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De
1800 à 1820
C'est dans la prose qu'il faut chercher
l'originalité de la littérature du XIXe
siècle. Toute l'oeuvre des Encyclopédistes est à terre.
Pour Bonald, en qui l'on peut voir le principal
représentant de l'école théocratique, l'institution
de la société est d'origine divine; le roi est maître
absolu sur ses sujets comme Dieu sur le monde; l'humain n'a pas de droits,
mais des devoirs. Joseph de Maistre, autrement
logique et hardi, bâtit sa société sur l'ultramontanisme
(le Pape, 1819). Dans le domaine des idées pures, La
Romiguière, Maine de Biran, surtout,
se séparent des derniers condillaciens représentés
par Destutt de Tracy et acheminent la philosophie
vers l'éclectisme spiritualiste de
Victor Cousin. Joubert
condense cette philosophie en petites formules délicates jusqu'à
la préciosité. Deux grands écrivains dominent toute
cette période : Chateaubriand et Mme de Staël.
Madame de Staël.
Mme de Staël
fut surtout une intermédiaire entre l'étranger et la France.
Delphine
(1802) et Corinne
(1807) n'eurent qu'une influence médiocre; elle y mit son coeur
peut-être, mais c'est par son esprit qu'elle eut une action. Ses
livres De la Littérature (1802) et De l'Allemagne
(1810), en donnant aux Français la clef des chefs-d'oeuvre étrangers,
contribuèrent à leur diffusion au détriment des modèles
grecs et latins.
«
Les poésies d'après l'antique, écrivait-elle, sont
rarement populaires parce qu'elles ne tiennent dans le temps actuel à
rien de national. »
C'est elle qui prononça la première
en France le mot de romantique, l'appliquant à cette poésie
« dont les chants des troubadours
ont été l'origine, celle qui est née de la chevalerie
et du christianisme » et dont elle
appelait la renaissance de tous ses voeux. On sait assez que l'appel fut
entendu.
-
Mme
de Staël en 1816.
Chateaubriand.
On a pu dire de Chateaubriand
qu'il avait ouvert, au début du XIXe
siècle, toutes les grandes avenues de la pensée de son temps.
Le Génie du Christianisme
(1802) ne marque pas seulement qu'un retour de conscience vers une religion
tombée dans un discrédit singulier pendant la Révolution;
il découvre, fait jaillir la source où ira puiser et se retremper
l'inspiration des premiers romantiques.
-
Des églises
gothiques, extrait de Chateaubriand
[ Dans
le Génie du Christianisme, Chateaubriand précise notamment
la poétique du christianisme, en étudiant son action sur
les beaux-arts, sur la musique, la peinture, la sculpture et l'architecture.
Quelques affirmations sont contestables; d'autres sont intéressantes
et neuves, par exemple ces réflexions sur les églises gothiques
: ]
« On ne pouvait
entrer dans une église gothique sans éprouver une sorte de
frissonnement et un sentiment vague de la Divinité. On se trouvait
tout à coup reporté à ces temps où les cénobites,
après avoir médité dans les bois de leurs monastères,
se venaient prosterner à l'autel et chanter les louanges du Seigneur
dans le calme et le silence de la nuit. L'ancienne France semblait revivre
: on croyait voir ces costumes singuliers, ce peuple si différent
de ce qu'il est aujourd'hui; on se rappelait et les révolutions
de ce peuple, et ses travaux et ses arts. Plus ces temps étaient
éloignés de nous, plus ils nous paraissaient magiques, plus
ils nous remplissaient de ces pensées qui finissent toujours par
une réflexion sur le néant de l'homme et la rapidité
de la vie.
L'ordre gothique,
au milieu de ses proportions barbares, a toutefois une beauté qui
lui est particulière.
Les forêts
ont été les premiers temples de la Divinité et les
hommes ont pris dans les forêts la première idée de
l'architecture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs
ont tourné l'élégante colonne corinthienne avec son
chapiteau de feuilles sur le modèle du palmiers. Les énormes
piliers du vieux style égyptien représentent le sycomore,
le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques
de l'Afrique et de l'Asie.
Les forêts
des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos
pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine
sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages,
qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés,
la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire,
les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées,
tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église gothique; tout
en fait sentir la religieuse horreur, les mystères de la divinité.
Les deux tours hautaines plantées à l'entrée de l'édifice
surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et font un effet pittoresque
sur l'azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes
jumelles, tantôt elles paraissent couronnées d'un chapiteau
de nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux
eux-mêmes semblent s'y méprendre et les adopter pour les arbres
de leurs forêts : des corneilles voltigent autour de leur faîtes
et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs
confuses s'échappent de la cime de ces tours et en chassent les
oiseaux effrayés. L'architecte chrétien, non content de bâtir
des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures, et
au moyen de l'orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple
gothique jusqu'au bruit des vents et des tonnerres, qui roulent dans la
profondeur des bois. Les siècles, évoqués par ces
sons religieux, font sortir leur antique voix du sein des pierres, et soupirent
dans la vaste basilique : le sanctuaire mugit comme l'antre de l'ancienne
Sibylle; et, tandis que l'airain se. balance avec fracas sur votre tête,
les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément
sous vos pieds. »
(Chateaubriand,
extrait du Génie du Christianisme, I, 8).
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Avec Atala
(1804), René
(1802), les Natchez
(1831), et en même temps que Chateaubriand développe et fortifie
en nous le sentiment de la nature, c'est la mélancolie, l'exaltation
passionnelle et maladive d'une âme prise entre l'infini de ses rêves
et son impuissance à les réaliser, c'est le « moi »,
son « moi », peut-on dire, qu'il introduit dans la littérature
et si impérieusement qu'il en aura pétri tout le lyrisme
contemporain.
Chateaubriand
et les historiens romantiques.
Chateaubriand a
donné le premier une intelligence du christianisme et du Moyen
âge dans son Génie (1802), et des modèles
d'histoire à la fois documentée et pittoresque dans quelques
passages des Martyrs
(1809). Ces ouvrages furent lus avec enthousiasme par Augustin
Thierry, par Thiers, par Michelet.
Aucun de ces jeunes gens, pas plus que Guizot
ou que Mignet, n'a vu la Révolution; ils
sont arrivés à l'adolescence soit pendant l'épopée
impériale, soit au moment où la Restauration
donne à la France le régime parlementaire et une liberté
relative de la presse. Tant d'événements terribles et grandioses,
survenus en une trentaine d'années, sont bien de nature à
mûrir les pensées et à secouer les imaginations. D'autre
part la politique les séduit tous : Guizot, dans ses cours de Sorbonne;
ne peut, quoiqu'il s'en défende, ne pas être obsédé
par l'histoire contemporaine et française, quand il fait celle des
révolutions d'Angleterre ou de
la civilisation européenne. A. Thierry débute; en 1817; comme
journaliste libéral; en adressant au Censeur européen
des articles écrits à propos d'ouvrages historiques; c'est
là qu'il invente sa théorie des races, et qu'il donne (mai
1820) son Histoire véritable de Jacques Bonhomme. Puis, en
juillet 1820, il commence à écrire dans le Courrier français
ses lettres sur l'histoire de France.
De
1820 à 1848
Pendant cette période, on voit que
le mouvement de renaissance n'a pas été moins fécond
dans la prose qu'en poésie. La littérature
politique reparaît, après l'Empire,
sous la forme du pamphlet. P.-L.
Courier, avec sa plaisanterie fine et acérée, son style
mordant sous une apparente bonhomie, donne dans le Pamphlet des pamphlets
un des modèles de ce genre si français. Cormenin, sous
le pseudonyme de Timon, joint souvent l'injure à la malice, mais
il parle avec précision la langue des affaires et crée le
« pamphlet administratif ».
Roman.
Dans le roman,
l'activité de la nouvelle école se manifeste par les oeuvres
les plus variées. Alfred de Vigny fonde
avec Cinq-Mars
(1826) et Stello (1830) le roman historique. Victor
Hugo accumule les épopées
en prose : Han d'Islande (1823), Notre-Dame de Paris
(1831), les Misérables,
etc.; Lamartine, Alfred
de Musset, Théophile Gautier,
Sainte-Beuve, etc., font alterner la nouvelle,
le conte, le roman d'aventure et l'autobiographie
romanesque; enfin, Alexandre Dumas et Eugène
Sue créent le roman-feuilleton. Mais les vrais maîtres
du roman restent encore Balzac et George Sand.
L'auteur de la Comédie humaine,
avec son réalisme pénétrant, son analyse minutieuse
et sûre, garde
«
cette gloire singulière d'avoir complètement renouvelé
la matière du roman comme l'avait fait Le Sage
cent ans auparavant, d'avoir été, après Molière,
le plus grand «-contemplateur-»
qui ait paru dans les lettres françaises,
et d'avoir laissé en somme quelque chose de lui dans tous les romans
qui se sont écrits depuis cinquante ans, dans ceux de ses adversaires,
comme dans ceux de ses disciples » (Morillot).
George Sand est, au
contraire de Balzac, une pure idéaliste; son oeuvre est très
considérable et exclusivement romanesque.
«
Chez George Sand, a-t-on dit, tout est roman
et pur roman; il n'est pas jusqu'à ses défauts (l'abondance
un peu fluide et prolixe) qui ne semblent presque inhérents au genre
lui-même. Tout ce qu'il y a de tendre, de poétique, d'attachant,
de décevant aussi et de frivole dans le roman français, devait,
vers le milieu du siècle, s'incarner dans un auteur et il fallait
que cet auteur fuit une femme. »
Idéalisme et réalisme se partagent
dès lors le roman au XIXe siècle.
Mais, en cherchant les nuances, ne peut-on pas dire que l'égoïste
mélancolie de l'Adolphe de Benjamin
Constant, la sèche amertume de Stendhal,
l'indifférence ironique de Mérimée,
d'ailleurs si délicat et si purement artiste dans Colomba
(1840) et dans ses nouvelles, n'aient pas
séduit et inspiré, presque autant que George Sand et Balzac,
tout ou partie des meilleurs écrivains qui ont suivi?
Eloquence.
C'est une des conquêtes de la Révolution
d'avoir donné la liberté à la parole comme à
la plume. L'éloquence politique, longtemps silencieuse, retrouve
l'éclat des anciens jours. Sans doute, c'en est fait de la dialectique
puissante d'un Mirabeau, ou des éclats
de passion d'un Danton, mais la parole gagnera
en précision ce qu'elle perdra en véhémence. Développer
les lieux communs de la politique; préciser les grandes idées
qui, dans les troubles révolutionnaires, avaient été
exposées dans un langage plus enflammé que rigoureux; formuler
les théories de la monarchie constitutionnelle, telle fut l'oeuvre
de Royer-Collard, de Benjamin
Constant, du général Foy et des autres orateurs
du règne de Charles X. Sous Louis-Philippe,
ces lieux communs sont délaissés par de nouveaux orateurs
qui, dans l'étude des affaires et des questions à l'ordre
du jour, brillent par les qualités les plus diverses : Guizot, par
la hautaine assurance de sa parole expérimentée, Dupin
aîné par sa verve railleuse, Casimir
Périer par la chaleur de ses apostrophes, Lamartine
par la couleur et l'émotion entraînante de sa langue harmonieuse,
Berryer par son action oratoire qui rappelle à ses auditeurs les
plus beaux mouvements de l'éloquence antique. Jamais talents plus
variés n'ont honoré la tribune.
En même temps, l'éloquence
religieuse, morte depuis Massillon, renaît et retrouve sa grandeur
avec Lacordaire, moins profondément
distante qu'autrefois de l'éloquence profane. Pendant que Montalembert
défendait le catholicisme à
la tribune, l'illustre dominicain entraînait
la foule à ses conférences, mêlait à l'enseignement
du dogme et de la morale chrétienne l'étude des questions
politiques et sociales qui passionnaient les esprits, et faisait revivre
avec des accents modernes l'oraison funèbre
abandonnée. A leur tour, les théoriciens religieux étudient
la religion dans ses rapports avec la société. Lamennais,
après s'être institué le défenseur en titre
de l'Eglise, rompait brusquement avec elle, et publiait une ardente profession
de foi démocratique dans ses Paroles d'un croyant (1834).
Est-ce quitter enfin l'éloquence
que de citer ici Victor Cousin qui, dans le domaine
de la philosophie, continue l'oeuvre de réaction contre les tendances
matérialistes du XVIIIe
siècle? Son éclectisme ne lui
a pas survécu, mais, comme Royer-Collard son maître et Jouffroy
son disciple, il a fait passer en France un peu de la philosophie
écossaise et de la philosophie allemande, et dans son livre
Du Vrai, du Beau, du Bien, enseigné avec chaleur les hautes
idées de la philosophie morale. Par les qualités d'un style
brillant et ferme à la fois, ami de la période, il est le
maître des orateurs philosophiques. En dehors de cette philosophie
officielle, Edgar Quinet expose, dans le Génie
des Religions (1842), son vaste programme révolutionnaire; mais
surtout Auguste Comte, magistralement interprété
par Littré, devait avoir sur l'avenir une
influence considérable. Rejetant les hypothèses métaphysiques,
partant de ce principe que l'humain ne peut arriver à la connaissance
de la vérité que par l'étude des faits positifs, sans
y mêler la recherche des causes finales, il fonde la philosophie
dite positive, moins séduisante sans doute, mais plus scientifique
que celle de Cousin.
Histoire.
Cette précision rigoureuse dans
l'étude et l'interprétation des faits renouvelle en même
temps l'histoire qui,
aidée d'une critique scrupuleuse, nous restitue le passé
avec sa vraie physionomie. Des historiens de cette époque, les uns
interprètent les faits minutieusement étudiés et y
recherchent l'enchaînement des effets et des causes : c'est l'école
philosophique. Les autres s'attachent à la vérité
du récit et à la couleur locale : c'est l'école descriptive.
La plupart enfin joignent l'interprétation
philosophique des faits à la vérité des peintures.
Guizot, le chef de l'école philosophique,
plus attaché à expliquer qu'à raconter ou à
peindre, présente l'histoire du passé sous une forme didactique,
et dans ses écrits même (Révolution d'Angleterre,
1827; Civilisation en Europe et en France, 1845, etc.), reste un
homme d'Etat aux yeux de qui l'histoire est un enseignement pour l'avenir.
La Démocratie en Amérique,
de Tocqueville, et l'Histoire de la Révolution
française, de Mignet, sont des livres
inspirés par la même méthode. Au lieu de dégager
des idées, l'école descriptive, dont le plus pur représentant
est Barante, raconte sans conclure. Si l'autre
méthode est froide, celle-ci est incomplète. Aussi les historiens
français ont-ils de préférence suivi à la fois
les deux méthodes. Augustin Thierry, dans
ses Récits des temps mérovingiens (1840), allie avec
un rare bonheur le pittoresque à l'exacte appréciation des
faits, habile à exprimer ses réflexions personnelles sans
interrompre le récit.
Thiers, dans son
Histoire du Consulat et de l'Empire (1845-1862), donne un modèle
d'information précise, d'exposition lumineuse. Mais de tous les
historiens de ce temps, le plus hardi, le plus brillant, le plus grand
peut-être, et en tous cas le plus émouvant, est Michelet
qui fait de l'histoire une véritable « résurrection
» : on peut lui reprocher des excès, une imprudence généreuse;
soit! nul n'a su comme lui faire palpiter la vie dans les événements
racontés.
Critique.
C'est encore l'histoire appliquée
à la littérature qui a produit la critique
littéraire du XIXe siècle.
Pour comprendre les livres, on les replace dans le milieu où ils
ont paru. Déjà Villemain (Littérature
du XVIIIe siècle, 1828) ajoute
à l'appréciation des beautés et des défauts
des aperçus variés sur les caractères des écrivains
et sur les moeurs de leur temps, et fait de ses cours de véritables
modèles de critique littéraire orale. Dans des cours parallèles,
pleins d'érudition et de finesse (La Fontaine et les Fabulistes,
Littérature dramatique, etc.), Saint-Marc
Girardin se plaît à étudier le coeur humain au
théâtre et dans les oeuvres
des poètes et des romanciers. En même temps, Sainte-Beuve,
le plus fécond et le plus vigoureux de ces esprits, crée
dans ses Lundis une critique littéraire tout à fait
personnelle et nouvelle, mêlant la biographie
et la critique pour reconstituer les talents les plus divers et les expliquer
par eux-mêmes. La critique ainsi entendue est une oeuvre de science
en même temps qu'une oeuvre d'art. Toutefois, la critique purement
dogmatique n'était pas morte : Nisard,
dans son Histoire de la littérature française, juge
les oeuvres sur un idéal préconçu de raison et de
sobriété. Par plus de liberté dans les appréciations,
la critique artistique aussi est rajeunie (Théophile
Gautier, Delacroix, Alfred de Musset, etc.);
les études que l'on a faites des temps passés permettent
de juger avec plus de justesse et de largeur d'esprit les diverses manières
du moement; le sens de la couleur se développe. Peut-être
Diderot, au siècle précédent,
pour excellent qu'il soit, était-il trop préoccupé
de l'idée dans ses Salons; peut-être le dessin et la couleur
arrêtent-ils trop la critique nouvelle.
-
Divorce de
la littérature et de la société
« Il y a, dans
la littérature, deux sortes de sentiments, et ces deux sortes de
sentiments répondent à deux phases diffé rentes de
l'histoire littéraire des nations : il y a les sentiments que l'homme
trouve dans son coeur et qui sont le fond de toutes les sociétés;
il y a les sentiments que l'homme trouve dans son imagination, et qui ne
sont que l'ombre et le reflet altéré des premiers. La littérature
commence par les uns et finit par les autres.
Quand la littérature
arrive à ces derniers sentiments, quand l'imagination, qui se contentait
autrefois de peindre les affections naturelles, essaye de les remplacer
par d'autres affection, alors les livres ne représentent plus la
société : ils représentent l'état de l'imagination.
Or, l'imagination aime et cherche surtout ce qui n'est pas. Quand la guerre
civile agite et ensanglante la société, l'imagination fait
volontiers des idylles et prêche la paix et la vertu. Quand, au contraire,
la société s'apaise et se repose, l'imagination se reprend
de goût pour les crimes. Elle est comme le marchand d'Horace : elle
vante le repos du rivage quand gronde la tempête; elle aime les flots
et les orages, quand le vaisseau est dans le port. Ajoutez chez nous, à
cette contradiction naturelle de l'esprit humain, les souvenirs encore
ardents de la guerre et de la Révolution, le goût des aventures,
le regret du repos, l'espérance de la gloire et de la fortune, le
dédain de vivre petitement, dédain plus vif au coeur des
fils de ceux qui ont fait de grandes choses. Ce sont ces désirs
inquiets et ces émotions confuses que recueille l'imagination et
qu'elle met en oeuvre dans la littérature. De là l'énergie
des romans, la terreur des drames; de là enfin cette littérature
qui plaît d'autant mieux à la société qu'elle
lui ressemble moins. La société autrefois aimait à
trouver, dans la littérature, l'image embellie de ses sentiments,
et cette image lui servait de leçon et d'encouragement; elle n'y
cherche plus aujourd'hui qu'une distraction. Elle disait naguère
à la littérature : Étudiez-moi afin de m'instruire
et de m'élever; - elle lui dit aujourd'hui : Amusez-moi. Alors l'imagination
se met à l'oeuvre, et elle fait seule tous les frais de la littérature.
Elle ne réussit pas toujours à amuser le public; mais elle
consomme le divorce
de la littérature
d'avec la société, chacune allant de plus en plus où
la poussent ses besoins et ses penchants : la société
à ses affaires
et à ses labeurs chaque jour plus tristes, parce que, chaque jour,
l'art y trouve moins de place; la littérature,
à ses oeuvres
chaque jour plus frivoles et plus vaines, parce que, chaque jour, l'étude
et l'observation du monde y ont moins de part. »
(Saint-Marc
Girardin, Cours de littérature dramatique).
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De
1848 à 1900
Roman.
Dans le roman,
les deux grands courants d'idéalisme
et de réalisme que nous avons signalés
dans la précédente période se poursuivent parallèlement,
avec des alternatives de vogue et de défaveur marquées. Octave
Feuillet, Fromentin, Edmond
About, Victor Cherbuliez, Gustave Droz,
Ludovic Halévy, André
Theuriet, Anatole France, Paul
Bourget, Maurice Barrès, Marcel Prévost,
etc., relèveraient plutôt de l'idéalisme; Champfleury,
les frères Goncourt,
Gustave Flaubert, Emile Zola,
Daudet, Hector Malot,
Guy de Maupassant, Paul
Margueritte, du réalisme. Que de nuances cependant entre ces
différents écrivains! Et que le symbolisme de l'un est éloigné
du psychologisme de l'autre, autant que l'impressionnisme de celui-ci l'est
du naturalisme de celui-là! Si l'on considère, du reste,
avec quelque attention, le mouvement général de la fin du
XIXe siècle, il apparaît que
dans le roman, comme en poésie,
comme au théâtre,
partout le spectacle se ressemble.
«
Il y a encore des maîtres, des écoles, des systèmes,
dit Le Goffic, et personne pour les suivre. Où va-t-on? On s'interroge,
on cherche. Quoi? Nul ne sait au juste. Idéalistes et réalistes,
prosateurs et poètes, tous vous diront que les anciennes formules
ont fait leur temps et qu'on n'en veut plus. Mais cette belle entente crève
en fumée, dès qu'il s'agit de déterminer la formule
nouvelle. Et les préfaces succèdent aux manifestes, les théories
aux poétiques. C'est, jusqu'à nouvel ordre, le triomphe de
l'individualisme, - un méchant mot sans doute, mais le seul propre
à caractériser cette fin de siècle, turbulente et
confuse, et dont l'avenir déconcerte toute précision. »
Eloquence.
L'éloquence religieuse nous offre
dans cette période les noms de Dupanloup, du P. Hyacinthe, du P.
Didon et du P. Monsabré ; l'éloquence politique ceux de Thiers,
d'Emile Ollivier, de Dufaure, de Jules
Favre, de Gambetta,
d'Albert de Mun, etc. Dans la presse et sans distinctions
de partis on peut citer au premier rang : Emile de Girardin, S.
de Sacy, Cuvillier-Fleury, Prévost-Paradol,
Edmond About, John Lemoine, Raoul Frary, Ed. Hervé, F. Sarcey, H.
Fouquier, etc. Le pamphlet politique et
religieux se transforme à son tour avec Louis
Veuillot et Henri Bochefort.
Philosophie.
En philosophie,
deux écrivains ont surtout puissamment agi sur la direction des
idées : Renan et Taine.
«
Tout ce qui tend à circonscrire les choses d'une manière
trop rigoureuse, a dit du premier Paul Janet, lui
paraît faux. A ce titre, le matérialisme
doit lui être une doctrine fausse; la prétendue clarté
de ce système est précisément ce qui lui en répugne;
il n'y a de vrai que l'incertain et l'obscur. Par là, M. Renan
est conduit à reconnaître l'existence d'un je ne sais quoi
dans la nature et dans l'homme. »
Tout systématique, au contraire, nous
apparaît Taine.
«
Pour lui, dit encore P. Janet, tout ce qui n'est pas phénomène
perçu par les sens ou notion abstraite exprimée par des mots
n'est rien. »
La connaissance, à ses yeux, se ramène
à l'expérience et à l'abstraction. Entre ces deux
grands maîtres de la pensée du XIXe
siècle, il serait cependant injuste de ne pas rappeler les noms
de Ravaisson, Lachelier,
Renouvier, Vacherot,
Ribot, Janet, Fouillée,
Boutroux, etc.
Histoire.
1848 est une nouvelle
date dans l'évolution de ces grands esprits, qui d'abord s'exaltent,
mais que le coup d'État de 1851
et la restauration de l'Empire
dispersent ou abattent. Cependant, à l'exception de Michelet
qui, reprenant en 1855 (jusqu'en 1867) son Histoire de France, perd
de plus en plus la notion du réel et du juste, les historiens font
des progrès dans le sens de l'impartialité, de l'érudition
et de la méthode. Mignet, en 1854, donne son Charles-Quint;
Camille Rousset, son Histoire de Louvois (1861); Tocqueville,
l'Ancien Régime et la Révolution (1856). Mais surtout
apparaissent trois historiens nouveaux qui, chacun à leur manière,
renouvellent un genre qui semblait avoir déjà produit tous
les plus beaux fruits : Renan commence, en 1863, son Histoire des origines
du christianisme; la même année, Taine
publie son Histoire de la littérature anglaise; et le plus
éminent, celui en qui s'incarne, avec une sorte de simplicité
grandiose, l'esprit scientifique moderne, Fustel
de Coulanges, écrit en 1864 la Cité antique, suivie
en 1874 des Institutions politiques de l'ancienne France. Cette même
année, Taine entreprenait ses Origines de la France contemporaine.
A cette époque, l'histoire revendique
encore comme siens, le duc d'Aumale, le duc de Broglie, Sorel, Thureau-Daugin,
Lavisse, Chuquet ou encore Welschinger.
Critique.
Pour la critique littéraire et
la critique d'art on citera : Paul de Saint-Victor, Schérer, Charles
Blanc, Prévost-Paradol, Jules Tellier,
Jules Lemaître, Anatole
France, Ferdinand Brunetière, F.
Sarcey, Emile Faguet, Desjardins,
David-Sauvageot, Maurras, Taine, Mantz, Lafenestre,
Gustave Geffroy, etc. Il semble bien que Brunetière
ait été le dernier des critiques doctrinaires, si l'on met
à part Francisque Sarcey qui jugea les auteurs au point de
vue de la technique dramatique, et contribua, par son autorité,
à prolonger le préjugé de la pièce «
bien faite ». Parmi les critiques universitaires, plus ou moins disciples
de Villemain, Sainte-Beuve, Nisard, Taine et Renan, on signalera seulement
: Constant Martha, Gaston Boissier, Octave Gréard et Gaston
Paris. Girard, Cartault, Larroumet, Gasté, R. Doumic,
Rocheblave, etc. C'est avec eux la critique, après l'histoire, à
son tour se détache de la littérature.
Érudits,
archéologues, géographes, écrivains voyageurs, etc.
1850-1880.
Au-dessous de ces grands « premiers
rôles » de la critique universitaire, les Gidel, Merlet, Jacquinet,
Aubertin, Demogeot, Vapereau, Deltour, etc., continuent dans leurs précis
la modeste et utile tradition scolaire de Gérusez; Pierre Larousse,
grammairien et encyclopédiste, établit dans son Grand
Dictionnaire universel le bilan de l'esprit humain au XIXe
siècle; Ernest Havet attache son nom à l'édition des
Pensées
de Pascal publiées dans leur texte authentique
avec un commentaire suivi (1852); Victor Fournel, Édouard Fournier,
Feuillet de Conches, Marty-Laveaux, Paul Mesnard, Tamisey de Larroque,
Adolphe Chéruel, Adolphe Régnier, Arthur de Boislisle, etc.,
restituent les écrivains célèbres, exhument les oubliés,
font réparation aux méconnus.
L'épigraphie
et la philologie anciennes ont des tenants glorieux en Léon Renier,
Chassang, Thurot, Riemann, Weil, Tournier, Bergaigne, surtout Michel Bréal,
le père de la sémantique, et
Ferdinand de Saussure; la philosophie celtique, en Gaidoz et d'Arbois de
Jubainville; la philologie romane, en Littré,
qui fut à lui seul « toute une encyclopédie »,
type de « ces naturalistes philosophes qui tendent à introduire
et à faire prévaloir en tout les procédés et
les résultats de la science » (Sainte-Beuve), Adolphe Hatzfeld,
Arsène Darmesteter, Frédéric Godefroy, Paul Meyer,
A. Delboulle; les langues asiatiques, en Stanislas Julien, Th. Pavie, Goullard
d'Arcy, D'Hervey de Saint-Denis, Stanislas Guyard, Barbier de Meynard;
la diplomatique, en Natalis de Wailly, Guérard, Quicherat, Léopold
Delisle, Arthur Giry; l'archéologie préhistorique, orientale,
grecque, romane, chrétienne et moderne, en Boucher de Perthes, Mariette,
Chabas, Botta, le duc de Luynes, de Saulcy, Léon Heuzey, Foucart,
François Lenormant, Viollet-le-Duc, Le Blant, Oppert, de Sarzec,
l'abbé Martigny, E. et J. de Rougé, Albert Dumont, surtout
Beulé, archéologue souvent contestable, mais plume vive,
brillante, et dont les éloges académiques furent fort goûtés
sous l'Empire.
Élisée
Reclus publie de 1875 à 1897 sa magistrale Géographie
universelle,
où il s'inspire de Karl Ritter pour marquer
le rapport entre l'homme et le sol; Vivien de Saint-Martin, continué
par Rousselet et Schrader, fonde en 1863 l'Année géographique
et commence en 1876 la publication du Nouveau Dictionnaire de géographie
universelle; Auguste Longnon fait son domaine de la géographie
physique de la Gaule et, dans ses Origines
et formation de la nationalité française, donne les marques
d'un esprit de philosophie réaliste.
La littérature de voyages, où
s'étaient déjà distingués René
Caillé, Dumont d'Urville, Léon
de Laborde et Victor Jacquemont (Voyage dans l'Inde), s'enrichit
des relations du marquis de Compiègne, de Guillaume Lejean, Francis
Garnier, Alfred Marche, Victor Largeau, etc.,
cependant que Taine publie son Voyage aux Pyrénées,
About sa Grèce contemporaine et Eugène
Fromentin les chefs-d'oeuvre descriptifs qui s'appellent Un été
dans le Sahara (1857) et Une année dans le Sahel (1858).
Aux explorateurs et aux voyageurs on peut
joindre enfin les marins et les soldats qui furent des écrivains
de talent : tels l'amiral Jurien de la Gravière, à qui l'on
doit de belles études sur la marine ancienne; le général
Ambert (Gens de guerre, Récits militaires, etc.) et ce colonel
Ardant du Picq, dont les Études sur le combat (1865-1868)
faisaient dire à Barbey d'Aurevilly
que « jamais homme d'action, et d'action brutale aux yeux de l'universel
Préjugé, n'a plus magnifiquement glorifié la spiritualité
de la guerre ».
1880-1914.
La forte solidarité
de l'histoire et de la géographie ne s'est jamais mieux marquée
qu'avec Pierre Foncin, dont l'admirable et amoureuse connaissance des pays
de France a rendu tant de services à la cause de la décentralisation;
Vidal de la Blache, Albert de Lapparent,
L. Gallois, E. de Margerie, E. de Martonne, J. Brunhes, qui introduisirent
dans la géographie des méthodes nouvelles et plus conformes
à la réalité des choses; Onésime
Reclus, qui lui appliqua les procédés et le style évocateur
d'un Michelet; Marcel Dubois, qui fit entrer les
colonies françaises dans l'enseignement officiel.
La terre natale,
les mouvements de sa flore et de sa faune, trouvaient des enregistreurs
avertis chez le marquis de Cherville, Paul Couteaux, Cunisset-Carnot, Henri
Fabre, que Victor Hugo appelait « l'Homère des insectes »
et qui en serait plutôt l'Aristote.
En même temps
éclosait toute une littérature de voyages, dont, en
dehors des purs récits d'exploration, tels que A travers l'Afrique,
du colonel Baratier, et les cinquante-six tomes du Voyage en France,
d'Ardouin-Dumazet, quelques oeuvres, signées Pierre
Loti (Au Maroc, la Galilée, etc.), Paul
Bourget (Outre-mer, Sensations d'Italie), René
Bazin (Sicile, Terre d'Espagne, etc), Maurice Barrès
(le Voyage de Sparte), Charles Maurras (Anthinea), André
Chevrillon (Dans l'Inde, Terres mortes, etc), André Bellessort
(la Jeune Amérique, En escale de Ceylan à Manille, les
journées et les Nuits japonaises, etc.), Gabriel Charmes, E.
de Mandat-Grancey, Hugues Le Roux, Pierre de Coubertin, Firmin Roz, Gabriel
Faure, André Maurel, Gustave Babin, Georges Bourdon, etc., sont
à tirer de pair.
Voyager pour le plaisir
de voyager devient de plus en plus rare : un Loti est une exception, collectionneur
de paysages, pèlerin désanchanté de la Beauté,
Don Juan sans illusion d'un univers dont il a fait passer dans son oeuvre
la magnifique stérilité. On retrouvera chez les autres voyageurs
l'objectivisme qui lui manque : curiosité de la pensée étrangère,
préoccupations économiques, militaires ou sociales, recherche
d'un idéal retrempé aux sources anciennes de l'hellénisme
ou aux sources vierges de l'américanisme. Le ciel littéraire
est tout traversé de ces migrations, par quoi se manifestent une
fois de plus l'inquiétude et le désarroi de toute une génération.
(Ch. Le Goffic). |
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