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L'État

Le mot État désigne la fonction politique d'une société; il s'applique à une société humaine envisagée comme organisme politique et particulièrement à l'appareil qui exerce dans cette société la fonction directrice et régulatrice. L'Etat français, par exemple, désigne, d'une part, la France envisagée comme corps politique par rapport aux sociétés voisines, Allemagne, Angleterre, etc. ; il désigne aussi plus spécialement l'ensemble des agents qui gèrent les intérêts publics des Français, l'appareil directeur et régulateur de la nation française. Cette considération est importante, car l'Etat est une personnalité morale, une entité distincte de la nation et, cependant, dans les rapports avec l'extérieur, il se confond avec elle. On ne donne couramment le nom d'Etat qu'aux sociétés politiques les mieux organisées, les plus cohérentes et les plus extensives; néanmoins, nous placerons ici l'étude générale des organismes politiques. 

Organisation politique.
L'humain, disait Aristote, est un animal sociable, c. -à-d. que les humains, au lieu de vivre isolés comme la plupart des autres animaux, se groupent pour vivre ensemble, réunis en agglomérations plus on moins nombreuses. Mais une société est plus qu'un groupement de ce genre; elle implique non seulement la juxtaposition d'une certaine quantité d'individus, mais aussi leur coopération. La société n'existe que du jour où les humains réunis combinent leurs efforts pour l'entretien ou la défense de leur existence. Elle repose sur la conviction que chacun d'eux a que dans cette situation il peut mieux satisfaire ses désirs individuels que s'il agissait isolément. La coopération est à la fois le but poursuivi par les membres de la société et la cause de leur réunion. Ils peuvent combiner leurs efforts soit en additionnant leurs forces pour un travail auquel les forces d'un seul ne pourraient suffire, soit en se spécialisant chacun dans une occupation, ce qui leur assure les avantages de la division du travail.

Dans cette seconde hypothèse, la société commence à s'organiser et à avoir une vie collective supérieure à celle des individus qui la composent. Les causes les plus efficaces de groupement social durent être d'abord la défense contre l'ennemi, bêtes sauvages ou autres humains, ou le besoin de nourriture. La chasse, par exemple, étant singulièrement facilitée par la collaboration de plusieurs chasseurs, dont chacun pourra tuer plus en moins de temps que s'il chassait tout seul et pour son compte, l'échange de denrées et de services fut aussi, probablement, un des premiers stimulants de la vie sociale. On peut concevoir des sociétés qui ne dépassent pas le degré que nous venons de décrire; c'est le cas pour plusieurs sociétés humaines; c'était ainsi le cas il y a seulement un siècle, par exemple, pour les Indiens Diggers de la Sierra Nevada, pour les Inuit, dispersés dans les régions polaires de l'Amérique du Nord, peut-être aussi les Chacos de l'Argentine et les Cherarats de l'Arabie. Cet état est celui d'anarchie, où la coopération sociale résulte de la volonté spontanée des membres du groupe et n'est réglée que par leur caprice du moment.

La nécessaire coopération.
Ce degré de la vie sociale fut dépassé, pense-t-on, à partir du Néolithique, avec l'apparition de l'agriculture et la nécessité qui se fit jour pour une organisation à grande échelle (pour les travaux d'irrigation, en particulier). La coopération implique presque nécessairement une organisation. Lorsqu'on a constaté qu'il y a avantage à combiner les efforts et les actes de plusieurs personnes, on est conduit à adopter certaines combinaisons qui apparaissent les plus efficaces. On prend alors des « arrangements grâce auxquels ces actes s'ajustent dans le moment avec la quantité et le caractère voulus ». Ainsi que le remarque Herbert Spencer, cette organisation sociale, nécessaire afin d'assurer l'action combinée, est de deux genres. Bien que ces deux formes de coopération coexistent d'ordinaire et soient plus ou moins mêlées dans la pratique, elles sont néanmoins distinctes d'origine et de nature. 

« Il y a une coopération spontanée qui s'effectue sans préméditation durant la poursuite de fins d'un caractère privé; il y a aussi une coopération consciemment instituée qui suppose des fins d'intérêt publie reconnues nettement. Il y a des différences frappantes dans la manière dont chacun de ces deux genres de coopération s'établit et progresse. Toutes les fois que dans un groupe primitif commence ce germe de coopération que réalise l'échange des services, toutes les fois que les individus trouvent que le meilleur moyen de satisfaire leurs besoins est de céder des produits qu'ils font le mieux en échange d'autres produits qu'ils font moins bien ou qu'ils ne sont pas aussi à même de fabriquer, un genre d'organisation se trouve inauguré qui, dès lors, et dans toutes les phases supérieures qu'elle aura à traverser, sera le résultat d'efforts tentés pour satisfaire des besoins personnels. La division du travail, jusqu'au bout comme au début, progresse par l'expérience des moyens que les hommes se procurent pour se faciliter mutuellement l'existence. Chaque progrès nouveau de l'industrie dans la voie de la spécialisation vient de l'effort d'un individu qui l'entreprend pour son profit et se fixe parce qu'il conduit de quelque façon au profit d'autrui. En sorte qu'il y a une espèce d'action concertée, en même temps qu'une organisation sociale compliquée, qui en résulte, laquelle n'est point l'effet d'un accord délibéré. Sans doute, dans les petites subdivisions de cette organisation, nous voyons se répéter partout la relation d'employeur et employé, l'un dirigeant les actions de l'autre; pourtant cette relation, spontanément formée pour faciliter la poursuite de fins privées et continuée uniquement au gré des intéressés, n'est pas le résultat de vues conscientes de fin d'intérêt public à poursuivre. » (Herbert Spencer, Principes de sociologie, t. III, p. 332).
D'autre part, la coopération en vue d'un but concernant directement la société tout entière est consciente et s'accomplit par une organisation d'un autre genre formé d'une façon différente. Le caractère collectif de l'action est plus marqué, et, tandis que précédemment les individus agissaient comme tels, ici leur personnalité s'atténue. On a déjà parlé de l'agriculture, mais on peut aussi citer le cas de la guerre : l'action doit être concertée entre les membres de la société, même quand il n'y a pas encore de chef; l'indépendance de chacun est restreinte par l'opinion des autres; il y a une sorte d'autorité exercée par l'opinion publique, par le sentiment collectif des membres du groupe. Il faudra bien retenir ceci, car du haut en bas de l'échelle politique, nous verrons toujours et partout la plus large part de souveraineté appartenir à cette opinion publique.

C'est le fondement psychologique de l'Etat. L'opinion collective de la société la plus rudimentaire invite ou oblige chacun de ses membres à collaborer à la défense. Voici déjà une coopération qui n'est plus tout à fait spontanée. L'organisation résulte de la délibération en commun pour concerter les moyens de lutter (ou de chasser) et de l'influence prépondérante exercée par un ou plusieurs individus d'une force ou d'une adresse supérieure et reconnue comme telle. Cette influence une fois établie, l'action collective gagne en précision et en énergie. Dès le principe de l'organisation sociale ou politique, nous entrevoyons donc les principales formes gouvernementales : consultation générale des membres de la société, décision indiquée ou imposée par quelques-uns ou par un seul, la démocratie, l'aristocratie, la tyrannie, la monarchie, etc. 

Organisation politique et production économique.
Mais ce n'est pas là ce que voulons faire ressortir actuellement. Ce qu'il faut retenir, c'est que, depuis son origine, la forme de coopération sociale que nous décrivons est une opération consciente; qu'elle ne dépend plus uniquement du libre choix des collaborateurs; qu'il se peut fort bien qu'elle soit en désaccord avec le désir de quelques-uns; en d'autres termes que l'intérêt privé doit se sacrifier à l'intérêt collectif. La société n'existe réellement que lorsque ce conflit apparaît, révélant des intérêts sociaux, une vie sociale qui sont autre chose que les intérêts et la vie de chacun de ses membres. Ils se manifestent d'abord pour la conservation de la vie de la société; celle-ci commence tomme tout être vivant, elle lutte pour l'existence, sa développe ou périt. La part de coopération que les humains remplissent comme partes de l'unité sociale est une coopération consciente, réglée.

« A mesure que l'organisation inaugurée par cette coopération se développe, nous voyons, en premier lieu, la fraction combattante de la société accuser les mêmes caractères plus fortement; les grades et les divisions d'une armée coopèrent toujours sous l'autorité consciemment établie d'agents qui matent les volontés individuelles, ou, pour parler exactement, qui gouvernent les individus par des motifs qui les empêchent d'agir comme ils agiraient spontanément. En second lieu, nous voyons dans toute la société se propager une forme analogue d'organisation, analogue en ce que, en vue de conserver le corps militaire et le gouvernement qui le dirige, des fonctions s'établissent pareillement qui imposent leurs volontés aux citoyens et les forcent à travailler à des fins d'intérêt public au lieu de se consacrer à des fins d'intérêt privé. Enfin se développe simultanément une organisation nouvelle, toujours de même genre dans son principe fondamental qui bride les actions individuelles de telle sorte que la sûreté sociale ne soit pas mise en péril par le désordre qu'engendre la poursuite effrénée de fins d'intérêt privé. Aussi ce genre d'organisation sociale se distingue-t-ii de l'autre, parce qu'il naît de la poursuite consciente de fins d'intérêt public, au profit desquelles on impose une contrainte aux volontés individuelles, d'abord par la volonté combinée du groupe entier, et, ensuite, d'une façon plus définie, par la volonté d'une autorité régulatrice que le groupe tire de lui-même. Nous apercevons plus clairement la différence qui sépare ces deux genres d'organisation en observant que, s'ils servent l'un et l'autre au bien de la société, ils y servent d'une manière inverse.

L'organisation révélée par la division du travail en vue de fins industrielles est un exemple d'action combinée, mais d'une action combinée qui va directement au bien des individus et les favorise, et qui sert indirectement au bien de la société dans son ensemble en sauvegardant des individus. Inversement l'organisation réalisée en vue de fins gouvernementales et défensives, est un exemple d'action combinée, mais d'une action combinée qui sert directement au bien de la société dans son ensemble et le favorise, et qui sert indirectement au bien des individus eu protégeant la société. Les efforts des unités pour se conserver elles-mêmes créent une forme d'organisation, tandis que les efforts de l'agrégat pour se conserver créent l'autre forme. Dans le premier cas, il n'y a poursuite consciente que de fins d'intérêt privé, et l'organisation corrélative résultant de cette poursuite de fins d'ordre privé, s'opérant inconsciemment, manque de force coercitive. Dans le second, il y a poursuite consciente de fins d'intérêt publie, et l'organisation corrélative exerce l'autorité coercitive. »

Les deux formes d'organisation que Herbert Spencer caractérise magistralement peuvent être dénommées l'organisation politique et l'organisation industrielle (L'économie). Nous ne nous occupons ici que de l'organisation politique et des appareils qu'elle emploie. C'est, nous le répétons, « la partie de l'organisation sociale qui effectue consciemment les fonctions de direction et de frein en vue de fins d'ordre public ».  L'activité collective est ainsi non seulement dirigée, mais réglée, conformément à une conception du bien de la communauté.

Avantages de l'organisation politique.
L'organisation politique assure une grande supériorité dans la lutte pour l'existence à ceux qui l'ont adoptée. D'une manière générale, cela résulte du fait que les humains vivant à l'état d'anarchie n'existent plus sur la terre que comme de rares exceptions, ceux qui forment des groupements politiques ayant peu à peu occupé la surface presque entière de notre globe. Les groupes qui ont perfectionné l'organisation politique, constituant des sociétés plus homogènes et plus nombreuses ont prévalu sur les autres à tous les points de vue. Sans nous en tenir à ces considérations générales, il est facile de suivre jusque dans le détail la démonstration des avantages de l'organisation politique telle que l'on produite les auteurs de la fin du XIXe siècle. Ce sont en premier lieu ceux de la coopération dont elle est le moyen le plus puissant. Les humains qui errent dans les solitudes glaciairees où la nourriture est rare au point que toute agglomération humaine un peu dense est impossible en raison des obstacles que la nature y oppose, peuvent se passer de l'organisation politique; la guerre est extrêmement rare, les occupations sont les mêmes pour tous, la division du travail ne présentant pas de bénéfices sérieux. Mais ce cas est tout à fait exceptionnel. Ailleurs, partout où coexistent la vie politique et la vie anarchique, la supériorité de la première est immense. Les Indiens Diggers de la sierra Nevada étaient parmi les plus misérables des humains, vivant de racines et de débris de toutes sortes; ce qui les différenciait des autres Indiens Shoshones, c'était le manque d'organisation politique; tel était le cas des Cherarats en Arabie, que Palgrave déclarait les plus misérables de la péninsule. Dans l'Afrique centrale, Baker fut frappé du contraste entre l'Ounyoro soumis à un despotisme féroce où l'on tuait ou torturait pour les causes les plus minimes et les pays limitrophes où les tribus n'avaient pas de chefs. D'un côté, une agriculture florissante, l'industrie, l'architecture même, un peuple bien vêtu et bien nourri; de l'autre, des bandes sauvages, sans vêtements, exposées aux tourments de la faim.

La prospérité des individus est en raison de la force du gouvernement et de son autorité. En Nouvelle-Zélande, Cook a remarqué que les tribus qui avaient des rois étaient plus riches; la population y était plus dense. Les petites tribus étant en conflit perpétuel les unes avec les autres, la sécurité des individus y est constamment menacée; telle était la vie des Highlanders écossais de l'Europe'féodale; telle est encore celés des Baloutchis. Ces maux disparaissent lorsqu'une autorité supérieure réunit un certain nombre de ces tribus ; l'accroissement de masse est donc dans l'organisation politique une cause de bien-être; elle favorise directement le bonheur des individus en atténuant ou supprimant les empêchements que l'hostilité des individus ou des petits groupes, classes ou tribus, met à la coopération sociale. Celle-ci fait d'autant plus sentir ses bienfaits qu'elle met en jeu plus de producteurs, plus d'intelligences et de bras. La division du travail et la spécialisation des fonctions peuvent être poussées bien plus loin dans un pays que dans un village, chez cent mille personnes que chez mille. C'est seulement dans une grande société consommant par masses considérables qu'on peut créer l'outillage mécanique qui centuple les résultats de l'effort humain.

Les avantages de l'organisation politique sont donc immenses, et, dans les premières phases de l'évolution sociale, en raison directe de la complexité de cette organisation coercitive qui discipline les forces des individus. Mais il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait que des avantages; à mesure que se développe, que progresse l'organisation politique, se manifestent en face de ses bienfaits des inconvénients corrélatifs. Ceux-ci sont nombreux et graves, à ce point que dans certains Etats les charges résultant de l'organisation peuvent devenir si lourdes que les gouvernants désirent et aient raison de préférer se délivrer de ces charges en renonçant aux avantages; ils rétrogradent ainsi d'un ou plusieurs degrés, vers des formes plus rudimentaires de la vie politique. Tel fut le cas des sujets de l'empire romain qui appelaient les Barbares, par exemple dans la vallée du Rhône au Ve siècle quand les Gallo-Romains appelèrent les Burgondes.

Inconvénients de l'organisation politique.
Les maux qu'on reproche aux organisations politiques proviennent de leur caractère coercitif et des dépenses de l'appareil politique; la machine gouvernementale peut tellement gêner les individus et la productivité nationale, prélever une telle part des produits que les maux paraissent l'emporter sur les profits. Cette situation est créée en général par le despotisme monarchique.  Il est arrivé dans l'Asie occidentale que des souverains prennent aux cultivateurs la quasi-totalité de leur récolte au point d'être ensuite obligés de leur rendre du grain pour les semailles. Au temps du Bas-Empire, notamment en Gaule, le poids des impôts était si écrasant pour entretenir une administration et une cour extrêmement nombreuses, les vexations des agents de l'Empire étaient si odieuses que dans bien des lieux on souhaitait d'être débarrassé de ce gouvernement. Trop souvent les pays qui sont soumis à une administration compliquée et payent de lourds impôts directs ont conçu des sentiments analogues. Au début du XXe siècle encore, dans l'Inde anglaise, des Indiens quittaient leurs maisons pour émigrer sur le territoire de chefs vassaux de l'Angleterre, le Nizam ou le rajah de Gwalior. Dans les pays conquis, exploités sans réserve par le vainqueur, il en était quelquefois de même. Il arrive aussi qu'un système gouvernemental soit aussi gênant pour le gouvernant que pour le sujet. 

« Quand les freins gouvernementaux sont nombreux et rigides, ils brident ceux qui les imposent aussi bien que ceux à qui ils sont imposés; il arrive que même l'agent le plus haut placé se trouve asservi parle système crée pour assurer sa suprématie. »
Il en était ainsi au Japon où, depuis l'empereur jusqu'au plus mince agent, tous étaient asservis à leur fonction, la vie sociale étant immobilisée dans des formes traditionnelles et la vie de chacun réglée dans le détail; fréquemment les fonctionnaires ou l'empereur abdiquaient pour se soustraire à cette discipline. Dans l'ancienne Egypte qui fut le premier modèle des Etats centralisés, l'étiquette réglait la vie du roi heure par heure, dans l'empire byzantin il en était de même et dans bien d'autres monarchies orientales. Donc, dans la division du travail qui réserve au corps politique les fonctions directrices et régulatrices et qui coordonne les agents politiques en une savante et puissante hiérarchie, il y a pour les membres de la société un grand avantage en ce qui concerne leur vie matérielle et la facilité de satisfaire leurs besoins personnels; mais cette division du travail implique un prélèvement considérable sur les produits de l'activité des hommes qui travaillent; ceux qui font partie du corps politique sont soumis à des contraintes fort gênantes.

Il devient plus difficile de remédier aux défauts d'une organisation politique à mesure qu'elle est plus vaste et plus compliquée. De plus en plus, en effet, se marque ce fait que cette organisation et les organes qu'elle emploie ne sont pas seulement des instruments pour le bien-être de la communauté, mais tendent à devenir des fins en soi, à acquérir une existence propre. De même que, dans un corps vivant, chacune des parties, tout en collaborant à la conservation de l'ensemble, a pour objet immédiat de se conserver elle-même dans son intégrité, de même et plus encore dans un corps politique (où la solidarité est moins étroite), le premier but de chacun des organes, catégories de fonctionnaires, classes sociales, etc., est de se conserver et de se développer soi-même; ce n'est pour ainsi dire qu'indirectement qu'ils travaillent pour le bien de la collectivité; ce n'est généralement pas le but de leur activité consciente, d'autant plus que, lorsque la spécialisation a été poussée loin, chacune des parties n'a plus qu'une notion confuse de l'ensemble. Il en résulte que l'objet poursuivi par un organe du corps politique est bien moins la fonction à remplir que l'entretien de ceux, qui la remplissent, de telle sorte qu'une fois créé, cet organe tend à subsister bien au delà du moment où il a cessé d'être utile. La résistance qu'il oppose au changement est telle que souvent il y a bénéfice à créer, pour remplir la même fonction dans des conditions nouvelles, un nouvel organe plutôt que d'adapter l'ancien à ces conditions nouvelles. On sait que certains Etats où cette manière de faire a prévalu, l'Angleterre par exemple, s'en sont bien trouvés. Quoi qu'il en soit, il est capital de noter que tout organe tend à vivre pour soi, et par suite à persévérer dans sa manière d'être, résistant le plus possible aux forces qui tendent à le modifier ou à l'éliminer. C'est la première racine du principe conservateur dans l'Etat. Il en a d'autres.

A mesure qu'une organisation se développe et se complique, sa force de résistance s'accroît par rapport au milieu; en effet, les nouveaux agents, non seulement augmentent le nombre des gens intéressés à conserver le gouvernement, mais en même temps diminuent celui des gouvernés. Invinciblement tous ceux, qui appartiennent à la fraction dirigeante s'unissent et se séparent de ceux qui appartiennent à la fraction dirigée; leurs intérêts sont communs; leur psychologie également. Peu importe leur rôle propre, leur fonction particulière, leur place dans l'Etat: ils professent des sentiments analogues sur le système d'institutions. Entretenus par la communauté, à ses frais, ils ont sur le prélèvement d'une partie du revenu général des opinions analogues. Dirigeant et réglant la vie sociale, ils sont naturellement partisans de cette direction dont ils aperçoivent d'abord les avantages. Ils sont tout disposés à étendre cette réglementation et cette direction au plus grand nombre possible de cas, à restreindre l'initiative individuelle des gouvernés.

L'organisme politique tend donc sans cesse à grandir, comme tout autre organisme - adoptons au moins provisoirement la métaphore - , et, si d'autres forces n'y faisaient équilibre, il assumerait la direction de tous les actes de la vie sociale et de la vie individuelle des membres de la société. Chaque accroissement de l'organisation politique diminue la facilité de la changer, les gouvernants devenant plus forts et les gouvernés plus faibles. De plus, c'est une chose bien connue que les sentiments des humains s'adaptent rapidement aux circonstances où ils se trouvent. Il arrive donc qu'accoutumés à un régime, ils n'en conçoivent point d'autre. Plus les organes politiques et administratifs tiennent de place dans la société, plus ils apparaissent nécessaires, et moins on conçoit la possibilité de s'en passer, de régler autrement la vie sociale. Les sentiments sont conformes à ces conceptions, et on est effrayé du vide que causerait la suppression de cet appareil. En termes plus généraux, tout organisme agit et réagit sur son milieu jusqu'à ce que l'accord ou l'équilibre se fasse entre eux; par suite, tout agrandissement de l'organisme politique augmente les obstacles à une réorganisation en produisant chez les membres de la société des idées et des sentiments conformes à son état. 

Les plus grands penseurs ont cherché la vérification de cette loi chacun à sa façon. Ainsi, après Auguste Comte, les sociologues de France, d'Allemagne et d'Angleterre ont pensé que le monde européen allait organiser ses sociétés non plus sur le type militaire, mais sur le type industriel, et ils ont cherché à en tracer le plan. Les uns et les autres l'on tracé conforme à celui de l'Etat où ils vivaient et que précisément il s'agissait de transformer. Herbert Spencer a proposé un système qui a produit en Angleterre l'oligarchie ploutocratique qu'il s'agissait de faire disparaître; les socialistes allemands ont proposé un système où les autorités publiques comprimeraient plus encore qu'à leur époque la vie individuelle; même Auguste Comte concevait son Etat industriel de telle sorte qu'il reproduirait en grande partie la structure caractéristique de l'Etat militaire. En résumé, la constitution d'un gouvernement défini est un obstacle à de nouveaux arrangements, parce que les organes créés font effort pour se conserver tels quels, parce que les gouvernants et les gouvernés adaptent leurs sentiments et leurs conceptions à leur régime actuel.

Bien que l'organisation politique soit la produit d'une activité consciente et que chacun de ses rouages soit l'oeuvre d'une volonté réfléchie, cependant la fatalité des habitudes est telle que l'objet primitif de ces créations s'oublie; il en est comme d'un acte habituel; lorsqu'il a dégénéré en habitude, sa finalité primitive disparaît. On l'accomplit pour lui-même, sans songer à son but ancien. De même, l'organe public continue d'accomplir sa fonction inconsciemment ou à peu près, sans conception nette du but poursuivi; lorsque les conditions changent, il ne s'y adapte qu'imparfaitement, l'intérêt personnel des agents primant l'intérêt de l'acte public dont ils ne sont pourtant que l'instrument. Cette diminution de la part de l'activité consciente dans le fonctionnement de l'organisme politique tend à immobiliser celui-ci. A mesure qu'il s'organise, il devient moins capable d'adaptation, de même qu'un homme fait en est moins capable qu'un enfant ou un adolescent. Ici se manifeste une nouvelle cause de stabilité, l'hérédité des fonctions et des positions. Elle a lieu dans un organisme social comme chez un animal vivant. Lorsque ce dernier est à un degré élevé de l'échelle des êtres, ses parties étant différenciées et spécialisées, non seulement chacune demeure dans sa position de sa naissance à sa disparition, mais aussi ses descendants lui succèdent dans cette position. 

« Les cellules hépatiques, dit Spencer, qui, tout en remplissant leur fonction, grandissent et donnent naissance à de nouvelles cellules hépatiques, font place à celles-ci quand elles se dissolvent et disparaissent; les cellules qui en descendent ne se rendent pas aux reins, aux muscles, aux centres nerveux pour s'unir à eux dans l'accomplissement de leur fonction. » 
Il en est de même dans les sociétés où la division en classes et en métiers qui résulte du progrès social est favorisée par l'hérédité des professions et des situations. Tel fut le cas de l'ancienne Egypte, de l'Europe au Moyen âge, de l'Inde; même dans l'Europe occidentale, cette hérédité est encore un cas  fréquent. C'est un principe évident de stabilité et de fixité; directement d'abord, et plus encore parce que dans le système où chacun conserve sa place jusqu'à ce que son descendant recoupe, les jeunes gens et même les adultes n'ont guère de place dans la conduite des affaires, laquelle est réservée aux gens les plus âgés. Il saute aux yeux que  la prépondérance de ceux-ci profite à l'esprit conservateur. En revanche, l'organisme social reste plastique, susceptible de modifications étendues lorsque les positions dépendent des qualités personnelles et sont attribuées, après épreuve, à ceux qui se sont révélés les plus capables de les remplir. 
« Les personnes d'une classe qui pénètrent dans une autre portent un coup direct à la séparation des rangs; ils en portent un autre indirect, en ce qu'ils conservent leurs relations de famille dans une classe et en nouent de nouvelles dans l'autre. » 
Un perpétuel échange d'une unité d'une classe à une autre, d'une profession à une autre, favorise le changement en faisant un plus grand rôle aux jeunes, à l'élément le plus actif et le plus énergique de la société.

Les considérations qui viennent d'être présentées sur les obstacles de plus en plus grands qu'une organisation politique compliquée met aux modifications ultérieures, impliquent cette conséquence qu'elle tend à enrayer l'accroissement de la société en masse et en volume. C'est que chaque croissance nouvelle amenant une structure plus complexe, réciproquement la condition de la croissance est la plasticité de l'organisme. Lorsqu'il est devenu rigide, elle est impossible. Signalons aussi cette entrave qui vient de ce que les organes gouvernementaux, qui ne sont pas directement productifs, absorbent les matériaux de la croissance. Ils peuvent même, avons-nous observé, en absorber une telle quantité que l'organisme entier soit appauvri et dépérisse. Notre conclusion générale sera l'organisation politique offre pour les hommes des avantages immenses et tels qu'elle leur est indispensable; ces avantages sont aux premiers degrés de l'évolution d'autant plus grands que l'organisation est plus développée. Toutefois il se manifeste des inconvénients corrélatifs, lesquels peuvent parfois balancer les avantages d'une complication de structure ou même déterminer les gouvernés à en abandonner les avantages pour revenir à une forme plus simple. La cause principale en est dans les charges que fait peser sur l'ensemble de la communauté la fraction gouvernante; celle-ci dans son ensemble et chacun des corps politiques de son côté tendent à oublier leur rôle d'instruments. Une organisation politique compliquée tend d'autre part à l'immobilité et peut paralyser l'activité collective et l'activité individuelle des membres de la société. (A.-M. B.).



Georges Burdeau, L'Etat, Points, 2009.
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Qu'est-ce que l'État? L'auteur en analyse d'abord la naissance, en distinguant trois notions souvent confondues : le souverain, les gouvernants, la puissance étatique. L'État est à la fois régulateur de la lutte politique et enjeu de la lutte des partis pour le pouvoir. La deuxième partie montre comment les formes de l'État varient avec la structure des partis : État libéral au XIXe siècle, État dominé par le parti unique, État pluraliste à l'occidentale. Vient enfin une réflexion sur la mutation de l'État en outil fonctionnel uniquement justifié par les services pratiques que la société attend de lui. L'État est-il encore un acteur qui pose des choix ou un outil soumis à l'autoritarisme clandestin de la société civile et des impératifs économiques? Cette réédition d'un classique de la science politique est augmentée d'une préface où l'un des meilleurs spécialistes français (Philippe Braud, professeur à Sciences Po) resitue la pensée de Georges Burdeau par rapport à l'état contemporain de la discipline. (couv.).

Marc Abélès, Anthropologie de l'Etat, Payot, 2005.

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