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Gottfried Wilhelm,
baron de Leibniz est un philosophe et savant, né en 1646 à Leipzig,
fils d'un professeur de morale à l'Université
de cette ville. Il se distingua de bonne heure par son intérêt pour les
sciences;
fut reçu docteur en droit à 20 ans, et se fit connaître dès l'âge
de 22 ans par une Nouvelle méthode pour l'étude du Droit (1668),
et par quelques pamphlets politiques. Le
baron de Boinebourg, chancelier de l'électeur de Mayence,
l'attacha au service de l'électeur et le fit conseiller de la chancellerie
(1669). Tout en remplissant les fonctions de sa place, Leibniz se livrait
avec ardeur à l'étude; il rédigea en 1670 la Théorie du Mouvement
concret et celle du Mouvement abstrait. Chargé d'accompagner à Paris,
en qualité de gouverneur, le fils de Boinebourg, il resta quatre ans dans
cette ville (1672 - 1676), s'occupant surtout de mathématiques
et fréquentant les plus grands géomètres: il s'y rencontra avec Huygens.
Il communiqua à l'Académie des sciences plusieurs
découvertes importantes entre autres celle d'une Nouvelle machine arithmétique;
l'Académie l'admit dans son sein en 1675. Vers la même époque il visita
l'Angleterre où il reçut l'accueil
le plus flatteur et fut nommé membre de la Société
royale de Londres.
L'électeur de Mayence étant mort, le
duc de Brunswick-Hanovre s'empressa de l'attacher à son service, et le
nomma son bibliothécaire en lui donnant le titre de conseiller aulique.
Leibniz vint en conséquence se fixer à Hanovre
(1676), où le duc l'employa dans plusieurs négociations. On le vit alors
faire marcher de front et avec un égal succès la politique,
les mathématiques, la philosophie.
En 1683 il fonda à Leipzig le fameux recueil
intitulé Acta eruditorum; l'année suivante il publia dans ce journal
la plus importante de ses découvertes, celle du calcul
différentiel, dont il avait conçu la première idée pendant son
séjour à Paris, dès 1675. En 1687 il entreprit,
à la prière du duc, une histoire de la maison
de
Brunswick : il parcourut à cette occasion l'Allemagne
et l'Italie, recueillant une foule de documents
précieux, qui lui fournirent la matière de plusieurs collections importantes
(Codex juris gentium diplomaticus, 2 vol. in-4, 1698; Scriptores
rerum Brunsvicensium, 3 vol. in-fol., 1707-11); malheureusement il
ne put achever l'histoire du Brunswick.
En même temps Leibniz entretenait correspondance
avec les savants de l'Europe, et il travaillait
avec Pélisson et Bossuet à réunir les cultes
catholique
et réformé; n'ayant pu réussir dans
cette entreprise, il espéra pouvoir au moins concilier les diverses sectes
protestantes, mais il n'obtint pas plus de succès. En 1700, Leibniz détermina
le roi de Prusse à fonder une académie à Berlin
: il en fut nommé président perpétuel; il tenta inutilement de former
des établissements du même genre à Dresde
et à Vienne. En 1710, il publia ses Essais
de Théodicée ,
dans le but de repousser les attaques de Bayle
contre la Providence. Il se vit à la fin
de sa carrière recherché par le Tsar Pierre le
Grand, qu'il détermina à fonder une académie à Saint-Pétersbourg;
par l'empereur Charles VI, qui le
créa baron et lui fit une pension; et par Louis
XIV, qui tâcha mais vainement, de le fixer en France. Il mourut Ã
Hanovre
en 1716, Ã 70 ans.
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G.-W.
Leibniz (1646-1716).
Leibniz fut à la fois jurisconsulte publiciste,
théologien, physicien, géologue, mathématicien et historien; mais c'est
surtout comme mathématicien et comme philosophe qu'il est aujourd'hui
célèbre. Il fit en mathématiques de
grandes découvertes; mais, par une singulière fatalité, il se trouve
que la plupart de ces découvertes se présentaient en même temps à d'autres
savants; c'est ainsi que Newton lui disputa la
priorité de l'invention du calcul différentiel.
En philosophie
il chercha à concilier Platon et Aristote,
Descartes
et Locke; il imagina aussi un système
nouveau : selon lui, tout est composé de monades,
substances simples, capables d'action et de
perception : l'âme
est une monade qui a conscience d'elle-même.
Dans l'humain, l'âme et le corps
n'agissent pas l'un sur l'autre, mais il existe entre ces deux substances
une harmonie si parfaite, que chacune, tout en ne faisant que se développer
selon les lois qui lui sont propres, éprouve des
modifications qui correspondent exactement aux modifications de l'autre
: c'est ce que Leibniz appelle harmonie préétablie. Dans sa Théodicée
il professe l'optimisme, enseignant qu'entre
tous les mondes possibles, Dieu
a choisi le meilleur, ce qui ne veut pas dire celui dans lequel il n'y
a aucun mal, mais celui dans lequel il y a la plus grande somme de biens,
même au prix de quelques maux partiels. En psychologie,
il combattit l'empirisme de Locke
et admit des idées innées : à la maxime de l'école,
Nihil
est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, il ajouta cette restriction
: nisi ipse intellectus. Il attribuait une grande influence aux
langues, et voulait créer pour l'usage de toutes
les sciences une caractéristique ou écriture universelle. Ses opinions,
si neuves pour la plupart, l'engagèrent dans de vives disputes avec Bayle,
Arnauld,
Foucher, Clarke,
etc.
-
L'optimisme
de Leibniz
Leibniz
raconte comment il a été amené
à l'hypothèse
de l'harmonie préétablie
« Je croyais entrer
dans le port; mais lorsque je me mis à méditer sur l'union de l'âme
avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun
moyen d'expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l'âme,
ou vice versa; ni comment une substance peut communiquer avec une autre
substance créée.
Étant donc obligé
d'accorder qu'il n'est pas possible que l'âme ou quelque autre véritable
substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n'est par la
toute-puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui
me surprit, mais qui paraît inévitable, et qui, en effet, a des avantages
très grands et des beautés très considérables. C'est qu'il faut donc
dire que Dieu a créé d'abord l'âme ou toute autre unité réelle, en
sorte que tout lui naisse de son propre fond, par une parfaite spontanéité
à l'égard d'elle-même, et pourtant avec une parfaite confor mité aux
choses du dehors.
[...]
Il y aura un parfait
accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu'on remarquerait
si elles communiquaient ensemble. »
(Leibniz.
Principes
de la nature et de la grâce).
-
Ce monde
est le meilleur possible
« Il s'ensuit de
la perfection suprême de Dieu, qu'en produisant l'univers il a choisi
le meilleur plan possible, où il y ait la plus grande variété avec le
plus grand ordre; le terrain, le lieu, le temps les mieux ménagés; le
plus d'effet produit par les voies les plus simples; le plus de puissance,
le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures,
que l'univers en pouvait admettre. Car tous les possibles prétendant Ã
l'existence dans l'entendement de Dieu, Ã proportion de leurs perfections,
le résultat de toutes ces prétentions doit être le monde actuel le plus
parfait qui soit possible. Et sans cela il ne serait pas possible de rendre
raison pourquoi les choses sont allées plutôt ainsi qu'autrement. »
(Leibniz.
Principes
de la nature et de la grâce, 10)
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Les désordres
et les monstruosités
sont de simples
apparences
« Les souffrances
et les monstres sont dans l'ordre [...]. C'est comme il y a quelquefois
des apparences d'irrégularités dans les mathématiques, qui se trouvent
enfin dans un grand ordre quand on a achevé de les approfondir : c'est
pourquoi j'ai déjà remarqué ci-dessus, que dans mes principes tous les
événements individuels, sans exception, sont des suites des volontés
générales.
On ne doit point
s'étonner que je tâche d'éclaircir ces choses par des comparaisons prises
des mathématiques pures, où tout va dans l'ordre, et où il y a moyen
de les démêler par une méditation exacte qui nous fait jouir, pour ainsi
dire, de la vue des idées de Dieu. On peut proposer une suite ou série
de nombres tout à fait irrégulière en apparence où les nombres croissent
et diminuent variablement sans qu'il y paraisse aucun ordre; et cependant
celui qui saura la clef du chiffre, et qui entendra l'origine et la construction
de cette suite de nombres, pourra donner une règle, laquelle étant bien
entendue fera voir que la série est tout à fait régulière, et qu'elle
a même de belles propriétés. On le peut rendre encore plus sensible
dans les lignes : une ligne peut avoir des tours et des retours, des hauts
et des bas, des points de rebroussement et des points d'inflexion, des
interruptions et d'autres variétés, de telle sorte qu'on n'y voie ni
rime ni raison, surtout en ne considérant qu'une partie de la ligne; et
cependant il se peut qu'on en puisse donner l'équation et la construction,
dans laquelle un géomètre trouverait la raison et la convenance de toutes
ces prétendues irrégularités : et voilà comment il faut encore juger
de celles des monstres, et d'autres prétendus défauts de l'univers.
C'est dans ce sens
qu'on peut employer ce beau mot de saint Bernard (ep. 276, ad Eugen.
III) : ordinatissimum est minus interdum ordinate fieri aliquid-:
il est dans le grand ordre qu'il y ait quelque petit désordre; et l'on
peut même dire que ce petit désordre n'est qu'apparent dans le tout,
et il n'est pas même apparent par rapport à la félicité de ceux qui
se mettent dans la voie de l'ordre. »
(Leibniz,
Théodicée.
Part. III, 241).
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Le progrès
dans l'univers
« Et pour ajouter
à la beauté et à la perfection générale des oeuvres de Dieu, il faut
reconnaître qu'il s'opère dans tout l'univers un certain progrès continuel
et très libre qui en améliore l'état de plus en plus. C'est ainsi qu'une
partie de notre globe reçoit aujourd'hui une culture qui s'augmentera
de jour en jour. Et bien qu'il soit vrai que quelquefois certaines parties
redeviennent sauvages ou se bouleversent et se dépriment, il faut entendre
cela comme nous venons d'interpréter l'affliction, c'est-à -dire que ce
bouleversement et cette dépression concourent à quelque fin plus grande,
de manière que nous profitions en quelque sorte du dommage lui-même.
Et quant à l'objection
qu'on devrait faire, que, s'il en était ainsi, il y a longtemps qne le
monde devrait être un paradis, la réponse est facile. Bien qu'un grand
nombre de substances soient déjà parvenues à la perfection, il résulte
cependant de la division du contenu à l'infini qu'il reste toujours dans
l'abîme des choses des parties endormies qui doivent s'éveiller, se développer,
s'améliorer et s'élever pour ainsi dire à un degré de culture plus
parfait. »
(Leibniz,
De
l'origine radicale des choses).
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Caractérisation
de la doctrine philosophique de Leibniz.
La philosophie de Leibniz se rattache
à celle de Descartes; elle la continue en
la transformant profondément. L'une et l'autre sont rationalistes,
car elles placent également dans la raison le
principe
ou du moins la règle de toute la connaissance
humaine; spiritualistes, car elles voient
également dans l'esprit la première et la plus
positive des réalités; théistes
enfin, car elles cherchent également dans l'idée de la perfection absolue
le secret de l'explication universelle. Seulement,
Descartes, s'enfermant dès l'abord dans sa propre pensée,
ne veut même pas savoir « s'il y avait des hommes avant lui »; aussi
ne se préoccupe-t-il nullement de se mettre d'accord avec ceux qui l'ont
précédé. Leibniz s'efforce, au contraire, de comprendre et de pénétrer
les doctrines de tous ses devanciers.
« J'approuve,
dit-il, la plus grande partie de ce que je lis. [...] La plupart des sectes,
ajoute-t-il ailleurs, ont raison dans une bonne partie de ce qu'elles avancent,
mais non pas tant en ce qu'elles nient. »
Le premier, il a vu dans l'histoire
de la philosophie non une suite incohérente d'opinions
individuelles, mais le progrès, l'évolution
d'une sorte de philosophie éternelle (perennis quaedam philosophia),
qui va s'approfondissant et s'élargissant de plus en plus. Aussi sa méthode
est-elle l'éclectisme ou plutôt cette méthode
de conciliation que R. Fouillée, a essayé, plus tard, de renouveler.
« J'ai
été frappé, dit Leibniz, d'un nouveau système; depuis, je crois voir
une nouvelle face de l'intérieur des choses. Ce système paraît allier
Platon
avec Démocrite,
Aristote
avec Descartes, les scolastiques
avec les modernes. Il semble qu'il prend le meilleur de tous côtés et
qu'après il va plus loin qu'on n'est allé encore. »
L'éclectisme
de Leibniz
« J'ai trouvé que
les sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu'elles avancent, mais
non pas tant en ce qu'elles nient.
Bien souvent, je
trouve qu'on a raison de tous côtés quand on s'entend, et je n'aime pas
tant à réfuter et à détruire, qu'à découvrir quelque chose et Ã
bâtir sur les fondements déjà posés.
Après avoir assez
médité sur l'ancien et sur le nouveau, j'ai trouvé que la plupart des
doctrines reçues peuvent souffrir un bon sens. De sorte que je voudrais
que les hommes d'esprit cherchassent à satisfaire leur ambition, en s'occupant
plutôt à bâtir et à avancer qu'à reculer et à détruire; et je souhaiterais
qu'on ressemblât plutôt aux Romains qui faisaient de beaux ouvrages publics,
qu'à ce roi vandale à qui sa mère recommanda que, ne pouvant espérer
la gloire d'égaler ces grands bâtiments, il cherchât à les détruire.
J'aime à voir fructifier
aussi dans les jardins des autres les semences que j'y ai moi-même déposées.
J'ai été frappé
d'un nouveau système [...]. Depuis, je crois voir une nouvelle face de
l'intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite,
Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie
et la morale avec la raison. Il semble qu'il prend le meilleur de tous
côtés, et puis qu'après il va plus loin qu'on n'est allé encore.
Je me plais extrêmement
aux objections des personnes habiles et modérées, car je sens que cela
me donne de nouvelles forces, comme dans la fable d'Antée terrassé.
La vérité est plus
répandue qu'on ne pense ; mais elle est très souvent fardée et très
souvent enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions
qui la gâtent ou la rendent moins utile. En faisant remarquer cette trace
de la vérité dans les anciens, ou, pour parler plus généralement, dans
les antérieurs, on tirerait l'or de la boue, le diamant de la mine et
la lumière des ténèbres; et ce serait en effet perennis quaedam philosophia.
»
(Leibniz,
Nouveaux
essais, passim).
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Toutefois, il ne se propose nullement de combiner
ou même de concilier les systèmes dans leur
forme historique : ce qu'il prend pour objet de sa conciliation, ce sont
les principes, les idées maîtresses de ces systèmes, envisagées directement
en elles-mêmes et scrutées par une réflexion
personnelle et indépendante.
Ainsi Leibniz part de la philosophie de
Descartes qui est « comme l'antichambre de la vérité
», mais il en modifie profondément la méthode
et les principes. En effet, la méthode
philosophique, telle que Descartes l'a comprise,
n'est en somme qu'une extension de la méthode mathématique,
et c'est pourquoi Spinoza n'a fait que pousser
à ses dernières conséquences la doctrine du maître en prétendant démontrer
la philosophie more geometrico. Mais la méthode mathématique elle-même,
quoique Descartes ait pu penser sur ce point, n'est qu'une application
particulière de la logique, de cette même logique
formelle dont Aristote a posé les règles dans
sa théorie du syllogisme. Or, la logique
repose tout entière sur le seul principe
de contradiction, principe marqué d'un caractère de nécessité
absolue ou géométrique, qui efface toute distinction entre le possible
et le réel. Dès lors, la méthode philosophique
de Descartes devait nécessairement le conduire à mettre en toutes choses
une insupportable fatalité. II a sans doute
échappé à ce fatalisme rigide où s'est
enfermé Spinoza, mais par une véritable inconséquence, en juxtaposant
violemment à la nécessité universelle exigée par sa méthode la liberté
arbitraire qu'il lui plaît d'attribuer à Dieu.
Aussi Leibniz, tout en faisant une part dans la méthode philosophique
à la démonstration logique et mathématique
fondée sur le principe de contradiction, donne cependant comme fondement
à cette méthode dans ce qu'elle a de propre et d'original un principe
tout différent, le principe de raison suffisante par lequel se
trouve posé le vrai critérium du possible
et du réel, et ce nouveau principe, qui ouvre à la spéculation
' métaphysique un champ de découvertes
sans bornes, met partout une nécessité morale, également éloignée
de la nécessité géométrique de Spinoza et de la liberté indéterminée
de Descartes.
Leibniz se trouve amené par là même
à faire une place à l'expérience dans la
méthode
générale de la philosophie, laquelle se trouve définitivement constituée
par la réunion de ces trois éléments :
1° démonstration logique et
mathématique fondée sur le principe de contradiction;
2° expérience;
3° démonstration métaphysique fondée
sur le principe de raison suffisante.
Si la démonstration logique et mathématique
nous permet de déterminer a priori le possible
et l'impossible, elle est impuissante à nous découvrir le réel.
D'autre part, l'expérience nous fait bien
connaître le réel, mais a posteriori, c.-à -d. à titre de fait brut,
sans nous expliquer ni comment il est possible,
ni pourquoi il se réalise en effet. D'où il suit qu'il nous faut nécessairement
les compléter l'une par l'autre, et toutes les deux ensemble par un procédé
supérieur qui soit proprement celui de la recherche philosophique.
Cette méthode nouvelle, Leibniz l'applique
au problème fondamental de la métaphysique
qui est à ses yeux le problème de la substance.
Descartes
avait donné de la substance une définition équivoque et incomplète
qui en faisait une chose (res) sans essence,
sans activité propre, seule capable cependant d'exister
en soi et par laquelle tout le reste existerait. Spinoza
en avait conclu que si les attributs de la pensée
et de l'étendue sont distincts et même opposés,
la substance, antérieure à ces attributs, est nécessairement une, et
qu'il n'y a pas d'autre substance que Dieu. - Or
cette fausse notion de la substance obscurcit toute la philosophie
: Toti philosophiae perversa substantiae notio tenebras offudit.
Leibniz s'attache à la réformer, et c'est ainsi qu'il se trouve amené
à rejeter le dualisme cartésien de l'étendue
et de la pensée, en même temps que la doctrine spinoziste de l'unité
de substance. La véritable substance c'est la force,
telle que la conscience nous la révèle en
nous-même, et telle que l'analogie nous autorise
à la supposer en toute chose.
« Pour
éclaircir l'idée de substance, dit Leibniz (De Primae Philosophiae
emendatione et notione substantiae), il faut remonter à celle de force
ou d'énergie, dont l'explication est l'objet d'une science particulière
appelée dynamique. La force active ou agissante n'est pas la puissance
nue de l'école; il ne faut pas l'entendre
en effet, ainsi que les scolastiques, comme une simple faculté ou possibilité
d'agir qui, pour être effectuée ou réduite à l'acte,
aurait besoin d'une excitation venue du dehors et comme d'un stimulus étranger.
La véritable force active renferme l'action en elle-même : elle est entéléchie,
pouvoir moyen entre la simple faculté d'agir et l'acte déterminé ou
effectué : cette énergie contient ou enveloppe l'effort (conatum involvit)
et se porte d'elle-même à agir sans aucune provocation extérieure. L'énergie,
la force vive, se manifeste par l'exemple du poids suspendu qui tire ou
tend la corde; mais, quoiqu'on puisse expliquer mécaniquement la gravité
ou la force du ressort, cependant la dernière raison du mouvement de la
matière
n'est autre que cette force imprimée dès la création à tous les êtres,
et limitée dans chacun par l'opposition ou la direction contraire de toutes
les autres. »
Dans cette notion de la force
est en quelque sorte comprise toute la philosophie de Leibniz; il suffirait
de la développer pour en faire sortir ses théories
de la nature, de l'âme
et de Dieu .
C'est que la force est pour lui le type universel et nécessaire de l'être
: elle est l'être même. En elle se concilient l'un et le multiple, le
possible
et le réel. Tout être en effet est absolument
un, mais il contient dans son unité même une
multiplicité infinie de virtualités
qui tendent toutes à se réaliser et y réussissent plus ou moins; et
c'est dans l'effort par lequel l'être actualise successivement ses puissances
que consiste son activité et son existence
même. La force d'ailleurs ainsi comprise est nécessairement immatérielle
: notre âme seule peut nous en donner une idée en nous montrant dans
l'intelligence comment l'unité peut envelopper
la multiplicité et dans la volonté comment
le réel peut envelopper le possible.
Nouvelle méthode fondée sur le principe
de raison suffisante, nouvelle conception de la substance
ramenée à la force et servant de principe à un système de métaphysique
original : tels sont donc les deux points
par où la philosophie de Leibniz se distingue tout d'abord de la philosophie
de Descartes.
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L'espace
et le temps
« J'ai remarqué
plus d'une fois que je tenais l'espace pour quelque chose de purement relatif,
comme le temps; pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre
des successions [...]. Si l'espace était un être absolu, il arriverait
quelque chose dont il serait impossible qu'il y eût une raison suffisante,
ce qui est contre notre axiome. Voici comment je le prouve.
L'espace est quelque
chose d'uniforme absolument; et sans les choses y placées, un point de
l'espace ne diffère absolument en rien d'un autre point de l'espace. Or,
il suit de cela, supposé que l'espace soit quelque chose en lui-même
outre l'ordre des corps entre eux, qu'il est impossible qu'il y ait une
raison pourquoi Dieu, gardait les mêmes situations des corps entre eux,
ait placé les corps dans l'espace ainsi et non pas autrement; et pourquoi
tout n'a pas été pris à rebours, par exemple, par un échange de l'orient
et de l'occident. Mais si l'espace n'est autre chose que cet ordre ou rapport,
et n'est rien du tout sans les corps, que la possibilité n'en mettre;
ces deux états, l'un tel qu'il est, l'autre supposé à rebours, ne différeraient
point entre eux. Leur différence ne se trouve donc que dans notre supposition
chimérique de la réalité de l'espace en lui-même. Mais, dans la vérité,
l'un serait justement la même chose que l'autre, comme ils sont absolument
indiscernables; et par conséquent il n'y a pas lieu de demander la raison
de la préférence de l'un à l'autre.
Il en est de même
du temps. Supposé que quelqu'un demande pourquoi Dieu n'a pas tout créé
un an plus tôt, et que ce même personnage veuille inférer de là que
Dieu a fait quelque chose dont il n'est pas possible qu'il y ait une raison
pourquoi il l'a faite ainsi plutôt qu'autrement : on lui répondrait que
son illation serait vraie si le temps était quelque chose hors des choses
temporelles; car il serait impossible qu'il y eût des raisons pourquoi
les choses eussent été appliquées plutôt à de tels instants qu'Ã
d'autres, leur succession demeurant la même. Mais cela même prouve que
les instants hors des choses ne sont rien, et qu'ils ne consistent que
dans leur ordre successif. »
(Leibniz,
Lettres
à Clarke, III.).
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Leibniz dans l'histoire
de la philosophie.
Leibniz n'a pris nulle part le soin de
donner une exposition méthodique de sa philosophie (sauf dans la Monadologie
qui est un court résumé de sa métaphysique)
: il a, en quelque sorte, éparpillé ses idées dans des lettres,
des articles, des ouvrages de circonstance, et souvent même il les a plus
ou moins défigurées pour mieux les accommoder aux habitudes de pensée
et de langage de ses correspondants ou de ses lecteurs. Aussi n'est-il
pas surprenant que de son temps on l'ait en général peu compris et mal
apprécié. Wolf, qui fut son disciple le plus célèbre,
prétendit systématiser ses doctrines, et il ne réussit qu'à en tirer
une nouvelle scolastique dont les universités
allemandes nourrirent d'ailleurs leur enseignement jusqu'à l'avènement
de la Critique de la raison pure .
Cette philosophie de Leibniz et de Wolf
fut celle que Kant étudia d'abord à Koenigsberg
: plus tard, lorsque, selon son expression, la lecture de Hume
l'eut réveillé de son sommeil dogmatique, la tâche qu'il s'imposa consistait
en somme à chercher un moyen de conciliation entre le rationalisme
de Leibniz et l'empirisme de Hume, et bien
souvent lorsqu'il croyait contredire Leibniz, il ne faisait que retrouver
et rétablir sa vraie doctrine. Ainsi l'idéalité de l'espace
et du temps, le rôle nécessaire des notions et
vérités a priori dans la connaissance,
la distinction des phénomènes et des choses
en soi, etc., toutes ces thèses, croyons-nous, ont appartenu à Leibniz
avant d'être à nouveau découvertes par Kant.
Mais, quoique diffuse et secrète, l'influence
exercée sur la science et la philosophie
par les idées leibniziennes (idées de continuité, d'évolution,
d'analogie universelles) n'en est pas moins profonde, et c'est elle qui
les poussera durablement à chercher dans la vie intérieure et psychique
des choses l'explication fondamentale du mécanisme universel. (E.
Boirac). |
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