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Utopie (philosophie)

Le mot utopie (du grec ou = non, topos = lieu), primitivement forgé par Thomas More pour désigner l'île imaginaire où il place le siège de l'État parfait (Utopie). Le nom du pays s'est transporté à ce gouvernement, et le mot est devenu synonyme de rêverie, idéal qui semble irréalisable. Rabelais s'en est également servi pour désigner le royaume de Grandgousier). Système ou plan qui paraît, en pratique, essentiellement irréalisable. En ce sens, l'utopie peut être considérée comme une forme particulière de l'idéal : c'est un idéal, presque toujours relatif aux choses morales et sociales, idéal d'ordre, de richesse, de puissance, de justice, de félicité, etc., plus ou moins systématiquement élaboré par l'esprit, mais qui, faute de s'accorder suffisamment avec les conditions de la réalité, est destiné à demeurer toujours à l'état de rêve. Elle est dans l'ordre pratique l'équivalent du paradoxe dans l'ordre théorique, avec cette différente toutefois que le paradoxe n'est pas nécessairement une erreur, tandis que l'utopie est par définition même sinon une absolue impossibilité, du moins quelque chose qui n'a pas sa place dans le réel.

De fait une chose dont on constate qu'elle n'est nulle part dans la réalité n'est pas nécessairement impossible. Seule en effet l'expérience peut décider en dernier ressort si telle conception que nous supposons irréalisable peut ou non se réaliser. Bien des inventions, bien des réformes universellement acceptées ou adoptées de nos jours, ont été qualifiées d'utopies par nos ancêtres. C'est pourquoi il est, en somme, peu conforme à la « prudence philosophique » de rejeter en bloc même les conceptions qui peuvent paraître les plus éloignées de la pratique et de la réalité en leur opposant l'accusation d'utopie comme une fin de non-recevoir. L'utopie d'aujourd'hui sera peut-être la réalité de demain. D'autre part, cependant, il est indispensable de rappeler à tous les rêveurs qu'un idéal peut être théoriquement aussi parfait qu'on voudra sans être pour cela pratiquement réalisable, et par conséquent que, la question du désirable étant résolue, il reste encore à résoudre celle du possible

Utopie et idéal.
L'utopie est une des formes de l'idéal et, par conséquent, elle en a tous les caractères. Le mot idéal, pris dans le sens le plus général, est synonyme de fictif ou d'imaginaire, et il s'applique à tous les objets qui n'ont pas d'existence hors de l'esprit qui les conçoit. mais l''idéal s'identifie pour une part avec le possible. En effet, tout ce que nous concevons simplement comme possible, mais qui n'est pas encore réalisé, est purement idéal. Seulement la réciproque n'a pas lieu et on ne peut pas dire que tout ce qui est idéal soit possible. Cette identité partielle est cause que l'idéal joue un rôle considérable dans la vie pratique de l'humanité. Par exemple, il prend une part considérable dans l'exercice de la conscience morale. C'est un fait très fréquent et que l'on peut constater en se rendant compte de ce qui se passe dans l'esprit lorsque avant d'agir nous consultons la conscience. Elle est, comme on l'a dit, le pouvoir de connaître le bien et le mal et de les distinguer l'un de l'autre. Lorsque nous jugeons qu'il dépend de nous de faire ou un plus grand bien ou un plus petit ou ce qui est mal, et qu'il est nécessaire d'opter entre les trois, si nous optons pour le plus grand bien, nous faisons bien moralement; si, au contraire, nous optons pour le mal ou même pour le plus petit bien, nous faisons mal.

Mais ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est la nature des choses que nous comparons avant de prendre un parti. En effet, ces choses, au moment où nous les comparons, n'ont pas une existence réelle hors de notre esprit qui les conçoit; elles sont seulement considérées comme possibles et, par conséquent, elles sont purement idéales. Ainsi, quand on consulte sa conscience avant d'agir, on compare des idéalités qui appartiennent à la catégorie du possible. Lorsque, après avoir agi, on se repent, parce que l'on juge que l'on aurait pu faire mieux, cela vient de ce qu'on a comparé l'action faite, qui est une réalité, avec une action idéale qui était possible au moment où l'on s'est déterminé. Dans ces différents cas, l'idéal, considéré comme possible, a servi de base aux appréciations de la conscience morale. En résumé, la conscience morale ne peut être pour nous un guide éclairé qu'à une condition : c'est que nous ayons la conception du bien possible, pour pouvoir le faire, et celle du mal possible, pour pouvoir l'éviter.

Ainsi l'idéal est souvent un mobile que nous cherchons à réaliser, et cela peut arriver, non seulement dans les cas où la conscience morale a lieu d'intervenir, mais encore toutes les fois que nous avons un parti à prendre. En effet, avant d'agir volontairement il faut avoir l'idée de ce qu'on veut faire. C'est une nécessité qui s'impose et aux personnes n'ayant à s'occuper que d'affaires privées et aux hommes d'Etat qui doivent prendre une décision dans l'exercice de la fonction souveraine. Ces derniers exercent un art, qu'on appelle la politique et qui est susceptible de faire des progrès, comme tous les arts.

En politique, comme dans tout autre art, la théorie est un assemblage de règles. Mais, parmi les écrivains qui s'est sont occupés, il y en a un certain nombre qui, au lieu de proposer leurs conseils sous la forme de préceptes abstraits, ont décrit un Etat modèle, c'est-à-dire une société politique idéale ou imaginaire, qui, si elle était réalisée, serait un type de perfection. 

C'est ainsi que Platon a procédé dans les deux dialogues intitulés la République et les Lois. Thomas More a fait de même et il a donné à son Etat imaginaire le nom d'Utopie. Ce mot, après avoir été un nom propre, est devenu un nom commun; on l'a appliqué d'abord aux sociétés imaginaires comme celle de Thomas More, dont la réalisation paraissait ou impossible ou très difficile, et ensuite à tous les idéaux dont le caractère est le même. Dans tous les cas, le mot utopie est généralement pris en mauvaise part, et cependant l'illustre chancelier qui l'a employé la premier ne l'entendait pas ainsi; il espérait bien que sa conception pourrait se réaliser un jour quelque part, au moins en partie. Mais il y a beaucoup de gens routiniers dont l'esprit est rebelle à la conception de l'idéal et auxquels il est difficile de faire admettre la possibilité d'aucune chose meilleure que ce qui est. Lorsqu'on leur présente un idéal quelconque et qu'on leur parle de le réaliser, ils crient tout de suite à l'utopie. Sans doute l'excès contraire est possible aussi, et ce qui le prouve, c'est qu'on voit des hommes dont l'esprit est constamment occupé de projets irréalisables et qui se rendent ridicules à force d'en parler. Mais cela montre seulement qu'il faut garder un juste milieu, et ce n'est pas une raison pour persifler et pour paralyser les inventeurs. La conception de l'idéal est nécessaire au progrès. Souvent ce qui avait été qualifié d'utopie à une époque devient une réalité sensible dans un autre temps. Par exemple, la conception utopique de Thomas More a été réalisée en certaine partie par la nation anglaise.

Parmi les autres utopies dignes d'être rappelées. nous nous contenterons de citer l'Argenis de Barclay, l'Oceana d'Harrington, la Salente du Télémaque, les Entretiens de Phocion de l'abbé Mably, l'Arcadie de Bernardin de Saint-Pierre, l'Icarie de Cabet, etc.

Dystopie, uchronie.
Notons que l'on utilise aussi lesle terme d'anti-utopie, ou plus généralement de dystopie, pour désigner une sorte d'utopie qui serait contraire à l'idéal (une société organisée pour écraser l'individu par exemple). Et, alors que les utopies proprement dites constituent, en littérature, plutôt un genre philosophique, les dystopies, grâce à leur potentiel dramatique, fournissent aisément matière aux de oeuvres de science-fiction (Les Voyages de Gulliver (1721), de Jonathan Swift, 1984 (1949) de George Orwell, Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, La Servante écarlate (1985) de Margaret Atwood, etc).

Signalons enfin que Renouvier a proposé une notion analogue à celle de l'utopie, mais d'une portée exclusivement spéculative, la notion de l'uchronie, en supposant que, grâce au libre arbitre de l'humain, l'histoire de l'humanité aurait pu, à de certains moments, prendre un autre cours, par exemple, si Marc-Aurèle avait réglé définitivement la constitution de l'empire romain, si François Ier s'était converti au protestantisme, etc. (E. Boirac / PL).

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