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Le Positivisme
est une doctrine philosophique
fondée par Auguste Comte. Le terme de positivisme
a été créé par A. Comte lui-même pour
désigner son système qu'il croyait
absolument nouveau. Philosophie positive, Politique positive,
tels sont les titres des deux principaux Cours d'A. Comte. Depuis, le terme
s'est étendu au point de ne plus enfermer, dans l'usage courant,
qu'une signification assez lâche : prévention contre la métaphysique
ou la religion ,
méfiance à l'égard des grandes hypothèses,
ou même simple disposition de l'esprit à ne s'attacher qu'aux
certitudes les plus immédiates et aux
biens les plus concrets. De là vient sans doute qu'on ne voit trop
souvent dans le positivisme qu'un effort pour constituer la science
indépendamment de toute métaphysique, une forme à
peine nouvelle du relativisme
antique et de l'empirisme ou du criticisme
modernes. Or le positivisme n'est pas une simple philosophie de la science,
c'est une sociologie fondée sur la
science et aboutissant à une religion.
Quelle que soit la
valeur de cette conception, Comte eu est bien
l'auteur original. Ce n'est pas à dire qu'il ne reconnaisse aucune
dépendance à l'égard du passé. C'est bien au
contraire la filiation entière des grands penseurs qui aboutit au
positivisme. Kant et surtout Hume,
Condorcet et Joseph de
Maistre, Bichat et Gall,
tels sont, de son propre aveu, les « six prédécesseurs
immédiats » de Comte, au triple point de vue philosophique,
politique et scientifique. Par eux, il rejoint les « trois pères
systématiques de la philosophie moderne », Francis
Bacon, Descartes et Leibniz.
Au delà, le Moyen âge lui semble condensé dans saint
Thomas, Roger Bacon
et Dante qui le conduisent « au prince
éternel » des penseurs, « l'incomparable Aristote
». Il faut en toute justice ajouter à cette liste le nom de
Saint-Simon, qui fut le véritable inspirateur
de A. Comte, bien que des ressentiments personnels aient empêché
celui-ci de rendre hommage à son maître.
Philosophie
positive
1° Méthode
générale. - « Positif, dit Comte, est
la même chose que réel et utile.» Science
du réel, la philosophie positive devra
être utile, et renoncer aux stériles spéculations.
Quel sera donc son objet? De mettre fin à l'anarchie politique et
intellectuelle, de conduire à l'harmonie sociale en rétablissant
l'harmonie entre les intelligences ,telle que l'avait réalisée
le christianisme
au XVIe siècle. Il faut, à
cet effet, renoncer aux hypothèses arbitraires qui ont jusqu'ici
égaré les philosophes. Les uns, les théologiens, expliquent
les phénomènes par action d'une
ou de plusieurs volontés supérieures
aux phénomènes. Les autres, les métaphysiciens, admettent
des causes premières ou finales, des essences
et des entités et croient par la raison
atteindre l'absolu. Le positiviste s'en tiendra
aux réalités «appréciables à notre organisme
», c.-à-d. aux phénomènes perçus par
les sens et à leurs lois.
Une telle philosophie sera sans doute toute relative, puisqu'au lieu de
déterminer des causes elle ne saisira que des relations constantes
entre des faits, mais elle sera utile, puisqu'elle permettra de prévoir
et d'agir sur la nature; elle sera organique,
car l'invariabilité et la concordance que nous observons entre les
lois de la nature imprimeront au savoir un caractère croissant d'unité
et de simplicité. C'est ainsi que la loi de la gravitation, fondée
sur l'expérience, permet de ramener
à une formule extrêmement simple une prodigieuse variété
de phénomènes astronomiques. La philosophie au lieu de se
perdre en recherches sur la nature, la cause première ou la destination
dernière de l'attraction, considérera cette loi comme aussi
réelle que les faits qu'elle régit et s'élèvera
de lois en lois, de généralisations
en généralisations, à une conception systématique,
pratique et précise de l'univers.
2° Loi des
trois états. - Cette évolution
de la philosophie n'est elle-même qu'un cas particulier de la loi
d'évolution à laquelle l'humanité tout entière
est soumise dans toutes ses manifestations actives. L'humanité passe
nécessairement par trois états successifs : l'état
théologique ou fictif, dans lequel elle se croit gouvernée
par des puissances concrètes, personnelles, dieux ,
démons ,
génies ;
l'état métaphysique, ou abstrait, qui substitue aux êtres
surnaturels des concepts abstraits, le chaud,
le sec, le vide, le bien; enfin l'état positif ou scientifique,
qui ne reconnaît d'autre absolu que ce principe
: rien n'est absolu. Ces trois états correspondent à l'enfance,
à la jeunesse et à l'âge adulte de l'humanité,
et l'individu lui-même est successivement
« théologien, métaphysicien et physicien ». Les
sociétés passent par les mêmes phases. Enfin chaque
science est soumise à la même loi de développement.
La physique, par exemple, a tour à tour
expliqué les phénomènes par l'action surnaturelle,
les entités abstraites et la liaison causale.
-
Périodes
du progrès. - Des trois états successifs
par lesquels
passe l'esprit humain
«
Le vrai principe scientifique d'une telle théorie me paraît
entièrement consister dans la grande loi philosophique que j'ai
dé couverte, en 1822, dans la succession constante et indispensable
des trois états généraux, primitivement théologique,
transitoirement métaphysique, et finalement positif, par lesquels
passe toujours notre intelligence, en un genre quelconque de spéculations
[...].
[...]
Dix-sept ans de méditation continue sur ce grand sujet, discuté
sous toutes les faces, et soumis à tous les contrôles possibles,
m'autorisent à affirmer d'avance, sans la moindre hésitation
scientifique, que toujours on verra ces différentes explorations,
partielles ou totales, convenablement opérées, converger
finalement vers l'irrésistible confirmation d'une telle proposition
historique, qui me semble maintenant aussi pleinement démontrée
qu'aucun des faits généraux actuellement admis dans les autres
parties de la philosophie naturelle. Depuis la découverte de cette
loi des trois états, tous les savants positifs, doués de
quelque portée philosophique, sont vraiment convenus de son exactitude
spéciale envers leurs diverses sciences respectives, quoique tous
ne l'aient point explicitement proclamée jusqu'ici.
Les
seules objections réelles que j'aie ordinairement rencontrées
ne portaient point sur le fait même, mais uniquement sur son entière
universalité dans les diverses parties quelconques du domaine intellectuel.
Quoiqu'on
ait justement signalé, depuis l'essor spécial du génie
philosophique, la difficulté fondamentale de se connaître
soi-même, il ne faut point cependant attacher un sens trop absolu
à cette remarque générale, qui ne peut être
relative qu'à un état déjà très -avancé
de la raison humaine. L'esprit humain a dû, en effet, parvenir à
un degré notable de raffinement dans ses méditations habituelles
avant de pouvoir s'étonner de ses propres actes [...]. Si, d'une
part, l'homme se regarde nécessairement, à l'origine, comme
le centre de tout, il est alors, d'une autre part, non moins inévitablement
disposé à s'ériger aussi en type universel. Il ne
saurait concevoir d'autre explication primitive à des phénomènes
quelconques que de les assimiler, autant que possible, à ses propres
actes, les seuls dont il puisse jamais comprendre le mode essentiel de
production, par la sensation naturelle qui les accompagne directement.
On peut donc établir, en renversant l'aphorisme ordinaire, que l'homme,
au contraire, ne connaît d'abord essentiellement que lui-même;
ainsi, toute sa philosophie primitive doit principalement consister à
transporter, plus ou moins heureusement, cette seule unité spontanée
à tous les autres sujets qui peuvent successivement attirer son
attention naissante. L'application ultérieure qu'il parvient graduellement
à instituer de l'étude du monde extérieur à
celle de sa propre nature, constitue finalement le plus irrécusable
symptôme de sa pleine maturité philosophique, aujourd'hui
même trop incomplète encore [...].
Mais,
à l'origine, un esprit entièrement inverse préside
inévitablement à toutes les théories humaines, où
le monde est, au contraire, toujours subordonné à l'homme,
aussi bien dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre actif. Sans
doute, notre intelligence n'aura enfin atteint à une rationalité
parfaitement normale que d'après la conciliation fondamentale de
ces deux grandes directions philosophiques, jusqu'ici antagonistes, mais
pouvant devenir suffisamment complémentaires l'une de l'autre.
Quoi
qu'il en soit, une telle harmonie, qui peut à peine être aujourd'hui
entrevue dans la plus haute contention du génie philosophique, ne
pouvait, certes, aucunement diriger le premier essor spontané de
la raison humaine. Or, dans l'évidente nécessité de
suivre alors exclusivement l'une de ces deux marches inverses, notre intelligence
n'aurait pu, sans doute, hésiter, quand même le choix eût
été facultatif, à prendre celle qui résultait
directement du seul point de départ naturellement possible.
Telle
est donc l'origine spontanée de la philosophie théologique,
dont le véritable esprit élémentaire consiste à
expliquer la nature intime des phénomènes et leur mode essentiel
de production, en les assimilant, autant que possible, aux actes produits
par les volontés humaines, d'après notre tendance primordiale
à regarder tous les êtres quelconques comme vivant d'une vie
analogue à la nôtre, et d'ailleurs le plus souvent supérieure,
à cause de leur plus grande énergie habituelle [...].
Cet
expédient fondamental est si hautement exclusif, que l'homme n'a
pu véritablement y renoncer, même dans l'état le plus
avancé de son évolution intellectuelle, qu'en cessant réellement
de poursuivre ces inaccessibles recherches pour se restreindre désormais
à la seule détermination des simples lois des phénomènes,
abstraction faite de leurs causes proprement dites; disposition d'esprit
qui suppose évidemment une tardive maturité de la raison
humaine. Lorsque encore aujourd'hui, momentanément soustrait à
cette récente discipline positive, le génie humain tente
de franchir aussi ces inévitables limites, il retombe involontairement
de nouveau, fût-ce à l'égard des phénomènes
compliqués, dans le cercle primitif des aberrations spontanées,
parce qu'il reprend nécessairement un but et un point de départ
essentiellement analogues en attribuant la production des phénomènes
à des volontés spéciales, d'ailleurs intérieures
ou plus ou moins extérieures [...].
Pour
me borner ici à un seul exemple pleinement décisif, auquel
chacun pourra joindre aisément beaucoup de cas équivalents,
il me suffira d'indiquer, à une époque très rapprochée,
en un sujet scientifique aussi simple que possible, la mémorable
aberration philosophique de l'illustre Malebranche, relativement à
l'explication fondamentale des lois mathématiques du choc élémentaire
des corps solides. Quand un tel esprit, en un siècle aussi éclairé,
n'a pu finalement concevoir d'autres moyens réels d'expliquer une
semblable théorie qu'en recourant formellement à l'activité
continue d'une providence directe et spéciale, une pareille vérification
doit, sans doute, rendre pleinement irrécusable l'inévitable
tendance vers une philosophie radicalement théologique, toutes les
fois que nous voulons pénétrer, à un titre quelconque,
jusqu'à la nature intime des phénomènes, suivant la
disposition générale qui caractérise nécessairement
toutes nos spéculations positives.
Cette
irrésistible spontanéité, origine de la philosophie
théologique, constitue sa propriété la plus fondamentale,
et la première source de son long ascendant nécessaire.
A l'origine,
et tant que la philosophie théologique est pleinement dominante,
il n'y a point de miracles, parce que tout paraît merveilleux, comme
le témoignent irrécusablement les naïves descriptions
de la poésie antique, où les événements les
plus vulgaires sont intimement mêlés aux plus nombreux prodiges,
et reçoivent spontanément des explications analogues. Minerve
intervient pour ramasser le fouet d'un guerrier dans de simples jeux militaires,
aussi bien que pour le protéger coutre toute une armée. »
(A.
Comte, Cours de philosophie positive).
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3° Classification
des sciences. - Nous arrivons ainsi par une transition toute naturelle
à la célèbre classification
des sciences de Comte. L'histoire des sciences nous apprend en effet
que les sciences ne se sont pas affranchies parallèlement des états
théologique
et métaphysique. Les mathématiques
ont, dès l'Antiquité, conquis leur méthode
définitive. L'astronomie reçoit la sienne de Kepler
et de Galilée, la physique
de Bacon et de Descartes,
la chimie de Lavoisier, la biologie
de Buffon, Cuvier, Linné,
Geoffroy-Saint-Hilaire; enfin, c'est
à Comte lui-même que la sociologie
doit de s'être élevée à la dignité de
science positive.
Or cet ordre de développement,
en apparence incohérent, n'est pas dû au caprice de l'accident.
Il repose sur un ordre profond, il n'est que l'expression
de la subordination logique des diverses parties du savoir humain. Nous
touchons ici à la découverte capitale de Comte, celle de
la hiérarchie des sciences. Chacune des sciences que nous venons
d'énumérer est apparue à son heure, parce qu'elle
suppose la précédente et qu'elle est la condition des suivantes.
C'est ainsi que la chimie, indispensable à la biologie, s'appuie
elle-même sur la physique. Cette hiérarchie, n'est enfin à
son tour que l'expression de la dépendance naturelle des phénomènes;
les phénomènes les plus simples et les plus généraux
sont le fondement sur lequel viennent s'établir les plus généraux
et les plus particuliers. Généralité décroissante
et complexité croissante, tel est donc l'ordre qui détermine
la classification des sciences aussi bien que celle des phénomènes.
Rien de plus simple ni de plus général que les rapports
de quantité, rien de plus complexe ni
de plus individuel que les phénomènes sociaux. On remarquera
que Comte n'a pas réservé de place spéciale à
la logique. Chaque science particulière
a sa logique spéciale, sa méthode propre qu'on ne saurait
isoler; la logique abstraite des métaphysiciens n'atteint pas le
réel et n'apprend pas à penser juste. Quant à la psychologie,
Comte la réduit à n'être qu'un chapitre de la biologie
dont elle empruntera la méthode d'observation-expérimentale.
La méthode d'observation interne, préconisée par les
philosophes, lui paraît radicalement absurde,
parce que l'esprit ne peut s'isoler complètement
du dehors sans tomber dans le repos absolu, dans l'inconscience.
La classification
donne la clef de la philosophie générale des sciences. Mais
chaque science particulière a sa philosophie propre, qu'Auguste
Comte a longuement étudiée.
« La mathématique
est à la source de toute positivité », la science
par excellence, car elle établit entre les données qui lui
sont propres des rapports de détermination plus rigoureux qu'aucune
autre science. Elle rend aux autres sciences les services que les philosophes
attendent ordinairement de la logique, car elle donne le type parfait ou
tout au moins l'analogue de tous les modes de raisonnements.
Il est vrai que, pour A. Comte, la mathématique est déjà
une science du réel. L'espace n'est plus
le lieu idéal où le géomètre construit des
figures imaginaires c'est un milieu fluide très subtil, la surface
une lame très mince, la ligne un fil très délié.
Il divise la mathématique en mathématique
abstraite (algèbre), mathématique
des nombres (arithmétique) et mathématique
concrète qui est statique (géométrie)
ou dynamique (mécanique). L'astronomie est une application immédiate
de la mécanique. Elle est à bon droit la première
des sciences de la nature, par sa précision
toute mathématique d'abord, ensuite par sa généralité.
Car les phénomènes physiques qui se passent sur la Terre
dépendent de la condition astronomique de cette planète.
Elle se divise en géométrie céleste
et mécanique céleste. Comte en exclut l'étude des
étoiles qui échappe aux déterminations précises
du calcul.
La physique est la
science des propriétés les plus générales des
corps. Moins précise déjà
et plus complexe que l'astronomie, elle est tenue de recourir à
l'expérimentation, mais elle aboutit
à des formules rigoureusement mathématiques qui lui permettent
de commander à la nature. Elle comprend, suivant l'ordre de complexité
croissante, la barologie, la thermologie, l'acoustique,
l'optique, l'électrologie.
La chimie, encore
bien imparfaite, a l'avantage d'être nantie d'une langue bien faite
qui lui est propre et constitue sa véritable méthode, la
nomenclature rationnelle.
La biologie s'est
à peine dégagée de la méthode théologique
qui expliquait le monde par l'humain. Il s'agit désormais d'expliquer
l'humain par le monde, c.-à-d. de ramener les phénomènes
de la vie à des lois générales. Toutefois la vie résulte
à la fois de l'action du milieu ambiant et d'un processus interne
de fonctions réciproques. Elle a donc ses lois propres et irréductibles
en même temps qu'elle subit celles de tout l'univers (par exemple
l'action des climats). Plus complexe que la physique et la chimie, elle
recourra, comme ces sciences, à l'observation, facilitée
par l'usage du microscope, et à l'expérimentation, mais elle
y ajoutera deux procédés dont A. Comte a très nettement
aperçu l'importance : la comparaison (des
organes, des êtres entre eux, etc.) et la classification.
Elle se divise en biologie statique (anatomie) et biologie dynamique (physiologie).
La psychologie positiviste trouvera sa place à la fois dans l'anatomie
et la physiologie qui détermineront exactement les conditions organiques
dont dépendent les fonctions mentales. C'est à Gall qu'A.
Comte attribue l'honneur d'avoir inauguré la vraie méthode
psychologique, encore qu'il n'admette pas le détail des localisations
proposées par le célèbre phrénologie. Outre
l'étude de l'humain, la biologie comparée sera pour le psychologue
un précieux auxiliaire. Elle lui apprendra qu'entre l'humain et
l'animal il n'y a aucune différence essentielle.
«
L'instinct n'est pas autre chose que la raison
fixée, et la raison n'est pas autre chose que l'instinct mobile
».
Cependant Comte ne nie
pas la liberté humaine, mais il n'y voit guère qu'une moindre
nécessité, une plus grande variabilité
due à l'extrême complexité de la vie intellectuelle.
La physique sociale,
enfin, pour laquelle A. Comte a créé le mot sociologie, emprunte
à la biologie, et par elle à la science de l'univers, ses
lois les plus générales. Mais elle a aussi son domaine défini,
ses lois propres et sa méthode spéciale qui est la méthode
historique. Elle se divise, comme la mathématique, l'astronomie
et la biologie, en statique sociale, qui est la, théorie, de l'ordre
social, et dynamique sociale, ou théorie du progrès social.
La statique ou «anatomie» sociale étudie successivement
les trois organes essentiels à toute société individu,
famille, société proprement dite. La sympathie
est naturelle à l'humain à côté de l'égoïsme;
elle trouve son expression la plus forte dans la famille, qui est la véritable
unité sociale, tandis que l'Etat
est une coopération de familles sous le contrôle modérateur
du gouvernement. L'Etat est un pouvoir aussi bien spirituel que temporel
où l'influence intellectuelle tend à prédominer peu
à peu sur les intérêts matériels. Car les sociétés
sont soumises à une loi nécessaire de développement
qui est l'objet de la dynamique sociale. Cette loi n'est autre que celle
des trois états que l'on a résumée plus haut. On conçoit
que A. Comte ait accordé à l'application sociale de cette
loi la plus grande importance. Il y consacre tout le dernier tiers du Cours
de philosophie positive, qui prend ainsi les proportions d'une véritable
philosophie de l'histoire. Les premières sociétés
se sont nécessairement constituées au nom de croyances religieuses
qui pouvaient seules établir une forte communauté entre les
individus encore dominés par les instincts égoïstes.
Ces croyances se sont d'ailleurs épurées. Fétichisme,
polythéisme ,
monothéisme, tels sont les trois stades de cette évolution.
L'Eglise catholique
a été le type le plus parfait de la société
monothéiste, du moins au Moyen âge où elle a réalisé
l'union intégrale du spirituel et du temporel. Cette organisation
a été « le plus grand chef-d'oeuvre politique de
la sagesse humaine ». L'Eglise, en effet, a su, au point de vue
statique, mettre à la tête de sa hiérarchie un pouvoir
spirituel indiscuté, qui personnifiait toute la civilisation de
l'époque; au point de vue dynamique, elle a été l'éducatrice
intellectuelle, morale, politique même de l'Europe. Mais le catholicisme ,
en séparant l'esprit de la nature, portait en lui un germe de dissolution
auquel il n'a pas résisté. Dès le XIVe
siècle s'opère la séparation entre les
pouvoirs spirituels et temporels. Au XVIe,
la philosophie à son tour s'affranchit, et l'ère métaphysique
ou critique commence. Elle a pour protagonistes les philosophes et les
juristes qui font la critique de la scolastique
et du régime féodal. Le protestantisme
hâte la dissolution; en introduisant le libre examen, à la
place du principe d'autorité, il ruine la hiérarchie spirituelle
de l'Eglise. Enfin le déisme et le scepticisme
du XVIIIe ont précipité ce
mouvement de critique et de destruction qui aboutit logiquement aux ruines
sociales accumulées par la Révolution française.
Mais à côté
de ce travail de décomposition s'opère, dès le XIVe
siècle, un travail plus ou moins caché de reconstitution
qui prépare l'avènement de l'État positif. Les trois
principaux domaines auxquels s'applique cette rénovation sont l'industrie,
l'esthétique et la philosophie; et
Comte signale avant Spencer
les différentes phases de l'industrialisme, la naissance des grandes
villes, des manufactures, des moyens de transport, des colonies, des banques,
enfin du machinisme. Mais l'évolution matérielle, faute d'organisation,
n'a fait qu'empirer la condition des ouvriers. De même l'art et la
philosophie, affranchis de l'influence religieuse par la critique métaphysique,
manquent aujourd'hui d'orientation et s'épuisent dans l'anarchie.
C'est cette orientation
que la sociologie positive doit donner à l'industrie, à l'art,
à la philosophie. A cet effet, il est indispensable de créer
une autorité spirituelle qui, sans se confondre avec le pouvoir
politique, doit lui servir pour assurer à la morale
la suprématie sur la force matérielle. Dans une société
positive, c'est le devoir qui fonde le droit, et à son tour le devoir
repose sur l'amour. Mais qui seront ces éducateurs de l'humanité?
Ceux-là, évidemment, qui ont la conscience la plus nette
de la valeur générale de la science et de la fin sociale,
c.-à-d. les savants positivistes. Ils formeront quelque jour une
corporation européenne. Mais en attendant que l'éducation
morale de l'Europe entière soit achevée, on se contentera
de constituer un comité positif occidental, comprenant 8 français,
7 Anglais, 6 Italiens, 5 Allemands et 4 Espagnols, avec Paris pour contre
spirituel. Quant à la société proprement dite, elle
comprendra, à l'état positif, deux classes réparties
d'après le développement inégal des facultés
d'abstraction et de généralisation
: la classe spéculative, philosophes, savants, artistes, et la classe
active on pratique: commerçants, industriels, agriculteurs. Aucune
des deux classes ne saurait d'ailleurs se passer du concours de l'autre,
et le rôle du pouvoir spirituel est précisément de
rappeler aux citoyens cette solidarité des intérêts
; il montre aux riches qu'ils sont de simples administrateurs, et aux prolétaires
que la concentration des capitaux est une nécessité sociale.
Ainsi toutes les
sciences aboutissent à la sociologie, parce qu'en effet l'humanité
est la plus haute réalité que nous apercevions dans l'univers.
L'individu même n'est au fond qu'une pure abstraction.
Il n'y a de réel que l'humanité, et c'est l'idée d'humanité
qui, à la place de l'idée de Dieu,
tout hypothétique, servira de fondement à une morale sociale
réelle et scientifique.
-
Analogie
de l'évolution matérielle
et de l'évolution
intellectuelle dans l'humanité
«
Il importe de reconnaître la connexité fondamentale des deux
évolutions, en caractérisant suffisamment l'affinité
naturelle qui a dû toujours régner, d'abord entre l'esprit
théologique et l'esprit militaire, ensuite entre l'esprit scientifique
et l'esprit industriel, et, par conséquent aussi, entre les deux
fonctions transitoires des métaphysiciens et des légistes
[...].
La
rivalité plus ou moins prononcée qui a si souvent troublé
l'harmonie générale, entre le pouvoir théologique
et le pouvoir militaire, a quelquefois dissimulé aux yeux des philosophes
leur affinité fondamentale. Mais, en principe, il ne saurait évidemment
exister de rivalité véritable que parmi les divers éléments
d'un môme système politique, par suite de cette émulation
spontanée, qui, en tout concours humain, doit ordinairement prendre
d'autant plus d'extension et d'intensité que le but devient plus
important et plus indirect, et que, par suite, les moyens sont plus distincts
et plus indépendants, sans jamais empêcher cependant une inévitable
participation volontaire ou instinctive à la destination commune.
Quand deux pouvoirs, toujours également énergiques, naissent,
grandissent et déclinent simultanément, malgré la
différence de leurs natures, on peut être assuré qu'ils
appartiennent nécessairement à un régime unique, quelles
que puissent être leurs contestations habituelles; la lutte continue
ne prouverait par elle-même une incompatibilité radicale que
si elle avait lieu, au contraire, entre deux éléments appelés
à des fonctions analogues, et qu'elle fit constamment coïncider
l'accroissement graduel de l'un avec la décadence continue de l'autre.
Dans le cas actuel, il est surtout évident que, en un système
politique quelconque, il doit y avoir sans cesse une profonde rivalité
entre la puissance spéculative et la puissance ac tive qui, par
la faiblesse de notre nature, doivent être si fréquemment
disposées à méconnaître leur coordination nécessaire
et à dédaigner les limites générales de leurs
attributions réciproques. Quelle que soit même, parmi les
éléments du régime moderne, l'irrécusable affinité
sociale entre la science et l'industrie, il faut pareillement s'attendre
de leur part à d'inévitables conflits ultérieurs,
à mesure que leur commun ascendant politique deviendra plus prononcé
: ils sont déjà très clairement annoncés, soit
par l'intime antipathie, à la fois intellectuelle et morale, qu'inspire
à
l'une
la subalternité naturelle des travaux de l'autre, combinée
cependant avec une inévitable supériorité de richesse,
soit aussi par la répugnance instinctive de celle-ci pour l'abstraction
caractéristique des recherches de la première et pour le
juste orgueil qui l'anime.
Ces
objections préliminaires étant écartées, rien
n'empêche plus d'apercevoir d'abord, d'une manière directe,
le lien fondamental qui unit spontanément, avec tant d'énergie,
la puissance théologique et la puissance militaire, et qui, à
une époque quelconque, a toujours été vivement senti
et dignement respecté par tous les hommes d'une haute portée
qui ont réellement participé à l'une ou à l'autre,
malgré l'entraînement des rivalités politiques. On
conçoit, en effet, qu'aucun régime militaire ne saurait s'établir
et surtout durer qu'en reposant préalablement sur une suffisante
consécration théologique, sans laquelle la subordination
qu'il exige ne pourrait être ni assez complète ni assez prolongée.
Chaque
époque impose, à cet égard, par des voies spéciales,
des exigences équivalentes : à l'origine, où la restriction
et la proximité du but ne prescrivent point une soumission d'esprit
absolue, le peu d'énergie ordinaire de liens sociaux encore imparfaits
ne permet point d'assurer un concours permanent autrement que par l'autorité
religieuse dont les chefs de guerre se trouvent alors naturellement investis;
en des temps avancés, le but devient bellement vaste et lointain
et la participation tellement indirecte que, malgré les habitudes
de discipline déjà profondément contractées,
la coopération continue resterait insuffisante et précaire
si elle n'était garantie par de convenables convictions théologiques,
déterminant spontanément, envers les supérieures militaires,
une confiance aveugle et involontaire, d'ailleurs trop souvent confondue
avec une abjecte servilité qui n'a jamais pu être qu'exceptionnelle.
Sans cette intime corrélation à l'esprit théologique,
il est évident que l'esprit militaire n'aurait jamais pu remplir
la haute destination sociale qui lui était réservée
pour l'ensemble de l'évolution humaine; aussi son principal ascendant
n'a-t-il pu être pleinement réalisé que dans l'antiquité,
où les deux pouvoirs se trouvaient nécessairement concentrés
en général chez les mêmes chefs. Il importe d'ailleurs
de noter qu'une autorité spirituelle quelconque n'aurait pu suffisamment
convenir à là fondation et à la consolidation du gouvernement
militaire, qui exigeait spécialement, par sa nature, l'indispensable
concours de la philosophie théologique, et non d'aucune autre. Quels
que soient, par exemple, les incontestables et éminents services
que, dans les temps modernes, la philosophie naturelle a rendus à
l'art de la guerre, l'esprit scientifique, par les habitudes de discussion
rationnelle qu'il tend nécessairement à propager, n'en est
pas moins naturellement incompatible avec l'esprit militaire : on sait
assez, en effet, que cet assujettissement graduel d'un tel art aux prescriptions
de la science réelle a toujours été amèrement
déploré, par les guerriers les mieux caractérisés,
comme constituant une décadence croissante du vrai régime
militaire, à l'origine successive de chaque modification principale.
L'affinité spéciale des pouvoirs temporels militaires pour
les pouvoirs spirituels théologiques est donc ici, en principe,
suffisamment expliquée.
On
peut d'abord croire qu'une telle coordination est au fond moins indispensable,
en sens inverse, à l'ascendant politique de l'esprit théologique,
puisqu'il a existé des sociétés purement théocratiques,
tandis qu'on n'en connaît aucune exclusivement militaire, quoique
les sociétés anciennes aient dû presque toujours manifester
à la fois l'une et l'autre nature, à des degrés plus
ou moins également prononcés. Mais un examen plus approfondi
fera constamment apercevoir l'efficacité nécessaire du régime
militaire pour consolider et surtout pour étendre l'autorité
théologique, ainsi développée par continuelle application
politique, comme l'instinct sacerdotal l'a toujours radicalement senti
[...].
Outre
la mutuelle affinité radicale des deux éléments essentiels
du système politique primitif, on peut voir que des répugnances
et des sympathies communes, aussi bien que de semblables intérêts
généraux, se réunissent nécessairement pour
établir toujours une indispensable combinaison, non moins intime
que spontanée, entre deux pouvoirs qui partout devaient concourir,
dans l'ensemble de l'évolution humaine, à une même
destination fondamentale, inévitable quoique provisoire [...].
Le
dualisme fondamental de la politique moderne est, par sa nature, encore
plus irrécusable que celui qui vient d'être caractérisé.
Nous sommes aujourd'hui très convenablement placés pour le
mieux apprécier, précisément parce que les deux éléments
ne sont pas encore investis de leur ascendant politique définitif,
quoique déjà leur développement social soit suffisamment
prononcé. Quand la puissance scientifique et la puissance in-
dustrielle
auront pu acquérir ultérieurement tout l'essor politique
qui leur est réservé, et que, par suite, leur rivalité
radicale se sera pareillement prononcée, la philosophie trouvera
peut-être plus d'obstacles à leur faire reconnaître
une similitude d'origine et de destination, une conformité de principes
et d'intérêts, qui ne sauraient être gravement contestées,
tant qu'une lutte commune contre l'ancien système politique doit
spontanément contenir d'inévitables divergences [...].
On
ne saurait méconnaître, en général, la haute
influence politique par laquelle l'essor graduel de l'industrie humaine
doit naturellement seconder l'ascendant progressif de l'esprit scientifique
[...].
Le
passé politique de ces deux éléments fondamentaux
du système moderne ayant dû, jusqu'ici, principalement consister
dans leur commune substitution graduelle à la puissance sociale
des éléments correspondants du système ancien, il
faut bien que notre attention soit surtout fixée sur l'assistance
nécessaire qu'ils se sont réciproquement fournie pour une
telle opération préliminaire. Mais ce concours critique peut
aisément faire entrevoir quelle force et quelle efficacité
devront spontanément acquérir ces liens généraux,
quand ce grand dualisme politique aura pu enfin recevoir le caractère
directement organique qui lui manque essentiellement jusqu'ici, afin de
diriger convenablement la réorganisation des sociétés
modernes. »
(A.
Comte, Cours de philosophie positive).
|
Politique
positive.
La politique positive
était, aux yeux de Comte, la plus importante partie de son système.
Il en avait esquissé dès 1822 les grandes lignes dans le
Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réformer
la société, et c'est à grand tort que Littré
et Stuart Mill ont cru y voir la contre-partie de
la philosophie positive. Sans doute, la philosophie positive, ne faisait
pas pressentir en Comte le fondateur d'un système religieux. Mais
l'étonnement cesse si l'on songe que le mot religion perd, dans
la politique positive, toute signification transcendante pour ne plus désigner
que l'harmonie intérieure de l'âme et l'union des individualités
dans l'amour.
Le culte de l'humanité.
- Il n'y a de réel que l'humanité, concluait le Cours
de philosophie positive. L'humanité sera donc l'objet unique
du culte positiviste. Elle est le grand Être,
dont nous sommes les membres, et elle n'est pas moins faite des générations
passées ou futures que des présentes. « L'humanité
est faite de plus de morts que de vivants.» Appartient d'ailleurs
au grand Être cela seul qui a eu un caractère véritable
d'utilité sociale; le pur individuel meurt à jamais. Les
progrès acquis par vos devanciers déterminent la suite de
l'évolution «les vivants gouvernent les morts ».
La Terre ( Terre ),
séjour de l'humain, est le grand Fétiche, l'espace
( Ciel) où
elle se meut, le grand Milieu.
La religion positive
doit gouverner les sentiments, les pensées et les actes. Elle comprend
ainsi un culte, un dogme et un régime social, et aboutit à
cette triple formule : « l'amour pour principe, l'ordre pour base,
le progrès pour but ».
1°
Culte - Le culte ne consiste pas à adorer le grand Être,
mais à le perfectionner. La prière n'est pas une demande,
mais une méditation sur l'idéal de la vie. Le culte comprend
:
a. Le culte
personnel, ou adoration intime de la femme (épouse, mère
on fille), parce que la femme, chez qui domine la sympathie,
est le type le plus pur de l'humanité, le lien vivant qui unit l'humain
à la société. Comte avait réglé ce culte
dans le plus grand détail et en observait minutieusement les rites
en l'honneur de Clotilde de Vaux .
b. Le culte domestique.
Il ne comprend pas moins de neuf sacrements qui préparent l'incorporation
graduelle de l'individu dans l'humanité et sanctifient tous les
actes essentiels de la vie privée : présentation (baptême),
initiation (à 14 ans), admission (21 ans), destination (28 ans)
; mariage, maturité (42 ans), retraite (63 ans), transformation
(au lit de mort), incorporation au grand Être (7 ans après
la mort).
c. Le culte public
ou culte collectif a pour objet le grand Être. Il sera célébré
dans le temple de l'Humanité, bâti au milieu d'un bois sacré .
L'humanité y sera représenté par la statue d'une femme
de trente ans avec un enfant dans les bras. Une chapelle latérale
sera consacrée au souvenir des femmes éminentes. Treize autres
contiendront les statues des grands penseurs qui donnent leur nom aux treize
mois du calendrier positiviste. Comte
avait, en effet, tracé le plan d'un calendrier de treize mois de
quatre semaines. Chaque mois, chaque semaine, et chaque jour a un patron
choisi parmi les héros de l'humanité. Les treize mois ont
pour vocable : Moïse, Homère,
Aristote, Archimède,
César, Saint Paul,
Charlemagne, Dante,
Gutenberg, Shakespeare,
Descartes, Frédéric Il et Bichat.
2°
Dogme - Le dogme positiviste n'est autre chose que la philosophie
positive qui donne à l'humain la connaissance
de sa place dans l'univers et dans l'humanité. Comte y accorde seulement
une place plus large à la morale, qu'il
met au-dessus de la sociologie. De la conscience
que prend l'humain de sa place dans l'humanité résulte la
prédominance graduelle des instincts-altruistes
sur l'égoïsme. «Vivre pour
autrui », telle devient la maxime du positiviste.
Enfin, Comte rattache au dogme une psychologie fondée sur la théorie
cérébrale de Gall. Le nombre et l'importance des organes
détermine : la classification et la hiérarchie des facultés,
entre autres la supériorité du coeur sur l'esprit.
3°
Régime social - Le régime social, institué
par la religion positiviste, comprend d'abord l'éducation. L'enfant
la reçoit d'abord de sa mère, et la vénération
dont il l'entoure est pour lui la première forme du culte positiviste.
C'est avec elle qu'il lira les poètes et apprendra la musique et
le calcul. Plus tard, dans les écoles positivistes, où les
deux sexes seront réunis, il apprendra le dogme, c.-à-d.
les sciences particulières et leur classification. Les maîtres
auront soin d'assurer la prépondérance du coeur sur l'esprit.
L'enseignement est ainsi une fonction sacerdotale par excellence. Comte
avait précisé dans le plus grand détail les conditions
d'admission aux trois degrés du sacerdoce (aspirants, vicaires,
prêtres) et jusqu'au traitement et au nombre de ces fonctionnaires
spirituels. A la tête du sacerdoce est le grand-prêtre de l'humanité,
qui réside à Paris et qui nomme son successeur.
La religion positiviste
doit régénérer la vie humaine dans son triple domaine
: vie privée, domestique et publique. Grâce à son influence,
tous les avantages privés, talent, fortune, caractère, prennent
une valeur sociale. Le positiviste rend à l'humanité ce qu'il
en a reçu, et tous les instincts égoïstes cèdent
le pas à l'altruisme. Le mariage à son tour est sanctifié
par le positivisme. La femme n'est-elle pas la prêtresse de la famille?
Les satisfactions sensuelles sont rejetées au dernier plan, et Comte
alla jusqu'à proposer le mariage chaste, l'union de la virginité
et de la maternité et le culte de la Vierge
mère comme un idéal que la famille positiviste pourra peut-être
réaliser un jour. Enfin, la vie publique sera transformée,
du jour où l'humain se rendra compte que, devant tout à l'humanité,
il n'a vis-à-vis d'elle aucun droit, mais une foule de devoirs.
La maxime de la vie publique sera : « Vivre au grand jour ».
Pour fortifier la cohésion sociale, les grandes nations devront
être divisées en petites parties de 1 à 3 millions
d'habitants. Les classes moyennes disparaîtront; il ne restera, d'un
côté, qu'un petit patriciat de capitalistes ou « banquiers
», et, de l'autre, le prolétariat divisé selon la dignité
sociale des diverses professions. Le salarié est un fonctionnaire
qui touche un traitement: fixe et une quotepart proportionnelle au travail
qu'il a fourni. Dans chaque république, les trois premiers banquiers
exercent le pouvoir temporel. Le sacerdoce veille à ce qu'ils répondent
équitablement aux revendications du prolétariat et tranche
les conflits entre particuliers et entre nations par l'ascendant de son
autorité sans avoir à recourir à aucune force armée.
Tel est le plan de
la Société positiviste. Comte a cru fermement à la
conversion prochaine de l'humanité à son système religieux.
Sept ans lui semblaient suffire pour la conversion des monothéistes,
treize pour celle des polythéistes, et autant pour celle des fétichistes.
Avant la fin du siècle, les trois races - blanche, jaune et noire
-, qui représentent, dans le grand Être, l'intelligence, l'action,
le sentiment; auront réalisé l'unité parfaite de l'humanité
et inauguré l'ère d'une religion vraiment universelle.
Le
positivisme après Comte.
De son vivant, A.
Comte s'était préoccupé de fonder le culte de l'humanité.
Trois ans avant la publication du. Cours de polilitique positive, en 1848,
la révolution de Février lui avait paru une occasion favorable
pour réorganiser l'Humanité sur des bases nouvelles Dès
le 26 février, il lançait un manifeste en vue de la formation
d'une «association libre pour l'instruction positive du peuple dans
tout l'Occident européen». Quelques semaines plus tard, la
Société positiviste naissait. Elle comprenait des ouvriers,
des professeurs, des médecins, entre autres deux savants de valeur,
Littré et Charles Robin.
Aussitôt elle organisa des conférences; dont les plus suivies
furent celles de Comte lui-même au Palais-Cardinal, lança
des appels aux souverains, publia des rapports sur les principales réformes
propres à transformer l'ordre social dans le sens positiviste. Comte
fit même des démarches auprès du général
des Jésuites
dans l'espoir de convertir cet ordre militant à la propagande positiviste
: En même temps, il érigeait en temple provisoire de l'humanité
la chambre sanctifiée jadis par la présence de Clotilde,
et se proclamait grand prêtre de l'humanité; Il accomplissait
avec la, plus vigoureuse minutie tous les rites du culte personnel qui
ne lui prenaient pas moins de deux heures par jourr. En outre, il réunissait
chaque mercredi les membres de la Société positiviste, présidait
au «commémorations», administrait le baptême et
le mariage positivistes et proclamait les « incorporations au grand-Être
».
A. Comte mourut
(5 septembre 1857), sans avoir, comme il en avait eu l'intention, désigné
son successeur. Aussi bien les disciples, unis jusque-là, dans leur
commune vénération pour le maître, ne tardèrent
pas à se diviser, et il importe de distinguer parmi les positivistes
de la seconde moitié du siècle une école orthodoxe
et de nombreuses écoles indépendantes.
Positivisme orthodoxe.
- En France. - A défaut de successeur désigné par
A. Comte; les membres de la Société positiviste confèrent
à Pierre Laffitte la mission de poursuivre l'oeuvre du fondateur.
Laffitte n'avait alors que trente-quatre ans. Autour de lui, on peut citer
parmi les disciples: de stricte observance, l'ingénieur Hadery,
Sophie Thomas, la domestique d'A. Comte, les docteurs Robinet, Delbet et
Audiffrent, le comte de Limbourg-Stirum, Sémérie, Em. Antoine,
Camille Monier, enfin trois ouvriers, Magnin, Isid. Finance et Keyfer.
Laffitte s'est efforcé
d'abord de perfectionner la doctrine de Comte. Il ne peut être question
ici de résumer son oeuvre qui est considérable. La partie
la plus originale en est la Philosophie troisième (Cours
de 1888-89), qui comprend la théorie de la Terre, de l'humanité
et de l'industrie. Le succès des cours de Laffitte fut très
vif du jour où ce philosophe fut autorisé à parler
dans la grande salle du Collège de France (1888) et surtout depuis
qu'une chaire de philosophie des sciences a été créée
en sa faveur dans le même établissement (1892). D'autre part,
Laffitte acontinué l'apostolat religieux inauguré par son
maître. La Société positiviste continura ainsi de se
réunir dans la demeure d'A. Comte (10, rue Monsieur-le-Prince),
et le culte de l'humanité continuera d'y être pratiqué,
bien que la célébration des sacrements positivistes soit
devenue assez rare. La principale fête périodique est l'anniversaire
d'A Comte. Laffitte a institué la fête de Mahomet
et, sous son inspiration, la Société a célébré
le centenaire de la Révolution, celui de la mort de Diderot,
Spinoza, Turgot,
Condorcet, Danton
et surtout de Jeanne d'Arc. Le groupe a cherché
à exercer une action sur la politique par des appels réitérés
aux électeurs, aux assemblées législatives ou municipales,
aux congrès ouvriers, etc. Il a eu à partir de1878 un organe
spécial, la Revue occidentale, revue mensuelle. Enfin, à
côté de la «Société positiviste»,
il se créee un « cercle positiviste d'ouvriers » qui
se consacre à l'étude des questions sociales, organise des
conférences, se mêle aux congrès ouvriers et en a même
organisé plusieurs, notamment à Bâle (1869), Paris
(1876), Lyon (1878), etc. Aussi ne laisse-t-il pas d'exercer une certaine
influence sur le parti ouvrier.
A l'étranger.
- A. Comte avait, projeté d'associer les « cinq grandes nations
occidentales » dans une même organisation sacerdotale. Si le
«comité positiviste» international, dont il avait lui-même
désigné les membres, ne s'est jamais réuni, du moins
le positivisme orthodoxe at-il eu hors de France une fortune inattendue.
En Angleterre, un
ancien ministre anglican. Richard Congreve, embrassa avec ardeur les idées
religieuses de Comte. Dès 1857, il ouvrit des cours positivistes
destinés aux prolétaires, et ouvrit, en 1870, dans Chapel
Street, 13, Bedford Row, W. C., une Église positiviste dont il fu,
le grand prêtre. D'autres locaux ont été ouverts au
culte dans Londres, à Newton Hall,
à Manchester ,
Newcastle et Liverpool. Congreve fut longtemps
considéré comme le chef du positivisme anglais. Mais l'étroitesse
de son orthodoxie finit par détacher de lui la plupart des adeptes
anglais qui se groupèrent, en 1878, autour du chef de l'Eglise positiviste
de Newton Hall, Frédéric Harrison, qui accordait la prépondérance
à la morale sur le culte. Aussi Harrison sera-t-il tenu par Laffitte
et les positivistes français pour le véritable chef du positivisme
anglais. Tous deux ont d'ailleurs donné un grand développement
au culte, célébrent des sacrements, multiplient les commémorations
et les pélerinages .
Le groupe anglais a manifesté également une grande activité
politique et publié des proclamations en un sens nettement libéral,
humanitaire et pacifique, à l'occasion des grèves, de la
question d'Irlande, de la guerre franco-allemande, de l'Égypte,
du Transvaal, etc.
En Suède,
le groupe positiviste fondé à Stockholm par le Dr Nystrom
(1875) a reconnu expressément l'autorité de Laffitte. Cependant,
il s'est beaucoup, moins préoccupé du culte que de l'enseignement
et de la propagande sociale et politique. L' «institut ouvrier»
qu'il fonda a Stockholm en 1881 est devenu une véritable université
populaire qui réunit plusieurs centaines d'auditeurs par semaine.
D'autres villes, Norköping, Malmö, ont suivi le même exemple.
En politique, Nystrom a suscité à l'Église suédoise
de sérieux embarras en réclamant, avec énergie, la
séparation de l'Église et de l'État.
En Amérique
du Sud, le positivisme a prospéré
sous sa forme strictement orthodoxe et religieuse. C'est en 1874 que la
Société positiviste de Rio de
Janeiro fut fondée par Benjamin
Constant (Botello de Magalhaes, 1838-91), celui-là même
qui devait être le principal instigateur de, la Révolution
de 1889. Ministre de l'instruction publique à la suite de cette
révolution, il rédigea un plan de réorganisation positiviste
de l'enseignement que la mort seule l'empêcha de réaliser.
A sa mort, le congrès national brésilien, pénétré
des doctrines positivistes, proclama solennellement l'immortalité
de Benjamin Constant. De son côté, un autre disciple de Laffitte,
Miguel Lemos, fondait l' «Apostolat positiviste» et organisait
le culte de l'humanité suivant les règles de la plus pure
orthodoxie, à tel point que les positivistes brésiliens ont
fini par répudier l'autorité spirituelle de Laffitte qu'ils
,jugent trop peu fidèle à l'inspiration d'A. Comte. C'est
ainsi que Lemos a pris à la lettre le culte de la Vierge mère.
Un temple de l'Humanité a été inauguré à
Rio de Janeiro le 15 août 1891. Enfin, l'influence dit positivisme
se traduit dans la politique du Brésil qui a emprunté à
A. Comte sa devise officielle : Ordre et progrès.
Il a également
existé des groupes positivistes plus ou moins actifs au Chili,
à New York, à Budapest
et jusqu'à Calcutta.
Ecoles indépendantes.
- Tandis que la religion de l'humanité survivait à son fondateur
dans un petit nombre de groupes plus ou moins fidèles, quelques
penseurs jetaient résolument par-dessus, bord tout le système
religieux et social d'A. Comte pour n'en conserver que le fondement solide
et durable. Ainsi se constitua un positivisme laïque - dissident,
disent les orthodoxes - dont il est presque aussi difficile de préciser
que de nier l'importance. Si, en effet, la philosophie d'A. Comte est l'une
des principales sources, qui ont, alimenté les grands courants de
la pensée de la fin du XIXe siècle,
un très petit nombre de continuateurs sont restés fidèles
aux doctrines essentielles du Cours de philosophie positive lui-même.
Les deux plus éminents de ces disciples de première lignée,
Littré et J.-Stuart
Mill, n'ont pas pris à leur compte toute la doctrine du maître.
Littré rejette la «théorie cérébrale»
et ne voit dans la loi des trois états qu'une abstraction dégagée
de l'expérience et nullement une formule rationnelle et nécessaire
de l'évolution. Stuart Mill restaure contre A. Comte la psychologie
et la logique.
En revanche, l'influence
diffuse d'A. Comte sur la génération des penseurs de la seconde
moitié du XIXe siècle dépasse
tout ce que l'on pouvait attendre d'un écrivain à peine connu
de son vivant. Méfiance à l'égard de toute métaphysique,
culte de l'expérience, croyance à l'efficacité morale
de la science, hiérarchie des sciences, notions de progrès
et d'évolution, subordination naturelle de l'individu à la
société, théorie des milieux, établissement
de la morale sur la solidarité humaine, reconnaissance de la grandeur
sociale du catholicisme et du Moyen âge, enfin création d'une
science nouvelle, la sociologie, telles, sont les grandes idées
qu'A. Comte a mises ou remises en circulation. C'est ainsi que se rattachent
à lui, souvent sans le savoir et par l'intermédiaire de Stuart
Mill ou de Littré : des philosophes proprement dits, tels que :
Taine, Ribot,
de Roberty, en France; Spencer, Bain,
Lewes; en Angleterre : Dühring, Laas, Riehl, J.
Lange, en Allemagne; Ardigo,
Siciliani, L. Ferri, Angiulli, en Italie; des physiologistes, tels que
: Claude Bernard, Maudsley, Huxley,
Haeckel; des philologues, tels que Renan
; des criminologistes, tels que : Lombroso,
Garofalo, E. Ferri; enfin les sciences vraiment modernes, anthropologie,
science des religions et sociologie. En un mot, le positivisme laïque
n'est pas une école, mais il pénètre toutes les écoles.
Il n'est nulle part et il est partout. (Th. Ruyssen). |
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