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Madame de Staël

Anna Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein est une écrivaine née à Paris le 22 avril 1766, morte à Paris le 14 juillet 1817. Elle était fille unique du riche banquier Jacques Necker, plus tard ministre des finances de Louis XVI, et de Suzanne Curchod, et il y avait quatre ans que son père avait fondé à Paris sa célèbre maison de banque, quand elle naquit. Enfant encore, elle avait son tabouret dans le salon de sa mère, où les littérateurs, les hommes politiques, les économistes, La Harpe, Thomas, Raynal, Morellet, Guibert, Suard, Grimm, Buffon, discutaient de tout devant elle et prenaient même plaisir aux saillies de son intelligence prématurément éveillée. Adorant son père, en qui elle admirait déjà l'auteur couronné de l'Éloge de Colbert (1773) et du Mémoire sur la Compagnie des Indes (1769) et qui la chérissait, plus réservée envers sa mère, qui, par une éducation toute genevoise, comprimait les élans de sa riche nature, par ses goûts, ses lectures, ses pensers, elle n'eut pour ainsi dire pas d'enfance. 

A dix ans, l'année même où son père est adjoint comme directeur au contrôleur des finances (1776), elle veut épouser Gibbon, pour le fixer à Paris; à quinze, elle s'éprend de Guibert (1781), que sa liaison avec Mlle de Lespinasse, ses Éloges couronnés, ses théories philosophiques et stratégiques ont illustré. Elle lit Montesquieu, en fait des extraits, presque des commentaires. Elle écrit une Lettre pour défendre le Compte rendu, et fournit à Raynal des pages sur la révocation de l'édit de Nantes. A dix-sept, elle demande gravement à la duchesse de Mouchy :

«  Madame, que pensez-vous de l'amour? » 
On juge par là de l'importance qu'elle eut dans ce salon de son père où, de 1777 à 1781, on venait admirer l'auteur du Compte rendu, le régénérateur de nos finances, et sa fille presque autant que lui. Mais cette précocité a altéré sa santé, et une retraite dans la belle propriété de Saint-Ouen lui est nécessaire. Dès 1783, on cherche pour elle un grand mariage, on a des vues sur le jeune Pitt; elle le refuse, et l'on négocie alors, par l'intermédiaire de la comtesse de Boufflers, l'amie de Gustave III, pendant trois ans et, son mariage avec le baron de Staël, qui a dix-sept ans de plus qu'elle, mais qui, depuis 1783, représente la Suède à Paris, mais on ne le conclut que quand il a obtenu la promesse du titre d'ambassadeur. Il fut célébré le 14 janvier 1786.

La même année, Germaine Necker publiait, sous le nom de baronne de Staël, qu'elle devait rendre si célèbre, son premier livre, un roman, Sophie ou les Sentiments secrets (Paris, 1786, in-8); et elle avait déjà en portefeuille une tragédie, Jeanne Grey, qui ne parut que plus tard (Paris, 1790); un autre roman, Adélaïde et Théodore, Mirza ou Lettres d'un voyageur, Pauline, imitation de Clarisse. Une idée, déjà très arrêtée, de la jeune fille avait été « l'amour dans le mariage », et à vingt ans elle épousait un homme de trente-sept ans, joueur, sans fortune personnelle, très froid, et qui n'avait rien de cet enthousiasme qui débordait en elle. Ce mariage ne fut pas très heureux, et l'on ne doit pas s'en étonner.
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Portrait de Mme de Staël.
Portait d'Anna-Louise de Staël.

Présentée à la cour, elle y eut peu de succès, malgré la réputation qui la précédait; chez Mme de Polignac, on sourit de son air bourgeois, et l'amertume qu'elle en ressentit ne fut pas sans influer peu après sur l'opposition politique qu'elle fit au gouvernement de Louis XVI. Elle eut son dédommagement dans le salon qu'elle ouvrit chez elle, rue du Bac à Paris, et qui devint bientôt une puissance, tandis que ses Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau (Paris, 1788), sans grande originalité de style ou de pensée, ont un succès que n'avait pas eu Sophie. Imprimées en 1788, à l'époque où son père était pour la seconde fois appelé à la direction des finances, elles parurent seulement en 1789. Ce fut le moment le plus heureux de Mme de Staël, celui où, à côté de son père, rappelé après la prise de la Bastille, elle assista du balcon de l'Hôtel de Ville à l'enthousiasme des Parisiens acclamant le ministre rappelé. La révolution était commencée, la chute définitive de son père (septembre 1790) lui en apprit bientôt les vicissitudes. Cependant elle avait pris elle-même parti, en faisant de son salon la réunion des Constitutionnels, des députés, comme Malouet, Mounier, Clermond-Tonnerre, Talleyrand, Math. de Montmorency, Crillon, La Rochefoucauld, Lally, Broglie, qui voulaient pour la France le régime anglais. 

Son héros d'alors, celui qui dans son admiration et dans son coeur avait remplacé Guibert, mort à Paris le 6 mai 1790, fut le comte de Narbonne, qui, à une belle figure, celle de Louis XV, qui passait pour être son père, joignait une élégance et un grand esprit, et elle le poussa au ministère de la guerre (décembre 1791), écrivant, dit-on, pour lui, ses discours et ses rapports, et faisait donner à Custine et à Ségur des missions à Brunswick et à Berlin. Comme ses amis politiques, elle aurait vu avec plaisir la couronne passer de la tête d'un Bourbon à celle d'un duc de Brunswick ou d'un prince Henri de Prusse. Le renvoi de Narbonne (10 mars 1792), les attaques si souvent injurieuses des journaux royalistes, le rappel de son mari (février 1792), dont Gustave III blâmait les attaches révolutionnaires, lui furent très sensibles; ses amis étaient menacés; au 10 août, elle parvint à sauver Narbonne, mais échoua pour Marie-Antoinette, pour laquelle son ressentiment s'était effacé; mais, menacée elle-même, elle quitta Paris après les journées de Septembre. Après quelques mois de séjour à Coppet avec son père et son mari, elle rejoignit en Angleterre ses amis, Talleyrand, Montmorency, Lally, Jaucourt, Malouet, Narbonne, mais celui-ci bien changé et craignant le ridicule d'une ancienne liaison, et y passa quatre mois presque aussi troublés que naguère en France. Rentrée à Coppet à la fin de mai 1793, où son mari, en juin, après une courte reprise de son ambassade à Paris (février-juin 1793), vint la retrouver et séjourna jusqu'à la fin de l'année. C'est là qu'elle reçut Joseph de Maistre, et écrivit (août) ses Réflexions sur le procès de la reine (s. l., 1793), composées dans le vain espoir d'apitoyer ses juges. Mais le grand événement de sa vie, celui qui devait être pour elle l'origine de tant de vicissitudes cruelles, fut sa rencontre (septembre 1794) avec Benjamin Constant, d'un an plus jeune qu'elle, et connu jusque-là seulement par une vie d'aventures, de courses errantes et de passions.

Reçu d'abord froidement par elle, il trouva enfin le chemin de son coeur par son admiration pour elle, ses menaces de suicide, peut-être sincères. Elle venait d'ailleurs de perdre sa mère (mai 1794), et son coeur endolori était sans doute plus accessible. Cependant le 9 thermidor avait mis fin à la Terreur. Mme de Staël eut confiance en un avenir de rapprochement entre les partis, pourvu que la guerre ne continuât pas à entretenir les fureurs. La paix était aussi le grand désir du baron de Staël qui avait pu, après la chute de Robespierre (27 juillet 1794), reprendre à Paris son poste d'ambassadeur et était venu en automne à Coppet. C'est pour y préparer et y amener l'opinion publique qu'elle publia alors ses Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français (Genève, 1795, in-8). 

« La guerre a fondé le régime des Jacobins, disait-elle; il faut gagner par la paix la France au gouvernement des modérés. »
Rentrée peu après à Paris (17 mai 1795), elle passait des écrits à l'action, en faisant de son salon rouvert de la rue du Bac le point de réunion des membres du Cercle constitutionnel ou Cercle de l'Hôtel de Salm  (Palais de la Légion d'Honneur), dont Benjamin Constant devenait en même temps un des chefs, à côté de Destutt de Tracy, Lanjuinais, Radon, Garat, Cabanis, Daunou, Boissy d'Anglas, Chénier, et formait une sorte de ligue de journalistes avec Dupont de Nemours, Morellet, Suard, Lacretelle jeune, Ad. de-Lezay. Ce qu'elle voulait alors, c'était une sorte de république américaine comme celle qui s'étaient mise en place à Washington (Les États-Unis), où seraient entrés les monarchistes découragés ou convertis. Pour favoriser cette évolution, elle publia presque aussitôt les Réflexions sur la paix intérieure (juillet 1795). Mais elle fut aussitôt attaquée par les restes du parti jacobin; sur la dénonciation de Legendre, un instant le comité de Salut public demanda son éloignement au baron de Staël, qui, d'ailleurs, refusa. Pour faire diversion, elle publia, sous le titre de Recueil de morceaux détachés (Lausanne, 1795, et Leipzig, 1796), ses nouvelles de jeunesse, en y ajoutant une Epître au malheur (en vers), Zulma, épisode d'un livre des Passions, et un Essai sur les fictions; première ébauche de son livre sur la littérature.

Fatiguée de ces tracas, elle partit elle-même pour Coppet (décembre 1795), malgré l'espèce de réception triomphante dont son mari avait été l'objet à la Convention comme ambassadeur de Suède (22 avril 1795). Là, au milieu d'une société sans cesse renouvelée, elle achève et publie, dans l'automne de 1796, son livre De l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (Lausanne, 1796, et Paris, 1797, 2 vol.), oeuvre déjà toute pleine des orages de sa liaison avec Benjamin Constant, et dont la conclusion est « qu'aimer avec passion n'était pas le vrai bonheur ». Le succès du livre n'attira que de nouvelles persécutions à l'auteur : l'agent diplomatique de la France à Genève eut ordre de la surveiller comme méditant avec Narbonne un soulèvement des provinces de l'Est. La part qu'elle prend à la rédaction du livre de Benjamin Constant : De la Forme du gouvernement et de la Nécessité de s'y rallier (Paris, 1806, in-8), livre favorable à l'affermissement de la République, ne désarma pas ses ennemis de Paris, et elle ne put obtenir d'y rentrer, malgré l'obligation où elle était obligée de poursuivre une séparation de biens contre les prodigalités de son mari, endetté de 200 000 livres. 

Enfin, au mois d'avril 1797, elle put se réinstaller rue du Bac, après l'entrée de Barthélemy au Directoire, et peu après elle contribuait  à faire nommer ministre des affaires étrangères (15 juillet) Talleyrand, dont, dès 1795, elle avait obtenu la radiation de la liste des émigrés. Sa politique est contraire aux royaliste et favorable au maintien, de la République, et elle « se prête » au coup d'État du 18 fructidor (4 septembre). Selon l'expression de Talleyrand, « elle a fait le 18, mais non le 19 »; en effet elle s'opposa énergiquement, mais en vain, aux rigueurs qui le suivirent, aux déportations. Trois mois plus tard, elle assistait à la présentation solennelle de Bonaparte au Directoire (10 décembre); et sa première impression fut d'abord plus que favorable au vainqueur d'Italie : nul doute qu'elle n'ait voulu d'abord s'emparer de son esprit, peut-être l'inspirer, le dominer. Son insuccès, l'irritation qu'elle en ressentit et aussi l'excès de dureté de Bonaparte expliquent le duel en quelque sorte qui s'engagea entre eux et qui devait durer dix-sept ans. Le coup d'État de prairial à la suite duquel Talleyrand quitta le ministère (10 juillet 1798), la persécution de plusieurs de ses amis, l'anarchie où glissait de plus en plus le Directoire, attristèrent pour elle les deux années suivantes, où elle se partageait entre Paris et Coppet, se liant alors là avec Lucien et Joseph Bonaparte, Mme Récamier et Mme de Beaumont, avec Chênedollé, d'autres encore. 

Rentrée à Paris le soir même du 18 brumaire (2 novembre 1799), qu'elle regretta moins en lui-même qu'en raison de celui qui le faisait, elle tenta cependant de se rapprocher du premier consul, qui d'ailleurs, venait de nommer Benjamin Constant au Tribunat, d'offrir de rendre à Necker les 2 millions que le gouvernement lui devait, et, en passant à Genève pour se rendre à l'armée d'Italie, avait fait aimablement une visite à son père; mais la femme en elle fut encore irrémédiablement froissée par son dédain, et, en 1800, c'est dans son salon que se prépare le premier discours d'opposition que Benjamin Constant fit au Tribunat. Le soir même, Talleyrand, qui était redevenu ministre (9 novembre 1799), s'excusa d'assister à sa réception par un billet qu'elle ne lui pardonna jamais. 

Revenue à Coppet en mai 1800, sa haine contre Bonaparte était déjà si vive qu'elle souhaitait qu'il fut battu à Marengo (14 juin). Un nouvel ouvrage qu'elle publia alors, De la Littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations (Paris, an VIII, 2 vol.), précipita les mesures rigoureuses contre elle. Tout le livre, roulant sur cette double idée que la littérature française ne se régénère que par les moeurs républicaines et l'influence des littératures étrangères, déplut singulièrement au futur empereur, et cette impression fut partagée et accrue par l'opinion de Fontanes et d'autres encore, et il ne le laissa pas ignorer à Mme de Staël. Le 9 mai 1802, elle avait perdu à Poligny son mari, dont la détresse l'avait touchée et dont elle allait se rapprocher. Rentrée alors à Paris, au moment même où Benjamin Constant venait d'être exclu du Tribunat, installée dans son nouveau salon de la rue de Grenelle, elle réunit autour d'elle et échauffe de son ressentiment ce qu'il y a alors d'opposants, Benjamin Constant, Camille Jordan, Gerando, Fauriel, Narbonne, Mmes Récamier, de Beaumont, de Tessé, des généraux comme Moreau, Bernadotte. 
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Du bonheur de penser

 « Que ne puis-je rappeler tous les esprits éclairés à la jouissance des méditations philosophiques! Les contemporains d'une révolution perdent souvent tout intérêt à la recherche de la vérité. Tant d'événements décidés par la force, tant de crimes absous par le succès, tant de vertus flétries par le blâme, tant d'infortunes insultées par le pouvoir, tant de sen timents généreux devenus l'objet de la moquerie, tant de vils calculs hypocritement commentés; tout lasse de l'espérance les hommes les plus fidèles au culte de la raison. Néanmoins ils doivent se ranimer en observant, dans l'histoire de l'esprit humain, qu'il n'a existé ni une pensée utile, ni une vérité profonde qui n'ait trouvé son siècle et ses admirateurs. C'est sans doute un triste effort que de transporter son intérêt, de reposer son attente, à travers l'avenir, sur nos successeurs, sur les étrangers bien loin de nous, sur les inconnus, sur tous les hommes enfin dont le souvenir et l'image ne peuvent se retracer à notre esprit. Mais, hélas! si l'on en excepte quelques amis inaltérables, la plupart de ceux qu'on se rappelle après dix années de révolution, contristent votre coeur, étouffent vos mouvements, en imposent à votre talent même, non par leur supériorité, mais par cette malveillance qui ne cause de la douleur qu'aux âmes douces, et ne fait souffrir que ceux qui ne le méritent pas.

Enfin relevons-nous sous le poids de l'existence, ne donnons pas à nos injustes ennemis et à nos amis ingrats le triomphe d'avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections : eh bien! il faut l'atteindre. Ces essais ambitieux ne porteront point remède aux peines de l'âme; mais ils honoreront la vie. La consacrer à l'espoir toujours trompé du bonheur, c'est la rendre encore plus infortunée. Il vaut mieux réunir tous ses efforts pour descendre avec quelque noblesse, avec quelque réputation, la route qui conduit de la jeunesse à la mort.  »

(Mme de Staël, De la Littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations, discours préliminaire).
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Les livres consolateurs

Cette tristesse aride qui naît de l'isolement, cette main de glace qu'appesantit sur nous le malheur, lorsque nous croyons n'exciter aucune pitié, nous en sommes du moins préservés par les lettres. Elles élèvent l'âme à des méditations générales qui détournent la pensée des peines. individuelles; elles créent pour nous une société, une communication avec les écrivains qui ne sont plus, avec ceux qui existent encore, avec les hommes qui admirent comme nous ce que nous lisons. Dans les déserts de l'exil, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d'un auteur sensible a relevé peut-être une âme abattue : moi qui la lis, moi qu'elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes; et par des émotions semblables j'ai quelques rapports avec ceux dont je plains si  profondément la destinée. Dans le calme, dans le bonheur, la vie est un travail facile, mais on ne sait pas combien, dans l'infortune, de certaines pensées, de certains sentiments qui ont ébranlé votre coeur font époque dans l'histoire de vos impressions solitaires. Alors que le criminel éprouve l'adversité, il ne peut se faire aucun bien à lui-même par ses propres réflexions, aucune parole douce ne peut se faire entendre dans les abîmes de son coeur. L'infortuné qui, par le concours de quelques calomnies propagées, est tout à coup généralement accusé serait presque aussi lui-même dans la situation d'un vrai coupable, s'il ne trouvait quelque secours dans ces écrits qui l'aident à se reconnaître, qui lui font croire à ses pareils, et lui donnent l'assurance que, dans quelques lieux de la terre, il a existé des êtres qui s'attendriraient sur lui et le plaindraient avec affection s'il pouvait s'adresser à eux.

Qu'elles ont précieuses ces lignes toujours vivantes, qui servent encore d'ami, d'opinion publique et de patrie! Dans ce siècle où tant de malheurs ont pesé sur l'espèce humaine, puissions-nous posséder un écrivain qui recueille avec talent toutes les réflexions mélancoliques, tous les efforts raisonnés qui ont été de quelque secours aux infortunés dans leur carrière! Alors du moins nos larmes seraient fécondes!

Le voyageur que la tempête a fait échouer sur des plages inhabitées, grave sur le roc le nom des aliments qu'il a découverts, indique où sont les ressources qu'il a employées contre la mort, afin d'être utile un jour à ceux qui subiraient la même destinée. Nous, que le hasard de la vie a jetés dans l'époque d'une révolution, nous devons aux générations futures la connaissance intime de ces secrets de lâme, de ces consolations inattendues, dont la nature conservatrice s'est servie pour nous aider à traverser l'existence.  »
 

(Ibid.).

L'irritation de Napoléon s'accrut encore par la publication du livre de Necker : Dernières vues de politique et de finances (Genève, 1802), où se rencontraient des allusions désobligeantes à son pouvoir. Il ordonna à sa police de mettre son salon en interdit, et le désert se fit chaque jour autour d'elle. Elle retourna alors en Suisse et publia Delphine (Genève, 1802, 4 vol.). C'était en réalité l'histoire de sa vie. Il fut violemment attaqué par les critiques officiels ou officieux. Elle s'aventura cependant à rentrer en France, mais, le 15 octobre 1803, reçut l'ordre de s'éloigner à 40 lieues de Paris. Elle se décida alors à visiter l'Allemagne, vers laquelle l'attiraient ses curiosités littéraires (décembre 1803), reçut à Metz, de Ch. de Villers, son ami, son itinéraire de voyage, et par Francfort arriva à Weimar, où Benjamin Constant la rejoignit en janvier. Pendant les deux mois qu'elle y séjourna, elle étonna, sans charmer, cette petite cour galante et lettrée : mais Goethe, Schiller se tinrent plutôt sur la défensive (janvier-février 1804). A Berlin où elle arriva en mars, elle se lia avec Auguste de Schlegel, qu'elle s'attacha pour instruire son fils, et y apprit avec quelque effroi pour elle-même l'arrestation du duc d'Enghien (16 mars 1804). 

La nouvelle de la mort de son père (9 novembre) la rappela en hâte à Coppet. Elle n'y resta que le temps d'ensevelir cet être le plus cher de sa vie et d'écrire son éloge sous ce titre : Du Caractère de M. Necker et de sa vie privée. Jusque-là elle avait été accompagnée par Benjamin Constant. Ce fut seule (4 novembre 1804) qu'elle entreprit le voyage d'Italie, mais elle s'y rencontra avec Sismondi, Guillaume de Humboldt, Bonstetten, qui lui furent d'une grande ressource, se lia avec le poète Monti, la comtesse d'Albany, fut pompeusement reçue à Naples par la reine Caroline, et accueillie au Capitole en triomphatrice par l'Académie des Arcades. Après sept mois de séjour, elle rentra en avril 1806 à Coppet, où aussitôt elle se mit à la composition d'un nouveau roman conçu par elle en Italie

Mais elle ne pouvait se passer de la France; et, au mois d'avril 1806, avec la connivence de Fouché, elle se risqua jusqu'à Auxerre, puis jusqu'à Cernay, et vint même à Paris incognito, pendant que Napoléon faisait la campagne de Prusse et de Pologne, mais, à son retour, elle reçut l'ordre de partir au moment même où elle venait d'achever son livre. C'est pendant qu'elle regagnait Coppet (mai 1807) que parut Corinne ou l'Italie (Paris, 1807, 3 vol.). Le succès fut immense, malgré les épigrammes de certains critiques, parmi lesquels il faut compter Napoléon dans le Moniteur. Comme dans Delphine, elle s'est peinte elle-même dans Corinne, lord Melvil ressemble beaucoup à Benjamin Constant, et Raimond à Mathieu de Montmorency; le style est plus brillant, la passion plus vive. 

Comme Chateaubriand en Orient, elle avait été en Italie chercher des « couleurs » et des « impressions ». Rentrée à Coppet, elle fit encore l'année suivante une tentative pour être autorisée à revenir à Paris, son fils eut même à ce sujet une entrevue avec l'empereur; à Chambéry, tout à fait inutile. Elle voulut alors revoir l'Allemagne et passa l'hiver de 1807-1808 à Munich et à Vienne, où elle voit le prince de Ligne et en reçoit un manuscrit qu'elle publia sous le titre de Lettres et pensées du prince de Ligne (1809), avec une préface d'elle. A Coppet, c'était autour d'elle une véritable cour, où apparaissaient le prince Auguste de Prusse, la duchesse de Courlande, des hommes de lettres comme Zacharie Werner, Monti, Bonstetten, le baron de Vogh et des anciens amis. On y jouait beaucoup la comédie, et plusieurs pièces d'elle qui furent publiées sous le titre Essais dramatiques (Paris, 1821) contenant sept pièces : Agar, Geneviève de Brabant, la Sunamite, Sapho, le Capitaine Kernadec, la Signora Fantastici, le Mannequin. Mais ses rapports devenaient de plus en plus orageux avec Benjamin Constant qui, à Secheron, en juin 1808, lui présenta sa femme, Charlotte de Hardenberg, qu'il venait d'épouser secrètement. Ce fut pour elle un coup horrible. Elle songea un instant à aller en Amérique et écrivit à Talleyrand une lettre désespérée sur cet exil de Paris qui la tuait (février 1809). 
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De la poésie

« Un homme d'un esprit supérieur disait que la prose était factice et la poésie naturelle : en effet, les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie et, dès qu'une passion forte agite l'âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu, d'images et de métaphores; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d'être poètes que les hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage ne sont propres qu'à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer.

Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose; car c'est rabattre que de plaisanter. L'esprit de société est cependant très favorable à la poésie de la grave et de la gaieté, dont l'Arioste, la Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains; la poésie descriptive, et surtout la poésie didactique, ont été portées chez les Français à un très haut degré de perfection; mais il ne paraît pas qu'ils soient appelés jusqu'à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.

La poésie lyrique s'exprime au nom de l'auteur même; ce n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-même qu'il trouve les divers mouvements dont il est animé J.-B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poètes lyriques; ils étaient nourris des Psaumes et pénétrés d'une foi vive; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s'opposent presque toujours à l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le dieu n'ait point abandonné le poète? De beaux vers ne sont pas de la poésie; l'inspiration, dans les arts, est une source inépuisable, qui vivifie depuis la première parole jusqu'à la dernière : amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l'ode, c'est l'apothéose du sentiment : il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l'harmonie céleste et considérer l'univers entier comme un symbole des émotions de l'âme.

L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes; le poète l'a toujours présente à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d'être et dont le coeur tremblant et fort en même temps s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.

Les Allemands, réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude; et, si cependant cette profondeur n'était point revêtue d'images, ce ne serait pas de la poésie : il faut que la nature grandisse aux yeux de l'homme, pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisaient aux poètes du paganisme; la solitude des forêts, l'océan sans bornes, le ciel étoilé, peuvent à peine exprimer l'éternel et l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie. »
 

(Mme de Staël, extrait de De l'Allemagne).

Dans cette crise terrible, sa pensée se tourna vers la religion, elle lut Fénelon, l'Imitation surtout. Mais ce fut surtout le travail qui la rendit à elle-même. Elle écrivit alors son livre le plus remarquable peut-être; elle voulait par lui s'imposer en quelque sorte à l'empereur, forcer  les portes de Paris. Bravant la défense, elle se rendit à Chaumont (mars 1810), l'y fit imprimer et en adressa un exemplaire à Napoléon avec une demande d'audience : non seulement elle lui fut refusée, mais ordre lui fut donné de se retirer à Coppet (4 octobre), tandis que la police détruisait toute l'édition du livre qui avait été représenté à Napoléon comme hostile à la France et à son influence à l'étranger. Il lui fallut le refaire imprimer plus tard à Londres (1813, 3 vol.), à Leipzig (1814, 3 vol.).

A Coppet, placée sous la surveillance du préfet du Léman (Barante), il lui fut défendu de recevoir. Ce dernier coup avait mis le comble à son désespoir. Ce fut un nouvel amour qui la consola, celui pour un jeune Genevois de vingt-trois ans, officier de hussards en Espagne, de Rocca, que des blessures avaient ramené au pays natal. Charmant, enthousiaste, aimant, il s'imposa par sa tendresse, et au commencement de 1811 un mariage tenu secret - car elle ne voulait pas quitter le nom qu'elle avait rendu célèbre - l'unit à elle. Mais d'autres troubles l'attendaient. Subitement jaloux, Benjamin Constant voulait se battre avec Rocca, puis il se résigna; mais de Paris on frappa ses amis autour d'elle, Mme Récamier, Mathieu de Montmorency furent exilés, Schlegel expulsé de Coppet. Elle se décida alors à fuir la Suisse. Le 22 mai 1812, elle partit avec ses trois enfants, suivie bientôt par Rocca. Par Vienne et Varsovie, elle pénètre le 14 juillet en Russie, vingt jours après le passage du Niémen par les Français, est reçue à Moscou par Alexandre, revient avec lui à Saint-Pétersbourg où elle se rencontre avec le baron de Stein, l'ennemi irréconciliable comme elle de Napoléon, et avec Joseph de Maistre, et en septembre - le mois de l'incendie de Moscou - s'embarque de Riga pour la Suède où Bernadotte lui paraît déjà un successeur possible de Napoléon, et où elle trouvé encore le temps d'écrire la seconde partie de Dix années d'exil, commencé à la fin de 1840.

Au mois de juin 1813, elle aborde en Angleterre, y fait imprimer l'Allemagne, et pendant quatre mois (juin-octobre) est l'objet de l'accueil empressé des émigrés et de la société anglaise, voit Byron, mais non Walter Scott qui l'évite. L'abdication de Napoléon lui rouvrit la France, et elle était à Paris quand Louis XVIII y rentra (8 mai 1814). Convertie à une restauration des Bourbons, son coeur cependant avait souffert des dernières défaites françaises. Quand les coalisés avaient franchi la frontière française (décembre 1813), elle avait frémi, et quand Benjamin Constant avait publié en janvier 1814 son pamphlet en faveur de la coalition, De l'Esprit des conquêtes, elle lui avait écrit : 

« Ce n'est pas le moment de calomnier les Français quand les Russes sont à Langres. Dieu m'exile à jamais de la France, plutôt que je doive mon retour aux étrangers! » 
Cependant elle leur dut ce retour, et elle l'accepta. Après avoir passé l'été de 1814 à Coppet, elle rentre à Paris à l'automne; et dans son salon rouvert et couru s'indigne déjà de la réaction royaliste et se fait centre d'opposition. Chassée par le retour de Napoléon (20 mars 1815), et tout en blâmant Benjamin Constant de son adhésion au gouvernement des Cent-Jours, elle sort de son silence pour plaider en faveur de l'intégrité du territoire français (Lettres à un ami d'Angleterre et Lettre au duc de Richelieu, 20 juin 1815). Obligée, pour sa santé très ébranlée et pour celle de Rocca, de passer l'hiver de 1815-16 en Italie, où a lieu, à Pise, le mariage de sa fille Albertine avec le jeune duc Victor de Broglie (février 1816), et rentrée à Coppet au mois de juin, elle y vit Stein, mécontent des alliés, comme elle l'était déjà des Bourbons, et elle ne revint s'établir à Paris, dans sa nouvelle demeure de la rue Royale; qu'à la fin de 1816, près de dix-huit mois après l'avoir quitté. 

C'était le moment de la dissolution de le Chambre introuvable. Atteinte gravement dans sa santé,  pendant cinq mois elle se prodigua cependant de toutes les manières, dans les réceptions, dans son salon, dans des travaux littéraires dont le principal était la révision de ses Considerations sur la Révolution française. Frappée, en février 1817, de paralysie à un bal chez le duc Decazes, elle languit encore cinq mois, recevant cependant ses amis sur ce lit où elle était condamnée à l'immobilité, comme par une sorte d'ironie de la providence; après l'activité qui avait dévoré sa vie. Ce fut dans un hôtel de la rue des Mathurins, qui possédait un grand jardin, où on l'avait transportée, qu'elle mourut à l'âge de cinquante et un ans. Le soir du 13 juillet, elle s'était endormie sous l'influence de l'opium, elle ne se réveilla pas. Elle fut inhumée à Coppet. Après sa mort; le silence se fit tout à coup sur elle. Joubert a dit à ce sujet : 

« Sans les journaux, la fin d'une vie si tumultueuse n'aurait pas fait le moindre bruit.-»
Rocca lui survécut peu et mourut le 30 janvier 1848 aux îles d'Hyères. Son mariage, avait été rendu public aussitôt après la mort de Mme de Staël. De son premier mariage, elle avait eu trois enfants : Auguste; Albert, tué en duel en 1813; Albertine-Ida-Gustavine, duchesse de Broglie, née en 1797, morte en 1838. En 1812, elle eut aussi un fils de Rocca. (E. Asse).


En bibliothèque - Pendant son dernier séjour en Angleterre, Mme de Staël avait publié : Réflexions sur le suicide (Londres, 1813, in-8), sorte de réfutation de son livre sur les Passions, commencé en 1809; Zulma et Trois Nouvelles, précédées d'un Essai sur les fictions (Londres, 1813, in-8). 

Après sa mort, ses héritiers publièrent les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française (Paris, 1818, 3 vol. in-8); Dix années d'exil (Paris, 1821, in-8), dont le premier est, avec celui de l'Allemagne, les deux plus importants de ses écrits. Son fils Auguste a donné ses Oeuvres complètes (Paris, 1820-21, 17 vol. in-8 et in-12), et par la suite ont paru ses Oeuvres inédites (Paris, 1830). 

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