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On
donne le nom d'abstraction à l'opération par laquelle l'esprit
sépare et considère isolément les idées de choses
qui ne sont pas ou même ne peuvent pas être séparées dans la réalité;
par exemple, un attribut indépendamment de
la substance qu'il modifie et des autres attributs
avec lesquels il coexiste dans cette substance; l'étendue
indépendamment de la figure ou de la matière,
et réciproquement. (Dans cette feuille de papier j'isole la couleur de
l'étendue, de la forme, du papier lui-même et j'ai l'idée abstraite
de couleur).
Ce n'est pas proprement
abstraire que de considérer isolément une partie séparable d'un tout
(un rouage dans une machine, la tige dans une fleur). Il ne faut donc pas
dire avec la Logique de Port-Royal
:
« Connaître
par abstraction, c'est connaître par parties ».
L'abstraction n'est
au fond qu'une attention plus restreinte; l'attention se porte sur l'objet
tout entier qu'elle isole des autres objets en cela, elle abstrait. L'abstraction
est l'attention fixée non sur l'objet tout entier, mais sur l'une de ses
qualités ou sur la substance.
Le même nom désigne
encore le produit de cette opération et la faculté d'abstraire. Et l'on
appelle aussi abstrait ce qui est conçu par abstraction. Il y a
des idées ou notions abstraites; telles sont: l'idée d'un mode considéré
indépendamment de la substance à laquelle il appartient, la blancheur,
la dureté, la forme, etc.; celle d'un rapport, sans réflexion distincte
sur les termes qu'il unit, la supériorité, l'infériorité, la possession.
On nomme jugements abstraits ceux dont les éléments
sont des termes abstraits : "Deux quantités égales à une troisième
sont égales entre elles." L'arithmétique
offre l'exemple le plus complet et le plus clair d'une science formée
d'une suite de vérités et de jugements abstraits, le nombre,
considéré sans égard aux objets qui se comptent, étant lui-même une
des idées les plus abstraites que l'esprit puisse concevoir. (B-E.).
Espèces ou modes de
l'abstraction
L'abstraction peut être
:
A) Spontanée
: elle se fait sans que nous nous en rendions compte (par ex.-:
chaque sens ne perçoit naturellement que certaines qualités sensibles;
les sens sont des machines à abstraction [Laromiguière]); - elle
a lieu encore spontanément quand telle qualité d'un objet fait sur nous
une impression plus vive.
B) Réfléchie
: c'est la véritable abstraction. Elle consiste dans une exclusion volontaire
de toutes les qualités autres que celle qu'on abstrait. Abstraire, ce
n'est pas seulement faire attention à une seule qualité dans un objet,
c'est aussi juger que cette qualité est distincte des autres et de l'objet
lui-même.
Les degrés de l'abstraction
On peut considérer
dans un objet :
1° Les
qualités indépendamment de la substance ou vice versa (la couleur, l'étendue,
la forme, etc., sans la feuille de papier).
2° Telle qualité
indépendamment de telle autre et de la substance (la forme sans la couleur
et sans le papier).
3° Tels rapports
entre plusieurs objets ou qualités d'un même objet indépendamment des
objets et des qualités (rapports de nombre, d'étendue, de mouvement
en mathématiques).
Avantages, utilité,
importance
L'abstraction joue un
grand rôle dans l'ensemble des phénomènes
intellectuels. Elle est la condition :
I. - De
toute connaissance claire et distincte : elle procure un moyen d'analyse,
là où une division réelle est impraticable. Notre intelligence est trop
bornée pour saisir nettement, sans le diviser, un objet aussi complexe
qu'un être concret. L'idée abstraite est plus simple et plus précise
que l'idée concrète, puisqu'elle remplace la représentation confuse
d'un objet par la connaissance d'une de ses qualités : de là viennent
sa clarté et sa netteté. Aussi toutes les sciences
sont abstraites à quelque degré.
• Les
mathématiques le sont éminemment n'ayant pour objet que la quantité
pure, en dehors de toute qualité.
• Les autres sciences
le sont aussi dans une certaine mesure; car, pour étudier son objet, chaque
science isole des faits et des propriétés qui sont unis dans la réalité
:
+ Le physicien
étudie à part la chaleur, la lumière, le son, etc.;
+ Le chimiste laisse
de côté les propriétés physiques des corps pour s'occuper de leur constitution
intime.
II. - De toute
connaissance générale et par là même de la science : par
elle on découvre dans les objets divers leur caractère identique. On
s'élève ainsi à ce qui est commun à plusieurs, au général. Le terme
de la science, c'est la découverte de la loi des phénomènes, d'un rapport
constant et général; or ce rapport n'est qu'une idée abstraite généralisée.
Toutes nos idées générales ne sont et ne peuvent être que des idées
abstraites, l'esprit ayant dû faire abstraction de toutes les différences
substantielles ou accidentelles que présentent
les objets qu'elles embrassent en nombre infini,
pour ne tenir compte que de leurs caractères communs. L'abstraction est
donc bien la condition de la science. Elle est aussi est aussi le préliminaire
indispensable de la définition, de la classification,
du raisonnement.
III. - Des opérations
intellectuelles :
1° Comparaison.
2° Généralisation.
3° Jugement réfléchi.
IV. - Du langage
: les mots abstraits, expression d'idées abstraites, sont la richesse
d'une langue.
V. Des produits
de l'imagination : l'abstraction est un préliminaire des créations
de l'imagination, celle-ci ne faisant que
combiner, dans un ordre nouveau, les éléments
détachés des perceptions concrètes au moyen
de l'abstraction.
Difficultés et abus
de l'abstraction
A côté d'avantages
importants, l'usage de l'abstraction ne laisse pas de présenter quelques
difficultés.
La plus discutée
est d'attribuer une existence réelle à de
pures conceptions de l'esprit. C'est ce qu'on
appelle réaliser des abstractions. C'est ainsi que procèdent les systèmes
panthéistes, qui font de l'Être pur ou de
la substance absolue, objet d'une conception abstraite (n'y ayant pas plus
d'être sans attributs que d'attributs sans être), le principe de toutes
choses, et les systèmes idéalistes, dont
le caractère commun est de supposer une existence distincte et substantielle
aux idées qui, par le fait, ne sont que des actes de l'esprit.
C'est aussi ce qu'ont
fait les religions naturalistes, qui ont divinisé les forces du
monde sensible ou les qualités de l'homme (par ex. :. Zeus, c'est
l'idée du ciel lumineux; Athéna, c'est la sagesse divinisée). Les Grecs
et les Latins ont divinisé des causes abstraites ou des modes
de l'être physique ou moral, la beauté, la richesse, la mort, le sommeil,
la fortune, l'envie, la jeunesse, etc.
La divinisation est
une forme de la personnification à laquelle peut aussi conduire une abstraction
abusive . Ainsi la physique ancienne déclarait-elle que le chaud avait
de l'antipathie pour le froid, ou encore que la nature avait horreur du
vide.
A joutons qu'Ã force
de considérer isolément les qualités diverses et les éléments des
objets, on est porté :
I. - A perdre
de vue l'ensemble : de là les jugements exclusifs des esprits systématiques.
Il. - A réaliser
des abstractions, à attribuer à chacune de nos idées abstraites une
réalité distincte correspondante (la physique ancienne considérait les
qualités des corps, - chaud, froid, sec, humide - comme des entités particulières;
l'École écossaise envisageait les facultés de l'âme comme des forces
réellement distinctes). (G. Sortais.)
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En
bibliothèque. - N. Balthasar,
L'abstraction métaphysique et l'analogies des êtres dans l'être,
1935; J. Laporte, le problème de l'abstraction, 1940; J. Vuillemin,
La logique et le monde sensible, étude sur les théories contemporaines
de l'abstraction, 1971. |
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