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Le christianisme

Le christianisme est la religion non pas que Jésus (dont la religion était le Judaïsme) aurait établie, mais celle qui s'est constituée à partir de l'évocation de ses actes et de ses paroles. Religion qui le reconnaît comme Fils de Dieu et Rédempteur des humains.

Le nom de Christ, signifiait en grec oint, et désignait, chez les Juifs, toute personne consacrée par une onction sainte; il était synonyme de l'hébreu Messie. On l'appliquait aux rois, aux prêtres et aux prophètes, c.-à-d. à ceux que l'ont destinait à quelque fonction sacrée, parce qu'on répandait sur leur tête, sur leur barbe, sur leurs vêtements, des huiles ou des essences parfumées. Les effusions de liquides odoriférants devinrent ainsi un symbole de consécration, un emblème de la royauté, et, dans l'Ancien Testament, oindre quelqu'un pour quelque chose, veut toujours dire le destiner, le consacrer à cette chose.

"Christ, dit Lactance, n'est pas un nom propre, mais un titre qui désigne la puissance et la royauté: c'est ainsi que les Juifs appelaient leurs rois. De même que chez les Romains une robe de pourpre est l'ornement et la marque de la souveraineté, ainsi chez les Juifs, une onction sainte était le symbole de la royauté. C'est pour cela que nous appelons Christ celui qu'ils appelaient Messie, Oint ou Sacré roi, parce que cet auguste personnage possède, non un royaume temporel, mais un royaume céleste et éternel."
C'est du nom même du Christ qu'est dérivé le nom de chrétiens qui sert aujourd'hui à désigner les hommes qui font profession de croire en J. C. Toutefois les disciples de Jésus ne furent pas d'abord appelés de ce nom. Ils le reçurent, pour la première fois, dans la ville d'Antioche, vers l'an 41 de notre ère. On les confondit d'abord avec les Juifs; puis on les appela Nazaréens, c.-à-d. purifiés, Élus, Frères, Saints, Croyants, Fidèles, Jesséens, Gnostiques, etc. Ces diverses dénominations furent même en usage concurremment avec celle de Chrétiens; mais enfin celle-ci prévalut complètement.

Les quatre Évangiles renferment l'histoire la plus détaillée de la vie de J. C., ainsi que l'exposition complète de la religion qu'il est venu apporter aux hommes. Nous ne traiterons ici que de l'origine de cette religion.
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Vitrail : l'Enfance du Christ.
Vitrail L'Enfance du Christ, à la basilique Saint-Denis.
Verrière créée par Viollet-le-Duc et Gérente (XIXe s.).
© Photo : Serge Jodra, 2011.

L'époque apostolique.
D'après les Actes des Apôtres (XI, 26), ce fut à Antioche que les disciples de Jésus de Nazareth commencèrent à être nommés chrétiens. Ce fait coïncide avec la première évolution extensive du christianisme; il se produisit une année environ après que les fidèles circoncis se furent décidés à admettre dans leur communauté des païens convertis. Tous ces hommes professaient indistinctement la foi en la résurrection de Jésus et ils reconnaissaient en lui le Christ, c.-à-d. le Messie annoncé par les prophètes et attendu par les israélites; de là, le nom qui leur fut donné. Mais il semble que ce nom ne fut employé primitivement que par les gens du dehors; dans les documents du siècle apostolique, les chrétiens s'appellent ordinairement eux-mêmes les disciples, les frères, les fidèles ou les croyants.

Tout le christianisme consistait alors dans leurs souvenirs et dans leurs usages, car Jésus n'avait point laissé une seule ligne écrite de sa main ou dictée par lui, et il n'avait point estimé devoir donner à son oeuvre la forme d'une constitution ou d'une organisation réglementée.

Aux mots Évangile, Nouveau Testament, on trouvera des indications sur le temps et le mode de composition des documents qui relatent ces souvenirs et ces usages. Parmi ces documents, nous avons employé de préférence les évangiles attribués à saint Mathieu, à saint Marc et à saint Luc et les Actes des Apôtres, parce qu'ils nous semblent reproduire le plus ingénument la tradition du premier âge, avant les effets produits par la polémique de saint Paul et l'évangile théologique et mystique de saint Jean, et par les infiltrations de l'hellénisme et du paganisme.

Il ne faut point chercher dans les évangiles que nous avons mentionnés des documents relatant ou résumant une doctrine méthodiquement exposée, comme aurait pu l'être celle d'un rabbin ou d'un philosophe. Non seulement Jésus n'a point écrit, mais il n'a pas eu de chaire; il n'a pas même eu un auditoire régulier, où il aurait pu donner une certaine suite à ses paroles; il les semait dans tous les lieux qu'il traversait, devant des auditeurs changeant d'un jour à l'autre. Il est vrai que, parmi ceux qui crurent en lui, il choisit quelques hommes qu'il appela ses apôtres et qui devaient le suivre partout; mais ce n'est qu'en de rares occasions que les évangiles reproduisent des souvenirs relatifs à un enseignement spécialement réservé à ces disciples. D'autre part, les évangiles constatent que les apôtres eux-mêmes, égarés par leurs attentes et leurs préjugés, se méprirent parfois aux paroles de leur maître et qu'ils les entendirent inexactement. Certains textes semblent même rapporter, sans les corriger, des méprises de ce genre.

Malgré les difficultés inhérentes à de pareilles conditions, il est possible de relever et de présenter les principaux traits de la prédication de Jésus, c.-à-d. de la doctrine originelle du christianisme. Suivant Edouard Reuss, dont l'oeuvre éminente fait autorité pour ces questions (Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique; Strasbourg, 1860, 2 vol. in-8), le programme de cette doctrine se trouve dans les paroles que Jésus prononça au début de sa prédication : 

« Le temps est accompli [...]. Le royaume de Dieu est proche  [...]. Amendez-vous et croyez à l'évangile. » (Matth., IV, 17; Marc, n, 15).
Le premier de ces termes : le temps est accompli, indique le rapport de succession qui rattache l'oeuvre de Jésus à la religion des israélites; il présente le commencement de cette oeuvre comme la fin d'une période de préparation, de prédiction et d'attente. Le second terme : le royaume de Dieu est proche, précise la manière dont les espérances de ceux à qui Jésus s'adresse seront réalisées; elles doivent l'être par la proclamation du règne et la fondation du royaume de Dieu. En effet, quand les récits évangéliques veulent résumer en peu de mots et caractériser la prédication de Jésus, ils disent qu'il a annoncé le règne ou le royaume de Dieu (Matth., IV, 23; IX, 35; Marc, I, 14; Luc, VIII, 1; IX, 11; Act. Ap., I, 3).

Jésus lui-même appelle sa parole l'annonce du règne de Dieu, la doctrine du royaume (Matth., XIII, 11, 19; Luc, IV, 43; IX, 60; XVI, 16); dans la mission qu'il confie à ses disciples pour continuer l'oeuvre commencée par lui, il leur donne l'ordre de prêcher l'évangile du royaume (Matth., X, 7; XXIV, 14; Luc, X, 9). Le troisième terme : Amendez-vous et croyez à l'évangile, c. -à-d. à la bonne nouvelle, réclame la conversion et la foi comme conditions de l'entrée dans le royaume de Dieu, conditions subjectives, qui fondent la religion sur la morale et en restreignent l'accès et l'intelligence à ceux-là seuls qui s'efforcent de devenir meilleurs.

En un discours qui est placé tout au commencement de l'Évangile selon saint Matthieu (v, 17-18), Jésus définit les rapports de son oeuvre avec la loi et les prophètes :

« Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi et les prophètes;,je suis venu, non pour les abolir, mais pour les accomplir; car je vous dis en vérité que jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, il n'y aura rien dans la loi qui ne s'accomplisse, jusqu'à un seul iota et à un seul trait de lettre.»
D'autre part, les récits évangéliques le montrent constamment soumis aux prescriptions de la loi, par les observances de sa famille d'abord, par son obéissance volontaire ensuite et par un respect que rien n'autorise à attribuer à une feinte. On verra plus loin quelle direction cette déclaration et cet exemple imprimèrent à ses disciples, après sa mort, au premier âge de l'Église.

Cependant, il introduisit dans l'interprétation de la loi un esprit et des conceptions qui devaient en briser la lettre et la signification traditionnelle, comme le vin nouveau fait éclater un vase trop vieux (Matth., IX, 17; Marc, II, 22). Dans le discours dont nous venons de citer un passage (Matth., V), les conséquences de cette infusion sont vigoureusement énoncées par cette antithèse souvent répétée:

« Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens...; mais moi je vous dis, et par cet avertissement : Je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. » (20)
On les retrouve dans beaucoup d'autres passages des évangiles et dans les débats incessants de Jésus avec les docteurs de la loi, les scribes et les pharisiens (Matth., XV; 1-20; XVI, 1-12; XXIII; Marc, VII, 1-23; XII, 13 et suiv.); elles apparaissent avec un caractère presque subversif dans les déclarations relatives au temple et au sabbat (Matth., XII, 1-21).

L'accomplissement de la loi, tel que le propose Jésus, est autre chose que la pratique pure et simple des préceptes de l'Ancien Testament; s'étendant bien au delà du fait légal et extérieur, il vise la source première des actions humaines, il assimile le désir du mal à la consommation du mal et il va jusqu'à réclamer un effort suprême vers l'imitation de la perfection divine :

« Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait. » (Matth., v, 48).
Enfin, résumant le contenu essentiel et nécessaire de la loi et des prophètes, Jésus en élimine toutes les prescriptions de détail et il réduit ce contenu à deux points, l'amour de Dieu et l'amour du prochain, inspiré par l'amour de Dieu : 
« Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C'est là le premier et le grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Toute la loi et les prophètes se rapportent à ces deux commandements. » (Matth., XXII, 37-40).
La conception la plus simple et, suivant nous, la plus authentique du règne de Dieu que Jésus annonçait et dont il posait les fondements, est énoncée dans la prière qu'il enseigna à ses disciples :
« Que ton règne vienne et que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »
Toute formule magistrale de prière supposant une promesse d'exaucement et autorisant une espérance, celle-ci promet aux disciples de Jésus et les autorise à espérer qu'en un certain temps la volonté de Dieu deviendra la loi suprême de toute la terre et que l'humanité tout entière y obéira, comme l'univers suit depuis la création l'ordonnance qui lui a été assignée. Ce règne doit être préparé par l'enseignement donné à toutes les nations, par l'évangile annoncé à toute créature humaine (Matth., XXVIII, 19; Marc, XVI, 15). Une pareille préparation n'implique ni manifestation soudaine et éclatante, ni révolution renversant les puissances établies. Le règne de Dieu ne viendra point avec éclat (Luc, XVII, 20); l'évangile rend à César ce qui appartient à César (Matth., XXII, 21). Le royaume de Dieu, c'est le grain de sénevé, la plus petite des semences, qui devient un arbre, sur les branches duquel les oiseaux viennent faire leur nid (Matth., XIII, 31-32); c'est la semence déposée dans la terre et qui produit l'herbe d'abord, puis l'épi et enfin le grain tout formé dans l'épi (Marc, IV, 26-29); il se propage de proche en proche et se développe par une action latente, pareille à celle du levain qu'une femme prend et qu'elle mêle à trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute levée (Matth., XIII, 33).  Mais quand l'évangile du royaume aura été prêché par toute la terre, alors la fin arrivera (Matth., XXIV, 14). 

Finalement., le règne, qui ne devait être établi d'abord que dans le coeur des hommes, prendra une forme extérieure. Alors Jésus apparaîtra de nouveau, pour rassembler les siens, sous un régime qui triomphera de toutes les puissances du mal. C'est à ce second avènement qu'il rapporte les prophéties relatives à un royaume messianique, visible et glorieux. Mais il ne déclare pas explicitement si ce sera sur la terre ou dans un autre monde que ce règne définitif sera constitué. Cependant, la condition de l'homme y sera autre que dans la vie actuelle; après la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris (Matth., XXII, 30). Toutefois, Jésus promet à ses disciples de boire avec eux du fruit de la vigne dans le royaume de Dieu (Luc, XXII, 17).

On peut dire sans exagération que les conditions requises pour avoir part au royaume sont posées sur les hauteurs où la croix est dressée : d'abord, faire un choix exclusif entre les deux maîtres, aimer et servir Dieu, haïr et mépriser Mammon (Matth., VI, 24). Mammon ici, c'est le culte de la richesse et le souci de la vie terrestre. Il faut chercher, avant tout, le règne de Dieu et de sa justice, et attendre avec confiance toutes les choses nécessaires, des dispensations du Père céleste (VI, 33). Un homme dit à Jésus : 

« Je te suivrai partout où tu iras. » 
Mais Jésus lui répondit :
« Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. » (Luc, IX, 57-58).

« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu. » (Marc, X, 25).

« Va, dit Jésus à un homme riche, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Après cela, viens et suis-moi, t'étant chargé de ta croix. » (21).
Il disait aussi :
« Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n'est pas digne de moi. » (Matth., X, 38). 

« Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas digne de moi. » (37). 

A celui qui, avant de le suivre, veut aller ensevelir son père, Jésus répond : 
« Laisse les morts ensevelir leurs morts. » (Luc, IX, 60). 
Il disait à ses disciples : 
« Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent. » (Matth., v, 44). 

« Si ta main ou ton pied te fait tomber dans le péché, coupe-les. Si ton oeil te fait tomber dans le péché, arrache-le. » (XVIII, 8, 9).

« Celui qui aura conservé sa vie la perdra; mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi, la retrouvera. » (x, 39).

« Dans le renouvellement qui doit venir [..]. quiconque aura quitté des maisons, des frères ou des soeurs, son père ou sa mère, sa femme ou ses enfants à cause de mon nom, il en recevra cent fois autant - et il héritera la vie éternelle. » (XIX, 28, 29).

Une grande partie de l'histoire du christianisme, la plus caractéristique, reste incompréhensible pour quiconque ne tient point compte de l'action exercée par ces préceptes et ces promesses de Jésus.

« Dieu seul est bon », disait Jésus (Marc, x, 18); il considérait tous les hommes comme coupables de péché, et comme ayant tous besoin de repentir et d'amendement, de pardon et de salut; mais nulle part, il n'attribue ce fait à une infection héréditaire ou à une condamnation innée. Il nous semble impossible de trouver dans ses paroles le moindre indice de ce qu'on a appelé le péché originel. Le siège du mal, c'est le coeur de l'homme (Matth., xv, 19); mais la cause du pêché, c'est l'action corruptrice et les instigations de Satan, secondé par les défaillances de la chair (XXVI, 41). Cette puissance du diable, l'ennemi, le mauvais, le malin, est si grande dans le monde, que Jésus l'appelle, elle aussi, un royaume (XII, 26). Elle sera détruite par le règne de Dieu; elle est déjà radicalement ébranlée par l'arrivée du Christ : 

« Or, les soixante-dix revirent Jésus avec joie, disant : Seigneur, les démons mêmes sont assujettis par ton nom. Et il leur répondit : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. » (Luc, x, 17, 18).
En comparant ici, sur des points essentiels, l'enseignement de Jésus avec la théologie qui se produisit plus tard, nous croyons devoir ajouter que les évangiles que nous analysons présentent la foi, condition nécessaire du salut, comme un fait volontaire de l'homme répondant à l'invitation, apportée à tous, d'entrer dans le royaume de Dieu. Il serait difficile d'y trouver un seul passage tendant à anéantir la liberté, le libre arbitre de l'homme. C'est par sa faute que l'homme est exclu du banquet, dont la porte lui était ouverte (Matth., XXII, 1-14). L'élection n'est point un décret antérieur à son existence, mais un jugement rendu sur ses actes. Mais si l'homme possède une liberté entière devant la vocation, devant l'appel qui lui est adressé, il a besoin, quand il y a répondu, de l'assistance divine, pour suivre la voie étroite tracée par l'Évangile. Cette assistance, c'est l'esprit de Dieu, le Saint-Esprit, L'Esprit du Père, la puissance ou la vertu d'en haut, que Jésus promet aux siens (Matth., X, 20; Luc, XXIV, 49), et que Dieu donne à ceux qui le lui demandent (Luc, XI, 13).

Dans les textes que nous avons cités en l'avant-dernier paragraphe, comme résumant les préceptes et les promesses de l'Évangile, on a pu remarquer que Jésus réclame pour lui-même une foi et un dévouement absolus. On trouvera dans plusieurs autres textes des préceptes et des promesses du même genre (Matth., VII, 23; X, 32, 33, 40; XI, 28-30; XVIII, 5; Luc, X, 16). Jésus ne parle point seulement comme un docteur ou un prophète, disant broyez ce que je vous enseigne et vous révèle; ni comme le fondateur d'une société religieuse, aux règlements duquel il suffirait d'obéir. Il se présente comme, offrant lui-même aux hommes un secours surnaturel et le salut, secours et salut qui ont pour conditions, non seulement l'attachement à sa doctrine et à son oeuvre, mais aussi l'attachement intime à sa personne, la foi en lui. Dès le début de sa prédication, il avait annoncé qu'il était envoyé pour réaliser cette prophétie d'Ésaïe : L'esprit du Seigneur est sur moi, c'est pourquoi il m'a oint. Il m'a envoyé pour annoncer l'Évangile aux pauvres, pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour publier la liberté aux captifs et le recouvrement de la vue aux aveugles, pour renvoyer libres ceux qui sont dans l'oppression et pour publier l'année favorable du Seigneur (Luc, IV, 18-21). Plus tard, il disait :

« Si je chasse les démons par l'esprit de Dieu,. c'est que le règne de Dieu est venu à vous. » (Matth., XII, 28; Luc, XI, 20).
Enfin, récapitulant ses miracles, il répond aux disciples de Jean-Baptiste : 
« Les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont nettoyés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et l'Évangile est annoncé aux pauvres. » (Matth., XI, 5).
Quand Pierre déclare reconnaître en lui le Christ, le fils du Dieu vivant, Jésus attribue cette déclaration à une révélation de son père qui est aux cieux (Matth., XVI, 13-17). Cependant il ne s'appelle jamais lui-même fils de Dieu. Lorsque ce nom lui est donné par ceux qui l'entourent, il est manifeste que dans leur pensée, la signification des mots ne dépasse point la limite déterminée par les espérances messianiques des contemporains. Il est vrai que Jésus appelle Dieu son père, et que lui-même se nomme quelquefois le fils; mais pour quiconque sait lire, il résulte du contexte, que ces dénominations désignent généralement un rapport mystique, plutôt qu'un rapport congénérique. Le titre qu'il se donne habituellement est celui de Fils de l'homme. Ce nom se trouvait déjà dans les prophéties de Daniel (Livre de Daniel, VII, 13-14), avec l'attribution de la royauté messianique. Les textes relatifs à l'emploi que Jésus en a fait sont trop nombreux pour être cités ici. Nous nous bornons à constater très sommairement qu'il s'appelle le Fils de l'homme indistinctement pour annoncer son oeuvre, ses épreuves, ses souffrances et sa mort, sa puissance, ses miracles, sa résurrection et sa gloire. 

C'est le Fils de l'homme qui sème la bonne semence dans ce champ, qui est le monde, et où Satan sème l'ivraie (Matth., XIII, 37-41). Il est maître même du sabbat (Marc, II, 28); Il a, sur la terre, l'autorité de pardonner les péchés, parce qu'il a le pouvoir de guérir les malades, et qu'il dit à un paralytique : Lève-toi et marche (Luc, V, 24, 25); Il est venu pour sauver ce qui était perdu (Matth., XVIII, 11); il faut que, le Fils de l'homme souffre beaucoup et qu'il soit rejeté par les sénateurs, les principaux sacrificateurs et les scribes, qu'il soit mis à mort et qu'il ressuscite le troisième jour (Luc, IX, 22; XVIII, 31-33). Enfin, le signe du Fils de l'homme paraîtra dans le ciel; alors toutes les tribus de la terre se lamenteront en se frappant la poitrine, et elles verront le Fils de l'homme venir sur les nuées du ciel avec puissance et une grande gloire. Il enverra ses anges avec un grand bruit de trompette; et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis un bout des cieux jusqu'à l'autre bout (Matth., XXIV, 30, 31).

Les évangiles qui reproduisent la tradition primitive rapportent que, parmi ses disciples, Jésus en choisit douze, qu'il nomma apôtres (Matth., X, 1, 24; Marc, III, 1319; Luc, VI, 13; IX, 1-2), et il les envoya pour annoncer le règne de Dieu. Plus tard, il établit soixante-dix autres disciples, qu'il envoya deux à deux devant lui, dans les villes où il devait passer (Luc, X, 1). Il avait aussi avec lui quelques femmes qui le suivaient et le servaient (Luc, VIII, 1-3; Marc, XV, 40, 41). Pour subvenir aux besoins communs, on avait formé un certain fonds qui était entretenu principalement par les femmes qui assistaient Jésus de leurs biens (Luc, VIII, 3). Judas Iscariot portait la bourse et en usait fort infidèlement (Ev. s. Jean, XII, 6). Ces détails indiquent une certaine organisation; mais ils ne semblent point correspondre à ce qu'on a appelé l'Église. Il manquait les institutions essentielles à l'Église et un culte propre. La sainte Cène n'a été instituée que la veille de la mort de Jésus, et le baptême avec sa formule sacramentelle, seulement après la résurrection.

Le maître et les disciples ne priaient même pas ordinairement ensemble; car les évangiles, montrent Jésus se tenant habituellement à l'écart pour prier; et ses disciples durent un jour lui demander de leur enseigner à prier (Luc, XI, 1). Cependant, si les évangiles ne montrent point Jésus organisant durant sa vie une société religieuse munie d'institutions distinctes, ils relatent des paroles qu'on a pu, avec beaucoup de raison, considérer comme contenant la formule de fondation de ce qui est devenu l'Église. Le mot s'y trouve deux fois (Matth., XVI, 18, 19; XVIII, 17); et dans le premier texte, à côté du mot, la promesse d'une force indestructible; puis la délégation d'un pouvoir s'étendant sur les cieux compte sur la terre. Beaucoup d'autres textes, sans produire le nom, se rapportent au même objet. En effet, tout ce que nous savons sur les conceptions de Jésus démontre qu'il ne limitait point son oeuvre à la durée de sa vie : il devait pourvoir à ce que cette oeuvre fût continuée jusqu'à l'avènement définitif du règne de Dieu.

En terminant cette première partie de notre exposition, et comme transition à celle qui suit, nous devons ajouter que le don des miracles est largement compris dans la délégation des pouvoirs conférés par Jésus à ses apôtres et à ses soixante-dix disciples : 

« Guérissez les malades, nettoyez les lépreux, ressuscitez les morts, chassez les démons. » (Matth., X, 8; Luc, X, 9).
La foi aux miracles tient une place prépondérante dans l'histoire de l'origine et des développements du christianisme. D'après les Évangiles, l'histoire de Jésus commence et finit par deux immenses miracles; ce sont ses miracles qui attestent la divinité de son oeuvre et qui attirent le peuple autour de lui. Il est vrai que la plupart des miracles qui lui sont attribués ont un caractère tout particulier, qui en fait en quelque sorte le commentaire, l'image ou, comme on dirait aujourd'hui, l'illustration de sa doctrine. Mais dans les Actes des Apôtres les miracles sont plus abondants encore que dans les Évangiles; et plusieurs se présentent déjà sous la forme de ceux qui rempliront plus tard les légendes des saints.

L'arrestation et le supplice de Jésus avaient découragé ceux qui avaient cru en lui et espéré de lui la délivrance d'Israël (Luc, XXIV, 17-21). L'annonce et la prédication de sa résurrection ranimèrent cette espérance et augmentèrent rapidement et considérablement. le nombre des disciples. Tous attendaient son retour prochain et, avec ce retour, l'établissement glorieux de règne définitif de Dieu. Au mot Chiliasme, on trouvera des indications sur la forme que prit cette attente et sur la place qu'elle tint dans la foi des chrétiens des premiers siècles. Dans le temps qui suivit immédiatement la mort de Jésus, on comptait qu'elle serait réalisée avant la fin de la première génération (Matth., XVI, 28; XXIV, 34.; Marc, IX, 1; XIII, 36; Luc, XXI, 32; Ire ép. aux Thessaloniciens, IV, 15, 17; I Cor., XV, 51). Tous ceux qui aspiraient à avoir part au royaume demandaient et recevaient le baptême; ils formèrent une confraternité consacrée par des repas communs avec fraction religieuse du pain, entretiens pieux, dans lesquels vraisemblablement on recueillait et on repassait les souvenirs relatifs à Jésus, prières et baisers de paix. A Jérusalem, ils constituèrent une sorte de Communisme, (Act. Ap., II, 44-47; IV, 32), qui n'était pas seulement la manifestation de leur charité, mais qui semble être aussi l'indice d'espérances qui acceptaient facilement l'abandon des biens présents, en vue de la fin très prochaine du monde.

Cependant ces espérances et ces pratiques n'impliquaient pas la moindre rupture avec la religion d'Israël. Des textes nombreux des Actes des Apôtres démontrent, avec évidence, que les frères, les disciples, comme ils s'appelaient alors, étaient restés de fidèles israélites, fermement attachés à la loi et au culte de leurs pères, au temple et même à la synagogue. L'Évangile n'était point pour eux une religion nouvelle, mais l'accomplissement, le complément de l'ancienne. Dans les réunions où ils s'édifiaient, la lecture des  Écritures ne comprenait et ne pouvait comprendre que l'Ancien Testament. Ils étaient tous assidus au temple, tous les jours, d'un commun accord (Act. Ap., II, 46; III, 1; V, 42); quand ils ne pouvaient point y aller, ils faisaient la prière, dans les maisons où ils se trouvaient, aux heures usitées (X, 9); ils observaient scrupuleusement les prescriptions relatives aux aliments impurs ou souillés (X, 14) et les usages concernant les voeux et les purifications (XVIII, 18; XXI, 23-26); ils considéraient comme une souillure les relations avec les incirconcis (X, 9; XI, 1-3). Au commencement, ils étaient tous convaincus que la circoncision était une condition nécessaire de la participation aux espérances messianiques; plus tard même, Paul y soumit Timothée (XVI, 4-3).

Non seulement la fidélité des disciples à la loi et au culte de leurs pères leur valut, dans les premiers temps, la tolérance de tous les israélites; mais la promesse qu'ils publiaient de la prochaine réalisation des espérances messianiques dut rallier autour d'eux la plupart de ceux qui soupiraient après la délivrance d'Israël, et dans le coeur desquels fermentaient déjà les sentiments qui, vers la fin de cette génération, firent éclater la fatale insurrection qui entraîna la ruine de Jérusalem, du temple et de la nation. Telle nous semble être l'explication la plus vraisemblable des conversions si nombreuses attribuées aux premières prédications (Act. Ap., II, 41, 47; v, 4). Les Actes des Apôtres affirment que tous ceux qui croyaient étaient alors agréables à tout le peuple (II, 47; IV, 21; V, 13). Il y avait même des sacrificateurs qui obéissaient à la foi (VI, 7). Les premières mesures de compression ne furent prises que par les politiques, dont les inspirateurs étaient les sadducéens; elles semblent n'avoir été que des expédients de police destinés à arrêter l'agitation du peuple en faveur des disciples (IV, 1; V, 17); dans le Sanhédrin, le représentant le plus honoré des pharisiens prit parti pour les apôtres, et il obtint qu'on les mît en liberté (v, 34-40).

Le premier acte décisif de persécution correspond à l'introduction d'un élément nouveau dans l'organisation des disciples et au premier indice de scission avec la religion d'Israël. Comme les disciples se multipliaient, il s'éleva un murmure des juifs grecs contre les juifs hébreux, parce que leurs veuves étaient négligées dans la distribution qui se faisait chaque jour. Les apôtres convoquèrent la multitude des disciples; gardant pour eux le ministère de la prière et de la parole, ils proposèrent à l'assemblée de choisir sept hommes qui serviraient aux tables. Quand les élus leur furent présentés, les apôtres leur imposèrent les mains. Dans l'histoire de l'organisation ecclésiastique on leur donne le titre de diacres; aucun de leurs noms ne représente une appellation hébraïque. 

Parmi ces diacres se trouvait Étienne; il prêchait à Jérusalem dans les synagogues où la langue grecque servait à l'édification des assistants (VI, 1-9). Il est probable que ce diacre, chez lequel l'élément juif était pénétré d'éléments helléniques, professait à l'égard de Moïse, de la loi et du temple une vénération moindre que celle des purs palestiniens, et que ses discours sur l'oeuvre de Jésus indiquaient des conséquences que les apôtres n'avaient point annoncées; car il provoqua une opposition que ceux-ci n'avaient point rencontrée, et il suscita contre les disciples l'animosité des pharisiens, comme celle du peuple. On l'accusa d'avoir dit que Jésus de Nazareth détruirait le temple et changerait les ordonnances de Moïse (VI, 14). Devant ses juges, Étienne ne se défendit point contre cette accusation, il déclara même que le Très Haut n'habite point dans des temples faits de la main des hommes (VII, 48). Il fut condamné et lapidé (57-60). Alors s'éleva à Jérusalem une grande persécution dont l'un des agents les plus actifs était Saul, alors pharisien ardent, mais qui devint ensuite l'apôtre Paul. Les fidèles furent dispersés par les quartiers de la Judée et de la Samarie (VIII, 1). Cependant les apôtres restèrent dans la ville, ce qui semble justifier la distinction que nous venons d'indiquer.

Ici commence la première des évolutions qui firent du Christianisme une religion essentiellement distincte du Judaïsme. Sans doute, Jésus, sa personne et son oeuvre, sa vie et sa mort, sont les fondements de la religion chrétienne; néanmoins, de l'analyse des documents apostoliques, entreprise sans idées préconçues, il résulte que ce qu'on appelle aujourd'hui le christianisme n'a été ni constitué, ni organisé par lui. Le christianisme est le produit séculaire d'un germe que l'Évangile a déposé dans le monde. C'est ce que Jésus lui-même semble avoir annoncé, lorsqu'il disait : il en est du royaume de Dieu comme de la semence qu'un homme jette dans la terre. Soit qu'il dorme ou qu'il se lève, la nuit ou le jour, la semence croît, sans qu'il sache comment. Car la terre produit d'elle-même, premièrement l'herbe, ensuite l'épi, puis le grain tout formé dans l'épi (Marc, IV, 26-28). Comme tout ce qui vit sur la terre, le christianisme a emprunté les éléments de sa croissance aux temps et aux milieux dans lesquels il s'est développé.

On vient de voir quel contingent important il recruta chez les juifs zélés, dans les premiers temps où il était reste confiné à Jérusalem et étroitement attaché à la loi et au culte d'Israël. Les frères dispersés par la persécution s'en allèrent de lieu en lieu, annonçant la parole. Le diacre Philippe prêcha le Christ aux samaritains, et il en baptisa plusieurs. Les apôtres approuvèrent ces baptêmes (Act. Ap., VIII, 1-4). C'était un premier pas fait en dehors des limites qui avaient jusqu'alors arrêté l'expansion de l'Évangile; car les samaritains, quoiqu'ils fussent circoncis, étaient réprouvés et repoussés par les juifs orthodoxes. Il fut suivi d'un second beaucoup plus décisif. D'autres fugitifs avaient passé jusqu'en Phénicie, à Chypre et à Antioche; mais ils n'y annoncèrent la parole qu'aux juifs seulement. Cependant à Antioche quelques-uns d'entre eux, « qui étaient de Chypre et de Cyrène», s'adressèrent aux Grecs et en convertirent un grand nombre (XI, 11).

Il convient de constater ici que ces faits si considérables s'accomplirent en dehors de l'initiative et de la direction des apôtres, et que le dernier est le résultat d'un mouvement presque divergent de quelques disciples d'origine ou de langage grecs. Ces faits et beaucoup d'autres, également certains, contredisent l'opinion officielle, qui prétend qu'à partir de la Pentecôte les apôtres reçurent l'intelligence parfaite de l'Évangile, l'infaillibilité et le privilège d'une inspiration particulière et continue c. -à-d. des attributs constituant une différence spécifique entre eux et tous les autres chrétiens contemporains ou postérieurs. Les Actes nous ont montré jusqu'ici les apôtres gardant, à l'égard de l'oeuvre de développement du christianisme, une attitude expectante, indécise, presque passive; suivant des mouvements dont la direction initiale était imprimée par d'autres, attendant les événements et ne s'y soumettant parfois qu'avec hésitation, presque avec récalcitrance. 

Il fallut une vision pour vaincre chez Pierre les répugnances du juif, et le décider â entrer dans la maison du centurion Corneille, un homme juste pourtant et craignant Dieu; un miracle pour le décider à laisser baptiser ce Romain (X, 9-48). Quand Pierre fut de retour à Jérusalem, tous les fidèles circoncis disputaient contre lui; et il dut faire grand effort de parole et attester les miracles, pour faire comprendre aux autres apôtres et aux frères de Judée, que l'Évangileétait donné même aux gentils (XI, 2-18). Pour les conversions d'Antioche, ils ordonnèrent une enquête, qui fut confiée à Barnabas, lévite et cypriote : Celui-ci s'adjoignit Saul de Tarse, récemment converti et qui s'était jusqu'alors tenu à l'écart. Tous deux approuvèrent ce qui avait été fait, et continuant l'oeuvre commencée, ils convertirent un grand nombre de païens. L'omission de la circoncision montrant à tous quelque chose qui différait sensiblement de la religion des juifs, le peuple d'Antioche donna aux fidèles le nom de Chrétiens (XI, 22-26). C'est sous ce nom que nous les désignerons désormais, quoiqu'ils ne l'aient pris eux-mêmes que plus tard.

Il semble que les juifs hostiles les appelaient alors les Nazaréens (XXIII, 5). Le baptême et l'imposition des mains accordés aux gentils ouvraient largement la voie à l'évangélisation. Mais ce ne furent point les apôtres qui s'y engagèrent alors : ils restèrent à Jérusalem parmi ceux qui estimaient la circoncision et la stricte observance de la loi mosaïque indispensables à la réalisation de l'espérance d'Israël, et qui n'avaient toléré le baptême de Corneille que comme un fait exceptionnel, justifié par des miracles. Quelques prophètes et docteurs, qui résidaient à Antioche, imposèrent les mains à Paul et à Barnabas et les envoyèrent annoncer la parole chez les païens (XIII, 1-3). Ces missionnaires allèrent à Séleucie, dans l'île de Chypre, à Perge en Pamphylie, à Antioche de Pisidie, à Iconie, à Lystre et à Derbe, villes de la Lycaonie (XIII, XIV), convertissant des païens et rencontrant chez les juifs établis en ces contrées une violente opposition. Ils constituèrent des églises et instituèrent des anciens en chacune de ces églises (XIV, 23), agissant en tout cela sans la moindre délégation des apôtres

Tandis que les chrétiens d'Antioche entreprenaient ainsi l'évangélisation des gentils, il vint chez eux des frères de Judée, qui étaient d'anciens pharisiens convertis; ils enseignaient que pour être sauvé il fallait être circoncis et garder la loi de Moïse. Une grande contestation s'éleva entre Paul, Barnabas et eux; il fut résolu qu'on monterait à Jérusalem pour consulter les apôtres et les anciens sur cette question (XV, 1-13). Dans cette conférence, qu'on a décorée du titre de concile de Jérusalem, il se produisit de vives discussions; mais Paul et Barnabas ne cédèrent point. Enfin, sur la proposition de Jacques, on décida « qu'il ne fallait point inquiéter ceux des gentils qui se convertissaient à Dieu» (19), et on écrivit aux chrétiens d'Antioche : Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne point vous imposer d'autre charge que les choses qui sont nécessaires, savoir : s'abstenir de ce qui a été sacrifié aux idoles, du sang, des choses étouffées et de la fornication (28-29).

Dans son épître aux Galates, Paul ajoute que Jacques, Céphas et Jean donnèrent alors à lui et à Barnabas la main d'association, afin qu'ils allassent vers les gentils, et eux vers les juifs; mais il prend soin de constater qu'on agissant ainsi, Jacques, Céphas et Jean ne faisaient que reconnaître la grâce qui lui avait été donnée (II, 10). En cette même épître, qui contient des indications très intéressantes sur les positions respectives de ceux qui avaient alors nom d'apôtres, Paul affirme, à la fois, et l'origine divine de son titre d'apôtre des gentils et l'indépendance absolue de son ministère : ce qu'il enseigne, il ne l'a reçu ni appris d'aucun homme, mais de la révélation directe de Jésus-Christ (1, 12, 16); il est apôtre, non de la part des hommes, ni par aucun homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père qui l'a ressuscité des morts (I, 1); ceux qui sont les plus considérés ne lui ont rien communique (II, 6-7); si quelqu'un annonce un autre évangile que celui qu'il a annoncé, quand même ce serait un ange du ciel, qu'il soit anathème (I, 8). On verra bientôt quelle fut dans un cas très significatif son attitude à l'égard de Pierre.

Quelques jours après son retour à Antioche, Paul quitta de nouveau cette ville. Il entreprit une grande oeuvre d'évangélisation qu'il accomplit en deux voyages, commencés par la visite des églises qu'il avait déjà fondées. Ces voyages le menèrent ensuite en Phrygie, en Galatie, en Mysie, en Macédoine, à Athènes, à Corinthe, à Éphèse. Les renseignements contenus dans les Actes des apôtres nous permettent de nous représenter les conditions dans lesquelles la propagation du christianisme s'opérait alors. Elle trouvait généralement le terrain préparé par les juifs. Ceux-ci étaient déjà répandus dans la plupart des villes importantes de l'empire romain. Partout où ils comptaient un certain nombre de familles ils constituaient une synagogue (Act. Ap., IX, 2; XIII, 5; XIV, 1; XVII, 1, 10; XVII, 4; XIX, 8; Josèphe, Antiq. hebr., XIX, 6, 3). 

Le culte qu'ils y célébraient, ne comportant point de sacrifices, faisait une très large part à la lecture et à l'interprétation de la Loi et des Prophètes, aux psaumes et à la prière. A l'inverse de la plupart des autres cultes de l'antiquité, dont l'objet principal était de solliciter la faveur de la divinité en tuant des bêtes et en pratiquant des rites et des cérémonies, il fournissait des éléments féconds et abondants au développement et à l'expression de la pensée et du sentiment religieux; il stimulait l'exercice de la justice, de la bienfaisance, et la recherche de la pureté et de la valeur morales; il associait la vénération de l'antiquité patriarcale et de la tradition nationale aux perspectives mystérieuses d'un avenir immense. 

Le voisinage de la synagogue et l'esprit de prosélytisme, que de longs siècles d'oppression semblent avoir complètement étouffé aujourd'hui chez les Juifs, mais qui les animait alors d'une extrême ardeur (Matth., XXIII, 15; Act. Ap., II, 11; Tacite, Annales, II, 85; Horace, Satires, I, 4; Suétone, Tibère, 36; Flav. Josèphe, De bello, jud., II, 17, 10; VIII, 33), devaient opérer sur les païens d'alentour une action dont les effets sont attestés par les documents que nous analysons. Un certain nombre, qui avaient cessé de croire aux dieux de leur nation et qui ne trouvaient point dans les doctrines des philosophes une satisfaction suffisante à leurs aspirations, allaient chercher chez les juifs ce qui leur était proposé comme contenant une religion et une sagesse supérieures. Les uns se soumettaient à la circoncision combinée avec certaines formes d'initiation, dont le baptême paraît avoir fait partie, et à toutes les exigences de la loi mosaïque; ils entraient ainsi complètement dans l'alliance d'Israël. C'étaient les prosélytes de la,justice. 

Les autres, et ceux-ci étaient vraisemblablement les plus nombreux, n'acceptaient de la religion des juifs que ce qu'elle avait d'universel, le culte du vrai Dieu, l'observance de la loi morale et la pratique des sept préceptes noachiques; quelques-uns manifestaient un grand zèle pour la synagogue (Luc, VII, 5). Les israélites les appelaient prosélytes de la porte, parce qu'ils ne pouvaient pénétrer que dans la première enceinte du temple, et seulement en passant par la porte des gentils. Ils sont généralement désignés dans le Nouveau Testament sous le nom d'hommes pieux, hommes craignant Dieu (Act. Ap., X, 2; XIII, 43; XVI, 14; XVII, 4; XVIII, 7).

Ceux-là devaient accueillir avec empressement une prédication qui leur promettait une pleine participation à l'espérance d'Israël, sans les astreindre à ce qui leur répugnait dans les conditions de l'ancienne alliance. D'ailleurs, les faits précédemment relatés montrent que les juifs nés dans les contrées des gentils étaient eux-mêmes plus prédisposés que les palestiniens à admettre les changements qui devaient élargir les horizons de leur religion.

Paul donc et les premiers prédicateurs de l'Évangile cherchèrent leur principal auditoire ordinairement dans les synagogues et, à l'occasion, dans les oratoires des Juifs (XIII, 5, 14, 15; XIV, 1; XVI, 13; XVII, 1, 2, 10, 17; XVIII, 4, 19 XIX, 8). Profitant des facilités que leur offraient pour cela les usages établis en l'ordre du culte, ils prenaient la parole après la lecture de la loi et les prophètes, et ils annonçaient que les prophéties concernant le Messie se trouvaient accomplies en la personne de Jésus de Nazareth, par sa mort et par sa résurrection. Cette prédication produisait des résultats fort divers, tantôt des succès allant jusqu'à la conversion de chefs et de serviteurs de synagogue, tantôt des contradictions éclatant en violences; mais même dans les cas les plus fâcheux, elle obtenait parmi les prosélytes et les gentils un nombre d'adhésions suffisant pour former le noyau d'une petite église chrétienne.

Pour bien constater le caractère de la première propagation du christianisme, rappelons que, en dehors de Jérusalem, nous n'avons guère trouvé jusqu'ici que des travaux indépendants de la direction des apôtres, entrepris et accomplis par des hommes qui n'avaient reçu que de leur propre foi l'investiture de leur office, obéissant uniquement à ce qu'on appelait alors un mouvement ou un appel de l'Esprit. Aux exemples déjà mentionnés il convient d'ajouter celui d'Apollos, juif alexandrin, évangélisé par Aquilas, faiseur de tentes, et par Priscille, femme de cet ouvrier. Il employait son éloquence et sa connaissance des Écritures à démontrer que Jésus était le Christ, et il fit à Éphèse et à Corinthe une oeuvre individuelle, qui était alors considérée comme essentiellement chrétienne, mais qui était tout aussi affranchie de l'autorité de Paul, son voisin, que celle de Céphas et des anciens de Jérusalem (Act. Ap., XVIII, 24-28; IX, 1; Cor. I, 12; XVI, 12).

A Jérusalem, les frères étaient restés attachés à la loi, à la circoncision et au temple. Quand Paul revint en cette ville pour la dernière fois, vers l'an 58, vingt-trois années environ après sa conversion, Jacques et les anciens lui dirent : Frère, tu vois combien de milliers de juifs ont cru, et ils sont tous zélés pour la loi. Or, ils ont été informés que tu enseignes à tous les juifs qui sont parmi les gentils de renoncer à Moïse, en leur disant qu'ils ne doivent point faire circoncire leurs enfants, ni vivre selon les cérémonies (Act. Ap. , XXI, 20-21)... Il faut que tous sachent qu'il n'est rien de tout ce qu'ils ont ouï dire de toi, mais que tu continues à garder la loi (24). Pour convaincre par des actes manifestes les frères de Jérusalem, Jacques et les anciens proposèrent à Paul de se joindre à quatre hommes d'entre eux qui avaient fait un voeu et d'accomplir avec ces hommes les purifications et de donner les offrandes usitées en pareil cas (24). 

Paul accepta ces conditions, et ce fut précisément dans le temple, où il s'était rendu pour y satisfaire, qu'il fut arrêté, à la suite d'une émeute excitée par sa présence (26-34). En proposant l'acte qui devait prouver à tous les frères de Jérusalem que Paul était resté fidèle observateur de la loi, Jacques avait rappelé la dispense précédemment accordée aux gentils (25); mais il résulte clairement et de ses paroles et de la preuve réclamée de Paul, que cette dispense n'était point applicable aux juifs: ceux-ci devaient rester fidèles à la loi et au temple, c.-à-d. aux observances, au culte et aux cérémonies d'Israël. En conséquence, tous les apôtres, étant juifs, devaient judaïser.

La combinaison transactionnelle que Jacques rappelait alors présentait un double avantage : elle respectait le passé et elle ménageait l'avenir; tenant compte de la différence d'origine et de préparation de ceux qui les premiers avaient cru, et de ceux à qui l'Évangile avait été ou devait être ensuite annoncé, elle avait institué pour eux deux régimes différents; de cette manière, elle permettait de garder les juifs et de conquérir les gentils. Mais cet expédient, qui réclamait des uns ce dont il exemptait les autres, qui laissait aux uns leur ancien culte et donnait aux autres une religion nouvelle, qui imposait aux uns la fréquentation du temple, tandis que la présence des autres dans ce même temple était une profanation, dont le simple soupçon excitait une émeute (XXI, 28-29), cet expédient ne pouvait valoir que comme disposition transitoire. Il fallait que, tôt ou tard, la question des rapports du christianisme avec la loi et le culte d'Israël fût péremptoirement décidée dans un sens ou dans un autre. Elle finit par se trouver résolue, non par un statut formel, mais en fait, par l'action du temps et des événements, par l'effet d'une cause qui semble présider, comme une loi constante, aux évolutions et aux développements catholiques du christianisme, et qui consiste à faire des tendances, de la croyance et de la pratique de la majorité, la règle de la foi et de la conduite de l'Église.

A côté des avantages que nous venons d'indiquer, ce dualisme comportait des inconvénients qui apparurent dès le commencement. Il troublait la conscience de ceux dont la simplicité, fort estimable, ne pouvait admettre qu'il y eût en religion deux règles différentes pour la même matière; et même chez les conducteurs des Églises, il produisit tantôt des conflits, tantôt des dissimulations et des ambiguïtés qui compromettaient leur caractère. Ceux qui tenaient la circoncision et les observances légales et rituelles comme indispensables pour les juifs, devaient tout naturellement s'efforcer de les faire adopter par les gentils. Ils entreprirent, dans ce but, une sorte de contremission dans les contrées que Paul avait évangélisées. Ceux au contraire à qui on enseignait, comme Paul l'écrivait dans son épître aux Galates (v, 2, 4), que le Christ ne sert de rien à ceux qui se font circoncire, et que tous ceux qui veulent se justifier par la loi sont déclins de la grâce, ceux-là devaient comprendre difficilement que la circoncision et la loi fussent nécessaires aux juifs, et il est vraisemblable qu'ils cherchaient à les en détourner.

Les frères de Jérusalem reprochaient à Paul d'enseigner aux juifs l'abandon de la circoncision et des cérémonies, et Jacques et les anciens sommèrent Paul de se justifier de cette accusation. Paul, de son côté, attribuait à des émissaires de Jacques le trouble introduit dans l'église d'Antioche, au sujet de la circoncision et des relations avec les gentils, et la dissimulation de Pierre en ces mêmes relations; il écrit aux Galiotes que lorsqu'il vit que Pierre ne marchait pas de pied droit selon I'Évangile, il lui adressa une réprimande en présence de tous (il, 1214). Cependant lui-même fit circoncire Timothée, par condescendance pour les juifs (Act. Ap., XVI, 1-3), et lorsque finalement il fut arrêté dans le temple de Jérusalem, il procédait à un acte suscité par des motifs analogues (XXVII, 26-27).

La dispense octroyée aux gentils avait porté une dangereuse atteinte à la circoncision, à la loi et aux cérémonies; tôt on tard, la logique des choses devait les éliminer du christianisme. D'autre part, les juifs qui n'avaient point adhéré à l'Évangile, avertis par les faits, repoussaient une prédication qui commençait à apparaître comme préparant une religion nouvelle substituée à la religion de leurs pères. Les Conversions devinrent de plus en plus rares chez eux, et les entreprises de résistance ou de répression de plus en plus énergiques et de plus en plus populaires. A l'inverse, les conversions se multipliaient parmi les gentils. Dès lors, la proportion entre les circoncis et les incirconcis changea d'année en année, de manière à assurer la prépondérance à ces derniers, et la survivance au régime adopté pour eux. La catastrophe qui anéantit Jérusalem et le temple (an 70) précipita ce mouvement. Le siège et la prise de la ville dispersèrent les membres de l'Église qui s'y était formée et qui professait, avec un zèle égal, et la foi en Jésus-Christ et l'attachement à la loi et au culte d'Israël. 

Non seulement l'écrasement des israélites étouffait le dernier prestige des espérances attachées à la conservation et à la suprématie finale de leur nationalité, mais la destruction du temple abolissait la célébration des actes les plus solennels de leur religion. Dans ces conditions, l'action des chrétiens incirconcis restait sans contrepoids, et la cause des chrétiens judaïsants ne pouvait plus que péricliter. Ils reconstituèrent en divers lieux de petites congrégations qui prétendaient conserver pieusement la tradition de l'église de Jérusalem; mais ces congrégations, dépourvues au milieu des gentils des éléments nécessaires à leur accroissement, ne firent que végéter. 

Au bout de quelques siècles, elles disparurent, et leurs derniers représentants étaient considérés comme des hérétiques s'obstinant au maintien ou à la restauration de pratiques déjà condamnées par les apôtres. Non seulement on avait oublié l'histoire, mais on ne savait plus comprendre, en les lisant, les livres qui la racontent et qui montrent que. la religion de ces judaïsants était celle de la première église de Jérusalem, la religion pratiquée par les apôtres eux-mêmes. En effet, quand on aime à s'imaginer Pierre, Jacques et Paul officiant pontificalement, il est difficile de se représenter Pierre et Jacques comme de pieux et simples galiléens, s'en allant tous les jours, bien longtemps après la mort de Jésus-Christ, faire leurs dévotions au temple de Jérusalem, et Paul, la veille de sa captivité, procédant à des purifications et préparant une offrande.

Malgré la suppression de la circoncision, des sacrifices sanglants et de certaines proscriptions légales ou cérémonielles, le judaïsme fournit, par transmission immédiate, au développement du christianisme catholique des éléments de la plus haute importance, bien plus essentiels à la constitution de l'Église que tous ceux qu'on prétend avoir été apportés par l'hellénisme : d'abord, l'Ancien Testament, avec une foi absolue en l'inspiration divine de tout ce qu'il contient; en outre, et avec une foi pareille, d'autres livres, productions postérieures de la religion juive. Les Chrétiens avaient adopté pour la tenue de leurs assemblées des dispositions analogues à l'ordre du service de la synagogue

La lecture de l'Écriture  y tenait une large place; mais pendant longtemps, elle ne comprit point les écrits du Nouveau Testament. Au commencement, ces écrits n'existaient point encore; quand ils eurent été composés, ils ne parvinrent que l'un après l'autre et lentement à la connaissance des églises; et il fallut un temps plus long encore pour qu'on en formât un recueil autorisé. Ce que les chrétiens lisaient, c'était la Bible des Juifs, laquelle du reste occupe aujourd'hui encore des portions considérables de la liturgie catholique. Cette lecture, constamment répétée, exerça une action puissante sur les conceptions des chefs et des membres des églises. Elle entretenait et fortifiait chez eux la notion du sacrifice et du sacerdoce, la foi en la valeur des consécrations, des onctions, des rites, des offrandes, des observances extérieures et généralement des oeuvres pies, dont les gentils convertis avaient déjà trouvé quelques rudiments dans leur ancienne religion, mais qui avaient reçu dans la religion d'Israël un développement et une réglementation, une expression et une portée infiniment supérieures. L'Église se trouva ainsi induite à recueillir ces choses et, en les transposant, à les approprier à son usage. En plusieurs points, elle s'appliqua même à en reproduire la forme. Elle se fit un clergé, chez lequel l'ancien, emprunté à la synagogue, devint le presbytre, puis le prêtre, le surveillant, évêque, puis pontife et enfin pape; se déclarant héritière de l'ancienne alliance, elle reconstitua pour ce clergé les prérogatives de l'ordre lévitique, et elle finit par revendiquer la dîme pour lui. (E.-H. Vollet).



Sur le Web - Site de Louis Campos Sur le passage du paganisme au christianisme.
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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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