opposèrent. Freycinet se retira et fut remplacé par Jules Ferry.

Le pouvoir « occulte » de Gambetta.
Gambetta, après avoir été le grand électeur de Grévy à la présidence de la République, lui avait succédé à la présidence de la Chambre, poste d'attente où son génie actif fut mal à l'aise.

Il tenait une place trop considérable dans l'opinion pour que les ministres ne prissent pas ses avis; « son ombre, dit l'un d'eux, se projetait sur le gouvernement ». Ses adversaires, monarchistes et intransigeants, eurent vite fait de dénoncer, comme un « pouvoir occulte », qui gênait la pratique correcte du régime parlementaire, l'influence que ses amis appelaient « la dictature de la persuasion  ».

L'extrême gauche de la Chambre (Louis Blanc, Clémenceau) lui devint ouvertement hostile : son tempérament méridional, tout en dehors, s'accommoda mal avec le caractère réservé de Grévy, Jurassien tout en dedans.

Il descendit à plusieurs reprises du fauteuil présidentiel pour prendre sa responsabilité dans la bataille des partis.

L'amnistie.
Malgré des grâces nombreuses et des amnisties partielles, la question du pardon total des condamnés de la Commune continuait à émouvoir la démocratie avancée. L'intervention de Gambetta arracha à la Chambre le vote de l'amnistie plénière. A la veille du jour où, pour la première fête nationale fixée à l'anniversaire de la prise de la Bastille, l'armée va recevoir de nouveaux drapeaux, il faut, « pour qu'il n'y ait qu'une France », faire disparaître « ce haillon de guerre civile » (juillet 1880}.

« La justice immanente ». 
L'esprit de parti exploita un discours qu'il prononça à Cherbourg. Il y avait évoqué « les heures sinistres » de la défaite : « Nos coeurs dit-il, ne battent pas pour un idéal sanglant »; « les grandes réparations peuvent sortir du droit »; « attendons de savoir s'il y a dans les choses une justice immanente qui vient à son jour et à son heure ». Le discours fut dénoncé par les journaux comme imprudent et « belliqueux ».

Le scrutin de liste. 
Enfin, comme il avait fait pour l'amnistie, il enleva le vote de la Chambre pour la réforme électorale. De mauvaises moeurs politiques naissaient déjà du « régime parcellaire appliqué au suffrage universel »; la France ne peut reconnaître son image « dans le miroir brisé du scrutin d'arrondissement ». Il fit rétablir le scrutin de liste.

Le Sénat avant maintenu le scrutin d'arrondissement, le gros du parti républicain réclama la revision de la Constitution, qui comprenait alors la loi électorale du Sénat.

Gambetta se prononça pour la révision, suivi bientôt par Ferry et par Freycinet.

Ministère Gambetta
Le ministère, qu'il constitua au lendemain des élections, ne fit que passer; il dura trois mois (novembre 1881 - janvier 1882). Le grand républicain prenait le pouvoir trop tard, ou encore trop.

L'opinion s' attendait à le voir grouper autour de lui les vétérans de la République; ceux-ci se dérobèrent  il s'entoura d'hommes d'un grand mérite, qui furent portés par la suite au premier rang, mais qui n'avaient pas encore été aux affaires (Waldeck-Rousseau, Paul Bert, Rouvier, Raynal). L'application qu'il fit de son principe : « On gouverne avec un parti, on administre avec des capacités »; le choix du général de Miribel pour l'état major et de Weiss pour la direction politique des Affaires étrangères, cette sorte « d'édit de Nantes des partis », mirent les sectaires en méfiance. On l'accusa de tendre à la dictature. Enfin, son projet d'inscrire dans la Constitution révisée le principe du scrutin de liste coalisa contre lui l'extrême gauche, nombre de radicaux et la droite.

Il fut renversé par 268 voix contre 218, toutes républicaines. Grévy rappela Freycinet.

Mort de Gambetta. 
Les temps qui suivirent, où il connut l'ingratitude des hommes, furent pénibles. Il s'affligea de voir pratiquer à l'intérieur une politique de « déférence », quand gouverner, c'est conduire, et compromettre en Egypte, où avait éclaté une insurrection » de casernes » contre la tutelle européenne, sa politique d'entente avec l'Angleterre.

La dernière fois qu'il parut à la tribune, ce fut pour conseiller de ne pas abandonner à l'Angleterre « des territoires où nos droits étaient égaux aux siens », - l'Egypte où, étant allée sans la France, elle resta, - cependant de ne jamais rompre l'alliance anglaise et, encore, de moins parler de l'étranger (Bismarck) pour la détermination des calculs de la politique. Il contribua à renverser Freycinet.

Vers la fin de l'année (1882), l'opinion lui revenait avec force lorsqu'il se blessa en maniant un revolver. Sa santé, déjà éprouvée, s'aggrava vite des suites de l'accident. Il mourut le 31 décembre, à peine âgé de quarante-quatre ans. Ceux qui connaissaient son grand coeur et sa pensée constante de rendre à la France les provinces perdues, dirent de sa mort : « C'est une défaite. » Le gouvernement décréta des funérailles nationales et Paris lui fit un cortège magnifique, avec, en tête, les délégations de Strasbourg et de Metz.

Second ministère Ferry.
Les républicains s'étaient de nouveau divisés, non pas à la mode anglaise, en deux grands partis, mais en plusieurs groupes, depuis l'extrême gauche, avec Clémenceau pour orateur, jusqu'au centre gauche, où Ribot prit la succession de Dufaure. Le gros des radicaux suivait deux députés de Paris, Brisson et Floquet.

Les partis monarchiques restèrent unis pour la défense de la liberté religieuse. Depuis la mort du prince impérial, tué en Afrique australe où il servait dans l'armée anglaise, les bonapartistes s'étaient divisés, les uns avec le prince Jérôme qui se disait républicain, les autres avec son fils, le prince Victor. Les royalistes reconnurent le comte de Paris après la mort du comte de Chambord (1883); pourtant une minorité commença à écouter les avis du nouveau pape, Léon XIII, qui allait, un peu plus tard, conseiller ouvertement le ralliement à la République.

Les amis de Gambetta appuyèrent Ferry quand il fut rappelé au pouvoir (février 1883). Imbu de l'esprit de gouvernement, il tint tête pendant deux ans aux attaques des partis extrêmes.

La loi de révision, qu'il fit voter, mit hors de la Constitution les articles relatifs au mode électoral du Sénat et décida que la forme républicaine du gouvernement ne pourrait plus faire l'objet d'une proposition de révision. Les sénateurs inamovibles seront supprimés par voie d'extinction; les sénateurs désormais élus par des délégués en nombre croissant selon l'importance des communes.

La politique coloniale.
Le nom de Jules Ferry est resté associé à l'entreprise coloniale qu'à l'oeuvre éducatrice de la France au XIXe siècle. Pour le Tonkin, il a été renversé du pouvoir sous les huées, il a connu les bas-fonds de l'impopularité. 

Toutefois il n'entra pas dans ses entreprises coloniales avec un dessein arrêté comme il l'avait fait pour les lois scolaires. Il en a été loué à tort et blâmé à tort. Et il ne chercha pas davantage à distraire la France de ses ambitions nationales et à lui faire oublier l'Alsace et la Lorraine en Afrique et en Asie; par contre, ses adversaires, de droite ou d'extrême gauche, les mêmes qui avaient lancé le mot perfide : « Gambetta, c'est la guerre », ne cherchaient pas à concentrer tous les efforts de la politique contre l'Allemagne.

La vérité est plus simple : ce furent les circonstances, des nécessités pressantes qui, chaque fois, déterminèrent Ferry; les entreprises une fois engagées, il s'y donna tout entier. La violente opposition qu'il rencontra, quand elle ne fut pas dictée par des motifs de politique intérieure, procéda des mêmes imprévoyances qui entravèrent Colbert et perdirent Dupleix.

Développement de l'Algérie.
L'Algérie, conquise sous la monarchie de Juillet, militairement organisée sous le second Empire, soumise au régime civil par un décret du Gouvernement de la Défense nationale, avait été progressivement mise en valeur au profit des colons venus principalement de France par un important effort, sans qu'il fût exempt d'erreurs et de fautes. En moins d'un demi-siècle, un demi-million de Français avait fait de l'ancien Etat barbaresque un prolongement africain de la France, sa population indigène, bien que placée dans un état de relégation, avait doublé et ses richesses presque centuplé.

Enclavée entre le Maroc et la Tunisie, la France voulut chercher à étendre son influence à l'ouest comme à l'est. Ne fût-ce que pour assurer la tranquillité aux frontières et empêcher ces clefs la possession africaine de tomber entre des mains étrangères, la double action fut menée.

Expédition de Tunisie. 
La conquête de la Tunisie fut entreprise sous le premier ministère Ferry (avril-septembre 1881) pour mettre fin aux incursions d'une tribu de pillards, les Kroumirs, et, aussi, pour couper court aux intrigues des Italiens. Ils avaient jeté les yeux sur cette vieille terre punique et romaine afin de s'assurer la maîtrise du passage central de la Méditerranée.

L'expédition fut vivement menée. En moins d'un mois, les généraux Forgemol, Delebecque et Logerot mirent les tribus en déroute; le traité du Bardo (ou de Kasar Saïd), préparé par le consul général Roustan, établit le protectorat français sur la Régence.

Gambetta écrivit à Ferry : 

« Il faut bien que les esprits chagrins en prennent leur parti, un peu partout - même au dedans - la France reprend son rang de grande puissance. »
A l'automne, le général Saussier réprima, presque sans coup férir, une insurrection qui avait éclaté à la suite du rappel prématuré d'une partie importante des troupes; il occupa la ville sainte de Kairouan, Gafsa et Gabès, et pacifia, en deux mois, toute la Régence.

A la Chambre, il fallut l'intervention de Gambetta pour faire ratifier le traité du Bardo. L'extrême gauche avait déposé une demande d'enquête contre Ferry qu'on appelait « le Tunisien  », comme on allait l'appeler  « le Tonkinois  », et autrement que Scipion avait été surnommé « l'Africain  » ou Claudius « le Germanique » (novembre 1881).

Le cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage, mit au service du protectorat son énergie et ses « Pères blancs ».

Expédition du Tonkin. 
La conquête du Tonkin fut, pareillement, la conséquence des établissements français antérieurs dans la péninsule indochinoise (L'histoire du Vietnam).

A la suite de l'occupation de la Cochinchine, le lieutenant de vaisseau Francis Garnier et le commerçant Jean Dupuis cherchèrent des routes vers la riche province du Yunnan par les vallées du Mékong et du Fleuve Rouge. Cette dernière route avant été reconnue comme la meilleure, Garnier s'établit, en 1871, dans le delta du Tonkin. Après la mort de ce conquistador, tué dans une embuscade, le delta fut rendu à l'empereur d'Annam qui s'engagea à ouvrir à la France la navigation du fleuve.

Les engagements du traité de Saïgon ne furent pas tenus, et, en conséquence, le delta du Tonkin fut occupé à nouveau. L'empereur d'Annam appela au secours les Pavillons Noirs, grandes compagnies de pirates et de mercenaires qui vivaient sur les populations paisibles du sud de la Chine. Ils envahirent le Tonkin et mirent le siège devant Hanoï. Le commandant Rivière fut tué dans une sortie (mai 1883).

Ferry n'hésita pas davantage devant les Pavillons Noirs que devant les Kroumirs. L'amiral Courbet eut vite fait de forcer l'entrée de la rivière de Hué et d'imposer à l'empereur d'Annam l'abandon du Tonkin (août 1883).

La guerre contre la Chine dura deux ans. L'entreprise, tout le temps battue en brèche à la Chambre et au Sénat, ne fut pas conduite avec les forces qu'il eût fallu. Au lieu d'une expédition importante, on envoya successivement des « petits paquets ». On apprit aussi trop tard à se méfier des subtilités de l'insaisissable diplomatie chinoise.

Après la prise de Son-Tay et de Bac-Ninh, la Chine s'était engagée, par le traité de Tien-Tsin, à évacuer le Tonkin , elle n'en donna pas l'ordre à ses troupes. L'attaque surprise, au défilé de Bac-Lé, d'une petite colonne qui allait occuper Lang-Son, fit rebondir la guerre.

L'amiral Courbet ayant franchi les passes de la rivière Min, bombardé Fou-tchéou et détruit la flotte chinoise, les négociations reprirent, mais, de la part de la Chine, avec l'arrière-pensée , disait lord Granville, que « des incidents parlementaires ou autres » mettraient fin à l'entreprise et que « la France s'en lasserait ».

L'affaire de Lang-Son.
Entre temps, l'amiral Courbet débarqua à Formose (Taiwan), l'interdiction du transport du riz menaça la Chine de famine, la résistance du commandant Dominé à Tuyen-Quan, arrêta une invasion de Pavillons Noirs. Le général de Négrier, ayant occupé Lang-Son et enlevé Dong-Dong, aborda les provinces méridionales de l'Empire (février 1885). Le gouvernement de Pékin se décida alors à demander la paix et, cette fois, « avec le désir sincère de  traiter ».

Les pourparlers, conduits en secret par l'intermédiaire de sir Robert Hart, directeur des douanes, étaient à la veille d'aboutir quand Négrier se heurta au nord de Lang-Son à une armée chinoise et fut grièvement blessé au début de la rencontre. Le colonel Herbinger, ayant pris le commandement, perdit la tête et ordonna la retraite dans le même temps que les Chinois, se croyant battus, se retiraient en toute hâte.

« L'échec n'était rien » (Lyautey, Lettres du Tonkin). Le général en chef, Brière de l'Isle, manqua, lui aussi, de sang-froid  il télégraphia qu'il espérait « pouvoir défendre tout le delta ». (18 mars).

Chute de Ferry. 
Ferry eût pu dissimuler la dépêche pendant quelques jours; il eût évité que l'affolement se répercutât à Paris. Avec sa probité coutumière, il saisit la Chambre d'une demande de crédits de 200 millions. Feinte ou non, la pire « panique » de Lang-Son eut pour théâtre le Palais Bourbon.

« Tout débat est fini entre nous, dit Clemenceau à Ferry, nous ne voulons pas vous connaître; ce ne sont plus des ministres que j'ai devant moi, ce sont des accusés de haute trahison sur lesquels la main de la loi ne tardera pas à s'abattre. "
Ribot ne fut guère moins sévère : 
« Vous ne pouvez à cette heure que vous retirer; vous le devez à la République à qui vous venez d'infliger la première humiliation. »


Ferry  fut renversé, par 306 voix contre 149 (30 mars).

Paix avec la Chine. 
Le lendemain (31 mars), Ferry reçut un télégramme de Hart annonçant que le gouvernement chinois, quoique informé de l'évacuation de Lang-Son, acceptait les propositions françaises. Il fit aussitôt ratifier par le président de la République la convention qui reconnaissait à la France la possession du Tonkin et le protectorat de l'Annam.

Freycinet qui lui succéda (7 avril) comme ministre des Affaires étrangères, dans un cabinet présidé par Brisson, n'eut plus qu'à porter aux Chambres l'instrument diplomatique, signé à Pékin le 6 avril.

Mais si aveugles étaient les passions que l'évacuation du Tonkin et de l'Annam ne fut repoussée, quelques mois après, (sur une demande de crédits) qu'à une voix de majorité. Un seul membre de la droite eut le sentiment de la politique coloniale : l'évêque Freppel, d'ailleurs alsacien.

Madagascar
La conquête de Madagascar, où le premier établissement français (Fort-Dauphin) date de Richelieu, fut également amorcée par Ferry (1883-1885). L'amiral Miot se préparait à frapper un grand coup à Tananarive quand la panique parlementaire de Lang-Son découragea pour quelque temps les entreprises coloniales. Il se contenta de signer un accord qui, sans prononcer le nom, institua une sorte de protectorat.

La constante déloyauté des Hovas, oppresseurs depuis le mile siècle du fond paisible de la population indigène, fit reprendre l'expédition dix ans plus tard (1885). Le général Duchêne monta à Tananarive où il établit un régime de protectorat; l'année suivante, à la suite d'une insurrection des Hovas, vite réprimée par le général Gallieni, l'île fut
déclarée colonie française.

Gallieni abolit l'esclavage, ouvrit des écoles, construisit des milliers de kilomètres de routes et de voies ferrées, créa le grand port de Diégo-Suarez. L'île se transforma sous son gouvernement, comme avait fait le Sénégal sous celui de Faidherbe et le Tonkin sous celui de Paul Bert, comme fera le Maroc sous celui de Lyautey. 

Soudan et Afrique orientale. 
On retrouve encore Ferry à l'origine des entreprises qui s'ébauchèrent, entre 1882 et 1885, au Sénégal pour ouvrir au commerce la vallée du Niger et relier à travers le Sahara les possessions françaises de l'Afrique méditerranéenne aux anciennes possessions africaines sur l'Atlantique.

Les "Indes Noires".
Le Soudan, les territoires du golfe de Guinée, les oasis du Touat, la Mauritanie, les territoires du Tchad et du Chari, le Congo, l'Afrique occidentale française et l'Afrique équatoriale française, seraient, imaginait-on alors, les Indes noires du XXe siècle. Des conférences internationales réglèrent la répartition progressive de l'Afrique, qu'un pape partageait autrefois, d'un coup de plume et d'un signe de croix, entre le Portugal et l'Espagne.

Pendant près d'un quart de siècle, explorateurs et chefs militaires se lancèrent à la découverte et à la conquête de l'immense étendue, pleine de mystères et d'espérances.

L'esprit d'aventures l'emporta alors sur cette sorte de crainte, fille de la défaite, qui avait mis la France en défiance d'elle-même aux premiers temps de l'oeuvre coloniale de la troisième République. La nation s'était crue faible; de nouveau, elle se sentit forte. On voulut voir aussi dans la politique coloniale  le prolongement nécessaire de la politique industrielle. L'Afrique, plus encore que l'Asie, offrait des possibilités indéfinies de conquête.

Des pages épiques racontent ces entreprises - Flatters, puis Foureau et Lamy au Sahara, Binger à la boucle du Niger, Archinard au Ségou, Gouraud au Kong et au massif de l'Adrar, Joffre et Bonnier à Tombouctou, Dodds au Dahomey, Savorgnan de Brazza au Congo et sur l'Oubangui, Monteil et Marchand dans leurs traversées, l'un du Congo au golfe de Gabès, l'autre du Niger au Nil, Largeau dans l'Ouadaï et au Barkou.

L'entreprise coloniale a reposé sur des arguments eux-même sous-tendus par idéologie délétère On s'appropriait des terres et des pays au nom de la civilisation. Il y avait des peuples prétendument supérieurs à d'autres, dont on affirmait qu'il était légitime de les civiliser. Mais il convient de noter ici que cette idéologie n'était pas admise par tous. Ainsi Clémenceau pouvait-il écrire, dès 1885 : 

" Races supérieures, races inférieures? C'est bientôt dit. Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu les savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure".
D'autres, comme Jaurès combattirent très tôt le colonialisme au nom de l'antimilitarisme. Mais tout cela n'avait que peu de poids au regard des richesses que l'on espérait s'approprier simplement en arguant d'une légitimité fabriquée sur mesure.

Révisionnisme et populisme. 
Les ministères de concentration. 
Le ministère Brisson, mal vu de la Chambre qui le rendait responsable du succès des conservateurs, ne put faire passer les crédits pour le Tonkin, combattus par la Droite et les radicaux, qu'à une majorité de quatre voix, grâce aux invalidations de vingt-deux élections de droite qui réduisirent le nombre des conservateurs à 180. Après la réélection de Grévy comme Président de la République, le ministère se retira (29 décembre).

Le ministère Freycinet (7 janvier 1886) annonça une « politique de conciliation » entre « toutes les fractions de la majorité républicaine » et promit de « rétablir l'équilibre dans le budget ». Il avait fait une place au personnel radical et gouvernait en s'appuyant sur les deux partis républicains contre la Droite. Le général Boulanger devenait ministre de la Guerre par l'appui des radicaux et se rendait populaire dans ce parti par des déclarations contre les officiers « qui faisaient parade de sentiments hostiles » à la République. Ce ministère ne fit guère que la loi d'expulsion contre les prétendants (22 juin) et la loi de 1886 qui achevait d'organiser l'enseignement primaire en excluant des écoles publiques les instituteurs et institutrices congréganistes (27 octobre). Il tomba (3 décembre) sur un amendement au budget voté par 262 voix contre 249 pour exiger la suppres sion des sous-préfets, - que d'ailleurs la Chambre abandonna.

Le ministère Goblet (11 décembre), formé des débris du précédent cabinet, suivit la même politique, et promit d'ajourner toutes les questions sur lesquelles les deux partis républicains seraient en désaccord. Il fut inquiété par la tension des rapports avec le gouvernement allemand, qui aboutit à l'incident Schnoebelé (21 avril 1887). Il tomba (17 mai) sur un ordre du jour de la Chambre, déclarant insuffisantes « les économies introduites dans le budget de 1888 ». La majorité qui le renversa était formée de 165 conservateurs et 140 républicains, contre 257 républicains; on avait voulu surtout se débarrasser de Boulanger.

Freycinet, chargé de constituer le cabinet, ne put s'entend ni avec les radicaux qui exigeaient un programme de réforme ni avec les modérés, qui ne voulaient pas du général Boulanger Après de longues négociations, on forma un ministère Rouvier (30 mai), pris dans le parti républicain modéré, qui abandonna la concentration et adopta une tactique inverse. Il s'entendit avec la Droite, qui promit de cesser l'opposition, en se réserva de combattre « les mesures anti-religieuses et anti-sociales les emprunts et les impôts ». Ce fut la « politique d'apaisement »; le parti républicain modéré faisait la paix avec le clergé et les conservateurs pour combattre les radicaux.

La crise présidentielle. 
Le ministère d'apaisement se débarrassa du général Boulanger, en l'envoyant commander à corps d'armée à Clermont; son départ fut l'occasion d'une manifestation à la gare de Lyon (8 juillet 1887), et ses partisans commencèrent à attaquer violemment le ministère.

Pendant les vacances, le sous-chef d'état-major au ministère de la Guerre fut arrêté et révoqué pour avoir vendu des croix de la Légion d'honneur; on avait voulu atteindre en lui un auxiliaire de Boulanger. Mais les poursuites firent découvrir que le gendre du Président de la République, Wilson, était compromis dans des affaires analogues.

A la rentrée, la Chambre, par 338 voix contre 130, vota une enquête parlementaire sur « les faits de trafic des fonctions publiques et des décorations ». Le procès amena à poursuivre Wilson. Les radicaux demandèrent à interpeller sur la situ ation; le ministère réclama le renvoi de la discussion, qui fut rejeté par 317 voix contre 238, et se retira (19 novembre.). Le vote visait surtout Grévy, qui soutenait encore son gendre.

Grévy essaya de constituer un ministère, mais tous hommes politiques lui déclarèrent qu'aucun ministère n'était possible tant qu'il resterait Président de la République. Grévy hésita jusqu'au 30 novembre. Il avait annoncé le message démission dès le 26. Mais les radicaux de l'Extrême gauche, voulant à tout prix éviter l'élection de J. Ferry, s'entendirent avec Boulanger, venu secrètement à Paris, pour décider Grévy à rester, en lui constituant un ministère. On négocia secrètement pendant les deux « nuits historiques ", (28-30 novembre). Dans la nuit du 28 on envoya des délégués à Floquet et à Freycinet pour former un ministère où serait entré Boulanger; tous deux refusèrent. 

Dans la nuit du 29, une réunion où Boulanger assistait proposa pour président du conseil Clémenceau, qui refusa, puis Andrieux, qui acceptait, mais en écartant le général Boulanger. On ne put donc s'entendre.

La foule, impatiente d'apprendre la démission de Grévy, se porta sur la Chambre des députés. La Chambre, pour forcer Grévy, s'ajourna à six heures du soir, « attendant la communication qui lui avait été promise »; le Sénat s'ajourna à huit heures. Devant ce vote unanime Grévy céda enfin, et fit annoncer le message de démission (1er décembre) qui fut lu le 2 décembre.

Le parti républicain modéré voulait élire Président de la République J. Ferry, qui avait pour lui la grande majorité du Sénat. Mais Ferry était resté impopulaire à Paris depuis le siège de 1870; le conseil municipal de Paris déclara qu'il ne répondait pas de l'ordre s'il était élu. La majorité républicaine, intimidée par la crainte d'un conflit, hésita, puis se rallia à la candidature d'un républicain modéré, Carnot, proposée par les radicaux pour faire échec à Ferry. Au premier tour, Carnot eut 303 voix, J. Ferry 212, Freycinet 76; la Droite, ne voulant pas voter pour l'auteur de l'article 7, égara ses voix sur le général Saussier.  Au deuxième tour, Carnot fut élu par 616 voix (3 décembre).

La crise boulangiste.
Carnot revint au système de la concentration républicaine. Son ami Tirard, chargé de former le ministère, prit des membres de tous les partis avec un programme « de concorde et d'entente républicaine » (13 décembre). Mais un parti d'opposition césarienne se formait autour du général Boulanger. Aux élections complémentaires, un comité fit voter pour lui dans quatre départements. Le ministère apprit que le général était venu à Paris secrètement s'entendre avec ses partisans; il lui retira son emploi. Il se créa un Comité de protestation nationale dirigé par quelques députés radicaux. ministère mit Boulanger à la retraite.

Boulanger, devenu éligible, adopta la tactique de se présenter à chaque élection complémentaire dans les départements où oppositions de gauche et de droite réunies étaient assez fortes pour le faire passer. Il résuma son programme en trois mot  « Dissolution, Revision, Constituante ». Il s'agissait d'abolir régime parlementaire, et de faire voter par une constitua spécialement élue un régime analogue à la constitution de 1848 : une Assemblée unique, un Président élu directement au suffrage universel et indépendant de l'Assemblée, c'est-à-dire maître de la force armée et des fonctionnaires.

Le parti radical se déclara contre Boulanger, mais sans renoncer à la révision. Le ministère ayant combattu la pro position de révision, fut mis en minorité et fut remplacé (4 avril 1888) parle ministère Floquet, où domi naient les radicaux.

Le parti royaliste entra alors ouvertement dans la lutte. Le comte de Paris lança un manifeste qui demandait la dissolution et la révision afin d'établir par le suffrage universel une monar chie démocratique fondée sur l'appel au peuple. Il ne restait plus en face du parti républicain que des partis plébiscitaires : impérialiste, royaliste, révisionniste. 

Les groupes monarchistes de la Chambre formèrent un corps commun, chargé d'agiter pour la dissolution de la Chambre Le parti de Boulanger, intitulé national ou révisionniste, fit appel à tous les Français, y compris les conservateurs, pour former « la République ouverte ». 

Les partis monarchistes adoptèrent rent la tactique de « l'action parallèle » avec le parti révisionniste : ils voleraient pour Boulanger, qui devait « faire la trouée ». Boulanger, élu député, vint à la Chambre demander l'urgence pour la révision. Elle fut rejetée par 371 voix contre 186 (4 juin). Puis il demanda la dissolution. Enfin, renonçant à agir sur la Chambre, il travailla à préparer l'opinion pour les élections générales de 1889 en faisant plébisciter sur son nom dans les  élections complémentaires. Il n'eut aucun succès dans les départements républicains de l'Est et du Midi; il fut élu avec de fortes majorités dans les départements conservateurs ou hésitants. La campagne était menée avec les procédés de la publicité commerciale, des affiches en masse, des distributions de portraits et de biographies du général Boulanger, des manifestations faites par des agents embauchés. On sut plus tard que l'argent était fourni surtout par les royalistes, la duchesse d'Uzès et le comte de Paris.

Une vacance s'étant produite dans le département de la Seine, Boulanger se présenta. Il eut pour lui tous les conservateurs et la plupart des électeurs radicaux, toujours prêts à voter contre le gouvernement; il fut élu par 242 000 voix, contre 165 000 au candidat de la coalition de tous les républicains (27 janvier 1889).

On crut qu'il allait le soir même marcher sur l'Élysée et renverser par la force le gouvernement : les troupes de police (gardiens de la paix, gardes républicaines) ne cachaient pas leur sympathie pour le futur dictateur. Mais Boulanger ne fit aucune tentative de coup d'État; il comptait sur les élections générales. Or son succès n'était possible qu'au scrutin de liste, où son nom seul pouvait faire voter pour une même liste les électeurs radicaux et les électeurs conservateurs. En montrant sa puissance il avait averti du danger ses adversaires.

Les républicains effrayés se décidèrent à sacrifier le scrutin de liste, et le ministère présenta un projet de loi pour rétablir le scrutin uninominal. Mais il avait dès la rentrée déposé aussi un projet de révision. Lequel des deux serait discuté le premier? De cette question de priorité dépendait l'issue de la crise, car si on commençait par la revision, le désaccord entre les républicains rendrait l'entente impossible. La priorité pour la loi électorale passa à quelques voix de majorité seulement; puis la loi fut votée malgré la Droite, les révisionnistes et quelques radicaux, par 268 voix contre 222 (12 février). Elle fut complétée en juin par la loi qui interdisait les candidatures multiples.
Puis vint le débat sur la révision. Dès le début, sur une question d'ajournement, le ministère Floquet fut mis en minorité par la réunion des Droites, des révisionnistes et des républicains modérés, et se retira (15 février). Tirard forma un ministère de concentration où dominaient les républicains modérés.

Ce ministère se débarrassa de Boulanger en lui faisant faire un procès pour complot contre la sûreté de l'État devant le Sénat constitué en Haute Cour. Boulanger s'enfuit de France.

La loi militaire, votée dès 1881 par la Chambre, passa enfin au Sénat avec de fortes modifications que la Chambre accepta (juillet). Elle abolissait le système mixte de 1872, le volontariat l'exemption des membres du clergé et de l'enseignement, la division du contingent en deux portions; elle établissait le service de trois ans pour tous, avec dispense de deux années pour les les jeunes gens pourvus de diplômes supérieurs.

L'Exposition universelle de 1889, ouverte le 5 mai en commémoration de 1789, détourna l'attention de la politique; elle fut très brillante et fortifia le gouvernement. Les monarchistes et les révisionnistes essayèrent sans succès d'utiliser les électionssuivantes  pour faire plébisciter sur le nom de Boulanger.

Aux élections générales (22 septembre) la lutte s'engagea entre la coalition des républicains, soutenus secrètement par l'administration , et la coalition des ennemis de la république parlementaire monarchistes, catholiques, révisionnistes, soutenus ouvertement par le clergé. Le comité national révisionniste avait dressé une liste de candidats, composée en partie de monarchistes, qualifiés de « républicains ralliés »; il demandait une « république natio nale ». Le clergé attaquait les lois scolaires et la loi militaire en beaucoup d'endroits, la République elle-même.

La masse des électeurs vota pour le parti qui représentait le maintien des institutions établies. La Chambre nouvelle comprit 366 républicains, 172 conservateurs, 38 révisionnistes, et avait 282 députés nouveaux. La coalition entre monarchistes et révi nistes se rompit. Ce fut la fin de la crise boulangiste.

Il n'en restait qu'un petit groupe de députés qui, après l'échec des révisionnistes aux élections municipales de Paris en 1890 (un seul fut élu sur 80), et le suicide du général Boulanger (1891), se fondit dans les partis radicaux et socialistes.

Les ministères de concentration (1890-1893). 
Les élections de 1889, la concentration républicaine repolitique officielle de tous les ministères. Mais le parti radical était réduit à une minorité sans force; il conservait son programme, révision, impôt sur le revenu, séparation de l'Église et de l'État, sans espoir d'en faire passer aucune partie. Le parti républicain modéré, fortifié par sa victoire sur Boulanger, avait à la Chambre environ 250 membres et une majorité énorme au Sénat (en 1893 le Sénat élut président Jules Ferry, qui mourut presque aussitôt après); il formait seul le ministère et dirigeait le gouvernement. Ayant épuisé son programme de réformes, il suivait une politique défensive : maintenir les lois scolaires et la loi militaire contre le parti catholique et laisser reposer le pays fatigué par la crise boulangiste.

La Chambre n'essaya même pas d'annuler les élections faites sous la pression du clergé, elle n'invalida que des élections de boulangistes, - qui d'ailleurs furent réélus. Ce fut l'occasion de quelques scènes violentes; puis la vie politique se réduisit à des conflits de personnes et à des incidents sans portée, condamnation du duc d'Orléans, manifestation du 1er mai, manifeste du comte de Paris (1890), affaire de Fourmies, affaire de l'archevêque d'Aix (1891).

Le ministère Tirard se retira à propos d'un traité de commerce avec la Turquie (mars 1890). 

Le ministère Freycinet, qui déclarait s'appuyer sur toutes les fractions du parti républicain, démissionna à propos d'une interpellation relative à la loi sur les associations (20 février 1892).  Mais il se reconstitua avec les mêmes membres, excepté Constans, sous la présidence de Loubet (27 février 1892). Cette crise fut attribuée à l'action personnelle du président Carnot, mécontent de l'influence de Constans sur le gouvernement. Le ministère Loubet, mis en minorité à propos de l'expédition au Dahomey, donna sa démission (11 juillet), mais la reprit en se bornant à remplacer le ministre de la marine Cavaignac, seul visé par le vote de la Chambre.

Le seul acte important de la Chambre élue en 1889 fut le vote des tarifs douaniers de 1892. Le système des traités de commerce, adopté par Napoléon III depuis 1860, avait établi entre la France et les principales nations des droits de douanes fixés pour une période déterminée par les traités, chaque État abaissant ses tarifs sur certains articles pour obtenir en échange des abaissements sur les articles qu'il tenait le plus à exporter. On pouvait ainsi graduellement se rapprocher du libre-échange. Mais en 1871 Bismarck, pour empêcher la France de rompre ses relations de commerce avec l'Allemagne, avait imposé une clause par laquelle les deux nations s'engageaient à s'appliquer réciproquement les tarifs accordés à la nation la plus favorisée. Les industriels français se plaignirent de la concurrence allemande, appelant le traité de Francfort « un Sedan industriel ». Les grands industriels cotonniers et drapiers des Vosges, du Nord et de la Seine-Inférieure (auj. Seine-Maritime) firent dans la presse une cam pagne protectionniste et, entraînant la masse des députés des régions agricoles qui demandaient la protection pour les blés et le bétail, décidèrent la Chambre à rétablir le régime protecteur.

Les traités de commerce qui liaient la France expiraient vers 1890. La Chambre, refusant de les renouveler, adopta un régime du « tarif autonome », qui laisse chaque État maître d'élever ou d'abaisser à volonté les tarifs sur chaque article et maintient les importateurs dans une incertitude permanente  sur les droits de douane qu'ils auront à payer. La loi de 1892, dont Méline fut rapporteur, établissait deux tarifs : le tarif maximum applicable à tous les articles pour lesquels le pays producteur n'a pas fait une convention spéciale avec la France, le tarif minimum  accordé à certains articles par convention spéciale avec le pays producteur. Le résultat fut une guerre de tarifs avec plusieurs États étrangers, qui obligea à accorder le tarif minimum à la plupart des grands pays.

Formation de nouveaux partis (1892-1893). 
Le parti conservateur ayant renoncé à la lutte ouverte, la fraction exclusivement  catholique du parti changea de tactique. Elle se rallia officiellement à la République pour entrer dans le gouvernement et lui faire adopter une politique favorable au clergé. Cette évo lution fut soutenue par Léon XIII, qui formula ainsi sa politique (dans une entrevue privée) :  « Accepter la Constitution pour modifier la législation », - ce qui voulait dire abroger les lois scolaires et la loi militaire.

Les royalistes catholiques protestèrent contre cette intervention du Pape dans une question de politique intérieure. Léon XIII prit ouvertement parti contre eux. L'encyclique du 16 février au clergé et à tous les catholiques de France leur ordonna de reconnaître la République. Elle fut confirmée par une lettre aux cardinaux français (6 mai), blâmant les conservateurs qui sacrifiaient à leurs idées personnelles ou à des motifs de parti politique l'unité nécessaire de tous les catholiques - et enfin par un ordre formel de se soumettre (14 juin). Suivant l'ordre de Léon XIII un groupe catholique, se détachant de la Droite, forma le parti constitutionnel, appelé aussi parti des ralliés (3 mars 1892).

En même temps une transformation s'opérait dans les partis socialistes. Le retour des amnistiés de la Commune en 1880 avait rendu aux socialistes un personnel de direction; la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté des syndicats (depuis 1884) leur avaient donné les moyens de se recruter par la propagande. L'ancien parti de Blanqui se reconstitua, surtout à Paris et dans le Centre, en un parti socialiste révolutionnaire, qui se proposait de faire la révolution par le prolétariat. 

Il se constitua dans les grandes villes et les régions industrielles et minières du Nord et du Centre un parti socialiste formé presque uniquement d'ouvriers, qui, adoptant le programme et l'organisation du parti allemand, prit le nom de Parti ouvrier socialiste français. En 1882, après un conflit sur la lactique compliqué de rivalités personnelles, il se scinda en deux groupes ennemis. L'un, dirigé par Guesde, conserva le nom ancien, le programme collectiviste allemand, la direction centralisée dans un conseil de cinq membres et la tactique d'abstention parlementaire. 

L'autre, dirigé par Brousse, la Fédération des travailleurs socialistes de France, déclarait vouloir « fractionner son but jusqu'à le rendre possible »; il admettait l'action commune avec les partis politiques pour obtenir des réformes sociales, et se constituait en fédération laissant à chaque groupe régional son autonomie. Ses adversaires le surnommèrent possibiliste. Dans la crise boulangiste le parti possibiliste seul combattit du côté des républicains, pendant que les autres se tenaient à l'écart. 

En 1890 il se coupa en deux sur une question d'organisation; le gros du parti resté avec Brousse (broussiste) conserva le nom et la politique de la Fédération. Il s'en détacha, avec Allemane, le parti ouvrier socialiste révolutionnaire qui, repoussant l'action commune avec les partis bourgeois, réclamait la direction de l'organe central du parti; son moyen d'action préféré etait grève générale. Ces quatre partis fragmentés, hostiles uns aux autres, n'avaient guère d'action que sur les élections municipales de Paris.

En 1892 la grève de Carmaux, soutenue par l'élu des ouvriers socialistes du pays, Jaurès, bientôt fameux comme orateur donna l'occasion aux fractions socialistes de se rapprocher. En 1893 toutes les fractions socialistes, s'unissant en vue des élections, formèrent une « Ligue révolutionnaire pour l'avéne ment de la République sociale".

La crise du Panama et les élections de 1893. Après la rentrée d'octobre 1892 éclata le scandale du Panama préparé par le parti conservateur pour aider la campagne électorale de 1893. Après la banqueroute du canal de Panama, survenue en 1888, une enquête judiciaire très lentement conduite avait révélé que la direction avait gaspillé les fonds et acheté les journaux qui menaçaient d'informer le public du mauvais état de l'entreprise. Quelques députés se trouvaient compromis ou pour avoir participé aux bénéfices des émissions, ou pour avoir aidé la compagnie à obtenir de la Chambre en 1888 l'auto risation d'émettre des valeurs à lots (toute loterie étant interdite en France par le droit commun).

Un des organisateurs de la publicité, le baron de Reinach mourut subitement sur le point d'être arrêté (21 novembre). L'opposition réclama une enquête. La Chambre élut une commission qui demanda la saisie des papiers de Reinach et l'autopsie du cadavre. Le ministère répondit que la commission outrepassait ses pouvoirs; l'ordre du jour pur et simple fut rejeté (304 voix contre 219) par une coalition de la Droite et des Radicaux. Le ministère démissionna et se reconstitua, sauf deux membres, sous la présidence de Ribot, républicain modéré. Mais les journaux conservateurs et radicaux continuaient la campagne de révélations; le ministre des finances Rouvier accusé de relations avec Reinach, donna sa démission (13 décembre).

Le ministère fit arrêter d'abord deux administrateurs du Panama, un ancien député accusé de s'être laissé acheter en 1888 pour faire un rapport favorable à l'émission des valeurs à lots, puis fit poursuivre plusieurs députés et sénateurs (décembre 1892). Tous les accusés furent acquittés par le jury, excepté l'ancien ministre, Baïhaut, qui avoua avoir reçu 300 000 francs.

Le scandale avait d'abord atteint les notables du parti républicain modéré; mais on y impliqua Freycinet, ministre de la Guerre, pour ses relations avec Cornélius Herz, et le ministère démissionna pour se reconstituer avec le même président (13 janvier 1893). Puis on dénonça les chefs du parti radical, Clémenceau pour ses relations avec Cornélius Herz, Floquet pour avoir en 1888 demandé aux administrateurs du Panama de comprendre les journaux radicaux dans leurs distributions à la presse.

Le résultat de cette crise fut d'écarter presque tout l'ancien personnel directeur des deux partis républicains, qui fut remplacé par une nouvelle génération. Une coalition de toutes les oppositions mit le ministère en minorité sur une question de budget, par 247 voix contre 242; la majorité consistait en 117 conservateurs, 102 radicaux, 28 boulangistes (30 mars). Un homme nouveau, Dupuy, forma un ministère de concentration où les modérés dominaient (4 avril).

Les partis conservateurs et les ralliés comptaient profiter, aux élections de 1893, du scandale fait par la presse autour des noms républicains les plus connus. Cette illusion gagna même les républicains; Dupuy sembla faire des avances aux ralliés. Sa politique se tournait contre les socialistes; profitant d'une manifestation d'étudiants que les agents de police transformèrent en « émeute du quartier latin », il fit venir des troupes à Paris et ferma la Bourse du travail, qui servait de centre aux syndicats ouvriers (6 juillet). La Chambre l'approuva par 343 voix contre 149.

Les élections, faites dans un grand calme (20 août, 3 septembre), renouvelèrent la moitié de la Chambre. La droite tombait de 170 membres à 93, y compris une trentaine de ralliés. Le parti radical montait à environ 150. La ligue socialiste, ralliant les électeurs de l'ancien parti révisionniste désorganisé, faisait passer plus de 50 socialistes. Pour la première fois il se formait un parti socialiste parlementaire. Dans l'ensemble, c'était un déplacement général vers la gauche.

La crise anarchiste (1893-1894). 
Le parti républicain modéré restait encore le groupe le plus nombreux et contina à diriger la politique. Il faisait élire son chef, Casimir-Perier président de la Chambre par 295 voix contre 195 à Brisson, candidat de la gauche. Le ministère Dupuy, disloqué par la démissi on de ses deux membres radicaux, donnait sa démission (25 novembre.) et était remplacé par un ministère Casimir-Perier presque tout entier modéré (1er décembre), qui annonçait quelques réformes fiscales; Dupuy était élu président de la Chambre.

La vie politique fut brusquement bouleversée par les attentats  anarchistes contre les pouvoirs publics. Les anarchistess ne formaient pas un parti politique; ils s'abstenaient par principe de toute action électorale, et n'avaient ni organisation ni programme. Mais transportant la tactique des terroristes russes dans un pays plus libre, ils se servirent des explosions pour forcer l'opinion publique à réfléchir sur les vices de l'organisation sociale; c'est ce qu'ils appelaient « la propagande par le fait  ». Ce moyen, essayé en province dès 1882, fut employé méthodiquement à Paris en 1892. Mais les attentats de Rava chol, puis l'explosion du restaurant où Ravachol avait été arrêté, n'étaient que des faits-divers sans portée politique. 

L'anarchiste Vaillant s'attaqua à la Chambre, il jeta dans la des séances une bombe (9 décembre). Les Chambres votèrent aussitôt des lois contre les journaux et les associations anarchistes. Vaillant fut condamné à mort et exécuté (janvier 1894).

Le ministère fut mis en minorité pour avoir interdit aux employés des chemins de fer de l'Est de prendre part à un congrès de syndicats; Dupuy reconstitua un ministère de même nuance (30 mai). Mais les anarchistes continuaient la guerre. Un anarchiste italien, Caserio, assassina le Président Carnot à Lyon (24 juin).

Le candidat du parti modéré, Casimir-Perier, fut élu président de la République par 451 voix contre 195 à Brisson, candidat des radicaux, et 97 à Dupuy. Le ministère Dupuy présenta des lois d'exception qui mettaient hors du droit commun tout individu réputé anarchiste. Les socialistes et les radicaux les combattirent et demandèrent que du moins la durée en fût limitée. Dupuy refusa et, en posant la question de confiance, força les Chambres à les voter presque sans modification.

Le conflit sur les lois d'exception détruisit la concentration républicaine. Les modérés commençaient d'ailleurs à réclamer un « ministère homogène », c'est-à-dire le gouvernement par une seule des fractions républicaines, plus conforme, disait-on, à la doctrine parlementaire. Mais pour réunir une majorité absolue il fallait joindre au parti républicain modéré une fraction de la droite, et, pour gagner cet appoint, revenir à la « politique d'apaisement ». Le ministre de l'Instruction publique, Spuller, avait indiqué ce rapprochement, le 3 mars 1894, en parlant de « l'esprit nouveau » qui animait le gouvernement envers l'Église. L'élection de Casimir-Perier acheva la rupture entre modérés et radicaux. Mais entre les deux partis se forma une masse flottante d'une centaine de députés, toujours prêts à voter avec le ministère pour éviter une crise ministérielle, mais toujours sujets à voter des mesures démocratiques pour plaire à leurs électeurs. 

En même temps les socialistes attaquaient personnellement Casimir-Perier dont le nom et la fortune symbolisaient le gouvernement par la bourgeoisie. Brisson fut élu président de la Chambre par 249 voix contre 213 à Méline, candidat des modérés (décembre 1894). Puis, le ministère s'étant disloqué sur le rejet d'un ordre du jour dans une question de conventions de chemin de fer, Casimir-Perier donna brusquement sa démission pour des motifs qui ne sont pas encore éclaircis (15 janvier (895).

Dans le Congrès pour l'élection présidentielle, la majorité des députés vota pour Brisson, candidat des radicaux, qui eut au premier tour 344 voix contre 195 au candidat des modérés Waldeck-Rousseau, et 215 à Félix Faure, ministre de la Marine. Au deuxième tour Félix Faure, que la Droite soutenait ouvertement, fut élu par 435 voix contre 363.

Le ministère Ribot (27 janvier 1895), formé de modérés, revint à la concentration, fit voter une amnistie pour les délits politiques, présenta une réforme fiscale et fit même voter par la Chambre le principe de l'impôt progressif sur les héritages.

Les ministères homogènes (1895-1898).
Ce ministère s'étant retiré à propos d'une enquête votée par la Chambre (28 octobre), ce fut un radical, Léon Bourgeois, qui accepta former un cabinet de concentration; mais les modérés ayant refusé d'y entrer, il finit par former un ministère homogène radical (1er novembre 1895). De l'ancien programme radical ne conservait qu'un article, l'impôt progressif sur le revenu y joignait des réformes économiques démocratiques et l'établis sement de la liberté d'association, et faisait arrêter Arton, agent secret de la société du Panama, réfugié à Londres.

Le conflit commença bientôt entre le ministère Bourgeois et le Sénat, et aboutit à deux votes de défiance du Sénat (24 février - 3 avril 1896). Mais le ministère, soutenu par la gauche, attira à lui la masse flottante des députés du Centre, désireux surtout d'éviter une crise ministérielle, et obtint à la Chambre des votes de confiance avec des majorités de plus de cent voix.

Dans ce conflit entre les deux Chambres, le parti républicain acheva de se diviser. A droite, les républicains modérés unis aux conservateurs formèrent un parti de conservation sociale appuyé sur la bourgeoisie, le clergé, les hauts fonctionnaires; à gauche, les républicains radicaux unis aux socialistes devinrent un parti de réforme sociale qui fit appel à la masse des ouvriers des paysans et des petits fonctionnaires. Le parti de droite dominait dans l'Ouest et le Sud-Ouest, le parti de gauche dans l'Est, le Sud-Est et les centres industriels. Le terrain de confrontation fut l'impôt progressif sur le revenu, soutenu par les socialistes et combattu par les conservateurs comme le symbole et le  comencement d'une réforme dans la répartition de la propriété.

La commission du budget le rejeta; le ministère parvint faire voter le principe par la Chambre à quelques voix de majo rité. Pour se délivrer de l'opposition du Sénat, la Gauche récla mait aussi la révision de la Constitution, de façon à changer le mode d'élection du Sénat et à diminuer son pouvoir législatif.

Le Sénat, soutenu secrètement par le président de la République, profita de ce que le ministère avait négligé avant les vacances de Pâques de lui faire voter le crédit nécessaire aux troupes de Madagascar; il reprit ses séances avant la rentrée de la Chambre, et refusa le crédit (21 avril). Le ministère Bourgeois n'essaya pas de soulever un conflit entre le Sénat et la Chambre, où d'ailleurs sa majorité était précaire, et profita de l'occasion pour se retirer.

Le ministère Méline (29 avril), ministère homogène formé exclusivement de modérés, et soutenu par les conservateurs, rallia la plus grande partie du centre flottant et parvint à se constituer à la Chambre une majorité de 50 à 80 voix. Sa politique fut le maintien du statu quo. Il écarta le projet d'impôt progressif et global sur le revenu et proposa une réforme fiscale qui aurait établi l'impôt sur « les revenus », mais qui ne put pas aboutir. Il fit voter une loi sur les Universités, une loi sur les octrois, une loi sur le crédit agricole, et, en fin de législature (en 1898), la loi préparée depuis longtemps sur les accidents du travail. L'attention du public se tourna surtout sur l'alliance franco-russe, la visite du Tsar en France (1896), la visite du Président de la République en Russie (1897).

Le ministère ne fit aucune concession législative aux conservateurs catholiques et ne prit aucune mesure contre la gauche, pas même contre les socialistes. Mais ses adversaires de gauche l'accusèrent de favoriser secrètement en province les conservateurs. Ce fut le plus long ministère que la France ait eu jusque là en république : il dura deux ans et deux mois.

Élections de 1898 et retour à la concentration. La Chambre élue en 1893 pour quatre ans avait prolongé la durée de son mandat de six mois, pour qu'à l'avenir l'entrée en fonctions de la Chambre commençât avant les vacances d'été. Aux élections de mai 1898, le parti ministériel essaya d'obtenir une majorité de gouvernement formée de républicains modérés et de ralliés, de façon à pouvoir se passer de l'appoint de l'extrême droite monarchiste; le parti catholique rallié fit un grand effort. Un parti « nationaliste », se forma avec les débris du parti boulangiste; en Algérie et en quelques endroits de France se présentèrent des candidats antisémites. Les divers groupes socialistes en général agirent de concert, et au second tour s'entendirent d'ordinaire avec les radicaux. La campagne contre le ministère porta surtout sur l'alliance avec la Droite et l'impôt progressif et global sur le revenu, et en quelques endroits sur la réduction du service militaire. Elle fut très ardente, jamais la proportion des votants n'avait été si forte, elle dépassa en beaucoup d'endroits les neuf dixièmes des inscrits.

Le parti ministériel au lieu d'augmenter diminua, la droite ne gagna presque pas de sièges. La nouvelle Chambre se composa d'environ 100 députés de la droite (dont 40 ralliés; 200 radicaux ou radicaux-socialistes opérant ensemble, 50 socialistes, 150 ministériels décidés. Le reste consistait en un centre flottant de 50 et une vingtaine de nationalistes ou d'antisémites républicains. C'était, comme en 1893, dans l'ensemble un mouvement vers la gauche.

Il n'y avait pas de majorité homogène. On le vit dès l'élection du président. Le parti républicain modéré, qui prit dès lors le nom de progressiste, entraînant la majeure partie du centre flottant et s'alliant à la droite et aux antisémites, fit passer son candidat, Deschanel, par 282 voix contre 278 à Brisson, candidat des gauches coalisées. 

A la première interpellation sur politique du ministère, les progressistes, le centre flottant et droite votèrent par 295 voix contre 270 un ordre du jour confiance. Mais les gauches et le centre flottant votèrent 1 295 voix contre 24.6 une addition qui exigeait une  « majorité exclusivement républicaine  » (14 juin). Le ministère Méline retira le lendemain.

Les chefs du parti radical, appelés l'un après l'autre, parvin rent enfin à former le ministère Brisson (28 juin), composé presque uniquement de radicaux, qui déclara renoncer  à l'impôt progressif et promit une politique de concentration républicaine ; il obtint un vote de confiance.

Puis la vie politique fut bouleversée par l'affaire Dreyfus qu'une machination judicaire accusait d'intelligence avec l'ennemi. L'agitation pour la révision du procès avait commencé novembre 1897; mais le ministère Méline avait refusé de terminer la question et la masse des électeurs y était demeurée indifférente (sauf l'élection des antisémites en Algérie). Le ministre de la guerre Cavaignac, en voulant démontrer à la Chambre la culpabilité de Dreyfus par une pièce qui fut bientôt reconnue fausse, amena malgré lui le ministère à se prononcer pour la révision et à en saisir la Cour de cassation (septembre 1898). A la rentrée, le ministère Brisson, abandonné en pleine séance de la Chambre par le général ministre de la Guerre, fut mis en minorité par un vote des progressistes, de la droite et des nationalistes (25 octobre). Il fut remplacé par le ministère Dupuy, formé de progressistes et de quelques membres radicaux du précédent ministère, qui déclara s'appuyer sur l'union des républicains. L'élection à la présidence de la République (18 février 1899) du président du Sénat, Loubet, candidat des quatre groupes de gauche de la Chambre et de la grande majorité des républicains du Sénat, par 483 voix (contre 279 données à Méline, qui n'avait pas posé sa candidature), paraît avoir fortifié la politique de concentration républicaine.

La présidence d'Emile Loubet.
Ministère Dupuy.
Maintenu aux affaires par le nouveau président de la république, le ministère Dupuy eut d'abord à réprimer la tentative nationaliste de Déroulède et Habert à la caserne de Reuilly, le jour même des obsèques de Félix Faure (23 février). D'autre part, afin de calmer les polémiques suscitées par l'affaire Dreyfus, il faisait voter la loi de dessaisissement, qui attribuait à la Cour de cassation tout entière le jugement définitif du procès en révision. Pourtant l'agitation persistait dans les deux camps : le jour du Grand Prix d'Auteuil, le président de la République était l'objet, dans la tribune officielle, d'une agression publique (4 juin), à laquelle répondait, huit jours après, à Longchamp, une tumultueuse manifestation socialiste. Le ministère, interpellé sur les mesures de police prises à cette occasion, était renversé le 12 juin par la Chambre.

Ministère Waldeck-Rousseau.
Le ministère Waldeck-Rousseau s'affirma comme un ministère de  « défense républicaine ». Il comprenait un socialiste (Millerand), six progressistes, deux radicaux, un radical-socialiste, et le portefeuille de la Guerre était donné au général de Galliffet, qui fut ultérieurement remplacé par le général André. Dreyfus, condamné au procès de Rennes (7 août 1899), fut gracié, et « l'incident » déclaré clos par le général de Galliffet. Bientôt le gouvernement traduisait devant la Haute Cour, pour complot contre la sûreté de l'Etat, Déroulède, Guérin, Buffet, Lur-Saluces, Habert, etc., nationalistes et monarchistes, qui étaient successivement condamnés (septembre 1899 - 23 février 1900), poursuivait les Assomptionnistes (22 janvier 1900), et interdisait la prédication aux membres des associations non autorisées. 

En avril 1900, il inaugurait l'Exposition Universelle, puis organisait aux Tuileries le banquet des 20.000 maires (22 septembre), à l'occasion de l'anniversaire de la fondation de la première République. Le 1er juillet précédent, avait été promulguée la loi sur les associations, qui soumettait notamment à l'autorisation de l'Etat les congrégations religieuses, et devait entraîner, pour un grand nombre d'entre elles, la dissolution et la liquidation des biens, à la suite du refus d'autorisation. Le ministère présida au renouvellement triennal du Sénat (28 janvier 1900), fit voter l'importante loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique et négocia le voyage du tsar Nicolas Il et de l'impératrice de Russie, qui séjournèrent à Compiègne et assistèrent à la revue de Bétheny (18 septembre). Il eut à prendre des mesures de secours aux Français de la Martinique, où venait d'être détruite par l'éruption de la montagne Pelée l'importante ville de Saint-Pierre. Les 27 avril - 11 mai, avaient lieu les élections générales législatives, qui amenèrent à la Chambre un « bloc » important de républicains de nuance avancée. Mais, aussitôt après le voyage du président Loubet en Russie, Waldeck-Rousseau, pour des motifs de lassitude personnelle, abandonnait spontanément le pouvoir.

Ministère Combes.
A la défense républicaine, le ministère combes prétendit substituer « l'action républicaine ». Son effort porta surtout sur les questions religieuses. A la suite de la protestation du pape Pie X contre le voyage de Loubet à Rome, l'ambassadeur français au Vatican fut rappelé (avril 1905). Le 30 juillet suivant, la rupture était complète avec le Saint-Siège. Quelques jours avant (7 juillet), avait été votée la loi portant suppression de l'enseignement congréganiste, et, en 1903, la Chambre repoussa en bloc les demandes d'autorisation des congrégations enseignantes et prédicantes. Un réel désaccord s'était manifesté, sur ces questions, entre Combes et son prédécesseur, Waldeck-Rousseau. Par ailleurs, le ministère avait présidé au renouvellement triennal du Sénat (4 janvier 1903), qui accrut dans cette assemblée la majorité républicaine. A l'extérieur, il avait négocié les visites à Paris du roi Edouard VII (ler mai 1903), et du roi et de la reine d'Italie (14 octobre), visites suivies des voyages du président Loubet à Londres (6 juillet 1903) et à Rome (24 avril 1904). Il avait conclu les accords franco-anglais sur les points en litige aux colonies (8 avril 1904). Sur la question du Maroc, il avait signé avec l'Espagne un traité secret suivi de la déclaration du 8 octobre 1904, et des conventions d'arbitrage étaient intervenues entre la France et divers Etats : Angleterre, Italie, Espagne, Pays-Bas, Suède et Norvège (avril 1904). 

Mais sa situation devint difficile à l'intérieur en raison de l'opposition violente du centre et de la droite de la Chambre. L'affaire de la délation dans l'armée, occasion de violents débats (4 novembre 1905). amenait la démission du général André (15 novembre), remplacé par Berteaux. Le 10 janvier, l'élection à la présidence de la Chambre de Doumer contre Brisson apparaissait comme un échec personnel du ministère. Celui-ci, le 14 janvier, n'ayant réuni, lors de l'interpellation Lhopiteau sur sa politique générale, qu'une majorité de dix voix, qu'il jugeait insuffisante, se retira de la lutte (18 janvier).

Deuxième ministère Rouvier.
Le ministère Rouvier se présenta devant la Chambre avec un programme de conciliation et de réformes démocratiques, dont faisaient partie l'impôt sur le revenu, la loi de séparation et les retraites ouvrières. II présida à la promulgation de la loi sur le service de deux ans (21 mars) et fit mettre à l'ordre du jour la loi de séparation qui devait être votée par la Chambre le 3 juillet, précédant de quelques jours la loi sur l'assistance obligatoire au vieillards, infirmes et incurables (15 juillet). Il fit également voter le 22 novembre, après un premier ajournement, une amnistie des condamnés de la Haute Cour et s'efforça d'enrayer la propagande antimilitariste en poursuivant ses auteurs devant la cour d'assise, de la Seine (30 décembre). A l'extérieur, il eut à régler avec l'Allemagne l'affaire du Maroc qui, au lendemain de la visite de Guillaume II à Tanger, avait provoqué la retraite du ministre des Affaires étrangères, Delcassé (6 juin). Par le protocole du 18 septembre, il se rallia au projet d'une Conférence internationale. La Conférence. réunie à Algésiras le 16 janvier 1906, devait, au bout de deux mois de délibérations, établir au Maroc un modus vivendi sauvegardant la plupart des intérêts français. Le ministère Rouvier négocia les visites officielles d'Alphonse XIII d'Espagne et de Carlos Ier de Portugal à Paris (31 mai et 22 novembre 1905), puis présida au renouvellement triennal du Sénat (7 janvier 1906), Mais sa situation avait été ébranlée par la retraite du ministre de la Guerre Berteaux, auquel Etienne succéda. Pourtant il fit exécuter avec énergie et au prix de nombreuses bagarres à Paris, en Bretagne et en Auvergne, la formalité des inventaires, prescrite par la loi de séparation. Il venait de recevoir avec éclat à Paris (15-11 février 1906) les membres du County Council de Londres, quand eut lieu l'élection du président de la République, Armand Fallières.

Présidence d'Armand Fallières (18 février 1906).
Troisième ministère Rouvier.
Le nouveau président de la République maintint aux affaires le cabinet Rouvier, qui se représenta sans modifications devant la Chambre, Il obtint d'elle le vote (23 février) de la loi sur les retraites ouvrières, une diminution de la taxe des lettres, ramenée à 0,10 francs (27 février): il dut consentir, à la veille des élections, au rétablissement du privilège des bouilleurs de cru. Mais l'agitation relative aux inventaires persistait. Le 7 mars, à la suite d'une série d'interpellations survenues à l'occasion de ces désordres, la Chambre après avoir voté l'affichage des discours de Briard, Ribot, et Dubief, ministre de l'Intérieur, rejetait un ordre du jour de confiance dans le ministère, qui démissionnait aussitôt. Pendant la crise ministérielle se produisait, dans le Nord, la terrible catastrophe de Courrières, tandis que s'achevaient, à Algésiras, les laborieuses négociations internationales au sujet de l'affaire marocaine

Ministère Sarrien.
Accepté par la confiance de la Chambre à la suite de l'interpellation Flandin (14 mars), le ministère Sarrien, négligeant momentanément la poursuite des inventaires partout où elle devait donner lieu à de trop graves conflits, eut surtout à réprimer les désordres survenus dans le Nord pendant la grève des mineurs au lendemain de la catastrophe de Courrières. De même, il prit à Paris de sévères mesures d'ordre pour assurer la liberté de la rue et du travail au 1er mai et pendant les multiples grèves parisiennes. 
Le 7 avril 1906, les plénipotentiaires français signèrent le protocole d'Algésiras qui régla la situation internationale du Maroc. 

Le ministère radical Sarrien comprenait certains éléments socialistes, en particulier Briand, chargé, comme ministre des Cultes, de l'application de la loi de séparation. Ordre fut donné de suspendre les inventaires partout où les agents des domaines rencontreraient des difficultés. La majorité des prélats et aussi des laïques - presque tous membres de l'Institut (on les appela pour ce motif les « cardinaux verts ») - étaient d'avis de former, à titre d'essai, des associations cultuelles.

Pie x s'y opposa, au nom des règles canoniques, par l'encyclique Gravissima Officii (10 août 1906). Vers cette époque, la Cour de cassation, saisie d'une demande en révision, annula le jugement du conseil de guerre de Rennes, comme ayant été prononcé « par erreur et à tort » (12 juillet 1906). Le Parlement vota alors des projets de loi réintégrant dans les cadres de l'armée le capitaine Dreyfus avec le grade de chzf d'escadron et le lieutenant-colonel Picquart, en réforme, avec le grade de général de brigade. C'est de ce dernier que Clemenceau fit choix comme ministre de la Guerre lorsqu'il lut appelé à remplacer Sarrien à la présidence du Conseil (octobre 1906-juillet 1909).

Ministère Clémenceau.
Briand, maintenu au ministère de l'Instruction publique et des Cultes, informa les préfets que le clergé et les fidèles pourraient, à défaut d'associations régulièrement formées, « subvenir à l'exercice public du culte » en faisant application de la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, à charge de déclaration préalable annuelle. Mais le pape ne voulut pas admettre l'assimilation des cérémonies du culte à des réunions publiques, et Briand régla législativement l'attribution des biens ecclésiastiques : ce fut l'objet des lois du 2 janvier 1907 et du 13 avril 1908. Le gouvernement et l'épiscopat n'ayant pu se mettre d'accord sur la rédaction d'un acte administratif, les fidèles occupèrent donc les églises sans titre juridique.

La plupart des socialistes, avec Jaurès, soutenaient le gouvernement. Ils étaient activement intervenus en faveur de la révision du procès Dreyfus et avaient attaqué l' « état-major » avec véhémence. Plus tard, ils avaient appuyé directement, en participant à la délégation des gauches, la politique anticléricale de Combes ; ils voyaient dans l'Eglise une « force de réaction et de conservation  ». Plusieurs d'entre eux occupèrent des postes officiels : Jaurès fut vice-président de la Chambre, Millerand, Briand, firent partie de combinaisons ministérielles, et, réalisant une idée de Louis Blanc, Clemenceau créa un ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, dont le titulaire
fut Viviani.

Aussi plusieurs lois d'ordre social furent-elles votées ou amorcées pendant cette période : loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique; loi du 26 juin 1904 sur la protection des enfants assistés (loi Roussel); loi du 14 juillet 1905 sur l'assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables; lois du 10 avril 1908, destinée à faciliter la constitution de la propriété individuelle, et du 12 juillet 1909 sur la constitution d'un « bien de famille insaisissable », s'ajoutant à la loi du 30 novembre 1894 sur les habitations à bon marché; loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes. Déjà, en 1893, avait été créée l'assistance médicale gratuite (loi du 15 juillet); en 1898 droit à la réparation des accidents du travail avait été basé sur le principe du risque professionnel (loi du 19 avril) et la mutualité avait été solidement organisée (loi du 1er avril). Cet ensemble d'institutions devait être ultérieurement complété par des dispositions relatives à l'assistance maternelle (loi du 17 juin 1912), à l'assistance aux familles nombreuses (loi du 14 juillet 1913). Enfin, le Parlement entreprit de grouper tous les textes épars dans la législation française concernant les travailleurs pour en faire un Code du Travail et de la Prévoyance sociale.

L'adoption de ces lois attestait l'importance croissante prise par les questions sociales, dont se préoccupaient en effet tous les partis. A droite, les catholiques, dès le lendemain de la guerre franco-allemande, avaient, à la voix d'Albert de Mun, notamment, créé des associations inspirées de l'esprit religieux; à la suite de l'encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers (15 mai 1891), ils s'étaient constitués en un « parti démocratique chrétien »; ils voulaient créer la « famille professionnelle », c'est-à-dire des corporations mixtes de patrons et d'ouvriers. De son côté, le « Sillon », qui avait pour chef Marc Sangnier et qui se proposait de rapprocher la démocratie du catholicisme, préconisait l'action économique des syndicats propriétaires.

Les partisans de la « lutte des classes » avaient, au congrès de Marseille, fondé un Parti ouvrier français marxiste, et, au congrès du Havre (1880), ils s'étaient séparés des « coopératistes » par l'adoption d'un programme minimum (1880); puis une scission s'était produite au congrès de Saint-Étienne (1882) entre le Parti ouvrier français (Jules Guesde) et les « possibilistes » ou progressistes (Paul Brousse), qui, au congrès de Châtellerault (1890), furent battus à leur tour par les « allemanistes » (Jean Allemane), cependant que les « blanquistes » continuaient de voir dans la commune autonome la forme militante de la Révolution. D'autre part, les socialistes indépendants ou réformistes formulèrent à Saint-Mandé (30 mai 1896), par l'organe d'Alexandre Millerand, un programme comportant la socialisation des moyens de production et d'échange, la conquête des pouvoirs publics par le suffrage universel, l'entente internationale des travailleurs n'impliquant pas l'abandon de l'idée de patrie. Mais au congrès international d'Amsterdam (août 1904), - malgré l'opposition de Jaurès, qui revendiquait pour les socialistes de chaque pays la liberté de leur tactique, - le délégué allemand Bebel, les délégués français Jules Guesde et Vaillant firent adopter la motion du congrès de Dresde, condamnant toute « politique de concessions à l'ordre établi ». L'année suivante, les groupements socialistes français formèrent (avril 1905) le Parti socialiste unifié : Section française de l'Internationale ouvrière (S. F. I. 0.).

Pour des motifs divers, cette politique sociale se heurtait aune double opposition celle des conservateurs, exception faite du parti démocratique chrétien et des démocrates catholiques, qui suivaient respectivement les impulsions du comte de Mun et de Marc Sangnier, et celle des socialistes de Jules Guesde et de Vaillant, hostiles à des réformes qui risquaient de détourner le prolétariat de la « lutte des classes », préconisée par Karl Marx. Le congrès socialiste international d'Amsterdam, où prédomina l'influence du parti socialiste allemand (août 1904), avait voté une motion condamnant la politique « réformiste » et la participation ministérielle ; en conséquence, les groupements socialistes français formèrent (avril 1905) le Parti socialiste unifié, Section française de l'Internationale ouvrière (S. F. I. O.), avec Jaurès pour chef. La plupart des réformistes, - Millerand, Viviani, Briand - restèrent indépendants et continuèrent d'agir en accord avec les partis de gauche, tandis que les unifiés se retiraient de la délégation des gauches.

D'autre part, l'unité syndicaliste avait été réalisée, lorsque, en 1902, la Confédération du Travail, fondée en 1895, groupa en deux sections les associations ouvrières et les Bourses du travail. Les « réformistes » y étaient en minorité, tandis que les « libertaires » prétendaient donner pour cadre à la société future l'organisation syndicale et réaliser leur idéal par l' « action directe », les grèves, le boycottage et le sabotage. L'esprit syndicaliste pénétra certaines organisations de fonctionnaires, en particulier celle des instituteurs et des postiers. Clemenceau prit à l'égard des agitateurs une attitude énergique.

A ce moment, l'ancienne majorité du bloc des gauches est disloquée. La crise née de l'affaire Dreyfus a déterminé un reclassement des anciens partis et la formation de nouveaux groupements à l'intérieur ou à l'extérieur du Parlement. La politique de défense républicaine, soutenue par une partie des socialistes, par les radicaux socialistes et par une forte minorité de républicains de gauche, avait contre elle la majorité des progressistes. En dehors du Parlement, ses idées étaient combattues par l' « Alliance républicaine démocratique », opposée au nationalisme et à l'antisémitisme, mais aussi à l'étatisme. Les « Sillonnistes » entendaient que l'action morale fût la base de l'action législative et de l'action économique. Avec Jacques Piou et Albert de Mun l'Action libérale populaire se proposait de défendre « toutes les libertés nécessaires à la vie de la nation, particulièrement la liberté religieuse », mais sans faire dépendre des « questions touchant à la conscience » la direction de la politique générale. Enfin, Charles Maurras avait rallie à son programme monarchiste les membres de l'Action française, fondée en 1899 par Henri Vaugeois : il rejetait la souveraineté populaire comme inapte à créer des pouvoirs publics, le principe d'égalité comme antiscientifique, la « Déclaration des droits de l'homme » comme individualiste.

Ministères divers.
Sous les ministères Briand (juillet 1909-février 1911), Monis (février 1911-juin 1911), Caillaux (juin 1911-janvier 1912), les anciens partis de gauche ne réussirent pas à constituer une véritable majorité. Le projet de réforme électorale sur la base de la représentation proportionnelle ne fut voté qu'en 1913 : Briand l'avait déposé aussitôt après les élections législatives de 1910, qui n'avaient pas sensiblement modifié la situation respective des partis.

Cependant, les questions extérieures passaient au premier plan. Les relations franco-allemandes étaient affectées par la crise marocaine, et la crise balkanique créait dans l'Europe entière un état de malaise et d'inquiétude qui eut sa répercussion sur la politique intérieure de la France.

Les ministères Monis et Caillaux eurent à régler le conflit provoqué par l'envoi d'un bateau de guerre allemand, le Panther, devant le port marocain d'Agadir. Après des négociations difficiles et délicates, un accord fut signé le 4 novembre 1911. La Chambre l'approuva; mais, à la commission du Sénat chargée de l'examen du projet, un incident se produisit qui amena la retraite du cabinet, après celle du ministre des Affaires étrangères. Le président du Conseil étant intervenu personnellement dans la négociation, de Selves ne voulut pas assumer la responsabilité d'une politique « à laquelle faisaient défaut l'unité de vues et l'unité d'action solidaire ». C'est alors que fut formé, avec un programme de politique nationale et d'accord entre républicains, le ministère Poincaré (janvier 1912-janvier 1913). Des personnalités de premier plan, comme Briand, Delcassé, Léon Bourgeois, en faisaient partie. Le cabinet fit voter par le Sénat la convention franco-allemande, encore qu'elle nous imposât de douloureux sacrifices en Afrique équatoriale; puis, il ouvrit des pourparlers, tant avec le sultan Moulay Hafid qu'avec le gouvernement espagnol, en vue de l'organisation du protectorat marocain.

Poincaré, qui eut aussi à intervenir dans les affaires d'Orient, s'efforça de pratiquer à l'intérieur une politique engageant, par son unité de vues, la solidarité de tous les membres du gouvernement. Et c'est lui qui, le 17 janvier 1913, - le septennat de Fallières ayant pris fin - fut élu à la premiere magistrature par une majorité composée de républicains modérés, de radicaux dissidents et de conservateurs. Il avait obtenu 483 voix contre 296 au ministre de l'Agriculture, Pams, candidat des radicaux, et 69 à Vaillant, candidat des socialistes.

La présidence de Poincaré jusqu'à la Grande Guerre.
Briand, maintenu à la tête du gouvernement, posa devant le Sénat la question de confiance au sujet de la réforme électorale. La droite, les progressistes, les socialistes étaient favorables au système de la représentation proportionnelle, combattue par les radicaux socialistes. La Haute Assemblée, à la voix de Clemenceau, ayant adopté un amendement maintenant la règle majoritaire, Briand abandonna le pouvoir (18 mars 1913). Il eut pour successeur un républicain progressiste, Louis Barthou (mars-décembre 1913).

Barthou déclara intangibles les lois scolaires et la loi de séparation, mais à la condition qu'elles fussent appliquées sans tracasseries, sans partialité, et sa politique d' « apaisement » lui valut l'hostilité des socialistes, des républicains socialistes, des radicaux, qui le renversèrent sur la question de l'immunité de la rente.

La durée du service militaire personnel avait été réduite à deux ans par la loi du 21 mars 1905: Barthou put, non sans peine, faire voter le retour au service de trois ans, mesure de prudence et de sauvegarde que l'accroissement des forces militaires allemandes avait rendue nécessaire. Les partis avancés firent une vive opposition au projet, que défendit le général Joffre, chef d'état-major général de l'armée (loi du 13 juillet 1913).

Ministère Doumergue.
Les radicaux et les socialistes s'étaient opposés à la formation d'un nouveau cabinet de conciliation. Le sénateur Gaston Doumergue constitua un gouvernement radical -socialiste (décembre 1913 - juin 1914), nais ne voulut conserver le pouvoir que jusqu'aux élections législatives de 1914, qui se firent sur trois questions essentielles : réforme électorale, durée du service militaire, impôt fiscal. Les partis d'extrême gauche en sortirent singulièrement accrus : 102 socialistes unifiés, 23 républicains socialistes, 201 radicaux socialistes.

Et ils renversèrent, le jour même où il se présenta devant la Chambre (12 juin 1914), le ministère Ribot, qui s'était déclaré résolu à pratiquer une politique nettement républicaine et laïque, mais anti-révolutionnaire. Viviani forma alors un cabinet radical-socialiste favorable à l'impôt sur le revenu, à la défense laïque, à la représentation proportionnelle, à l'allégement des charges militaires. Les luttes politiques s'annonçaient donc comme très vives et, dans le pays aussi bien qu'au Parlement, l'atmosphère était enfiévrée, lorsque éclata l'agression allemande, à l'heure où le président de la République et le président du Conseil étaient en Russie. Le coup de tonnerre purifia l'air, nettoya le ciel, et le vibrant appel de Poincaré groupa tous les Français en « union sacrée » pour l'amour et la défense de la patrie en danger.

L'agression de l'Allemagne était si évidente que la mobilisation, même dans les milieux révolutionnaires, ne rencontra aucune résistance : tous se mirent alors au-dessus des considérations de parti (Première Guerre mondiale). (J. Reinach / Seignobos / C. Vergniol et A. Calmette).

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