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Le relativisme

Les deux doctrines de la relativité de la connaissance. 
La doctrine de la relativité de la connaissance appartient au moins à deux écoles différentes, d'une part celle de Kant (école criticiste), d'autre part celle d'Auguste Comte (école positiviste). On peut citer parmi ses partisans Hamilton, Stuart Mill, Herbert Spencer, etc. Elle ne se distingue pas toujours bien nettement de l'idéalisme, et en général, elle est souvent présentée en termes obscurs et équivoques.

Distinguons d'abord en elle ces deux thèses qui ne sont nullement identiques, ni même connexes :

1° L'esprit humain ne peut rien connaître d'absolu;

2° L'esprit humain ne peut rien connaître absolument.

Dans la première thèse, absolu signifie existant en soi et par soi, indépendamment de toute relation avec autre chose : il est synonyme d'essence ou de cause première. En ce sens, nous ne connaissons pas Dieu, nous ne connaissons pas davantage la matière ou la force, si par hypothèse, elles sont l'essence ou la cause première des choses; mais rien ne nous empêche de connaître absolument les choses mêmes. L'esprit humain ne connaît que le relatif, mais peut-être le connaît-il absolument.

Dans la seconde thèse, absolu signifie conforme à la réalité même, adéquat à la réalité, tel dans le sujet qu'il est dans l'objet, indépendant de toute condition subjective. En ce sens, nous pouvons connaître l'absolu, mais nous ne le connaissons pas absolument; la connaissance que nous en avons ne lui est pas adéquate : elle n'est pas une intuition de l'absolu; elle n'en est pas même une représentation fidèle; elle n'en est qu'une traduction nécessairement imparfaite, un symbole plus ou moins grossier. Mais nous ne connaissons pas autrement le relatif lui-même : il n'est lui non plus l'objet que d'une connaissance symbolique.

Le relativisme positiviste ou objectif. 
De ces deux thèses, il semble bien que la première soit plus particulièrement celle du relativisme positiviste ou évolutionniste (Auguste Comte et Herbert Spencer), tandis que la seconde paraît être plutôt celle du relativisme criticiste (Kant). 

En effet, ce qu'Auguste Comte et Spencer refusent à l'intelligence humaine, ce n'est pas, croyons-nous, le pouvoir de connaître absolument les phénomènes et les lois de l'univers : ils ne doutent pas que les choses ne soient en elles-mêmes telles que la science ou telles que leur philosophie les représente; ce qu'ils nous condamnent à ignorer, c'est le fond absolu des choses, leurs causes premières ou leurs fins dernières. La relativité qu'ils professent est donc plutôt celle de l'objet de la connaissance que celle de la connaissance elle-même, et c'est pourquoi leur doctrine pourrait s'appeler un « relativisme objectif ».

Les raisons qu'on peut donner en faveur de cette thèse peuvent, ce semble, se ramener à deux :

• En premier lieu, l'esprit humain n'a pas de mode de connaissance approprié à un objet tel que l'absolu. En effet, nos sens (en y comprenant notre conscience) ne nous font connaître que des phénomènes indéfiniment relatifs les uns aux autres; et nous n'avons pas d'autres moyens d'information que nos sens. Aussi toutes les hypothèses que les métaphysiciens ont pu faire sur la nature de l'absolu sont-elles également plausibles et également incertaines, sans qu'il y ait aucun moyen de choisir entre elles ou de les mettre d'accord.

C'est une question de fait que de savoir si l'expérience sensible est notre seul moyen de connaître la réalité

Tout d'abord beaucoup de philosophes ont admis une intuition directe de l'absolu par l'esprit, et Herbert Spencer lui-même professe que la conscience du relatif enveloppe la conscience de l'absolu. Il y a en tout cas, une autre expérience que l'expérience sensible : ou plutôt l'expérience sensible elle-même implique une expérience d'un autre ordre, l'intuition que l'esprit a de sa propre existence en tant qu'il est le sujet auquel se rapportent en définitive tous les phénomènes. Quand l'esprit se saisit ainsi lui-même, ne saisit-il pas quelque chose d'absolu, l'essence même de la pensée et de l'être

D'autre part, à défaut d'une expérience sensible ou supra-sensible, l'intelligence humaine peut, ce semble, atteindre la réalité par l'intermédiaire de ses conceptions et de ses raisonnements. Les mathématiques tout entières n'ont pas d'autre méthode : elles ne connaissent, il est vrai, aucune existence absolue; elle connaissent du moins des vérités absolues. Les sciences de la nature procèdent par cette voie à la détermination des causes invisibles des phénomènes (molécules, atomes, mouvements moléculaires, atomiques, etc.). 

Pourquoi l'absolu ne pourrait-il pas être l'objet d'une connaissance de cette sorte? 

Si l'on objecte qu'il ne sera plus alors qu'une hypothèse dont la vérification manquera toujours, il est facile de répondre que la plupart des grandes hypothèses scientifiques ne sont pas non plus susceptibles d'une vérification expérimentale : elles se vérifient par l'explication qu'elles apportent à tout un ensemble de faits; mais cette vérification indirecte pourrait ne pas faire défaut à l'hypothèse de l'absolu. 

On objectera peut-être encore que les conceptions par lesquelles les sciences atteignent ainsi des réalités dont nous n'avons pas l'expérience sont du moins formées d'éléments empruntés à l'expérience, tandis que les conceptions de l'absolu ne peuvent être formées de tels éléments. 

Mais cette objection suppose sans preuve qu'il y a nécessairement une hétérogénéité radicale entre les choses relatives et l'absolu. L'absolu diffère du relatif en tant qu'absolu, mais non pas nécessairement sous tous les autres rapports. L'expérience pourrait donc contribuer à fournir à la raison les matériaux de ses conceptions : la raison n'y ajouterait qu'une forme, la forme de l'absolu.

Toute la conclusion qu'on peut tirer de l'argument, c'est que l'esprit humain n'est pas arrivé en fait à une connaissance de l'absolu assez complète ni même assez distincte pour lever tous les doutes; mais on ne peut en conclure qu'il ne puisse en droit jamais arriver à aucune connaissance de l'absolu.

• Le second argument du relativisme a donc pour but de montrer que cette connaissance est logiquement impossible, contradictoire en soi. C'est ce qu'Hamilton a essayé de faire, réduisant ainsi la première thèse de la relativité de la connaissance à la seconde. 

L'absolu, dit-on, ne peut être connu qu'absolument. Une connaissance relative de l'absolu est une contradiction dans les termes. Étant connu non tel qu'il est en soi, mais dans son rapport avec le sujet et modifié par ce rapport même, l'absolu serait connu comme relatif. Donc, par cela même que nous ne connaissons rien absolument, nous ne pouvons rien connaître d'absolu.

Seulement, si l'on admet cette réduction, il faut aller plus loin encore et prétendre avec Hamilton que nous ne concevons même pas l'absolu; car cette conception est évidemment relative comme la connaissance, et pour la même raison. On a déjà réfuté ces assertions. Sans doute, nous ne pouvons avoir une connaissance intuitive ou adéquate de l'absolu (non plus, d'ailleurs, que d'aucune autre chose, en dehors de nos états de conscience et des objets des mathématiques), mais nous pouvons concevoir l'absolu, nous pouvons même être assurés qu'il existe (ni Hamilton ni H. Spencer ne doutent de son existence). Or avoir l'idée d'une chose que l'on sait exister, c'est avoir, à quelque degré, la connaissance de cette chose. D'autre part, connaître une chose comme existant par elle-même indépendamment de toute condition, c'est la connaître non comme relative, mais comme absolue. Il n'importe donc pas que notre connaissance de l'absolu soit relative : elle n'en est pas moins une connaissance de l'absolu.

En résumé, le relativisme objectif n'a pas démontré que nous ne puissions avoir aucune connaissance, même relative, de l'absolu, c'est-à-dire de l'essence et de la cause première des choses.

Le relativisme criticiste ou subjectif.
Mais la vraie doctrine de la relativité de la connaissance est celle qui place la relativité dans la connaissance elle-même et non dans son objet, celle qu'on pourrait appeler le relativisme subjectif et qui est d'ailleurs extrêmement voisine de l'idéalisme.

D'après Kant, qui est le premier auteur de cette doctrine, nous ne pouvons connaître les choses absolument, c'est-à-dire telles qu'elles sont en elles-mêmes, et cela pour deux raisons :

1° D'abord, les choses nous étant extérieures, nous ne pouvons les connaître que par l'intermédiaire des impressions qu'elles produisent sur nous. Nous n'en saisissons donc que les apparences ou les phénomènes : pour savoir ce qu'elles sont en soi, il faudrait que leur existence se confondit avec la nôtre, que leur nature tout entière fût l'oeuvre même de notre pensée.

2° On pourrait, il est vrai, supposer que les phénomènes ressemblent aux choses, qu'ils en sont les équivalents ou les images, en un mot, que les choses nous apparaissent telles qu'elles sont en soi. Mais cette conformité des phénomènes aux choses n'est pas seulement impossible à vérifier, elle est impossible à concevoir. En effet, l'esprit est de moitié dans les phénomènes qu'il reçoit, et sa nature s'y exprime au moins autant que celle des choses. La sensation, disait déjà Aristote, est l'acte commun du sensible et du sentant. Ainsi l'espace et le temps, dans lesquels nous percevons tous les phénomènes, ne sont pas des propriétés des choses, mais des formes de notre sensibilité. De même la pensée mêle sa propre nature à la nature de ses objets. Selon le mot de Bacon, l'intelligence humaine est comme un miroir inégal qui détourne et déforme les rayons des choses. La connaissance est nécessairement relative à la nature de nos facultés de connaître.

Pour bien démêler la part de vérité et la part d'erreur contenues dans cette doctrine, il faut distinguer très nettement la connaissance sensible ou empirique et la connaissance rationnelle, et les examiner l'une et l'autre au point de vue de la relativité.

Tout d'abord, il n'est pas douteux que la connaissance sensible ne soit, en effet, relative. Nos sens ne perçoivent pas les choses, mais seulement les impressions faites sur eux par les choses : avec d'autres sens, les choses nous apparaîtraient autrement. La perception n'est pas l'intuition des réalités externes : elle n'est que l'interprétation des sensations; et les sensations sont les signes et non les images de ces réalités. - Sur tous ces points, le relativisme a cause gagnée.

Prenons garde cependant à la véritable portée de cette première thèse. Elle revient à dire que la connaissance sensible est relative parce qu'elle est une connaissance médiate et représentative. Mais; il s'ensuit aussitôt une double conséquence.

La première, c'est que la connaissance de tout ce qui est donné dans la conscience, étant immédiate, est nécessairement absolue. Il est contradictoire de supposer que toute connaissance est médiate. Je ne connais l'objet extérieur que par l'intermédiaire de mes sensations, et par conséquent ma connaissance est relative à mes sensations mêmes; mais par conséquent aussi je connais mes sensations sans intermédiaire, telles qu'elles sont en soi, et j'en ai une con-naissance absolue. Ainsi la connaissance sensible est absolue, si, on la réduit à la connaissance des phénomènes donnés dans la conscience; elle n'est relative que dans la mesure où par le moyen de ces phénomènes elle s'efforce d'atteindre les choses mêmes. Elle serait donc absolue, sans restriction ni réserve, si l'on supposait avec l'idéalisme que ce qu'on appelle les choses mêmes n'existe pas et que les sensations seules sont réelles.

La seconde conséquence, c'est que la connaissance sensible, impliquant un rapport nécessaire des sensations ou des phénomènes aux réalités qu'ils représentent, implique par cela même quelque chose d'absolu. S'il n'y avait, en effet, aucune relation entre le phénomène et la réalité, il n'y aurait aucune raison de les rapporter l'un à l'autre, et de voir dans le premier une connaissance même relative, de la seconde. Il doit donc y avoir, sinon une certaine ressemblance, du moins une certaine analogie entre nos représentations et les choses. Les rapports qui existent entre nos représentations peuvent correspondre aux rapports qui existent entre les choses, comme les rapports qui existent entre les mots d'une phrase correspondent aux rapports des idées exprimées par ces mots, bien qu'il n'y ait aucune ressemblance entre les idées et les mots. Donc, par l'intermédiaire de nos sensations, nous pouvons acquérir une connaissance réelle et par conséquent absolue, sinon de la nature intrinsèque des choses externes, du moins des relations qui existent entre elles; et c'est ainsi que la science, bien que fondée sur la connaissance sensible, est, au moins partiellement, une connaissance absolue.

En résumé, la connaissance sensible est relative, mais sa relativité même n'est que partielle, car elle implique des éléments dont la connaissance est ou peut être absolue.

Un de ces éléments consiste dans les rapports que notre intelligence aperçoit entre les phénomènes et qui sont les objets propres de la connaissance rationnelle. Mais le relativisme conteste que ces rapports puissent avoir une signification objective ou absolue. Les phénomènes ne nous représentent pas sans doute la nature des choses en soi : ils nous en révèlent du moins l'existence et la causalité; mais les rapports (de temps, d'espace, de nombre, de substance, de cause, etc.) ne nous révèlent rien que les formes ou les nécessités subjectives de notre pensée. Il est absurde de supposer qu'il puisse exister des rapports objectifs dont les rapports de nos représentations seraient les équivalents absolus : tout rapport est nécessairement subjectif; il résulte uniquement de la nature de notre faculté de penser. Donc nous ne pouvons rien connaître absolument, pas même les phénomènes : car la sensation, telle qu'elle est donnée dans la conscience, est déjà modifiée et altérée par les formes de temps, d'espace, de qualité, de quantité, etc., que notre esprit lui impose au moment même où il la reçoit. A plus forte raison, les .rétendues lois de la nature ne sont-elles au fond que les lois mêmes de notre pensée. Nos mathématiques, notre physique, toutes nos sciences n'ont dans la réalité absolue ni signification ni valeur.

Ainsi, pour démontrer complètement la relativité de la connaissance sensible, il faut aller plus loin encore et soutenir la relativité de la connaissance rationnelle ou de la raison.

Mais cette seconde doctrine n'est qu'un amas de contradictions. En effet, si les rapports ne sont que des lois de notre pensée sans signification et sans valeur en dehors des phénomènes, nous n'avons pas le droit de les appliquer au delà des phénomènes et par conséquent de supposer des choses en soi dont les phénomènes nous révéleraient (en vertu de ces rapports) l'existence et la causalité. Il n'y a donc que des phénomènes, existant par eux-mêmes, et non à titre de représentations ou de signes de réalités étrangères. Mais alors ces phénomènes sont connus en eux-mêmes et par conséquent nous en avons une connaissance absolue; car ils n'existent que dans notre pensée, et ils n'ont pas d'autre réalité, pas d'autre nature que celles-là mêmes que notre pensée leur attribue. 

Si, au contraire, nous avons le droit de supposer des choses en soi, comme cette supposition ne peut se faire sans attribuer aux rapports (particulièrement aux rapports de substance et de causalité) une signification et une valeur en dehors des phénomènes, il s'ensuit que les lois de la pensée sont en même temps les lois des choses, et que, par conséquent, nous pouvons avoir une connaissance absolue des rapports existant entre les choses par l'intermédiaire des rapports existant entre les phénomènes qui nous les révèlent.

Il faut donc admettre avec le relativisme que les rapports sont, en effet, des formes de notre pensée, mais il faut admettre en même temps qu'ils sont des formes de la réalité. Il se peut qu'en fait nous ne puissions les appliquer qu'aux phénomènes, et que notre connaissance rationnelle participe ainsi de la relativité de la connaissance sensible; mais, en droit, ils sont applicables à toutes choses, phénomènes ou existences supra-phénoménales (ce que Kant appelle les noumènes), s'il y en a de telles; car ces existences mêmes, nous ne pouvons les supposer que par la vertu de tels rapports. Par conséquent, en droit, et si on n'en considère que la forme pure, la connaissance rationnelle est absolue.

Reste, il est vrai, à expliquer comment les lois de notre pensée peuvent être en même temps les lois des choses; mais, explicable ou non, cette identité des lois fondamentales du sujet et de l'objet est impliquée dans la notion même de la connaissance. En effet, si, par hypothèse, il n'y avait aucun rapport entre notre connaissance et son objet, notre connaissance de cet objet ne serait même pas relative : elle serait nulle; elle n'en serait, à aucun degré, en aucun sens, la connaissance.

Le relativisme absolu se trouve ainsi ramené au scepticisme; car notre connaissance n'est plus qu'une illusion si elle n'a aucun rapport avec la réalité. Ou, si, comprenant que cette réalité prétendue inconnaissable n'est pas et ne peut pas être l'objet de la connaissance puisqu'elle n'a avec elle aucun rapport, il renonce à placer l'objet de la connaissance en dehors de l'esprit même, le relativisme se ramène à l'idéalisme. Mais, dans cette seconde hypothèse, il ne faut plus dire que la connaissance est relative; il faut dire au contraire qu'elle est absolue; car, connaître les choses telles qu'elles apparaissent à l'esprit ou telles que l'esprit les pense, c'est les connaître telles qu'elles sont. 

Parler d'une connaissance absolument relative, c'est donc parler d'une connaissance nulle ou d'une connaissance absolue. De toute façon, c'est se contredire. La relativité de la connaissance ne peut être que partielle. (E. Boirac).

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