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Littérature française
La poésie française au XIXe siècle
et jusqu'à la Première guerre mondiale
Aperçu La poésie Le théâtre La prose

Les poètes entre 1800 à 1820

La poésie sous l'Empire et la Restauration

La poésie du Premier Empire continue la poésie du XVIIIe siècle; elle n'entend rien changer à la tradition classique : elle en accepte et en respecte toutes les formules; le génie seul lui en échappe. Des poètes de cette époque, les meilleurs ne valent que relativement. C'est chez tous la même horreur du mot propre, le même abus des périphrases, les mêmes fadeurs mythologiques. Ni sentiments, ni idées; une versification qui se croit habile et qui met son habileté à instituer de prétendus effets d'harmonie imitative; aucune inspiration personnelle. Faute de mieux, on se rabat sur les traductions et les descriptions. Le vrai chef de cette poésie reste Delille, versificateur élégant et froid, qui avait déjà donné une traduction des Géorgiques en 1761, et qu'on voit reparaître au début du siècle avec l'Homme des champs (1800), la Pitié (1803), l'Imagination (1806), les Trois Règnes de la nature (1809), et ses traductions de l'Enéide (1804) et de l'Essai sur l'homme (1811). Désormais le branle est donné. En même temps que Saint-Ange traduit Ovide, Tissot les Bucoliques et Théocrite, Buis de Saint-Victor Anacréon, Castet publie la Forêt de Fontainebleau (1805), Esménard, la Navigation (1805), Chênedollé, le Génie de l'homme (1807), Campenon, la Maison des Champs (1809), Colnet de Ravel, l'Art de dîner en ville (1810), etc., tous poèmes oubliés aujourd'hui et qui ne laissent pas que d'avoir eu leur quart d'heure de célébrité. Il n'y a à tirer de pair que la Gastronomie de Berchoux (1803), badinage sans prétention et ou l'esprit du moins ne fait pas entièrement défaut. Si l'on ajoute à ces oeuvres quelques poèmes épiques dans le genre de l'Achille à Scyros (1805), de Luce de Lancival, du Charlemagne à Pavie et de l'Alfred de Millevoye, de l'Austerlide de Viennet ou de l'Amadis de Gaule de Creuzé de Lesser, qu'on nomme pour sa bizarrerie l'Atlantiade de Lemercier, sorte de De Natura rerum moderne où l'oxygène, le calorique, la gravitation et le phosphore font figure de «-machines épiques-», qu'on donne enfin une mention aux compositions lyriques de Lebrun-Pindare, aux chansons de Désaugiers, aux contes d'Andrieux et aux fables de Ginguené et d'Arnault, on aura dressé, ou à peu près, le bilan de cette poésie correcte, çà et là spirituelle, le plus souvent ennuyeuse et vide, et qui tranche si cruellement avec la grande renaissance poétique dont les Méditations de Lamartine allaient donner le signal. Il serait injuste cependant de ne pas signaler chez quelques poètes de ce temps (Fontanes, Baour-Lormian, Chênedollé, Millevoye, Soumet), ou du moins dans quelques-unes de leurs productions, une sentimentalité assez pénétrante déjà, des accents sincères, une mélancolie dont l'expression n'est pas toujours sans rapport avec celle des premiers romantiques. Dans le groupe des classiques finissants, ils annoncent et préparent la poésie nouvelle et la rattachent en même temps à la tradition.

Les Romantiques

On désigne sous le nom de romantique une période de la littérature française qui commence aux environs de 1820, date de la publication des Méditations de Lamartine, et s'étend jusque vers 1850, époque ou se manifestent des tendances précisément opposées. L'école romantique s'occupe surtout de poésie et de théâtre; mais elle étend son influence sur toutes les autres branches de la littérature et de l'art : elle compte dans ses rangs tous les jeunes écrivains qui deviendront les grands écrivains du siècle. Chateaubriand en a été l'initiateur; Victor Hugo en est le chef reconnu.

La poésie romantique

Le romantisme.
Les théories romantiques ont été souvent exposées dans les articles de journaux tels que le Globe, et surtout dans la préface de Cromwell, où Victor Hugo rédigea le manifeste de l'école (1827). La critique en a été présentée non moins souvent, mais jamais avec plus d'esprit et de justesse que par un romantique converti, Alfred de Musset, dans la première de ses Lettres de Dupuis et Cotonet. Ces théories sont toujours singulièrement vagues, et témoignent de l'ignorance qu'apportent en littérature les nouveaux venus. Mais ce caractère d'indécision tient surtout à ce qu'il n'y a pas à proprement parler une doctrine romantique.

On peut en effet, réduire en quelques formules positives la théorie classique : il n'en est pas de même pour les théories des romantiques : ceux-ci se sont contentés de prendre constamment le contre-pied des idées de Boileau, qu'ils traitent de «-perruque-», et de Racine, qu'ils traitent de « polisson ». Les classiques étaient des idéalistes et pensaient que l'art doit être surtout la représentation du beau; les romantiques réclameront un droit de cité  littéraire pour la représentation de la laideur et ou grotesque : l'union du grotesque et du sublime sera justement la marque propre d'un genre distinct de la tragédie et de Ia comédie, né du mélange de ces deux genres et qui s'appellera « le drame ». 

Les classiques considèrent que la raison est, en poésie, la faculté maîtresse, les romantiques réclameront au nom de l'imagination et de la fantaise. Les classiques vont chercher dans l'Antiquité les modèles de leur art et la source de leur inspiration; les romantiques s'inspireront des littératures étrangères modernes, de Goethe, de Schiller et de Byron : ils jureront sur les exemples de Shakespeare, comme on jurait au XVIIe siècle sur la parole d'Aristote. A la mythologie païenne ils substitueront l'art chrétien du Moyen âge, célébreront la cathédrale gothique, et remplaceront les aèdes par les troubadours. C'est vers la réforme du théâtre que se portera le principal effort : plus d'unités, plus le songes, plus de confidents; en revanche, un milieu historique, des décors compliqués et des costumes authentiques. 

Pour la forme, le système est le même. Les classiques appréciaient surtout la clarté et la précicision : on recherchera davantage l'éclat et la couleur; on poussera jusqu'à la manie le goût des procédés à effet, le contraste et l'antithèse. A la versification régulière et monotone règlementée par Boileau on préférera une versification assouplie par les césures mobiles, les coupes variées, les enjambements. On le voit le programme des romantiques est un programme le combat, leur doctrine est purement négative. C'en est le principal mérite. En littérature, toute formule une fois précisée est une entrave : les romantiques ont rendu le service de briser les formules classiques. Ils ont fait oeuvre d'affranchissement et déblayé le terrain.

Les deux Cénacles.
Le premier Cénacle.
En 1823, un certain nombre de jeunes poètes fondèrent un journal, la Muse française, qui devait publier des vers originaux et des articles de critique. A la tête de ce recueil étaient Alexandre Soumet, Émile Deschamps, Alexandre Guiraud, Alfred de Vigny, Victor Hugo. Parmi les collaborateurs on peut encore signaler Ancelot, Chênedollé, Jules Lefèvre. Mais Lamartine se contenta de souscrire, et n'y voulut rien publier. La Muse française nous paraît aujourd'hui très modérée et très éclectique. Elle dura d'ailleurs à peine deux ans. Ce fut le premier Cénacle.

Le salon de Ch. Nodier.
Après la disparition de la Muse (1824), les jeunes romantiques se réunirent dans le salon de Charles Nodier, à l'Arsenal, jusque vers 1834. Là on vit Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, Dubois, le fondateur du Globe, Alfred de Musset, etc. Le romantisme de Nodier était spirituel et large; son salon eut une heureuse influence, en ce sens qu'il n'était pas une coterie.

Le second Cénacle.
Le second Cénacle se forma vers 1828, autour de Victor Hugo. - Vigny, Émile et Antony Deschamps, Sainte-Beuve, le sculpteur David d'Angers, le peintre Boulanger, etc., se firent les « adorateurs » de Hugo. Il y eut là plus d'enthousiasme, mais aussi moins de critique que chez Nodier. Le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs se dispersa d'ailleurs après 1830.

Lamartine

Alphonse de Lamartine (1790-1869) n'est pas un poète de profession. Diplomate, député, ministre, il écrit des vers d'inspiration. En 1820, les Premières Méditations répondent au goût et aux besoins du public; Lamartine y exprime l'angoisse et les espérances d'une âme qui s'apaise dans la Nature et en Dieu. Dans les recueils suivants, et dans son épopée de Jocelyn, il abuse de sa facilité; mais on y rencontre encore des morceaux de génie. Sur la fin de sa vie, il écrit à la hâte et pour vivre. Il meurt presque oublié; mais la postérité l'a remis au premier rang.

Lamartine est un des plus grands poètes : on peut mettre son nom à côté de celui de Victor Hugo au XIXe, siècle. Il est, comme l'a dit avec un charme extrême Anatole France, l'incarnation même de la poésie; l'admirable effusion de ses vers, si abondante, si mélodieuse, semble presque involontaire: ils sont beaux parce qu'ils reflètent les plus hauts sentiments, les pensées les plus délicates; le poète ne chante que lorsque l'inspiration le presse; sa rêverie le domine. On ne trouve dans ses vers aucun effort de rhétorique ou de langue. Si bien qu'on y a vu le plus habile artisan de mots et de vers de son siècle et peut-être de tous les siècles. L'impression produite par les Premières Méditations fut immense; cette poésie, si chaste, plaintive, élégante et passionnée fut une révélation, une véritable extase : il répondait à ce besoin d'infini et d'amour qui tourmentait les âmes après tant de malheurs et de révolutions. Cette murmurante poésie qui ne parlait que du ciel ou des plus innocentes amours de la terre prit au coeur toute une génération. 

« Le coeur de la France, dit Jules Janin, battit doublement au nom de Dieu et au nom d'Elvire. »
Ce fut la grande fête de la poésie. Les secondes Médidations ne sont plus comme les premières remplis de passions mortelles; elles s'éloignent de la terre : c'est la poésie de toutes les âmes tendres, c'est la plus haute philosophie du sentiment. Enfin dans les Harmonies le poète atteint le plus haut degré d'élévation et d'idéal. C'est la poésie qui a le mieux formulé l'infini. 
« Ses vers, a dit Théophile Gautier, se déroulent avec un harmonieux murmure comme les lames d'une mer d'Italie ou de Grève, roulant dans leurs volutes transparentes des branches de laurier, des fruits d'or tombés du rivage, des reflets de ciel, d'oiseaux ou de voiles et se brisent sur la plage en étincelantes franges argentées. » 
Son génie, fait de méditations et de rêveries, est tout personnel : il a dit lui-même qu'en fait de bibliothèque un Tacite, un Ossian, un Tasse, un tome dépareillé de Bernardin de Saint-Pierre et l'Imitation de Jésus-Christ lui suffiraient. Au plus fort de sa vie politique, il écrivit le suave poème de Jocelyn, épopée domestique pleine de bonne humeur, de vérité simple et de charme, touchante histoire de la passion sacrifiée au devoir; son héros est un curé de campagne. Après ce poème mélancolique, il a chanté dans la Chute d'un Ange les mystérieuses époques de l'humanité primitive. Ces deux longues élégies sont par place admirables et dignes de son génie.


Alphonse de Lamartine.

L'éloquence politique de Lamartine est digne de sa poésie, mais la haute raison de ses magnifiques discours politiques était trop enveloppée de poésie pour convaincre la Chambre qu'elle ne parvenait qu'à séduire.

Les tristesses de la fin de sa vie, les humiliations que sa prodigalité passée lui valut ont nui à la réputation du poète. Obligé de réparer les brèches faites à sa fortune par un colossal labeur, Lamartine entassait volumes sur volumes; il travaillait sur commande, restant sans défense aux mains des entrepreneurs de journaux auxquels il vendait des mémoires, des Confidences où il révèle les secrets de sa jeunesse et de ses premières amours, où il intercale des commentaires d'un incommensurable orgueil sur ses oeuvres poétiques. Ses incessants besoins d'argent l'obligèrent à solliciter le public de toutes façons, sous forme de loteries, de souscriptions, de dotations; il accepta de grands domaines du sultan; il accepta un demi-million de l'Empire. (Ph. B.).

Lamartine, selon ses propres termes, a été le poète que le public attendait depuis J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand. (Préface des Méditations.) Il a bercé la mélancolique génération de 1820, puis on l'a un peu oublié du jour où le public, dressé par Victor Hugo, Théophile Gautier et Leconte de Lisle, a exigé un art plus fécond en ressources, une poésie plus objective, aux contours arrêtés. Mais on revient à lui aux heures de rêverie et de tristesse. La poésie de Lamartine, expression si pénétrante  des sentiments profonds, nous semble la voix d'un ami, écho fidèle et tendre de la nôtre, qui nous console et nous élève au-dessus de nous-mêmes. Ce
n'est pas là un succès banal et Lamartine s'en contentait :

« Une douleur que vos vers ont pu endormir un moment, un enthousiasme que vous avez allumé le premier dans un coeur jeune et pur, une prière confuse de l'âme à laquelle vous avez donné une parole et un accent [...] la moindre de ces choses saintes consolerait de toutes les critiques et vaut cent fois, pour l'âme du poète, ce que ses faibles vers lui ont coûté de veilles ou d'amertume. » (Des destinées de la poésie).

Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885) est avant tout poète, et ne cesse d'écrire des vers. Les circonstances le jettent dans la politique; il est exilé de 1851 à 1870; il est le plus populaire des écrivains français. Il s'élève par degrés, des Odes et Ballades aux Orientales, aux Feuilles d'Automne, etc., et son originalité se dégage de plus en plus; elle atteint sa plénitude dans les Châtiments, et dans la Légende des siècles, où V. Hugo renouvelle l'épopée. Poète, il est visionnaire, peintre, virtuose.

L'oeuvre poétique.
Les Odes et Ballades (1822-1826).
Il faut signaler dans les Odes : Quiberon, Louis XVII, la Naissance du duc de Bordeaux, Buonaparte, A mon père, le Sacre de Charles X, les Deux Iles, etc., toutes pièces d'actualité. Mais on trouve aussi dans le livre cinquième des morceaux, d'un lyrisme plus intime : Au vallon de Chérizy, le Voyage, la Promenade, Pluie d'été, Rêves..., la plupart inspirés par sa fiancée et par sa jeune femme. 

Les Ballades nous révèlent en lui déjà la recherche du pittoresque et de l'antithèse. Si le poète des Feuilles d'automne et des Contemplations s'annonce dans les Odes, dans les Ballades ce serait plutôt celui, mais combien timide encore, de la Légende des siècles. A signaler parmi les Ballades : le Sylphe, le Géant, la Fiancée du timbalier, et des « plaisanteries » de virtuose : la Chasse du Burgrave, le Pas d'armes du roi Jean.

Les Orientales (1829).
Un vent d'orientalisme passait sur la France depuis 1824. Toute l'Europe avait les yeux fixés sur la lutte entre la Grèce et la Turquie. Tous les poètes de l'époque étaient philhellènes. Victor Hugo saisit habilement cette actualité, et, sans avoir jamais vu l'Orient, il le chante; à l'Orient, il rattache l'Espagne, si fortement marquée par la civilisation arabe. Les Têtes du sérail, Canaris, Navarin, la Bataille perdue, l'Enfant grec, sont autant de morceaux qui se rapportent à la guerre gréco-turque. D'autres sont d'un orientalisme plus général : le Feu du ciel, la Captive, Clair de lune, les Djinns. Sur l'Espagne Grenade. Enfin, le poète aurait pu insérer partout ailleurs des pièces comme Mazeppa et Lui (sur Napoléon).

Les Feuilles d'automne (1831), les Chants du crépuscule (1835),
les Voix intérieures (1837), les Rayons et les Ombres (1840). 
De ces quatre recueils, on peut citer : Napoléon II, A la Colonne, A l'Arc de Triomphe, A des oiseaux envolés, A Eugène vicomte H., Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813, Tristesse d'Olympio, etc... Il n'est guère de thème lyrique que Victor Hugo n'ait touché dans cette période de dix ans pendant laquelle il écrit encore presque tous ses drames, des romans, etc. C'est là qu'il faut le chercher, dans la plénitude et la perfection de son art, sans qu'il arrive encore au lyrisme peut-être plus grandiose, mais démesuré, des Contemplations.

Les Châtiments (1853). 
C'est une satire lyrique en sept livres, un peu fatigante dans son ensemble, et que l'abus des personnalités gâtera de plus en plus. Mais le poète y atteint fréquemment à un degré de force et d'éloquence que rien n'égale dans la littérature française. A signaler, parmi les plus belles pièces : A un martyr, A l'obéissance passive, le Manteau impérial, l'Expiation (qui contient le récit poétique de Waterloo, à comparer avec la narration de la même bataille dans Les Misérables); Ultima Verba (...Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là).

Les Contemplations (1856).
Les Contemplations se composent de deux parties : Autrefois, Aujourd'hui. « Un abîme les sépare, le tombeau », dit le poète dans sa préface. Ce tombeau est celui où reposent, à Villequier, près de Caudebec, sa fille Léopoldine et son gendre Ch. Vacquerie, morts tous deux d'un accident en Seine. On peut donner la préférence dans ce trop vaste recueil, au livre intitulé Pauca meae (le livre IV), dans lequel Hugo chante l'enfance et la mort de sa fille. Le chef-d'oeuvre est la pièce intitulée : A Villequier, où la profondeur et la sincérité de l'inspiration s'unissent à la plus solide facture. Il faut y joindre la pièce finale : A celle qui est restée en France. Quant au livre VI, intitulé Au bord de l'Infini, il se compose de morceaux apocalyptiques souvent obscurs; quelques-uns, tels que les Mages, Ce que dit la Bouche d'ombre, sont d'un lyrisme qui échappe, par sa puissance démesurée, à toute définition.

La Légende des siècles
Ce recueil, qui forme quatre tomes dans l'oeuvre complète, parut en trois fois, 1859, 1877, 1883. Le sous-titre de la première série était significatif : Petites Épopées. - Il y a deux choses à considérer dans la Légende des siècles : les Petites Épopées, prises en elles-mêmes; et l'esprit du poème, la théorie du progrès indéfini du genre humain, depuis la Terre et le Sacre de la femme, jusqu'à la Trompette du Jugement. On peut dire que tout ce qui est récit historique ou légendaire, oeuvre de reconstitution du passé biblique, du Moyen âge, du XVIe siècle, des temps modernes est, sauf quelques longueurs et quelques singulières fautes de goût, d'une beauté tout à fait originale. Au contraire, les pièces à thèse, philosophiques, religieuses, politiques, utopiques, sont pénibles, confuses, souvent d'une obscurité qui va jusqu'au galimatias. 

Les perles de ce trop large écrin sont : la Conscience, Booz endormi, le Romancero du Cid, le Mariage de Roland, Aymerillot, le Petit Roi de Galice, Eviradnus, le Travail des captifs, l'Aigle du casque, la Rose de l'Infante, le Retour de l'Empereur, Après la bataille, le Cimetière d'Eylau, les Pauvres Gens. Voilà, peut-être, à quoi pourraient se réduire ces « petites épopées »; et, dégagées de tout le fatras qui les alourdit, elles apparaissent comme une des merveilles de la poésie épique au XIXe siècle.

Les autres recueils.
Dans les autres recueils : l'Année terrible, l'Art d'être grand-père, les Chansons des rues et des bois, les Rayons et les Ombres, etc., il y a encore beaucoup à glaner. Mais on peut affirmer que rien n'y révèle de nouvelles beautés. Avec la Légende des siècles, Victor Hugo a vraiment atteint aux limites extrêmes de ses qualités et de ses défauts.
 

Oceano nox

« Oh! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, 
Dans ce morne horizon se sont évanouis!
Combien ont disparu, dure et triste fortune! 
Dans une mer sans fond par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle Océan à jamais enfouis!

Combien de patrons morts avec leurs équipages! 
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages, 
Et d'un souffle il a tout dispersé sous les flots! 
Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée. 
Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée;
L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots!

Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues!
Vous roulez à travers les sombres étendues, 
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Oh! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, 
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus!

On s'entretient de vous parfois dans les veillées! 
Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées,
Mêle encor quelque temps vos noms, d'ombre couverts, 
Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures, 
Aux baisers qu'on dérobe à vos belles futures,
Tandis que vous dormez dans les goëmons verts!

On demande : « Où sont-ils? sont-ils rois dans quelque île 
Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile? » 
Puis votre souvenir même est enseveli. 
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire. 
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire, 
Sur le sombre Océan jette le sombre oubli.

Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue. 
L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue?
Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur,
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, 
Parlent encor de vous en remuant la cendre
De leur foyer et de leur coeur!

Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière,
Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre 
Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond, 
Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne, 
Pas même la chanson naïve et monotone 
Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont!

Où sont-ils les marins sombrés dans les nuits noires? 
O flots, que vous savez de lugubres histoires!
Flots profonds, redoutés des mères à genoux! 
Vous vous les racontez en montant les marées, 
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées 
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous. »
 

(V. Hugo, Les Rayons et les ombres, juillet 1836).

Le lyrisme de Victor Hugo.
Si l'on veut essayer de définir le lyrisme de Victor Hugo, pour l'opposer à celui de Lamartine, il faut constater avant tout ceci : Lamartine représente en perfection une des formes du lyrisme moderne, l'expression directe des sentiments intimes, en particulier de l'amour, de la mélancolie et de l'espérance; il y mêle le sentiment de la nature.
Victor Hugo est moins spontané, moins profond, mais plus varié. Il s'est défini lui-même une « âme de cristal » et un « écho sonore ». C'est dite qu'il a reflété, répercuté, multiplié, « orchestré » tous les thèmes lyriques. D'abord, il a chanté successivement toutes les impressions du siècle où il a vécu, depuis la Naissance du duc de Bordeaux jusqu'à l'Année terrible; c'est comme l'âme poétique du XIXe siècle qui revit dans ses vers. Puis, tous les sentiments ordinaires et normaux; l'amour légitime, la famille, les enfants, la patrie. Il y a ajouté le tourment philosophique, l'évolution religieuse, l'énigme de la mort et de l'inconnu, la foi dans un avenir de liberté et de progrès. Bref, il est comme l'encyclopédie lyrique de son temps. Voilà pour le fond.

Pour la forme, Victor Hugo n'a pas, comme Lamartine, donné d'un premier jet ses plus beaux chefs-d'oeuvre. Son art s'est dégagé lentement, et il y entre autant de volonté que d'inspiration. Il se perfectionne de jour en jour dans son métier. Semblable à un artiste qui devient peu à peu maître de son pinceau et de sa palette, et qui a le souci d'enrichir et de renouveler sa manière, Hugo, d'année en année, est de plus en plus un visionnaire et un peintre. Visionnaire, il l'est par la structure même de son oeil, qui lui fait distinguer, jusque dans les choses banales, des contours, des profondeurs, des nuances. Son imagination s'empare de ce que son oeil lui a révélé; elle le précise, le met au point, et le revêt, pour le peindre, de figures splendides. Par ces figures, elle donne au réel la profondeur et le mystère de la vision; elle donne au rêve et à l'abstrait la solidité et l'éclat du réel. Souvent aussi, cette imagination grossit, enfle, et dénature les choses, au point de fatiguer et de rebuter le lecteur. Victor Hugo n'a manqué que de sobriété et de mesure. Voilà pourquoi la postérité a dû faire un choix dans cette oeuvre et immense.

Alfred de Vigny

Le comte Alfred de Vigny (1797-1863) occupe une place à part dans la poésie romantique. Entré dans l'armée au moment où l'épopée impériale était close, il, ne pouvait avoir, comme officier, que des déceptions. Aussi démissionna-t-il, en 1827, pour se retirer dans sa « tour d'ivoire ».

Depuis 1820, il s'était mêlé au mouvement romantique; il avait collaboré au Conservateur littéraire de Victor Hugo. 

Poèmes antiques et modernes.
En 1822, il publie son premier recueil. En 1826, il en donne une édition augmentée, sous le titre de Poèmes antiques et modernes. Cet ouvrage comprend trois parties-

 I. Le Livre mystique, composé de Moïse, Éloa, le Déluge. Dans Moïse, Vigny exprimait la théorie de la fatalité qui s'attache au poète (Chatterton). Eloa, ou la soeur des anges, mystère, est un court poème en trois chants. Un ange, né d'une larme du Christ, Éloa, aime par pitié Satan, et est entraîné par lui dans l'abîme. Poésie sereine et harmonieuse, mais froide. 

II. Le Livre antique se subdivise en Antiquité biblique et Antiquité homérique. Pour nous qui connaissons la Légende des siècles de Hugo et les Poèmes antiques de Leconte de Lisle, il nous semble que la Fille de Jephté, la Dryade, etc., sont d'une poésie bien abstraite. 

III. Le Livre moderne. Là se trouvent le Cor et la Frégate, la Sérieuse

Vigny, après cette publication, se tourna vers le roman et vers le théâtre. Il ne donna plus, comme poèmes, que le Mont des Oliviers et la Maison du berger (insérés dans la Revue des Deux Mondes). Après sa mort seulement parut le livre intitulé les Destinées, et qui comprend, avec les deux pièces que nous venons de nommer, ses plus beaux poèmes : la Colère de Samson, la Mort du loup, la Bouteille à la mer, l'Esprit pur.

La philosophie de Vigny. 
Cette philosophie est un pessimisme hautain, qui mène le poète non pas au désespoir ou à la foi, mais au stoïcisme et à la pitié. Le point de départ de ce pessimisme est l'isolement douloureux et humiliant dans lequel se sent l'humain supérieur; l'humanité, dont pourtant il est le guide, ne le comprend pas et ne l'aime pas (Moïse). Or, ce n'est pas l'amour qui le consolera : l'amour n'est que trahison (la Colère de Samson). Ce n'est pas non plus la nature, si accueillante pour Lamartine; la nature n'est pas une mère, mais une tombe (la Maison du berger). Au moins, l'humain peut-il tourner les yeux vers le ciel? A ses angoisses la divinité donne-t-elle une solution? Non, Dieu est indifférent, et l'humain ne répondra plus que par un froid silence, Au silence éternel de la divinité (le Mont des Oliviers). Que l'humain donc se renferme dans un stoïcisme farouche. Comme le loup acculé par les chasseurs, qu'il « meure sans parler » (la Mort du Loup). Cependant il peut trouver une diversion à son malheur dans la pitié et dans l'amour pour ses semblables; il peut aimer la majesté des souffrances humaines (la Maison du berger); il peut lutter avec la nature et en triompher (la Sauvage); il peut surtout préparer le progrès pour l'humanité future; qu'il travaille à son oeuvre, sans en attendre la récompense actuelle ou le résultat immédiat; si cette oeuvre est vraiment grande, quelque jour elle sera comprise et féconde (la Bouteille à la mer).

Il y a de la beauté dans ce pessimisme, et Vigny a su présenter ses idées dans des «-symboles » bien choisis, saisissants par leur simplicité et par leur puissance. Mais cette indifférence superbe à l'égard de la nature prive les sujets de décor, de profondeur, et de ce que les paysagistes et les peintres en général appellent de l'air. Voilà pourquoi Vigny fait plutôt des bas-reliefs que des statues, et des dessins que des tableaux.

Alfred de Musset

Né et mort à Paris, Alfred de Musset (1910-1857) appartenait à une famille qui s'était déjà distinguée dans les lettres. Tout jeune, il fréquenta le Cénacle de l'Arsenal, où il fut accueilli comme une sorte d'enfant terrible du romantisme. 

Sans bien s'en rendre compte, peut-être, il en parodia spirituellement les excès dans ses premiers vers : Contes d'Espagne et d'Italie (1830). Vint ensuite le Spectacle dans un fauteuil (1832), comprenant la Coupe et les Lèvres, A quoi rêvent les jeunes filles, Namouna. Tous les vers écrits de 1829 à 1835 formèrent le recueil des Premières Poésies.

A partir de 1835, Musset publie dans la Revue des Deux Mondes ses plus beaux morceaux : les Stances à la Malibran, les Nuits, la Lettre à Lamartine, l'Espoir en Dieu, etc., qui forment le recueil des Poésies nouvelles (1836-1852). Il donnait en même temps des nouvelles, des comédies, un roman autobiographique : la Confession d'un enfant du siècle. Reçu à l'Académie française en 1852, il mourut prématurément en 1857.

Les chefs-d'oeuvre de Musset, dans les différents genres lyriques, sont : - Rolla (1833), poème sans composition précise, mais qui contient des morceaux éloquents, quoique un peu gâtés par l'abus de la rhétorique; - les Nuits : la Nuit de mai (1835), la Nuit de décembre (1835), la Nuit d'août (1836), la Nuit d'octobre (1837); les plus belles sont la première et la dernière. La Lettre à Lamartine (1836) est une magnifique profession de foi spiritualiste; elle se complète par l'Espoir en Dieu, (1838) et le Souvenir (1841). - Dans les Stances à la Malibran (1836), Musset pleure la mort d'une grande artiste, qui a donné sa vie pour son art. - Dans le délicieux badinage intitulé Sur trois marches de marbre rose (1840), il est étourdissant d'esprit et de virtuosité. - Citons encore : Une Soirée perdue (1840), qui contient un éloge de Molière devenu si justement célèbre; le Saule; Silvia, etc.
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La Chaumière incendiée

« Lorsque le laboureur regagnant sa chaumière, 
Trouve le soir son champ rasé par le tonnerre,
Il croit d'abord qu'un rêve a fasciné ses yeux, 
Et, doutant de lui-même, interroge les cieux. 
Partout la nuit est sombre, et la terre enflammée. 
Il cherche autour de lui la place accoutumée 
Où sa femme l'attend sur le seuil entr'ouvert; 
Il voit un peu de cendre au milieu d'un désert. 
Ses enfants demi-nus sortent de la bruyère, 
Et viennent lui conter comme leur pauvre mère 
Est morte sous le chaume avec des cris affreux; 
Mais maintenant au loin tout est silencieux; 
Le misérable écoute, et comprend sa ruine 
Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine;
Il ne lui reste plus, s'il ne tend pas la main,
Que la faim pour ce soir, et la mort pour demain. 
Pas un sanglot ne sort de sa gorge oppressée; 
Muet et chancelant, sans force et sans pensée, 
Il s'asseoit à l'écart, les yeux sur l'horizon,
Et regardant s'enfuir sa moisson consumée, 
Dans les noirs tourbillons de l'épaisse fumée, 
L'ivresse du malheur emporte sa raison. »
 

(A. de Musset, Extrait de la Lettre à Lamartine).

Musset n'est qu'à demi romantique. Sans doute, il a écrit les Contes d'Espagne et d'Italie, les Marrons du feu, etc.; mais son romantisme est d'un espiègle plein de talent, qui s'amuse à ramasser l'instrument d'autrui, et à en jouer pour mystifier le public. Peut-être, d'ailleurs, Musset se laissait-il prendre à son propre jeu; peut-être la Ballade à la lune, la Coupe et les Lèvres, Rolla, lui paraissaient-ils des chefs-d'oeuvre, quand une crise terrible vint le secouer. Alors, adieu la « couleur locale-», le pastiche, l'amour de mélodrame, la déclamation. « Ah! frappe-toi le coeur, c'est là qu'est le génie! » Musset ne pense plus qu'à chanter son désespoir, ses douleurs, ses souvenirs. Il est devenu le plus grand poète de l'amour sincère et trompé. 

La crise passée, il n'est plus romantique du tout, pas même comme Lamartine, dont il se rapprochait dans les Nuits, l'Espoir en Dieu et le Souvenir. Il devient un poète presque classique, avant tout spirituel, d'une sensibilité discrète, un héritier de La Fontaine et de Marivaux. Il écrit sur le romantisme les ironiques et cruelles lettres de Dupuis et Cotonet. Les critiques classiques, comme Nisard, le tirent à eux et il est possible qu'un jour on le place à part, comme un poète tout à fait indépendant.

Les poètes secondaires 

On peut encore citer quelques poètes lyriques de cette période (1815-1850).

Delavigne.
Comme poète lyrique, Casimir Delavigne (1793-1843) acquit une grande réputation par ses Messéniennes (1815-1822), odes politiques inspirées par des actualités (Waterloo, la Dévastation du Musée) ou par l'histoire (Jeanne d'Arc). Cette poésie, toujours sincère et généreuse, nous paraît aujourd'hui manquer d'envolée et de style. Mais les contemporains plaçaient C. Delavigne à côté de Lamartine.

Béranger.
Béranger (1780-1857) dut à des chansons la popularité et la gloire. Libéral sous la Restauration, il chanta les soldats de l'Empire avec émotion et persifla le pouvoir avec esprit. Ses chansons, qui paraissaient dans les journaux et couraient les salons et les cafés, formèrent successivement trois recueils, en 1815, en 1821 et en 1833. Bien qu'elles aient beaucoup perdu, puisque l'allusion en faisait presque tout le prix, quelques-unes survivent à leur succès d'actualité : la Sainte-Alliance, le Vieux Drapeau, la Bonne Vieille, les Hirondelles, le Vieux Sergent, etc.

Deschamps.
Emile Deschamps (1791-1871) a réuni ses principales poésies dans ses Études françaises et étrangères (1828), dont la préface est un excellent document pour l'histoire critique du romantisme.

Desbordes-Valmore.
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) eut une enfance douloureuse, une vie pénible qu'elle supporta avec résignation. Elle sut tirer de ses souffrances mêmes les inspirations les plus directes et les plus sincères. Son lyrisme est essentiellement romantique par son ardeur et par son individualité (Élégies et poésies nouvelles, Idylles, Romances, les Pleurs, Pauvres fleurs, Bouquets et Prières, Aux petits enfants, Contes). Assez longtemps méconnue, elle fut redécouverte par notamment Baudelaire et Verlaine qui lui rendirent son rang auprès des poètes de son temps, qu'elle n'égale pas toujours par la perfection de la forme, mais qu'elle surpasse souvent par l'élan spontané et passionné de son inspiration.
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Les Séparés

« N'écris pas! Je suis triste, et je voudrais m'éteindre; 
Les beaux étés, sans toi, c'est l'amour sans flambeau. 
J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre; 
Et, frapper à mon coeur, c'est frapper au tombeau.
N'écris pas!

N'écris pas! n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes. 
Ne demande qu'à Dieu... qu'à toi si je t'aimais. 
Au fond de ton silence écouter que tu m'aimes, 
C'est entendre le ciel sans y monter jamais.
N'écris pas!

N'écris pas! je te crains; j'ai peur de ma mémoire;
Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent. 
Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.
N'écris pas!

N'écris pas ces doux mots que je n'ose plus lire
Il semble que ta voix les répand sur mon coeur, 
Que je les vois briller à travers ton sourire;
Il semble qu'un baiser les empreint sur mon coeur.
N'écris pas! »

(M. Desbordes-Valmore).

Brizeux.
Auguste Brizeux (1806-1858), le plus distingué des « poètes du terroir », a chanté la Bretagne en vers harmonieux; c'est un disciple de Lamartine, dont il a certaines qualités de fond et de forme. Mais, même dans son meilleur poème, Marie (1836), il ne rappelle que d'assez loin l'auteur de Jocelyn. On lui doit aussi les Bretons (1845), les Histoires poétiques (1855), et une traduction de la Divine Comédie de Dante (1853). 

Barbier.
Il y a peu d'exemples dans l'histoire de la poésie, d'une renommée aussi vite conquise et aussi mal soutenue que celle d'Auguste Barbier (1805-1882). En 1830, Barbier publia plusieurs pièces satiriques inspirées par la Révolution de juillet : la Curée, le Lion, Quatre-vingt-treize, la Popularité, Napoléon, etc.; il les réunit en un volume sous le titre de Iambes. Le succès fut immédiat et retentissant. Mais Barbier eut beau publier par la suite d'autres poèmes, le public y resta indifférent, et ne voulut jamais le connaître que comme auteur de ces vers politiques et moraux, d'une venue superbe, d'un accent irrité et éloquent, d'un style nerveux, violent, imagé, dont la hardiesse va parfois jusqu'au cynisme.

Laprade.
Victor de Laprade (1812-1883) est le plus distingué des imitateurs de Lamartine. S'il n'a pas le même génie, son idéalisme est plus pur et sa morale est plus ferme. Mais il manque de variété et, dans son oeuvre considérable, on retiendra surtout quelques pièces d'un mouvement heureux, et d'une forte pensée, telles que la Mort d'un chêne, les Hautes cimes, etc. Ses principaux recueils sont : Psyché (1841), Poèmes évangéliques (1852), les Symphonies (1855), etc. On lui doit aussi plusieurs ouvrages en prose, dont les plus originaux sont consacrés à des questions de pédagogie.

Du Romantisme au Parnasse

G. de Nerval

Gérard Labrunie, dit Gérard Nerval est né et mort à Paris (1808-1855). Célèbre dès le collège par des Elegies, des Satires, et surtout par une traduction du Faust de Goethe, il eut par la suite une vie d'insouciance et de caprice. Il possédait l'art de la forme simple, délicate et fermé à la fois. Mais la vie ne fut jamais pout lui qu'un rêve dont il attendait le réveil. Partout où il mena ce rêve errant : en Allemagne, où l'attiraient la poésie tragique du Faust de Goethe, la poésie fantastique de Bürger et les Lieder mélancoliques, en Orient. vers des mirages, dans le Valois, pour entendre les vieilles légendes du terroir, si émouvantes en leur simplicité, dans les bas-fonds de Paris, dont il faisait ses palais et ses royaumes : partout il essaya d'atteindre, au delà des apparences, l'insaisissable réalité. 

Après avoir collaboré sous des pseudonymes à différents journaux et revues, notamment à l'Artiste, Gérard de Nerval avait publié en 1850, Scènes de la vie orientale, réimprimé sous le titre de Voyage en Orient, chef-d'oeuvre de grâce où le poète alterne avec le savant et le conteur. Vinrent ensuite : Lorelly, souvenirs d'Allemagne (1852 et 1855), promenade sur les bords du Rhin et dans la Saxe; la Bohème galante (1855), la Main de gloire (1853), les Filles du feu (1854-1856), les Illuminés (1852), enfin Aurélia ou le Rêve et la Vie, sorte de poème de la folie se racontant elle-même, et que Gérard achevait au moment de sa mort.

On doit à cet incomparable écrivain mille pages délicieuses, parmi lesquelles il faut citer surtout Sylvie, cette fille du feu, naïve et malicieuse à la fois, quelque chose comme un Greuze retouché par Fragonard. La prose française n'offre pas, dans ses menus chefs-d'oeuvre, quelque chose d'aussi pur, d'aussi élégant que cette nouvelle. La langue du XVIIIe siècle, celle des Confessions et du Neveu de Rameau, lui suffit. Il est objectif sans doute, mais pas trop; son image, comme sa pensée, est toujours discrète et nuancée, et, habile à noter les détails poétiques, il voltige à fleur de terre avec aisance et légèreté. 

Prosateur de haute valeur, Gérard de Nerval ne fut guère poète qu'à l'occasion, et, sous ce titre, il ne se recommande à nous que par cette Fantaisie écrite en 1831, et par une douzaine de sonnets recueillis sous le titre des Chimères, à la fin de la Bohème galante. Ces sonnets sont bien l'expression de son désespoir et de sa folie. Parfois énigmatiques comme dans el Desdichado, plus souvent obscurs et inintelligibles, ils n'en sont pas moins d'une rareté de forme et d'expression qui font de lui un frère aîné de Baudelaire, de Verlaine et même de Mallarmé.
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El Desdichado
(Le Malheureux)

« Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie.
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron? 
Mon front est rouge encor du baiser de la reine; 
J'ai rêvé dans la grotte où nage la Sirène...
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron 
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée 
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. »
 

(G. de Nerval).

Il avait une personnalité charmante, discrète, et toute en nuances. On ne se douterait guère, à ne le lire que dans ses chefs-d'oeuvre, qu'il vivait en plein romantisme, et, en effet; il ne fut jamais romantique au fond de lui-même. Il traversa cette époque comme une hirondelle voyageuse, se posant seulement en passant sur la flèche d'une cathédrale gothique, pour repartir bien vite vers le soleil, vers l'Orient, qui le hanta toute sa vie, où il vécut même deux ans, et où il eut avec la poésie des noces d'or dignes d'illustrer un conte des Mille et une nuits. Ses vers sont les échos de ses amours transfigurées, de ses visions troublantes, de sa folie trop réelle. Le style de ses admirables nouvelles ne cesse pas d'être simple et frais; et il exprime cependant les pressentiments obscurs, les mystérieuses harmonies, les souvenirs des existences antérieures, les révélations sur l'existence future, que Gérard de Nerval croit saisir avec sa sensibilité d'acorché. Le contraste n'est pas seulement saisissant, tant il est douloureux.

Théophile Gautier

Théophile Gautier (1811-1872) se croit d'abord la vocation de peintre (et il ne se trompe que sur l'emploi des procédés); c'est comme rapin, élève de Rioult, qu'il prend part à « la bataille d'Hernani », et qu'il scandalise les « philistins » avec son pourpoint rouge cerise, son pantalon vert d'eau, et son pardessus gris noisette. Il publie ses premiers vers à la fin de 1830, sans y révéler encore autre chose qu'une certaine sûreté dans la facture. En 1833, son originalité se détermine dans Albertus, où il se montre romantique assez exagéré; mais la même année, avec une désinvolture d'esprit qui rappelle celle de Musset, « il blague » ses amis dans les Jeune-France. Il commence à cette époque à écrire dans les revues et dans les journaux; c'est en 1837 qu'il entre à la Presse pour y faire la critique dramatique et la critique d'art; puis, en 1845, il passe au Moniteur. Toute sa vie, il s'est plaint de cet esclavage, auquel il s'est cependant condamné par vocation ; car il a, quoi qu'on en dise, - l'étoffe d'un véritable critique, mais d'un critique impressionniste, Il n'en continue pas moins à publier des vers, parallèlement avec des romans; la Comédie de la mort (1838), Emaux et Camées (1852), le Roman de la momie (1856), le Capitaine Fracasse (1863); et des voyages : Tra los montes (Voyage en Espagne, 1839), Italia (1852), Constantinople (1854), Voyage en Russie (1866).

Théophile Gautier pratique le premier la théorie de « l'art pour l'art ». Il réagit contre l'«-hypertrophie du Moi », contre les perpétuelles effusions sentimentales (Lamartine), contre les désespoirs de l'amour déçu (Musset), contre les prétentions philosophiques ou politiques du poète (Vigny, Hugo). Selon Gautier, le poète est un homme qui voit le monde extérieur et qui en exprime, en vers plastiques et colorés, les aspects divers. Ce n'est pas qu'il bannisse toute idée de la poésie; mais il n'en impose aucune à son lecteur; celui-ci, devant un tableau ou devant une silhouette, éprouvera tel on tel sentiment comme devant la réalité. Aussi Gautier est-il avant tout un grand artiste, qui peut-être, en plein romantisme, a sauvé la langue et la versification françaises d'une sorte de diffusion verbale et rythmique. Son chef-d'oeuvre est Émaux et Camées.

Baudelaire

Héritier des Romantiques (les sentiment), contemporain des Parnassiens (la perfection du style), précurseur des Symbolistes (la rêverie), Baudelaire (1821-1867) avec sa sensibilité douloureuse, son goût du rare et du faux, son mépris du simple et du vrai, son culte de la forme et du rythme, avec toutes qualités et  tous ses défauts,occupe une place à part et unique dans la poésie du XIXe siècle.

On était un peu las des confessions passionnées et douloureuses. Charles Baudelaire (1821-1867), traducteur du romancier Edgar Poe (Histoires extraordinaires 1856. Nouvelles histoires extraordinaires 1857. Histoires grotesques et sérieuses 1865), voulut éviter la banalité par l'extraordinaire. Un seul recueil, les Fleurs du mal (1857), fit sa réputation. On trouve dans ces poésies inquiètes, tourmentées, d'un raffinement morbide, une mélancolie torturée, un réalisme abrupt, des élégances parfois exquises, et une incomparable puissance d'expression. 

L'ennui. 
Un monstre ronge Baudelaire, l'ennui (Préface). Des visions douloureuses le hantent-:

Et de longs corbillards, sans tambour ni musique
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, 
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, 
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

(Spleen).

La pensée de la mort. 
Il songe aussi aux misères, aux hontes de l'humanité avilie qu'il dépeint dans des tableaux crus (Le vin de l'assassin). Il recherche tout ce qui est étrange ou mystérieux; il aime l'énigme vivante du chat (le Chat, les Chats). Mais plus que toute autre, la pensée de la mort le poursuit. Des spectres rôdent dans ses vers. (Voir notamment les dernières pièces groupées sous le titre La Mort). On songe à Villon, mais l'expression est plus brutale. Ainsi cette idée que la beauté est périssable, idée dont Ronsard avait tiré la pièce charmante : Quand vous serez bien vieille, se présente dans Baudelaire sous forme d'un tableau repoussant et désolé : Une Charogne.

Le don du symbole.
Les Fleurs du Mal donneraient la nausée, si Baudelaire n'avait pas gardé intact le culte de la Beauté (Hymne à la Beauté), et s'il ne maîtrisait pas au plus haut degré l'art poétique par excellence, l'art des images. Souvent ses poèmes ont la forme, symbolique (l'Albatros, le Flacon) et Baudelaire ouvre une voie nouvelle, où il sera suivi, en indiquant dans la nature des « correspondances » qu'on n'avait guère notées :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent,
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies. 

(Correspondances.)

Cette gerbe de fleurs, poussées dans les bas-fonds de la sensibilité, révèle la décomposition du romantisme. Le coeur a perdu toute pudeur. Il a gagné en vérité.

Théodore de Banville

Les Fleurs du Mal sont dédiées « au poète impeccable, au parfait magicien ès-lettres françaises », Théophile Gautier, l'initiateur de la doctrine de l'art pour l'art . Théodore de Banville (1823-1891) est son disciple aussi par l'importance qu'il donne à la facture dans son Petit Traité de versification française (1872) aussi bien que dans ses divers recueils : les Cariatides (1842) et les Stalactites (1846), poèmes inspirés surtout de l'Antiquité grecque, les Odelettes (1857) et les Odes funambulesques (1857) où domine la fantaisie, les Exilés (1867) qu'inspire davantage la mélancolie et le sentiment de la solitude morale. Pour lui la rime est le seul mot du vers qu'on entende, et il met tout son effort à la rendre riche, imprévue, baroque à l'occasion. Sans doute, Banville cherche surtout les effets de rythme et de rime, et la plupart de ses petites pièces ne valent que par la forme; mais il a mis une fausse coquetterie à se railler de la pensée et du sentiment, car il est plus d'une fois heureusement inspiré, et son talent de ciseleur n'exclut ni la finesse ni la sensibilité.

La poésie érudite

Ménard.
Louis Ménard (1822-1901) s'adonna à la poésie, puis à la chimie, et découvrit le collodion (1846). Républicain ardent, il collabora après 1818 aux journaux de Proudhon, fut condamné, en 1849, à quinze mois de prison pour un livre intitulé : Prologue d'une révolution, passa alors en Angleterre, regagna Paris en 1852, et renonça à la politique active. Doué des aptitudes les plus diverses, il s'occupa à la fois de peinture, de poésie, de philosophie, d'histoire religieuse, de travaux sur les beaux-arts. En 1860, il se fit recevoir docteur ès lettres. De 1857 à 1869, il exposa au Salon des paysages. En 1887, il devenait professeur à l'Ecole des arts décoratifs, et, en 1889, le conseil municipal de Paris le chargeait de professer à l'Hôtel de Ville un cours d'histoire qu'il fit jusqu'à la fin de sa vie. C'était un penseur, un poète pessimiste, un admirateur passionné de l'hellénisme, un « païen mystique », comme il s'appelait lui-même. Nous citerons de lui : Poèmes (1855); Rêveries d'un païen mystique (1876), curieux recueil en vers et en prose;  esprit indépendant, semeur d'idées, Louis Ménard a toujours vécu solitaire, dans l'extase du rêve et de la pensée.

Bouilhet.
Condisciple de Flaubert au collège de Rouen, Louis Bouilhet (1822 -1869)  lui dédia son premier poème, Melaenis (1852), étude pleine de saveur de la Rome antique. Après un autre poème, les Fossiles (1854).  Il dut surtout sa célébrité à un certain nombre de drames ou de comédies en vers qu'il fit représenter avec succès. Les meilleures sont : Madame de Montarcy (Odéon, 1856), d'allure tout à fait romantique, et La Conjuration, d'Amboise (Odéon, 1866), drame en vers. Ses poésies, entre autres un poème intitulé l'Amour noir, ont été recueillies avec les Fossiles, sous le titre de Festons et Astragales (1858). On lui doit aussi Dernières Chansons, poésies posthumes (1870). Louis Bouilhet, disciple de Théophile Gautier dont il rappelle la forme savante et travaillée, est surtout un poète épique et lyrique, même quand il écrit pour le théâtre; aussi ses drames sont-ils riches en belles tirades et en vers artistement ciselés. 

Les Parnassiens

En 1866 (puis en 1871 et 1876), le libraire Lemerre publiait, sous te titre de Parnasse, un recueil comprenant des vers de Leconte de Liste, Sully-Prudhomme, J.-M. de Hérédia, A. Silvestre, Léon Dierx, F. Coppée, Villiers de l'Isle-Adam, A. Theuriet, Stéphane Mallarmé, Verlaine, Jean Lahor, Catulle Mendès, etc., auxquels le titre de la publication valut bientôt le nom de Parnassiens.

Cette réunion ne fut que momentanée, et tel Parnassien s'est très vite séparé du Parnasse. Sans parler des dissidences complètes qui se produisirent avec Mallarmé et Verlaine, chefs du Symbolisme, on verra combien diffèrent, de Leconte de Lisle et de Heredia, les Coppée et les Sully-Prudhomme. Si l'école parnassienne est celle de la beauté plastique, du rythme, de l'impersonnalité poussée jusqu'à l'indifférence, le nom de Parnassien ne convient exactement qu'à Leconte de Lisle et à, J.-M. de Hérédia. Les autres, comme Sully-Prudhomme et F. Coppée, encore qu'on les appelle Parnassiens, sont des poètes, tout simplement, sans autre étiquette que leur illustre nom.

La poésie parnassienne

L'art romantique avait eu l'avantage, grâce au principe de liberté qui l'animait, de ne pas laisser la génération suivante prisonnière de formules : l'art put se renouveler sans secousses, conformément au mouvement général des esprits.

Théories et caractères généraux.
Aussi divers qu'ils aient pu être, les poètes que l'on réunit sous le nom de Parnassiens reconnaissaient pour leur maître Leconte de Lisle, et il y avait, dans leur façon de comprendre l'art, certains traits communs.

L'impersonnalité relative.
D'abord, au contraire des Romantiques, ils ne voulaient pas donner leur coeur en pâture à la foule :

« Il y a dans l'aveu public des angoisses du coeur, et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites. » (Leconte de Lisle. Préface des Poèmes antiques.  - Voir aussi Poèmes barbares : Les Montreurs).
L'exemple de Baudelaire montrait à quelles étrangetés le lyrisme ainsi compris pouvait conduire, et les poésies posthumes de Vigny qui paraissaient (1864), à quelle hauteur au contraire la sérénité pouvait élever le poète. Les Parnassiens ne s'interdisent pas l'expression de leurs sentiments personnels. Mais elle n'est plus l'essentiel de leur poésie, et ils y apportent, avec plus de pudeur, le souci d'analyser avec justesse leurs émotions, plutôt que le désir de les étaler.

L'art et la science. 
A l'inspiration lyrique et sentimentale ils substituent une inspiration savante et intellectuelle. Ils sont capables de s'intéresser à la nature pour elle-même, et non plus uniquement par rapport à eux. Un paysage n'est pas seulement un état d'âme; il a sa réalité propre. Le passé qui, pour les romantiques et même pour Victor Hugo, était souvent une vision hâtive de l'imagination, est l'objet d'une reconstitution probe et exacte d'après les données de l'histoire. Les problèmes métaphysiques sont abordés et discutés méthodiquement, au lieu d'être pressentis avec un frisson de douleur ou d'angoisse. La poésie, par l'observation, l'érudition et la philosophie, participe de l'esprit scientifique contemporain. C'est le principe que posait dès 1852 Leconte de Lisle :

« L'art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l'intelligence, doivent clone tendre à s'unir étroitement, si ce n'est à se confondre. » (Préface des Poèmes antiques).
Le souci de la forme. 
Le poète se distinguera du savant parce qu'il poursuivra le beau en même temps que le vrai :
La mort petit disperser les univers tremblants, 
Mais la Beauté flamboie et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
(Leconte de Lisle, Poèmes antiques : Hypathie).
Plus que les romantiques qui, sauf Hugo et Gautier, ont parfois des négligences de versification, les Parnassiens veulent l'art impeccable jusque dans les moindres détails de la technique. Tous, comme le constate Sully-Prudhomme, sont d'accord sur ce point, voire avec un peu d'excès :
« C'est chez Leconte de Lisle, il v a une quinzaine d'années, dans les réunions où il voulut bien m'admettre, que j'ai pour la première fois bien compris ce que c'est qu'un vers bien fait [...]. J'appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse [...]. L'importance que les Parnassiens ont attachée à la plastique du vers, c'est-à-dire à sa beauté purement musicale, indépendamment de la pensée ou du sentiment qu'il exprime, cette importance ne peut être bien sentie que des poètes. » (Testament poétique, Introduction).
C'est à ce culte de la forme qu'on pense surtout lorsqu'on parle des Parnassiens. Pour le fond, les uns, comme Leconte de Lisle et de Hérédia, ont mis dans leurs vers plus d'érudition, les autres, comme Sully-Prudhomme, plus de pensée, les autres, comme François Coppée, plus d'observation du monde qui les entoure.

Leconte de Lisle

Vie et oeuvres.
Fils d'un chirurgien militaire de la Réunion, Leconte de Lisle (1818-1894) voyagea en Inde et dans les îles de la Sonde (Indonésie), puis vint étudier et s'établir à Rennes où il se mit à écrire dans la presse locale. Il se lia avec des Fouriéristes, collabora quelque temps à la Phalange, et en 1848 rédigea une lettre des créoles à l'Assemblée nationale pour la remercier de l'abolition de l'esclavage. Mais le dégoût de la politique le prit vite. Il se consacra tout entier à la poésie, groupant autour de lui quelques amis et admirateurs, et faisant pour les libraires des traductions du grec. L'Empire finit par lui donner une pension, et la République le poste de bibliothécaire du Sénat. Il fut le successeur de Victor Hugo à l'Académie (1887).

Ses oeuvres comprennent des poésies : Poèmes antiques (1852), Poèmes barbares (1862), Poèmes tragiques (1884). Derniers poèmes (1895), des traductions-: Théocrite (1861), l'Iliade (1866), l'Odyssée (1867) et un drame, adaptation d'Eschyle, Les Erynnies (1873).

La poésie de Leconte de Lisle.
Les recueils de Leconte de Lisle sont des chefs-d'oeuvre austères que ne détend pas souvent la grâce d'un sourire.

La poésie pessimiste.
Le meilleur souvenir du poète est celui d'un amour que la mort a tranché (Poèmes barbares : Le Manchy; Poèmes tragiques : L'Illusion suprême). En dehors de ce «-mélancolique et doux reflet d'aurore », il n'y a dans son âme que ténèbres et
désespoir. Comme Vigny, il entend les cris de détresse de l'humanité souffrante :

Sombre douleur de l'homme, ô voix triste et profonde, 
Plus forte que les bruits innombrables du monde, 
Cris de l'âme, sanglot du coeur supplicié,
Qui t'entend, sans frémir d'amour et de pitié? 

(Poèmes antiques : Bhagacat).

Il voit la créature révoltée contre le créateur. (Poèmes barbares, l'Anathème).
Mon souffle, ô Pétrisseur de l'antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras,: Adore! Elle répondra : Non! (Poèmes barbares, Qain).
Mais au lieu d'aboutir, comme Vigny, au stoïcisme, Leconte de Lisle, à la manière des Hindous, n'aspire qu'à l'anéantissement. Le bien suprême, c'est la mort qui nous donne le repos, et par laquelle nos éléments dissociés vont se confondre dans l'ample sein de la nature. (Voir Poèmes antiques : Dies irae, Midi).
Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer, 
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore,
M'engloutir dans la nuit qui n'aura pas d'aurore,
Au grondement immense de la mer! (Poèmes tragiques, Si l'Aurore...)
La poésie mythique et légendaire.
Le poète est tout plein d'un amer dégoût pour la vie et la laideur du monde moderne. (Poèmes barbares : Aux modernes).
« Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l'esprit humain. » (Poèmes antiques. Préface).
Il se tourne vers le passé lointain. Il conte les légendes  de la Grèce, terre chérie de la Beauté (Poèmes antiques : Hélène, Niobé, L'Enfance d'Héraklès, etc.); celles des époques violentes, où l'humanité barbare avait au moins une grandeur farouche (Poèmes barbères. La Tête du Comte. Poèmes tragiques : L'Apothéose de
Mouca-al-Kébyr, Les Siècles maudits, Le Lévrier de Magnus, etc.); celles de l'Inde qu'il a connues dans ses voyages et qu'inspire le désir de la paix suprême dans le Nirvana (Poèmes antiques, Bhagavat, Çunacépa, La Vision de Brahma, etc.). Il écrit ainsi une sorte de Légende des Siècles moins pour brosser des tableaux historiques que pour satisfaire sa sensibilité d'artiste désabusé.

La poésie exotique. 
Dans le présent, il ne s'intéresse guère qu'à la nature :

O mers, ô bois songeurs, voix pieuses du monde,
Vous m'avez répondu durant mes jours mauvais. (Poèmes antiques, Nox).
Il l'a connue dans tout son éclat et sa vigueur sous les tropiques. Il en décrit la végétation puissante et exotique, les couleurs vives dans la lumière crue (Poèmes Antiques : Juin, Midi, Nox; Poèmes barbares : L'Oasis, La Fontaine aux Lianes, La Ravine Saint-Gilles, La Forêt vierge, etc.). Il aime plutôt la force que la grâce, et son regard observateur s'arrête volontiers sur les grands fauves et les reptiles redoutables. (Poèmes barbares : Les Eléphants, La Panthère noire, Le Rêve du Jaguar, etc.).

L'art de Leconte de Lisle.
La singularité des sentiments, des moeurs et des paysages qui remplissent la poésie de Leconte de Lisle ne peut attacher le lecteur au poète par la sympathie. Mais la précision de l'art impose l'admiration.

La précision dans la description.
Avec plus de sûreté et d'érudition que Victor Hugo, Leconte de Lisle reproduit tous les détails des civilisations qu'il évoque. Sa conscience, un peu déconcertante parfois, aime hérisser son vers de mots étranges, noms grecs transcrits littéralement : Héraklès pour Hercule, Alkestis pour Alceste, etc., ou mots indiens directement importés. Ils contribuent, avec l'exactitude du costume, à donner, comme ici, à la couleur locale toute sa vérité : 

Vingt Cipayes, la main sur leurs pommeaux fourbis
Et le crâne rasé ceint du paliacate,
Gardent le vieux Nabab et la Begum d'Arkate ;
Autour danse un essaim léger de Lall-Bibis.
(Poèmes barbares : Le Conseil du Fakir).
Les êtres et les choses sont observés pareillement avec une précision qu'un peintre envierait. Il est impossible par exemple de mieux montrer par les mots un jaguar qui regagne sa tanière :
Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue;
Et du muffle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse, 
Trouble les grands lézards, chauds des feux du midi, 
Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.
(Poèmes barbares : le Rêve du Jaguar).
La précision dans le vers. 
Non seulement Leconte de Lisle cherche et rencontre le mot pittoresque et l'épithète significative, mais dans ses vers si pleins rien n'est laissé au hasard. Les coupes, le mouvement, les sonorités, tout concourt à l'impression d'ensemble. La musique du vers est l'accompagnement juste de l'idée. On peut en juger par ces vers qui veulent rendre les bruits d'un crépuscule tropical :
C'est une mer, un lac blême, maculé d'îles
Sombres, et pullulant de vastes crocodiles,
Qui troublent l'eau sinistre et qui claquent des dents.
Quand la nuit morne exhale et déroule sa brume.
Un brusque tourbillon de moustiques stridents
Sort de la fange chaude et de l'herbe qui fume.
Et dans l'air alourdi vibre par millions.
(Derniers poèmes : Le Lac).
Ces poèmes de marbre, élaborés d'un effort patient et heureux, n'ont contre eux que leur perfection presque absolue. On y souhaiterait ce qu'on trouve chez Victor Hugo, un frisson ou un sourire, ou poète et lecteur communient dans la même humanité.

José-Maria de Hérédia

Le disciple préféré de Leconte de Lisle fut José Maria de Hérédia  (1839-1907), cubain élevé en France et qui suivit les cours de l'Ecole des Chartes. Il a de la poésie la même conception que son maître, sans avoir le même pessimisme. Son recueil de sonnets, les Trophées (1893), est aussi à sa manière une Légende des Siècles en miniature, où sont passés en revue la Grèce et Rome, la Renaissance, l'Orient et les Tropiques. L'auteur iy réalise ce tour (le force de faire tenir dans les quatorze vers d'un sonnet toute une époque (Némée, La Trebbia, Soir de bataille, La Belle Viole, Les Conquérants, etc.). Son secret, outre le choix des détails pittoresques, est dans la plénitude de l'expression, et surtout clans l'art de lancer pour ainsi dire l'imagination du lecteur par le dernier vers. Ce sont les navigateurs en route vers l'Amérique qui voient surgir :
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles. (Les Conquérants).
C'est Cellini, ciseleur habile, qui représente :
Le combat des Titans au pommeau d'une dague. (Sur le Pont vieux).
Le poète lui ressemble par la même adresse.

Glatigny

Albert Glatigny (1839-1873), fils d'un charpentier, devint clerc d'huissier, apprenti typographe, puis comédien ambulant. Il s'enthousiasme à la lecture des Odes funambulesques de Banville, et se révèle soudain poète. Il publie les Vignes folles (1857), les Flèches d'or (1864), Gilles et Pasquins (1871); ces trois recueils ont été réunis en un volume : Oeuvres (1879), avec une notice d'Anatole France. Glatigny a écrit aussi, en vers, quelques essais dramatiques

Glatigny est, dans l'histoire du Parnasse, comme un héros à demi légendaire. On a fait de ce poète sympathique et amusant, mais sans grande envergure, mort très jeune, à trente-quatre ans, un amant de l'idéal, un poète primitif, un génie spontané, que la passion du vers était allé chercher au village, et dans un milieu populaire. Son oeuvre est très courte. Son premier recueil, Vignes folles, est dédié à Théodore de Banville, et en effet il procède directement des Odes funambulesques. Glatigny le déclare gentiment :

Oh! mes vers! On dira que j'imite Banville.
On aura bien raison si l'on ajoute encor 
Que je l'ai copié dune façon servile,
Que j'ai perdu l'haleine à souffler dans son cor.
Bien entendu, ce sont surtout les procédés banvillesques que Glatigny saisit; il répète, sans trop de conviction, les hymnes à la beauté grecque, aux belles statues antiques; et il s'amuse surtout à des exercices de virtuosité; il jongle avec les rimes; il « accouple des mots jaunes, bleus ou roses » où il croit trouver « de jolis effets  ». Sa facilité était telle que, vers la fin de sa vie, une de ses ressources fut de donner des séances d'improvisation : on lui jetait des sujets, des rimes; « il les cueillait au vol comme des mouches ». Les Flèches d'or sont dédiées à Leconte de Lisle; évidemment Glatigny y fait effort pour se hausser jusqu'à la sérénité philosophique et à l'inspiration antique, qui pouvaient agréer au maître; mais il se plait surtout à écrire des pièces fantasques et railleuses, qui sont d'un joli réalisme descriptif. Il est un exemple excellent de ce que pouvait donner la doctrine parnassienne chez un poète doué d'une merveilleuse facilité verbale, mais qui, vraiment, n'avait pas grand-chose à dire.

Dierx

Léon Dierx (1838-1912), né à l'île de la Réunion, vint jeune à Paris et publia, en 1858, des Aspirations, qu'il n'a pas recueillies dans ses oeuvres complètes. Il donne, en 1864, des Poèmes et poésies (remaniés plus tard); en 1867, les Lèvres closes; en 1871, les Paroles d'un vaincu; en 1879, les Amants. Un petit emploi au ministère de l'Instruction publique contenta son ambition, sa vie durant. Il fut élu « prince des poètes-», en 1898, à la mort de Mallarmé. Oeuvres complètes, 2 volumes, 1888. 

Dierx, comme Glatigny, fait partie de la légende dorée du Parnasse; cette légende le surfait un peu. Catulle Mendès l'a proclamé « l'un des saints, non le moindre, de la religion poétique ». « Jamais, dit Mendès, il n'a péché contre le rêve et l'idéal. » Ce pur parnassien a trouvé grâce auprès des symbolistes eux-mêmes. Créole, comme Leconte de Lisle, et son ami intime, il est vraiment son reflet, un reflet extraordinairement ressemblant. Ses poèmes sont de tragiques histoires, lointaines, anciennes et compliquées, qui, toutes, disent les crimes du passé et traduisent le désespoir du poète. Ces aventures sont plus solennelles et mystérieuses que celles qu'a contées le maître; la composition et le style en sont plus hautains, plus hiératiques; la philosophie, souvent plus désespérée : mais un lecteur de Leconte de Lisle éprouve, à lire ces poèmes, la sensation du déjà vu.

Dierx retrouve son originalité quand il veut que son vers devienne pure musique, quand il l'emploie à traduire des sensations, voluptueuses et vagues, non plus des idées au relief arrêté. Il a réussi quelques difficiles tentatives, dont lui ont su gré les poètes de la génération symboliste : le Soir d'octobre, par exemple, où chaque vers se prolonge en écho dans le vers qui suit, et où les images, les réflexions, les sensations s'emmêlent suivant une ligne sinueuse et imprévisible, séparées de temps en temps par un tintement de cloche, dont peu à peu la douce tristesse finit par tout envahir; ou bien encore Croisée ouverte, où deux sensations de blancheur mobile finissent par se transposer complètement : celle des doigts d'une jeune fille courant sur les touches d'un clavier, celle d'une bande de ramiers voltigeant sur les prés voisins. Ce sont de petits chefs-d'oeuvre d'une rare perfection.

Sully-Prudhomme 

Vie et oeuvres.
René Sully-Prudhomme (1839-1907) paraissait destiné plus spécialement à réaliser l'union de la science et de la poésie, dont parlait Leconte de Lisle. Il commença en effet par de sérieuses études scientifiques, puis il fut ingénieur au Creusot. Plutôt fait pour la contemplation que pour l'action, il essaya du droit et vint enfin à la poésie. Il recevra le prix Nobel de littérature en 1901.

Ses principaux recueils sont : Stances et poèmes (1865), Les Epreuves (1866), Les Solitudes (1869), Les Vaines Tendresses (1875), La Justice (1878), Le Bonheur (1888). Il a aussi traduit en vers le 1er livre de Lucrèce : La Nature des Choses (1878). - En prose il a laissé des ouvrages d'esthétique et de philosophie : L'Expression dans les Beaux Arts (1883), Que sais-je? (1895), Testament poétique (1901), La Vraie Religion selon Pascal (1905).

La poésie de Sully-Prudhomme.
Il fut le poète officiel, le poète lauréat du Parnasse; et sa bonté envers les jeunes poètes maintint autour de son nom, jusqu'à sa mort, une vraie auréole de popularité et de respect. Ses premiers recueils révélaient une sensibilité inquiète, un poète qui se plaisait à « la peinture des affections obscures et ténues de l'âme ». C'étaient des vers d'amour discrets et chastes, des sentiments comprimés avant d'avoir pu s'épanouir, ou bien la confidence d'émois intellectuels devant la foi perdue, ou la beauté de l'univers, que découvre la science. Cette sensibilité frémissante plut fort aux lettrés, vers 1880 son charme n'est pas encore évanoui aujourd'hui. Sully-Prudhomme passa dans les milieux parnassiens ; mais il s'y sentit toujours « un intrus, un fourvoyé ». Toutefois il s'appliqua à corriger sa facilité naturelle; et s'il traduisit Lucrèce, ce fut « un simple exercice pour demander au plus robuste et au plus précis des poètes le secret d'assujettir le vers à l'idée ».

C'est de ce côté qu'il alla. Il se proposa bientôt de « faire entrer dans le domaine de la poésie les merveilleuses conquêtes de la science et les hautes synthèses de la spéculation moderne », non plus par le moyen du symbole, mais sous une forme directe. Avec des poèmes comme la Justice et le Bonheur, sa poésie devint toute didactique, et les conséquences s'en firent vite sentir. Puisqu'il ne s'agissait plus que de versifier, de façon précise et correcte, les formules philosophiques et scientifiques, le vers n'avait plus, de l'aveu même du poète, une valeur de suggestion plastique ou musicale; il n'était qu'un aide-mémoire. Ce sont, dès lors, de continuels tours de force qu'il faut tenter, et Sully-Prudhomme ne triomphe pas toujours des difficultés qu'il se propose; aussi bien veut-il décrire en vers très brefs le paratonnerre, le baromètre, la quadrature du cercle, la table de Pythagore. ou résumer les principaux systèmes de métaphysique! Souvent il met des notes, sans quoi l'on ne comprendrait pas. Par moments brillent de beaux vers et de nobles pensées. Mais la conception même que le poète se fait de la poésie la détruit, tout simplement; la pensée s'anémie dans une forme étriquée; le vers n'est plus qu'une prose inexacte. Sully Prudhomme paraît l'avoir compris; après le Bonheur (1888), il renonça vraiment à la poésie, et n'écrivit plus en vers que quelques pièces de circonstance.

Il ne semble pas qu'on le lise beaucoup aujourd'hui, hors quelques pièces d'anthologie, dont la meilleure n'est pas le Vase brisé. Mais il garde des fidèles, qui n'aiment pas seulement ses vers d'amour et qui voient dans son oeuvre le plus admirable effort qu'ait fait la poésie française au XIXe siècle pour traduire les émotions intellectuelles et les angoisses philosophiques; ils lui sont reconnaissants d'avoir montré, dans ces hautes spéculations, une personnalité non pas inhumaine à force de stoïcisme ou de résignation, mais tendre, douloureuse et délicate.

François Coppée

Les Parnassiens devaient être tentés d'appliquer à la société parisienne les procédés de peinture exacte de leur maître Leconte de Lisle, et d'essayer de faire en poésie une place aux réalités médiocres de la vie courante auxquelles les romanciers intéressaient le public. Ils avaient pour s'en autoriser mieux que l'exemple de Sainte-Beuve et de ses Poésies de Joseph Delorme, c'est-à-dire celui de Victor Hugo qui dans Les Pauvres Gens avait réellement fondé le genre. Eugène Manuel le premier s'en fit une spécialité, notamment dans ses Poèmes populaires (1871), et dans un drame en un acte : les Ouvriers (1870).

Vies et oeuvres. 
François Coppée (1842-1908) dut à cette poésie particulière une réelle, popularité. Il débuta comme petit employé dans un ministère, puis fut tiré de l'obscurité par sa première pièce, Le Passant (1869) où se révélèrent du même coup un poète et une actrice, Sarah Bernhardt. Sa vie assez unie se termina par une évolution marquée vers la foi. Ses oeuvres comprennent :

1° Poésie : Le Reliquaire (1866), Les Intimités (1868), La Grève des Forgerons (1869), Les Humbles (1872), Promenades et intérieurs (1872), Olivier (1875), Élégies (1876), Contes en vers (1881 et 1887). - 2° Théâtre :  Le Passant (1869), Le Luthier de Crémone (1877), Le Trésor (1878), Severo Torelli (1883), Les Jacobites (1885), Pour la Couronne (1895). - 3° Prose : La Bonne Souffrance (1898), Une Idylle pendant le siège, Contes en prose, Toute une jeunesse, Mon Franc-parler (4 séries), Les Vrais Riches, etc.

La poésie de F. Coppée.
Coppée a été le poète populaire du Parnasse : c'est-à-dire qu'il fut très peu parnassien, selon la pure doctrine, qui écartait la foule de la poésie. Pourtant ses débuts avaient été ceux d'un vrai parnassien; ce fut Catulle Mendès qui le patronna. Jusqu'au bout, il tiendra à honneur de se dire fidèle à la tradition de 1865. Son premier recueil, le Reliquaire, est dédié à Leconte de Lisle; il s'ouvre par une affirmation d'impassibilité ; on y trouve l'hymne obligé à la forme et la protestation, non moins obligée, contre la poésie de Musset. Coppée se compare alors, comme Glatigny, à un jongleur; il est surtout curieux de rimes et de rythmes; sa phrase poétique, au premier abord un peu déhanchée et molle, est souvent d'une harmonie fort adroitement ménagée. II commença par quelques préludes philosophiques, dans l'esprit de Leconte de Lisle ou de Dierx; il écrivit, comme eux, quelques contes épiques, plus courts de souffle; surtout, et ce fut d'abord sa note, il traduisit avec gentillesse et habileté les menues sensations délicates d'un Parisien artiste et tendre; il y en a de charmantes dans Intimités et dans Promenades et intérieurs.

Mais, très vite, il dériva vers la forme de poésie qui devait assurer sa popularité : l'expression de la bonne et simple sentimentalité populaire, dont le Petit Épicier de Montrouge (1872) est resté le type célèbre; si peu qu'on force le ton, cette pièce devient légèrement caricaturale; on en a fait des pastiches qui ressemblent dangereusement au modèle. La gloire de Coppée lui valut les durs mépris de la jeune école de poètes; on le traita de naturaliste. « Il n'y a là qu'un cas de mauvaise littérature, » écrira Henri de Régnier. Et, de fait, Coppée abandonna, surtout dans ses dernières années, l'idée même de l'art pour l'art ; il se proposa, avant tout, une oeuvre d'action sociale; et la qualité de ses vers, la valeur artistique de ses thèmes comptèrent bien peu, à ses propres yeux.

La poésie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe 

Après le Parnasse, et après les Trophées, on ne pouvait aller plus loin dans la mesure, l'exactitude et le pathétique. A côté du précurseur Arthur Rimbaud (1854-1891), les deux grands noms du Symbolisme sont : Stéphane Mallarmé (1842-1898) (Poésies complètes, 1888), et Paul Verlaine (1844-1896). Mallarmé et Verlaine, qui, par l'originalité de leur art et la force de leur personnalité, devaient renouveler la poésie. Nous leur devons sinon l'origine première, au moins le développement du Symbolisme, mouvement dont l'action puissante s'est manifestée dans tous les genres littéraires, vers 1890. Il a contribué à renouveler le roman et le théâtre, après la période naturaliste, et à changer la direction ces esprits, - non sans disputes d'écoles souvent bruyantes, non sans excès et sans bizarreries. Dans I'évolution qui marque la fin du XIXe siècle, la poésie a joué le rôle d'initiatrice.

Le Symbolisme a apporté une poétique nouvelle, et par là il faut entendre à la fois une conception esthétique et une technique. Il a commencé par se manifester comme un mouvement d'opposition à la littérature régnante : c'est là sa part critique et négative. Dans les années qui s'écoulent entre 1880 et 1890, les esprits étaient saisis d'un certain désenchantement, qui se traduisait par les fantaisies satiriques et irrévérencieuses du Chat Noir, aussi bien que par les proclamations hardies de ceux qui s'intitulaient « décadents », rompaient avec Victor Hugo, et bannissaient François Coppée de la République des poètes. Mais en même temps se poursuivait la recherche d'un art nouveau. L'étude plus approfondie de Baudelaire, l'influence d'Arthur Rimbaud (1856-1891), qui publiait en prose Une saison en Enfer (1873), les Illuminations (1886), et en vers et prose le Reliquaire (1891), celle d'un fantaisiste comme Tristan Corbière (1845-1875) celle d'un rare esprit, comme Charles Cros  (1842-1888), savant, poète et humoriste, qui interrompait ses recherches sur la photographie des couleurs pour écrire le mélancolique et gracieux Coffret de santal (1873), la connaissance des littératures étrangères, la découverte de Wagner, contribuèrent à l'étaboration des idées nouvelles, et créèrent un milieu favorable où l'apparition de la poésie de Verlaine et de Mallarmé fut comme une révélation non seulement souhaitée, mais attendue.

Rimbaud

Arthur Rimbaud (1854-1891) est à la fois un poète et un voyageur. A 16 ans, il a déjà produit la moitié de son oeuvre. S'enfuit à diverses reprises de la maison paternelle. Accompagne Verlaine à Londres, puis en Belgique (1873), où Verlaine le blesse d'un coup de revolver. A cette époque, toute son oeuvre littéraire est terminée. Depuis lors, il mène longtemps une vie errante. Il voyagea en Europe, aux îles de la Sonde, alla en Scandinavie, en Egypte (1880), à Chypre, en Afrique, au Harrar, où il fit le trafic de l'ivoire, et gagna une fortune en fabriquant des cartouches pour Ménélik. Pendant un voyage en France en 1890, il fit une chute, fut amputé d'une jambe et alla mourir à l'hôpital.

Comme poète, Rimbaud est un inconnu lorsque Verlaine lui consacra une étude dans ses Poètes maudits (1884) et publia en 1886 un recueil de ses vers. Quelques pièces de lui, comme les Chercheuses de poux, le Bateau ivre, et surtout le fameux Sonnet des voyelles, le classèrent au premier rang des décadents et des symbolistes. On lui doit : une Saison en enfer (1873), autobiographie, et les Illuminations (1873-1875), poésies (1886), avec préface de Verlaine. 

Rimbaud est un visionnaire - et aussi un peintre réaliste, qui fait plus d'une fois penser aux maîtres flamands et hollandais. C'est un réfractaire de génie, ce poète qui cesse d'écrire à 20 ans et dont la destinée ne s'est pas accomplie. Il eut de passionnés admirateurs. Son Sonnet des Voyelles est-il vraiment une plaisanterie? Beaucoup cependant, jeunes poètes d'alors ou critiques, l'ont pris au sérieux.

A côté de poèmes dont l'amertume étrange ou la brutalité sont voulues, les « Poésies complètes » renferment des pièces charmantes, écrites tout simplement et sans affectation aucune, et qui ne rappellent pas (ou presque pas) la manière des décadents. Elles se rattachent plutôt à la formule parnassienne. Elles étaient tenues en moindre estime par Verlaine et les camarades des « Vilains bonshommes». D'autres poèmes sont d'une originalité puissante, visions fulgurantes, qui donnent le vertige, notations fiévreuses. Ce génie effrayant a des sensations d'une acuité extrême, qu'il exaspère par tous les moyens. Verlaine lui trouve « d'étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques ». André Beaunier a dit de lui : 

« A. Rimbaud eut la rage heureuse du nouveau. Presque toutes les tentatives dont s'éprirent sa génération et celle qui suivit, c'est lai tout d'abord qui les fit, fiévreusement, incomplètement, niais avec éclat... Il donna à la poésie française qui s'endormait un peu, une secousse heureuse, dont elle est encore toute frémissante comme dans un, éblouissement merveilleux de réveil ».
Quant à la forme, on peut considérer Rimbaud comme le précurseur de toutes les  hardiesses prosodiques qui ont suivi.

Verlaine

A Paul Verlaine (1844-1896) fut réservé le privilège du pur génie lyrique. Il demeure un des meilleurs poètes de son temps et de tous les temps. Par son existence vagabonde, par son ingénuité sensuelle, par la résonance d'une sensibilité extrême à laquelle ne se mêle aucun élément intellectuel, comme par son art à la fois subtil et naturel, il est d'une originalité absolue : peut-être faut-il remonter à Villon pour lui trouver un aïeul dans la littérature française.

Il a commencé par être disciple du Parnasse, et s'il est vrai que ses premiers recueils (Poèmes saturniens, 1866; Fêtes galantes, 1869; la Bonne Chanson, 1870) font entendre parfois des accents qui étonnent et qui troublent, ils ne révélaient pas encore tout ce que sa sensibilité contenait d'étrange et de mystique. C'est bien des années plus tard que Sagesse (1881); Jadis et naguère (1885), puis Parallèlement (1888), Bonheur (1891), Liturgies intimes (1892), Élégies (1893), firent connaître les chants désolés et magnifiques du poète qui, tantôt grand pécheur et tantôt grand repenti, disait avec une égale innocence ses fautes et ses remords.

Il a été, selon le mot de Jules Tellier, un de ceux que le rêve a conduits à la folie sensuelle; et il a raconté avec un lyrisme farouche et câlin, avec une naïveté sauvage et puérile, les alternatives de ses erreurs et de ses expiations. Il a trouvé naturellement et humblement les mots les plus doux et les plus parfumés de grâce mystique. Certaines de ses pièces, ou la poésie jaillit du coeur, font penser à l'Imitation ou rappellent les accents si tendrement séduisants des Fioretti. Très sûr de son art, maître de la langue et des rythmes, il se meut avec une merveilleuse aisance dans une poésie savamment libérée de toute règle. Victor Hugo avait disloqué l'alexandrin : Verlaine le rend fluide. Il se dispense même parfois de la rime. Et dans cette forme familière jusqu'à la nonchalance, sans une platitude, avec un art dont la simplicité est un suprême raffinement, il a su faire tenir parfois des paroles célestes.

Mallarmé

Stéphane Mallarmé (1842-1898)  fut un poète délicat et raffiné, attiré par le mystère des idées, et qui, par horreur de la banalité, est souvent obscur et presque inintelligible. Il voulait non pas analyser ou décrire, mais seulement suggérer, et il procédait par évocations et par allusions. Il avait débuté, ainsi que Verlaine, dans les petites revues du Parnasse, où il avait connu Banville, Mendès et Villiers de l'Isle-Adam. Mais, ayant discerné dans les Fleurs du mal une poésie d'intellectualité pure, construite selon des lois spéciales, il commença de composer des pièces concises jusqu'à l'obscurité, d'une syntaxe savante, en opposition marquée avec les habitudes analytiques de la langue française. Comme il ne se souciait guère du succès et qu'il n'écrivait que pour satisfaire son rêve intérieur, il arriva à créer une poésie compliquée, peu intelligible, subtile et raffinée. C'est un art d'initié : le profane qui lit l'Après-midi d'un faune (1876) saisit au passage des images charmantes, des lueurs qui le ravissent, mais il n'est jamais sûr de bien comprendre ni de tout voir.

Vers 1886, la gloire entra tout à coup dans le modeste logis qu'habitait le poète, rue de Rome. Victor Hugo était mort, et déjà les jeunes écrivains cherchaient autre chose que la perfection parnassienne, l'éclat des rimes et des images et l'impassibilité. En 1884, Huysmans avait publié A rebours, et il avait fait célébrer par le héros du livre, en termes magnifiques, le poète Stéphane Mallarmé. Il louait celui qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart même des lettres, 

« abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que relie à peine un imperceptible fil. »
Les jeunes Symbolistes d'alors, qui, intrépidement, rompaient à la fois avec le Réalisme et avec les disciplines du Parnasse, se tournèrent vers ce maître. Tous ceux qui ont fréquenté Mallarmé ont gardé un souvenir ébloui de ses entretiens, qui ouvraient un monde inconnu de pensées et de rêves, et que nous connaissons seulement par les brèves notes rédigées par le poète lui-même sous le titre de Divagations (1897).

Ce qui caractérise l'oeuvre de Stéphane Mallarmé, c'est qu'elle est à la fois considérable par l'intention et la qualité, et qu'elle est en fait très brève, puisqu'elle se compose de quelques centaines de vers, qui ne sont pas tous intelligibles. Il faut reconnaître que l'interprétation de certaines pièces est difficile et laisse perplexe la meilleure volonté du monde. Mais il reste, épars et solitaires, des vers magnifiques par leur plénitude, par leur puissance d'évocation, par le mystère indéfini de leur charme. C'est une aventure assez rare dans l'histoire de la littérature que celle d'un poète ayant si peu écrit, et pourvu d'une si ensorcelante faculté d'exciter l'imagination et la sensibilité.

L'idée essentielle de Mallarmé - et c'est par là qu'il est veritablement le chef du Symbolisme - est d'avoir cherché dans les mots, et même dans les mots abstraits, autre chose que leur valeur logique; et dans le langage, autre chose que l'expression intellectuelle de la pensée. Il a dit très subtilement que dans un poème les mots se reflètent les uns les autres jusqu'à paraître ne plus avoir leur couleur propre, et n'être désormais que les transitions d'une gamme. Il ne veut pas que les mots soient séparés par un espace; il souhaite qu'ils se touchent, et non seulement qu'ils se touchent, mais qu'ils ne vivent pas de leur propre vie, « comme les pierreries d'un joyau ». C'est dire que Mallarmé rêvait d'une poésie qui serait de la musique et de vers qui donneraient la sensation d'une symphonie. 

Tel fut bien le point de départ de son invention originale. Quand on relit aujourd'hui le volume intitulé Vers et prose, qui a paru en 1893 et qui contient la partie la plus importante de l'oeuvre de Mallarmé, on s'aperçoit de l'effort considérable accompli par le poète. La langue est un moyen d'expression créé pour ce qui est intelligible; les mots, les rapports grammaticaux, les lois de la syntaxe répondent avant tout au besoin de communiquer ce qui est communicable. Renoncer à ces règles, c'est vouloir faire de la langue une musique sans clef. Mallarmé supprime tous les termes qui ne lui paraissent pas indispensables, toutes les liaisons rationnelles entre les mots et les phrases, tout ce qui est transition, élément de structure. Puis il cherche aux mots qu'il garde la place qui leur convient pour que les images se succèdent selon l'ordre qui l'émeut. De là des textes qui sont le résultat d'un long travail et qui demandent un long travail pour être déchiffrés. De là aussi des rythmes troublants, des paroles musicales chargées d'émotion, et, dans le nombre, des vers d'une beauté singulière.

La poésie symboliste

Les poètes symbolistes.
Sous l'influence de Mallarmé, de Verlaine, de Rimbaud aussi,  se trouvèrent groupés des écrivains très différents par le talent et qui devaient plus tard se séparer, mais qui avaient en commun quelques principes de poétique nouvelle :
• Henri de Régnier, en qui le symbolisme eut dans la suite son véritable épanouissement; Jean Moréas, Albert Samain, F. Viélé-Griffin, Gustave Kahn (1859-1936), auteur de Chansons d'amant (1891), de Domaine de fée et de Limbes de lumière (1895); Charles Morice (1861-1919), qui a écrit le Rêve de vivre (1900); Jules Laforgue (1860-1887), qui a publié les Complaintes (1885), le Concile féerique (1886), les Fleurs de bonne volonté (1887); Stuart Merrill (1863-1915), connu et apprécié pour lesGammes (1887), les Fastes (1891), Petits poèmes d'automne (1895); Adolphe Retté (1863-1830), auteur de Cloches dans la nuit (1889), de l'Archipel en fleurs (1895), de la Forêt bruissante (1896); Maurice du Plessys (1862-1924), dont le Premier livre pastoral (1890) et les Études lyriques (1896) sont goûtés des lettrés; Pierre Quillard (1864-1912); Ephraïm Mikhaêl (1866-1890); André-Ferdinand Hérold (1865-1940); et d'autres, qui ont travaillé avec ardeur à la floraison de la poésie nouvelle.
Les théories symbolistes.
Malgré la diversité des tempéraments et des tendances, les symbolistes ont eu une idée commune : ils se sont souvenus que la poésie est avant tout pouvoir d'évocation, et ils ont voulu faire rentrer le rêve dans la littérature. Le monde, tel que le conçoivent les positivistes, est une réalité extérieure, qui a des contours et des limites. Le monde des idéalistes, au contraire, n'existe que par nos sensations et nos représentations, et il n'est qu'une sorte de songe. Pour les premiers, il est une collection d'images et une matière à description; pour les seconds, il n'est que le symbole de notre vie intérieure. Dans la série des spectacles fournis par la nature, par l'histoire ou par la légende, la poésie nouvelle a vu le reflet des émotions de celui qui les contemple, et au lieu de s'arrêter aux formes définies et durables des phénomènes extérieurs, elle a eu pour objet la mobilité incessante des phénomènes psychologiques, dont l'univers ne fut plus que la figuration. Elle renonçait complètement à l'impassibilité parnassienne; elle ne prêtait son attention qu'à la vie affective; elle supposait aussi, consciemment ou non, une psychologie - on est tenté de dire une philosophie - différente de celle de la génération qui avait précédé.

En même temps, elle réclamait une technique nouvelle. La poésie du Parnasse, par son goût de l'image et des formes, se rapprochait des arts plastiques. Le Symbolisme s'apparente à la musique. Pour traduire à la fois la vie de l'âme et ses mobiles reflets, on eut besoin d'une langue infiniment souple, exprimant non plus des relations logiques entre les mots et les phrases, mais des rapports entre des impressions; on eut besoin d'un rythme se moulant sur le mouvement fluide de la sensibilité. De là les tentatives de Stéphane Mallarmé pour rompre les règles traditionnelles de la syntaxe; de là les innovations de Jules Laforgue et de Gustave Kahn, qui inventent le vers libre; de là le bouleversement de l'alexandrin accompli par Verlaine. On écrit des poèmes qui ne sont plus que de la prose rythmée; on combine les vers de tous mètres, sans tenir compte des limitations qu'imposait l'ancienne prosodie; on recherche les assonances lointaines et rares; bref, on emploie tous les moyens d'exprimer ce qui était considéré comme inexprimable. Ces efforts ont abouti en fait à bien des oeuvres étranges, souvent peu intelligibles. Voici les principaux commandements de la poésie symboliste, résumés par Verlaine :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'impair
Plus vague et plus soluble dans l'air... 
Car nous voulons la nuance encore, 
Pas la couleur, rien que la nuance!... 
O qui dira les torts de la rime?
De la musique encore et toujours. 
Que ton vers soit la chose envolée, 
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

(Verlaine. - Jadis et naguère : Art poétique).

Au final, le Symbolisme a rendu de remarquables services. Il a achevé l'oeuvre d'assouplissement du vers commencée par Victor Hugo, et l'a poussée beaucoup plus avant; il a fait passer dans l'usage des innovations nombreuses, comme la faculté de faire rimer les singuliers et les pluriels, comme le rejet de la règle qui proscrivait tous les hiatus ou de celle qui imposait l'alternance régulière des rimes masculines et des rimes féminines. Il a rendu à la poésie des nuances délicates, et la magie de la variété; il a rappelé la puissance mystérieuse du vers; et si toute notre histoire littéraire, et même la plus récente avant le symbolisme, prouve que ces vertus n'avaient jamais été ignorées des poètes véritables, il a eu le mérite d'inviter les écrivains à retourner aux sources du lyrisme et de tenir compte de tous les pouvoirs de l'esprit.

L'héritage du Symbolisme

La période militante de la nouvelle école a été courte : le XIXe siècle n'était pas terminé qu'elle avait achevé de répandre ses enseignements et qu'elle se transformait.Elle a servi du moins à montrer la valeur de certains rythmes tombés en désuétude depuis Ronsard, comme les vers de neuf et de onze syllabes, à combattre la superstition de la rime riche, à remettre en honneur la mélodie poétique, et en définitive, en bousculant la tradition, à rendre à chaque poète le droit de chercher la formule d'art la plus propre à exprimer son individualité.

Régnier.
Il était réservé à Henri de régnier de représenter la plus belle réussite et la floraison du Symbolisme. Dès ses premiers poèmes (les Lendemains, 1885; Apaisement, 1886 ; Sites, 1887; Épisodes, 1888), il avait montré par l'abondance, la splendeur et la puissance de ses écrits toutes les possibilités poétiques enfermées dans l'art des symboles, et il avait réussi à figurer, par l'agencement des mots et des vers, ce déroulement de la vie intérieure qui paraît échapper à nos prises. Bientôt, et déjà dans les Jeux rustiques et divins (1897), il a élargi sa manière, il a accordé aux enseignements de Mallarmé ceux de José-Maria de Heredia, et il est revenu aux formes classiques (les Médailles d'argile, 1900; la Cité des eaux, 1902; la Sandale ailée, 1906; le Miroir des heures, 1910; Poésies, 1917; Vestigia flammae, 1922). Mais s'il a recueilli les magnificences du Parnasse, il n'a pas abandonné la magie mystérieuse et mélancolique du Symbolisme. Maître des rythmes et des rimes, connaisseur érudit de la langue, artisan sûr et somptueux, Henri de Régnier a l'ampleur et la richesse. Toutes les formes de poésie, tous les mètres, tous les mots, toutes les images obéissent à sa fantaisie et expriment docilement les nuances les plus fines de ses rêves ou de ses émotions. 

Samain.
Albert Samain (né à Lille en 1858- mort à Magny-les-Hameaux en 1900), originaire d'une ancienne famille flamande, perdit son père dans sa jeunesse et dut quitter le lycée de Lille avant d'avoir terminé ses études, pour entrer dans une maison de commerce. En 1882, il obtint un emploi à la préfecture de la Seine et revint vivre à Paris où il se livra dans le recueillement à son amour de la littérature et de la poésie. Il fit paraître quelques essais au Chat Noir et au Sapin puis publia un grand nombre de pièces de vers dans le Mercure de France. En 1893, il réunit ses oeuvres en un volume, le Jardin de l'infante, qui reparut en 1897 avec une partie nouvelle : l'Urne penchée. La subtilité délicate et presque maladive du talent de Samain donna un grand charme à ses vers raffinés. En 1900 parut un second volume : Aux flancs du vase dont l'inspiration est plus large et classique. Le poète préparait une troisième oeuvre dont quelques parties ont paru : le Chariot d'or, recueil tout classique par l'inspiration et par la forme,  quand il fut enlevé par la phtisie. Il a laissé quelques contes (Hyalis, le petit faune aux yeux bleus, Xanthis ou la Vitrine sentimentale, Divine Bontemps) et un drame en un acte, Polyphème. Samain a une grâce facile et une mélancolie accessible, qui lui ont assuré un grand nombre d'admirateurs. Au jardin de l'infante et Aux flancs du vase ont plu par leur langueur, leurs nuances délicates et leur air de noblesse. Après les symboles, qu'il a préférés d'abord, Albert Samain a été en se simplifiant et en se clarifiant ; il a aimé la lumière des mythes grecs; il a mêlé l'expression des idées à celle des sentiments.

Viélé-Griffin.
Francis Viélé-Griffin (1864-1937), poète abondant et mélodieux, a consacré toute une partie de son oeuvre à chanter la nature et les paysages de France (Poèmes et poésies, 1886-1893; la Clarté de vie, 1897), et c'est celle qui a le plus d'aisance, de limpidité joyeuse, de sérénité et de charme. Dans une autre partie, plus directement inspirée du Symbolisme et plus savante, il a eu la haute ambition d'étudier les mythes anciens et d'en dégager à la fois la signification historique et la signification éternelle. Dans cette entreprise, qui a réclamé de patients labeurs et où il a eu d'exquises réussites (Voix d'Ionie, 1914), il y a nécessairement quelque chose de plus cherché et de plus tendu. C'est dans les poèmes qui célèbrent la mer et les fleuves, dans ceux où il évoque les chansons populaires, que Francis Viélé-Griffin a été le plus personnel.

Jammes.
Francis Jammes (1868-1938) n'a pas moins d'ingénuité et de fantaisie dans ses vers que dans sa prose. Il a parlé de la nature avec la tendresse familière d'un poète qui vit aux champs, qui connaît les formes et les senteurs des branches, la lumière de toutes les heures du jour et de toutes les saisons, et qui mêle au reflet direct de la créations les caprices d'une imagination candide et charmante. Sa poésie toute simple, et dont la simplicité même paraît parfois un peu voulue, a de la jeunesse, de la fraîcheur ;elle est odorante et champêtre et par là représente un élément original et précieux dans la littérature contemporaine. Francis Jammes est arrivé à renouveler la vision de la nature à force d'exactitude, à force d'amitié pour les choses créées. Devenu catholique, le poète s'est trouvé tout de suite à l'aise dans la vie chrétienne, comme si son paganisme naïf, son culte des nymphes et des fontaines n'avaient été que la forme élémentaire de son sentiment du divin. Entre les premières publications (Vers, 1892, 1893, 1894; De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir, 1888-1897; le Deuil des primevères, 1898-1900), et les autres (l'Église habillée de feuilles, 1906; les Géorgiques chrétiennes, 1911-1912; la Vierge et les sonnets, 1919), il n'y a pas une grande différence de ton. Francis Jammes a toujours eu, avec l'humilité, la confiance dans les desseins qui nous mènent, la résignation douce, et dans ses poèmes s'accordent à merveille la vie sensible à laquelle invite la nature et l'intimité de la croyance. Bien moins compliqué que Verlaine, il n'est pas venu aux effusions religieuses par la voie sombre du péché, mais par les sentiers baignés d'une douce lumière du pays béarnais; il est le représentant sincère d'un christianisme bucolique.

Guérin.
Charles Guérin (1873-1907) est un des meilleurs poètes de sa génération. Influencé d'abord par le Symbolisme (Fleurs de neige, 1893; l'Art parjure, 1894; l'Agonie du Soleil, 1894,1895), il est revenu complètement aux formes classiques, qui avaient en réalité ses préférences, et il a même fini par écrire des pièces dépouillées, exactes et pleines, où passe comme un souvenir du Parnasse. Très simple et très sensible, profond et mélancolique, il a ce caractère pathétique d'aimer la nature, l'énergie et la vie, et de sentir sa propre faiblesse d'homme qui devait mourir jeune. Son oeuvre, plus nonchalante et plus facile au début, plus surveillée et plus serrée dans la suite (le Coeur solitaire, 1898; l'Éros funèbre, 1900; le Semeur de cendres, 1901; l'Homme intérieur, 1905) a quelque chose de douloureux et de généreux, car le poète a ce stoïcisme désintéressé et hautain de juger la vie en elle-même meilleure qu'elle n'est pour lui.

Fort.
Paul Fort (1872-1960) est l'auteur des  Ballades françaises, dont la publication s'est étalée entre 1897 et 1958. En toute une quarantaine de volumes, dont le tiers pendent la période considérée ici. Du Symbolisme, il a retenu certaines libertés de rythme dont il a usé adroitement; il a composé une série de petits tableaux pleins de couleur et de fantaisie, et il mêle à une familiarité de chansonnier populaire un humour subtil de sage et de lettré sensible.

Tailhade.
Laurent Tailhade (1854-1919), né à Pasages San Juan (Navarre espagnole),  fit ses études au séminaire de Bagnères-de-Bigorre, fut destiné à la prêtrise; mais la littérature l'attirait davantage, et il vint à Paris chercher sa voie. Patronné par Banville, il débuta par un volume de vers, le Jardin des rêves (Paris, 1880), qui fut remarqué. Il donna ensuite des ouvrages où il ne manqua pas d'affirmer le plus fier mépris pour le banal et le convenu. Citons : Bagnères-Thermal (1887); la Terre latine (1898); A travers les groins (1849); Imbéciles et Gredins (1900). Ces titres sont suffisamment suggestifs. L. Tailhade fut victime d'une aventure assez singulière. Le jour de l'attentat de Vaillant, il avait pris, au cours d'un banquet, la défense des anarchistes et prononcé ces mots devenus célèbres : « Qu'importent les victimes si le geste est beau! » Or, le 4 avril 1894, il fut lui-même grièvement blessé à la tête par les éclats d'une bombe anarchiste qui endommagea le restaurant Foyot où il déjeunait paisiblement. Ajoutons qu'on lui doit aussi les recueils intitulés :  Poèmes aristophanesques (publiés de 1891 à 1904), si pleins de verve et de virulence satirique, et  Poèmes élégiaques (1917), qui sont d'un  goût épris de belles paroles et de savantes épigrammes.

Montesquiou.
Robert de Montesquiou (1855-1922), artiste compliqué jusqu'à la préciosité, est l'auteur souvent recherché et artificiel des poèmes intitulés les Chauves-souris (1892), le Chef des odeurs suaves (1894), les Hortensias bleus (1896), les Perles rouges (1899), mais il curieux et s'imposant au souvenir par la singularité même de ses hardiesses et par les nuances rares de ses raffinements.

Moréas.
Jean Moréas (1856-1910), grec d'origine, après avoir traversé le Symbolisme et compté parmi les chefs de l'Ecole de la décadence, s'en sépare vite pour fonder l'école romane, d'où est sorti le néoclassicisme. Il n'avait peut-être vu dans le mouvement auquel il a participé d'abord qu'une occasion de réforme pour le style poétique. Il a cherché, lors de ses débuts, à exprimer subtilement les variations de sa vie intérieure dans des poèmes qu'il déclara plus tard ne pas aimer et dont quelques-uns sont fort beaux (les Syrtes, 1884; les Cantilènes, 1886). 

Jean Moréas eut ensuite l'idée de se retremper aux sources de l'ancien idiome roman, se plut aux archaïsmes, goûta les histoires de chevalerie. Puis il vint à la Renaissance et retrouva les dieux de la Grèce sous les formes savantes que leur avaient données Ronsard et la Pléiade. La recherche de ces disciplines, que Jean Moréas poursuivit en même temps que Charles Maurras et Raymond de La Tailhède, et qui caractérise aussi l'oeuvre de Joachim Gasquet (1873-1921), si mêlé au mouvement de la renaissance classique, l'amena à prendre pleinement possession de lui-même.

Les six livres qui composent les Stances (1899-1901) nous le montrent sobre et classique, gardant la mesure dans l'émotion, dans la grâce et dans la force. « C'est dans Racine, disait-il, que nous devons chercher les règles du vers et le reste ». Mais, en outre, Jean Moréas portait en son coeur un souvenir profond : celui des poètes lyriques de l'Hellade. Nul n'a mieux exprimé ce que peut être pour un homme de son temps l'ivresse légère et harmonieuse que nous inspire la Grèce telle que nous l'imaginons à l'ombre des temples en ruines. Le charme cristallin des vers de Jean Moréas, la grâce lumineuse et funéraire de l'évocation de la beauté athénienne ont enchanté une jeune génération de poètes, où l'influence du néo-classicisme va se lire longtemps.

Les tendances au début du XXe siècle

Lorsque le XIXe siècle a pris fin, les querelles d'école étaient terminées. Le Symbolisme avait fait son oeuvre. Henri de Régnier était revenu aux formes traditionnelles; Moréas, pareillement. Les écrivains du début du XXe siècle pouvaient bénéficier de toutes les tentatives et de tous les enseignements de leurs prédécesseurs; les uns étaient plus romantiques, d'autres plus parnassiens, selon leur tempérament. Dans son ensemble, la poésie évoluait vers un lyrisme classique dont chacun devait user selon sa manière propre.

A. de Noailles.
La comtesse Anna de Noailles (1876-1933), dès quelle a publié ses premiers vers (le Coeur innombrable, 1901; l'Ombre des jours, 1902), a étonné et enchanté, par leur frémissement passionné, par l'emportement de sa puissance d'émotion, la virtuosité verbale, l'aisance et l'ampleur du mouvement lyrique. L'essence de sa poésie est une sensibilité toute personnelle devant la nature. Les phénomènes sont pour son coeur retentissant un sujet d'émoi toujours neuf, qu'elle exprime avec une vertigineuse abondance. 

Ses poèmes sont pleins de l'odeur de l'aube et de la nuit, des fleurs de mai dont chaque brin se pâme, des fruits, du vent, des douze mois. Mais bientôt ce n'est plus seulement le charmant parterre, le verger familier où s'émerveillait son enfance que chante sa voix troublante; c'est tout l'espace et tout le temps, c'est le doux paysage de l'lle de France et c'est l'Orient, c'est Venise, Constantinople et la Perse, c'est le bruissement infini de l'univers et l'immense enchantement du monde (les Éblouissements, 1907; les Vivants et les morts, 1913; les Forces éternelles, 1920). Haletante et effrénée, oppressée comme une prêtresse antique, elle dit avec un ravissement païen la jeunesse, l'amour, la beauté du monde; mais bientôt, par un retour inévitable, elle s'aperçoit que, mêlé à la vie universelle, l'être humain s'en distingue et la perçoit, qu'il n'est qu'un instant éphémère dans la durée. 

Toute une partie de son oeuvre est inspirée par le sentiment de l'inquiétude humaine, par le spectacle de la douleur et de la mort, par la hantise de l'implacable destinée, à laquelle la dignité des mortels est d'avoir opposé la douceur de la bonté, l'orgueil du courage et l'héroïsme du sacrifice. S'il y a, dans le tumulte de ses poèmes, une spontanéité enfiévrée qui entraîne à des combinaisons de mots et d'images parfois étranges, il est en eux une musique et une magie cérébrale qui en font I'une des oeuvres exceptionnelles de son temps et de la littérature française.

Gregh.
Fernand Gregh (1873-1960), après avoir débuté par des vers libres et qui se ressentent de l'influence symboliste (la Maison de l'enfance, 1896), a suivi sa nature, qui l'incline à la méditation, l'invite à s'intéresser à toutes les formes de la vie, lui inspire de la sympathie pour tous les aspects de la douleur et toutes les manifestations de l'effort, et finalement lui fait aimer l'existence (la Beauté de vivre, 1900; les Clartés humaines, 1904; l'Or des minutes, 1905; la Chaîne éternelle, 1910). Ses poèmes, d'une forme souple et aisée, le montrent sensible à la misère des humains, mais confiant dans leur destin. Il poursuit, en imprégnant de pensée son lyrisme et son éloquence, un chant où la tristesse s'adoucit en devenant matière d'art et où domine l'espoir.

Rivoire.
André Rivoire (1872-1930), qui se plaît au jeu des sentiments, semble avoir subi d'abord l'influence de Sully-Prudhomme (les Vierges, 1895; le Songe de l'amour, 1900; le Chemin de l'oubli, 1904; Poèmes d'amour, 1909); on goûte dans ses vers un sentiment délicat de l'intimité, l'art de noter les nuances de la vie du coeur, et toute son oeuvre est pénétrée de tendresse.

Bonnard.
Abel Bonnard (1883-1968), tout classique, et jusque dans l'apparence romantique de son éclatante abondance et de ses dons oratoires, a publié d'abord les Familiers (1906), qui annonçaient ses facultés de description et d'analyse, sa vision précise, son aisance à s'exprimer par images et une malice spirituelle que les prosateurs laissent plus aisément voir que les poètes. Les Royautés (1908) et les Histoires (1908) ont fait voir ensuite le développement de cette double inspiration, l'une plus méditative et lyrique, l'autre plus pittoresque, plus colorée, plus réaliste.

Claudel.
L'influence simultanée du symbolisme et du réalisme, s'exerçant sur une personnalité vigoureuse, sur une intelligence nourrie de la connaissance du Moyen âge, sur une sensibilité toute pénétrée de foi, a donné son caractère original à l'oeuvre poétique si haute en certaines de ses parties, de Paul Claudel (1868-1955). Les Cinq grandes odes suivies d'un processionnal pour saluer le siècle nouveau (1910), la Cantate à trois voix (1913), Trois poèmes de guerre (1915), la Messe là-bas (1919) offrent le plus singulier mélange de métaphysique obscure, de simplicité cherchée et parfois de trouvailles d'expressions, d'images saisissantes, de fortes pensées et d'admirable poésie.

Péguy.
Charles Péguy (né en 1873, tué à la bataille de la Marne en 1914), fut un esprit ardent, soupçonneux et généreux, parfois injuste, volontiers ouvert à la pitié, à la fois averti et candide, qui aimait à retrouver dans son origine paysanne l'explication de sa sensibilité simple et de son attachement aux traditions. D'abord socialiste, puis  nationaliste et catholique, polémiste, dogmatique, toujours original, Charles Péguy s'est consacré à l'oeuvre critique des Cahiers de la Quinzaine, qui ont publié un grand nombre d'ouvrages dus à divers collaborateurs, et un grand nombre d'essais qu'il a écrits lui-même. Ses poèmes Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, le Mystère des Saints-Innocents, Eve (1910-1913), trop abondants, lassants par la répétition des mêmes thèmes et des mêmes tours, puissants par l'obstination de l'auteur à ramener ces thèmes et ces tours, par sa naïveté, par sa liberté à l'égard de l'histoire et des dogmes, valent par l'expression d'une foi populaire faite de tendresse, de fraîcheur, d'un besoin profond de confiance et de pitié.

Franc-Nohain. 
Ce qui caractérise au contraire Franc-Nohain (1872-1934), c'est la limpide aisance, la facilité nonchalante. Ses poèmes (Inattentions et  sollicitudes, 1892; la Chanson des trains et des gares,1901), écrits dans un rythme tout particulier qui les a fait appeler des poèmes amorphes; ses Fables (1920), ont un charme fait de bonhomie, de malice, de simplicité, de vérité, qui se retrouve aussi dans ses romans (l'Instar, Jaboune).

Les autres poètes.
Parmi les nombreux poètes qui nous restent à nommer, on trouve des partisans du vers libre, rythmé avec précision, comme Tristan Klingsor (né en 1874) ; des partisans du vers non rimé, comme André Spire (né en 1868); des partisans du poème en vers réguliers rimés ou assonancés, ou contre-assonancés, comme P.-J. Toulet, Francis Carco, Tristan Derème, et des poètes qui, comme André Salmon (né en 1881), usent avec une égale adresse du vers régulier et du vers libre, selon les jours et selon la convenance du sujet. II faut noter aussi l'abondance des écoles, qui ont groupé plutôt des amis et des contemporains que les disciples d'une même théorie, telles que l'humanisme, le naturisme de Saint-Georges de Bouhélier et Maurice Le Blond, le traditionalisme ou le futurisme, ou qui ont associé, comme l'unanimisme de Jules Romains (1885-1972), de Georges Duhamel (1884-1966), des poètes animés d'un même souci de la vie collective. 

Leur historien, Robert de la Vaissière, a noté, dans son Anthologie poétique du XXe siècle, qu'on peut distinguer parmi eux :

• Les poètes catholiques : Paul Claudel, Fagus (1872-1933), Max Jacob (1876 - mort dans le camp de  Drancy en 1944). 

• Les poètes juifs, d'une ardeur âpre et concentrée : Edmond Fleg (1874-1963) et André Spire (1868-1966);

• Les poètes qu'inspire l'exotisme, Jonhn-Antoine Nau (1873-1921), Victor Segalen (1878-1920), Pierre Camo (1877-1974), Robert Randau (1873-1950), Edmond Gojon  (1886-1935), Guy Lavaud (1883-1958), René Bizet (1887-1947).

• Les classiques disciples de Charles Maurras, tels que Lucien Dubech et Pierre Benoit (1886-1962); 

• Les érudits et les archaïques se rattachant à l'école romane de Moréas ou au XVIe siècle, comme Francis Eon et Maurice du Plessys.

• Les fidèles de la tradition symboliste, d'ailleurs renouvelée, Jean Rogère , Roger Allard (1885-1961). 

Mais cette classification est parfois arbitraire, de l'aveu de son auteur. 

Le fait le plus caractéristique est que tous, dans le jeu verbal ou dans le jeu des pensées, ont une tendance à revenir à des formes simples, limpides et classiques. On en trouve encore la preuve dans l'oeuvre de :

• P.-J. Toulet (1867-1920), qui avait une sensibilité poétique charmante et qui garde tant de retenue et de fantaisie jusque dans ses émotions les plus profondes; dans celle de Tristan Derème (1889-1941), qui a la grâce, l'aisance et la malice méridionales; dans celle de Francis Carco (1886-1958), si délicate et si triste; dans celle de Charles Derennes (1882-1930), qui fait un usage si adroit de la langue française; dans celle de Paul Géraldy (1885-1983), plus attendri et qui met une note si personnelle, si délicate dans l'expression discrète de ses intimes émois; 

• Maurice Rostand (1891-1968), plus lyrique; Fernand Divoire (1883-1951), plus philosophe; Alexandre Arnoux (1884-1973), plus conscient de la nouveauté de la civilisation moderne; Roger Frêne (1878-1939), Henri Martineau (1882-1958), Jean-Valmy-Baysse  (1874-1962), Jean Francis-Boeuf (1873-1933), suivent une tradition classique élargie. 

• Chez ceux même qui aiment le plus l'humour, Paul Morand (1888-1976), Jean Cocteau (1889-1963), on peut faire une remarque analogue et Jean Cocteau, d'une habileté suprême toutes les fois qu'il se mêle de fantaisies verbales, est venu, en vers comme en prose, à une forme serrée, simple et solide. 

• La guerre a pris dans leur jeunesse quelques-uns des talents les plus prometteurs : Henry Jacques (1886-1920), Paul Drouot (1886-1915), auteur d'Eurydice deux fois perdue; Adrien Bertrand (1887-1916), auteur du Verger de Cypris; Jean Pellerin (1885-1920), si plein de grâce; Jean-Marie Bernard (1881-1915), figure noble et touchante de poète qui a laissé les strophes si grandes et si émouvantes de son De Profundis et qui semble le porte-parole d'une jeunesse sublime et décimée.

Ces poètes, si divers de tendances, s'accordent généralement à manifester une faveur particulière à l'un d'eux, Paul Valéry :

Paul Valéry.
P. Valéry (1871-1945) a débuté à la Conque et au Centaure, a publié des vers entre 1889 et 1898; puis il a gardé près de vingt ans le silence. Mais, en 1917, il a publié la Jeune Parque; en 1922, Charmes. Formé à l'école de Mallarmé, mathématicien et philosophe, Paul Valéry a composé des poèmes en petit nombre qui rendent un son grave et plein. Artiste subtil et savant, il est familier avec le mystère des nombres, il se joue parmi les abstractions, il exprime en mots choisis, durs et éclatants comme des pierreries, une vie intellectuelle secrète et un peu déconcertante, mais ardente et riche. Il y a dans sa poésie une grâce voluptueuse, et aussi une sorte d'algèbre qui manifeste l'activité d'un esprit aigu. L'accord de ces qualités précieuses donne à ce qu'il écrit une beauté originale, faite d'ordre, d'élégance, de sensualité raffinée, qui paraît à Ia fois fragile et vigoureuse et qui a des prolongements infinis dans la sensibilité. Cet art, qui participe du symbolisme, est apparenté aussi à la tradition la plus classique : dans certains de ses poèmes, Paul Valéry rejoint la manière de Malherbe.

Apollinaire

Nombre des noms que l'on vient de citer ont continué leur carrière littéraire bien après la Première guerre mondiale. Certains appartiennent même, à ce titre, bien davantage au XXe siècle. Mais ils n'auront fait - en poésie du moins - que prolonger la tradition du XIXe siècle. De ce point de vue, Guillaume Apollinaire (1880-1918), bien qu'il n'ait pas survécu au conflit, est le seul auteur de notre période dont la poésie appartiennent le plus pleinement au XXe siècle.

De son vrai nom Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, Apollinaire est né à Rome de mère lituanienne. Dès l'âge de vingt ans fit un voyage de trois ans à travers l'Europe. Fonda, avec André Salmon et quelques autres, le Festin d'Esope (1903); fonda également La Revue immoraliste (1905) et les Soirées de Paris (1912). Il fit au salon des Indépendants, une série de conférences : La Phalange nouvelle, sur les jeunes poètes. Il défendit également la peinture nouvelle des Picasso, des Henri-Matisse, etc. Blessé à la tête, près de Berry-au-Bac, alors que, dans une tranchée, il lisait un numéro du Mercure; il dut subir l'opération du trépan et mourut le 9 novembre; il fut inhumé au Père-Lachaise. 

Apollinaire est à la fois un charmant conteur, un érudit, un critique d'art, un humoriste, un rêveur et, sous des dehors extravagants, un vrai poète lyrique, prophète du surréalisme. La poésie lui doit : L'Enchanteur pourrissant (1909); Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée (1911); Calligrammes (1916); Alcools, Poèmes, 1898-1913 (1920).  Et, outre ses vers, il a publié : La Poésie symboliste (1908), en collaboration avec P.-N. Roinard et V.-E. Michelet; le Théâtre italien (1910); l'Hérésiarque et Cie(1910), recueil de nouvelles; Les Peintres Cubistes (1912); La Femme assise, roman. ( (E. Abry / Ch. Le Goffic / Fh.-M. Desgranges / J. Giraud / P. Martino / A. Chaumeix / Gauthier-Ferrières).
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Les Colchiques

« Le pré est vénéneux mais joli en automne 
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là 
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne 
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des hères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent 
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne. »
 

(G. Apollinaire, Alcools).
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