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Étienne-Émile-Marie Boutroux est un philosophe français, né le 28 juillet 1845 à Montrouge. Il est mort à Paris le 23 novembre 1921. Hostile au mécanicisme naturaliste, il inscrit sa pensée dans le prolongement de positivisme' spiritualiste défendu par Jules Lachelier. Le philosophe doit ainsi s'attacher à l'examen le plus attentif possible de l'expérience, plutôt qu'à organiser une pensée à partir de présupposés théoriques. Cette démarche devant conduire à une affirmation de la contingence et de la liberté. En histoire de la philosophie, Boutroux s'est appliqué surtout à faire ressortir les traits distinctifs qui font de chaque système une individualité historique. Tout en traduisant la pensée des auteurs dans un langage aussi clair que possible, il a tâché de conserver à cette pensée sa vie et de mettre en lumière moins la formule abstraite à laquelle chaque doctrine peut se réduire, que l'originalité de chaque philosophe. Emile Boutroux (1845-1921). La vie et la carrière d'Emile BoutrouxAprès avoir fait ses études au lycée Henri IV, Emile Boutroux fut admis à l'Ecole normale supérieure, section des lettres, au concours de 1865. Trois ans plus tard, il subit avec succès les épreuves de l'agrégation de philosophie. Resté à Paris afin d'y poursuivre ses travaux, il reçut bientôt de Victor Duruy, ministre de l'instruction publique, la mission d'étudier l'organisation des universités allemandes. Il partit pour Heidelberg, en janvier 1869. L'Allemagne était alors en grande effervescence. Beaucoup d'étudiants étaient sous l'influence des cours de Treitschke, historien nationaliste, prophète du pangermanisme. L'unité allemande, idéal commun à toute l'opinion, paraissait au parti prussien exiger l'écrasement de la France. La mission du jeune professeur français parut suspecte à quelques-uns, et sa situation fut parfois pénible. Il crut la guerre imminente. Elle n'éclata cependant qu'après un an et demi, et Boutroux eut le loisir, en 1869 et 1870, d'accomplir sa mission et de parfaire sa connaissance de la langue et de la culture allemandes. Il suivit le cours d'Eduard Zeller, le célèbre historien de la philosophie grecque. Après la guerre de 1870, il eut l'occasion de faire un nouveau séjour à Heidelberg, à l'occasion du congrès de philosophie qui se tint dans cette ville en 1908. Il y fit une conférence sur la philosophie française contemporaine.Le 30 septembre 1871, Boutroux fut nommé professeur de philosophie au lycée de Caen et occupa cette chaire pendant trois années. Il soutint ses thèses de doctorat le 2 décembre 1874 et fut, quelques jours après (16 décembre), chargé du cours de philosophie à la faculté des lettres de Montpellier. Sa leçon d'ouverture (6 février 1876) eut pour sujet : la Grèce vaincue et les Premiers Stoïciens. Titularisé le 1er août 1876, il fut appelé, le 20 octobre suivant, à la faculté des lettres de Nancy. En 1877, Alfred Fouillée, maître de conférences de philosophie à l'Ecole normale supérieure, ayant obtenu un congé, Boutroux fut délégué pour le suppléer (8 septembre). Cette délégation fut renouvelée pendant l'année scolaire 1878-1879. Après la retraite de Fouillée, Boutroux devint titulaire de la maîtrise de conférences (29 août 1879). Son enseignement de huit ans (1877-1885) à l'Ecole normale eut un éclatant succès et suscita de nombreuses vocations philosophiques. Le 31 juillet 1885, il entra à la Sorbonne comme chargé d'un cours complémentaire de philosophie allemande. Enfin, le 1er mars 1888, il eut la chaire de philosophie moderne de la Faculté et la conserva jusqu'au 1er novembre 1907, date de sa retraite et de son admission à l'honorariat. Lévy-Bruhl, son successeur, l'avait suppléé à partir de 1902. Emile Boutroux dirigea la Fondation Thiers depuis la mort de l'helléniste Jules Girard, survenue en 1902. L'Académie des sciences morales et politiques l'admit en 1898 dans sa section de philosophie, en remplacement d'Ollé-Laprune, et l'Académie française l'élut au fauteuil du général Langlois le 31 octobre 1912. Il fut reçu par Paul Bourget dans la séance du 22 janvier 1914. Durant la crise redoutable que l'on traversait alors, l'activité d'Emile Boutroux s'est multipliée. Les problèmes de philosophie pratique relatifs à la défense nationale avaient depuis longtemps été médités par lui. Il avait défini le devoir militaire dans une conférence faite, en 1898, à l'Ecole militaire de Saint-Cyr (l'Armée à travers les âges, 1899), et déterminé les rapports entre l'armée et la démocratie dans une leçon professée en 1906 à l'école des hautes études sociales (la Nation armée, 1909). Après la Première Guerre mondiale, il s'est attaché, dans des articles et des conférences, à faire connaître les caractères de la pensée allemande, la théorie allemande de la guerre et l'évolution intellectuelle de l'Allemagne depuis Fichte, à analyser la nature du patriotisme français et à indiquer les questions morales et sociales qui se poseront après la guerre : l'Allemagne et la Guerre (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1914, 15 mai 1916 et 1er juin 1917); l'Evolution de la pensée allemande (conférence de la Renaissance, 30 mars 1915); la Conception française de la nationalité (conférence faite à Lausanne le 29 mai 1915, publiée dans la Bibliothèque universelle d'octobre 1915); l'Idée de liberté en France et en Allemagne (conférence de Foi et Vie, 5 décembre 1915); la Guerre et la Vie de demain (conférence à l'Alliance d'hygiène sociale, le 16 décembre 1914, reproduite dans la Revue bleue, les 16 et 23 janvier 1915), etc. Plusieurs de ces études ont été rassemblées sous le titre de Pages choisies, avec une préface de Marcel Drouin, en un volume destiné à la propagande française à l'étranger. Ses oeuvresLes principales publications d'Emile Boutroux sont, par ordre chronologique : De la contingence des lois de la nature (1874, thèse française, réimprimée en 1895); La philosophie d'Emile BoutrouxBrillant professeur de philosophie, interprète ingénieux et sûr de la doctrine des grands maîtres, Boutroux est, en outre, un penseur original, un philosophe au sens plein de ce mot. Ses vues personnelles, présentées avec un art séduisant, apparaissent pour la première fois dans sa thèse de 1874 sur la Contingence des lois de la nature. Elles revivent, avec leurs caractères essentiels, plus ou moins explicites, dans toutes ses autres oeuvres, enrichies par l'expérience d'une longue carrière. Elles constituent une philosophie de la liberté.Le contingent est, au sens philosophique, « ce qui pourrait ne pas être ». Il est le contraire du nécessaire, « ce qui ne peut pas ne pas être », et, d'autre part, il ne se ramène pas au hasard. Si les lois naturelles que découvre la science sont absolument nécessaires, il n'y a plus de place pour la liberté, la responsabilité morale est impossible, et la vie humaine devient un mécanisme fatal. Beaucoup de philosophes, qui reconnaissent la nécessité des lois de la nature, ont cru pouvoir maintenir la liberté dans le monde moral. Ils se sont épuisés en arguments subtils et vains. Mais l'existence de la nécessité dans le monde sensible est-elle donc une vérité évidente, ou la conclusion inéluctable de la recherche scientifique? N'est-elle pas plutôt un postulat utile, voire indispensable à l'activité humaine, quand elle veut avoir prise sur les choses et les plier à ses fins? L'originalité de Boutroux a été de défendre la liberté en attaquant la nécessité jusque dans ses positions les plus fortes. Sa critique ne porte pas sur des théories métaphysiques, mais sur les rapports et les lois établis par la science. Il parcourt l'échelle des êtres, en partant des plus simples et des plus pauvres, pour aboutir à la riche complexité de la conscience humaine. Il s'élève des rapports purement logiques à ceux de causalité, des synthèses que forment les idées générales aux relations mathématiques de la matière. Plus haut, il rencontre successivement les corps, avec leurs propriétés physiques et chimiques, les êtres vivants, où se révèle l'individualité, enfin la conscience, qui est sensibilité, intelligence et volonté. Ce sont autant de mondes liés entre eux, mais distincts et irréductibles. Il n'existe pas de connexion « nécessaire » d'un échelon au suivant. Chacun possède un caractère original que l'échelon inférieur ignore et qui se retrouve dans le supérieur, avec addition d'éléments nouveaux. Si la nécessité ne relie pas les différents mondes, elle ne règne pas non plus au sein de chaque monde. Cependant, le monde n'est pas un chaos où triomphe le hasard. L'ordre y est manifeste. C'est que les divers mondes, s'ils sont autonomes, ne sont pas étrangers les uns aux autres. Le supérieur se relie à l'inférieur; il l'achève et en réalise la fin. Au lieu de se représenter la série des êtres comme une chaîne de causes brutales qui se conditionnent rigoureusement, il faut y voir un épanouissement progressif de fins toujours plus hautes. Les choses forment un ensemble, non pas monotone et uniforme, mais varié, mouvant et harmonieux. Il y a, dans tous les êtres que l'expérience nous offre, un élément qualitatif et un élément quantitatif, celui-ci docile, celui-là rebelle à la nécessité. A mesure que l'on gravit les étages, la part de la quantité diminue, celle de la qualité augmente. C'est pourquoi la nécessité semble dominer entièrement les êtres logiques et mathématiques, mais peut être surmontée par l'individu conscient. Emile Boutroux. Là se bornent les résultats acquis par l'étude des faits d'expérience. Le vieil adage : Rien ne se perd, rien ne se crée n'est pas une vérité absolue. Le monde est une création continue dans l'espace et dans le temps, et la liberté est possible. Toutefois, la contingence elle-même reste inexpliquée par la science, et l'esprit ne se résigne pas à enregistrer les phénomènes sans en chercher la raison. Or, il existe dans la conscience humaine quelque chose qui ressemble à la nécessité, c'est le sentiment du devoir. L'humain est attiré, mais non contraint, par l'obligation morale, et il agit pour réaliser cette idée « attrayante » et « impérative ». Dans ses efforts, le bien qu'il poursuit lui apparaît non comme un pur idéal, mais comme une réalité supérieure à lui-même. En rentrant au plus profond de sa conscience, il a la révélation d'un nouveau monde, fin du sien propre, d'un être qui est qualité pure et liberté infinie. C'est la raison, « connaissance pratique du bien », qui conclut ainsi à l'existence de Dieu. La série des mondes est suspendue à Dieu et tend à se rapprocher de lui. Dieu, « créateur de l'essence et de l'existence des êtres », agit incessamment sur le monde pour permettre aux formes supérieures d'employer, comme instruments, les formes inférieures. «Il n'y a, d'ailleurs, aucune raison pour considérer une providence spéciale comme plus indigne de lui que la création d'un univers multiple et changeant. »Pour Boutroux, la connaissance de l'Etre infini jette une clarté sur l'échelle des êtres donnés dans l'expérience. La contingence n'est qu'un aspect négatif des choses. Elle recouvre la spontanéité universelle de l'action divine. Le monde entier aspire vers Dieu. En voulant lui ressembler, l'humain fait le bien, et la nature réalise le beau. Mais la spontanéité, réelle à tous les étages de la création, décroît à mesure que l'on descend. Elle prend de plus en plus la forme de l'habitude, et l'habitude donne l'illusion de la nécessité. Les lois de la nature expriment les habitudes des êtres : d'où leur stabilité relative, favorable à la science et au nombre. L'humain lui-même n'échappe pas à l'habitude et ne prend qu'assez rarement de libres initiatives. Mais, s'il y a en lui l'habitude passive qui le rend esclave de sa nature et le fige dans l'égoïsme, il est également capable d'habitude active, « grâce divine », qui lui facilite la pratique du bien et du dévouement, l'amour de l'humanité et de Dieu. Cette philosophie va de la critique à l'amour, de la science au mysticisme. Dans le cours sur l'Idée de la loi naturelle, Boutroux a repris et complété la partie scientifique de sa thèse, réduit les raisonnements métaphysiques, emprunté le secours de l'histoire des sciences. La doctrine est substantiellement la même. C'est une philosophie spiritualiste, puisque le monde de la conscience y est distinct de celui des corps et placé à un étage supérieur. Les conditions matérielles ne sont que l'instrument de la conscience; et « elle se demande si cet instrument lui sera toujours indispensable : elle aspire à un état où elle se suffirait à elle-même, où elle aurait la vie et l'action, avec l'indépendance ». Dans Science et Religion, la théodicée de Boutroux se prolonge en une théologie largement conçue. La religion ne saurait se passer d'un élément objectif; les croyances et, les pratiques en sont inséparables. Les croyances traditionnelles méritent le respect et, aujourd'hui encore, « projettent devant nos yeux les fins idéales vers lesquelles nous nous glorifions de marcher ». Mais les rites ne doivent pas supplanter la foi, la lettre étouffer l'esprit. En morale, il cherche à maintenir également l'intellectualisme hellénique et la volonté de sacrifice des chrétiens, « l'harmonie et l'amour, le bien et le devoir, la beauté de la forme et la sublimité de l'esprit ». La vie « joyeuse et sereine » des Grecs ne suffit plus à l'idéal moderne. Mais l'ascétisme ne doit pas non plus « être érigé en dogme fondamental ». En esthétique, Boutroux se montre hostile à la doctrine de « l'art pour l'art ». Elle n'est pas conforme aux origines de l'art, qui sont utilitaires. Elle n'apparaît que dans les périodes de décadence ou de transition. Le beau n'est pas une fin, mais un moyen. L'amour du beau « n'est pas réellement séparable de l'amour plus vaste de la vie et de l'humanité, à qui la beauté ne saurait suffire ». Certains ont classé Emile Boutroux parmi les kantiens. C'est une méprise. Sans doute, il a exposé le système de Kant, avec respect et sympathie, pendant plusieurs années de son enseignement en Sorbonne. Mais il a montré la conscience d'un historien, non la piété d'un disciple. Il n'admet pas l'existence des catégories a priori, ni des jugements synthétiques, également a priori, qui fondent la science au point de vue kantien. La démonstration de la liberté, imaginée par Kant, est expressément réfutée dans la thèse de Boutroux, qui rejette le dualisme radical des phénomènes et des noumènes. L'idée de la contingence des lois de la nature est foncièrement antikantienne. On peut concéder que la morale de Boutroux, comme celle de Kant, se fonde sur l'obligation, le devoir. Kant a, d'ailleurs, pris cette notion dans la tradition religieuse, mais l'a systématisée avec un formalisme exclusif du sentiment, que Boutroux juge artificiel et faux. La philosophie de la contingence rappelle plutôt celle d'Aristote et la hiérarchie des êtres unis par la finalité, mus par Dieu. Mais le Dieu de Boutroux voit le monde et intervient dans son histoire. Christianisme et science cartésienne se sont fondus, chez lui, avec l'aristotélisme. Sa conclusion mystique et sa conception de l'habitude font penser à la célèbre thèse de Ravaisson, lui-même aristotélicien. Un autre trait rapproche ces deux philosophes : leur commune admiration pour Pascal. Enfin, plusieurs idées de Boutroux semblent avoir été reprises par Bergson : quantité intensive ramenée à la qualité, rareté des actes véritablement libres, progrès créateur des êtres. Marcel Drouin a tracé ce portrait du professeur : «Le maître est là; sa taille haute semble plier sous la méditation; ses regards ne vont pas aux choses du dehors; ses traits émaciés restent sévères, tant que ne les éclaire point la grâce du sourire. Il parle d'une voix grave et ferme, un peu lente; l'expression, sûre et nuancée, reproduit fidèlement, sans tâtonnements ni reprises, toutes les inflexions du verbe intérieur. »Le style de l'écrivain est également précis et nuancé. La phrase, d'ordinaire peu étendue, est souple, élégante, harmonieuse. Les images ne sont pas très nombreuses, mais il y en a de frappantes : «C'est l'origine des systèmes, troncs superbes et rigides, d'où la sève se retire peu à peu et qui sont voués à la mort [...].Le souci d'employer, dans ses travaux histoririques, les termes familiers à l'auteur étudié, ressort curieusement des lignes suivantes, par où débute le Pascal : « Pascal, avant d'écrire, se mettait à genoux et priait l'Etre Infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que cette force s'accordât avec cette bassesse. Par les humiliations, il s'offrait aux inspirations. Il semble que celui qui veut connaître un si haut et si rare génie dans son essence véritable doive suivre une méthode analogue et, tout en usant, selon ses forces, de l'érudition, de l'analyse et de la critique, qui sont ses moyens naturels, chercher, dans un docile abandon à l'influence de Pascal lui-même, la grâce inspiratrice qui, seule, peut donner à nos efforts la direction et l'efficace. »
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