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Littérature française 
La prose au XVIIIe siècle

D'un siècle à l'autre 

Avant d'aborder les auteurs du XVIIIe siècle proprement dit, il convient de dire ici quelques mots sur des écrivains qui appartiennent chronologiquement, en partie ou en totalité, au XVIIe siècle, mais qui préparent le XVIIIe, et assurent la transition entre les deux époques.

Bayle.
Pierre Bayle (1647 - 1706) fut élevé dans le Protestantisme, que des Jésuites lui firent abjurer dans sa jeunesse, mais auquel il retourna bientôt. Après avoir été quelques années précepteur, il obtint au concours une chaire de philosophie à Sedan, et l'occupa avec distinction jusqu'à la suppression des universités protestantes, en 1681; il fut alors appelé à Rotterdam pour y remplir une chaire semblable. Il publia cette même année ses Pensées sur la comète, 1681, dans lesquelles, à l'occasion d'un de ces phénomènes qui venait de paraître, il attaqua le préjugé vulgaire qui y voyait un présage effrayant. Il  fit paraître peu après une Critique de l'histoire du Calvinisme du P. Maimbourg, qui éclipsa le livre donné sur le même sujet par Jurieu. 

Bayle fonda en 1684 les Nouvelles de la république des lettres, qui obtinrent dans toute l'Europe un rapide succès. Lors de la révocation de l'édit de Nantes, il combattit dans ses écrits l'intolérance de Louis XIV; mais en même temps il compromit par ses attaques toutes les communions chrétiennes : ses ennemis, à la tête desquels était le ministre Jurieu, le firent, pour ce motif, priver de sa chaire (1693). II se mit alors à rédiger l'ouvrage qui a fait sa réputation, le Dictionnaire historique et critique, dont la l'édition parut en 1697, en 2 vol. in-fol. Cet ouvrage lui suscita de nouvelles attaques : Jurieu le dénonça au consistoire comme impie, et au prince d'Orange, devenu roi d'Angleterre, comme ennemi de l'État et partisan secret de la France; mais, grâce à la protection de lord Shaftesbury, il échappa cette fois aux coups de ses persécuteurs. Il employa le reste de sa vie à étendre son Dictionnaire, dont il donna une nouvelle édition en 1702, 3 volumes, et à composer plusieurs ouvrages le critique ou de controverse, parmi lesquels on remarque les Réponses aux questions d'un provincial, 6 vol. in-8, Rotterdam, 1704-1706.

Il y a d'abord, en Bayle, un érudit et un critique, qui semble appartenir beaucoup moins au XVIIe siècle finissant ou au prochain XVIIIe siècle, qu'à la Renaissance. On dirait un contemporain d'Érasme ou d'Henri Estienne. C'est la même passion du détail, le même mépris du style. Bayle, critique, doit être étudié dans ses Nouvelles de la république des lettres, qu'il fonda pour faire concurrence au Journal des savants : c'est la première des revues. Dans son Dictionnaire, il est encore critique littéraire, à la façon d'un Sainte-Beuve, quand il recueille et discute les moindres détails biographiques, bibliographiques, qu'il prépare les documents d'une histoire naturelle des esprits. D'ailleurs, cette critique ne repose sur aucun autre principe que celui d'une curiosité toujours éveillée et toujours libre; et elle rejoint sa philosophie : Bayle démolit vivement les légendes ou discute, avec des faits, les admirations traditionnelles.

Mais l'oeuvre de Bayle est surtout philosophique. Son Dictionnaire, entrepris seulement, selon lui, pour combler les lacunes des dictionnaires antérieurs, lui offre l'occasion de remettre en question ou de renouveler tous les problèmes de morale, de théologie, d'exégèse. Il canalise en quelque sorte et répand dans son siècle, tout le libertinage du XVIe et du XVIIe siècle, les objections et les railleries éparses dans Henri Estienne, Montaigne, Charron, Guy Patin, La Motte Le Vayer, Gassendi, etc. 

Dictionnaire historique et critique (1697). - Bayle n'avait primitivement l'intention que de compléter Moreri  : il a fait une oeuvre bien supérieure à celle de son devancier, une oeuvre qui a marqué dans l'histoire et qui a exercé une immense influence sur la direction des idées au XVIIIe siècle. Dans son dictionnaire, Bayle suit une méthode à lui-: considérant chaque article comme un simple sommaire, il en développe la matière, en marge ou au bas des pages, dans des commentaires très étendus et d'une érudition prodigieuse. Il y aborde, au point de vue protestant et surtout au point de vue du libre examen, une foule de questions de théologie, de philosophie et d'histoire. 

Il n'attaque pas directement le christianisme; mais, par un habile système de renvois d'un article à l'autre, système qui sera repris par l'Encyclopédie, il ruine peu à peu le dogme et l'autorité. Il applique à tout l'esprit historique, n'acceptant rien qui ne soit fondé sur un document ou sur un fait authentique. Et jusque-là, on peut le considérer comme un ancêtre de la critique moderne, en ce qu'elle a de plus sérieux. Mais, comme l'a fait justement observer Emile Faguet, « Bayle a l'esprit de raillerie bouffonne et irrévérencieuse, et cette méthode du burlesque appliqué à la métaphysique et aux religions, qui est celle du XVIIIe siècle tout entier».

Fontenelle.
Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757) est l'homme le plus universel de son temps. Il était, par sa mère, neveu de Corneille. Il remporta dès l'âge de 14 ans un prix académique, se fit connaître par des poésies légères et pastorales, donna en 1680 une tragédie, Aspar, qui fut sifflée; prit part à la querelle sur le mérite des Anciens, et se déclara pour les Modernes; fit des opéras, entre autres Thétis et Pélée, qui eut du succès, publia un roman médiocre, les Lettres du chevalier d'Her***, donna en 1680 ses Dialogues des morts, qui furent bien accueillis, et fit paraître en 1686 les Entretiens sur la pluralité des Mondes, puis l'Histoire des oracles, d'après Van Dal, ouvrages qui le placèrent parmi les bons écrivains de l'époque, et le firent admettre à l'Académie française en 1691.

Dans la seconde moitié de sa vie il se livra plus spécialement aux sciences exactes, composa la Préface de l'analyse des infiniment petits de L'Hôpital, et donna lui-même la Géométrie de l'infini (1727). Il entra en 1697 à l'Académie des sciences, et fut de 1699 à 1737 secrétaire de cette compagnie; il rédigea en cette qualité l'Histoire de l'Académie (1666-99),et les Eloges des Académiciens, qui sont regardés comme le modèle du genre. il s'occupa aussi de métaphysique et professa le cartésianisme tout en s'écartant de Descartes sur la question de l'origine des idées; il a laissé un traité Du Bonheur et un Projet de traité de l'esprit humain.

Fontenelle brille surtout par la clarté et la simplicité du style; il eut le talent de mettre les matières scientifiques à la portée de tous les lecteurs. Il se fit une réputation dans le monde par la finesse de son esprit et l'à-propos de ses reparties. Portant jusqu'à l'excès la réserve, il disait que s'il tenait toutes les vérités dans sa main, il se garderait bien de l'ouvrir. On lui a reproché de la sécheresse et de l'égoïsme; on cite cependant de lui des traits de générosité; il était d'ailleurs sensible à l'amitié et fut étroitement lié avec Lamotte. 

Entretiens sur la pluralité des mondes (1686). - L'auteur s'est proposé d'initier les profanes aux secrets de la voûte céleste, ou plutôt de vulgariser dans les cercles et les salons la philosophie de Descartes. Fontenelle, en ses Entretiens, se suppose à la campagne après souper, dans un parc, avec une belle marquise. La conversation tombe sur l'astronomie. Fontenelle, voulant expliquer à la marquise, le secret des rouages et des contrepoids de la nature, compare le grand spectacle du monde physique à celui de l'Opéra. Il expose les principaux systèmes cosmiques qui ont été tour à tour proposés par les philosophes. Quand il en vient, en particulier, à la question de savoir si c'est la Terre qui est le centre autour duquel tourne l'univers, ou si c'est elle, au contraire, qui décrit une révolution dans l'espace, il trouve des comparaisons sensibles, insinuantes. Le principe essentiel de la nature est qu'elle fait toutes choses avec le moins de frais possible; Fontenelle dira qu'elle use d'une épargne extraordinaire dans son grand ménage. Il n'est pas poète, mais c'est un esprit ferme et sérieux, qui s'attache à la vérité positive. Les Entretiens sur la pluralité des mondes sont restés comme le principal titre littéraire de Fontenelle. C'est l'ouvrage où brillent les qualités qui le caractérisent : la clarté, le talent de tempérer le sérieux de l'instruction par un ingénieux badinage, de conduire ses lecteurs, par un détour insensible, à des vues étendues et profondes; de rendre accessibles les pensées fortes et ingénieuses par une forme familière, de faire d'une objection philosophique un bon mot, et d'une solution savante un compliment plein de grâce.

• Histoire des oracles (1687). - L'auteur a repris, pour la réfuter, la thèse de Plutarque relative aux démons; mais, pour la partie érudite de son livre, il doit beaucoup au Hollandais Van Dale, qui avait écrit avant lui deux savantes dissertations sur la matière-: De oraculis ethnicorum dissertationes duae (1663). Le livre de Van Dale est lourd et diffus, mais plein d'érudition; celui de Fontenelle est spirituel et léger; il se borne à résumer l'autre d'une façon brillante. Fontenelle se moque très spirituellement de tout le charlatanisme des oracles païens, qui il met sur le compte des prêtres, sans que les démons y soient pour rien. La question de fait est livrée à la liberté des opinions et celle de Fontenelle sur ce point est celle du judicieux et savant Thomassin de l'Oratoire. Peu importe, en effet, que l'imposture des oracles vînt des prêtres ou des démons : le mensonge n'en existe pas moins, que les pontifes en soient les pères ou seulement les organes. Ce point n'est pas douteux; on peut même ajouter que, si c'était la diable qui parlait dans ces oracles, il n'y soutenait pas la réputation d'esprit qu'on lui accorde généralement; et que, si c'était Apollon en personne, il était bien mauvais poète. Au reste, il n'a jamais fallu beaucoup d'esprit pour tromper les hommes; c'est pour les éclairer qu'on n'en possède jamais assez. La plaisanterie sur les oracles était si ancienne et si commune depuis Oenomaüs le cynique jusqu'à OEconon l'académicien, que les amateurs de l'antiquité connaissaient d'avance la plupart des arguments rhabillés à la moderne par Fontenelle. Mais ils furent heureux de les retrouver spirituellement exprimés et mis à la portée de tous par ce père des vulgarisateurs de la science. Les dévots y virent au contraire une attaque au principe religieux, car toutes les religions, basées sur la crédulité du vulgaire, sont solidaires les unes des autres; d'ailleurs, tout en ne mettant en question que l'antiquité, Fontenelle rejetait implicitement l'existence ou du moins l'action des mauvais anges appelés démons, qui, attestées toutes deux par les Ecritures, font partie intégrante des doctrines catholiques. C'est sur ce point que porta principalement l'accusation de Le Tellier et la réfutation entreprisee par le jésuite Baltus (1707). "Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir ",  disait Fontenelle; aussi devine-t-on que son scepticisme discret se borne surtout à une guerre d'allusions malignes; l'hostilité des intentions se dissimule sous une prudente réserve. Néanmoins, Le Tellier, qui voyait partout des hérétiques, dénonça cet ouvrage, et ce ne fut pas sans peine que D'Argenson, protecteur de Fontenelle, sauva. son ami des griffes de l'Inquisiteur.

L'Histoire des oracles fit beaucoup de bruit lors de sa publication; de nos jours il serait regardé comme une curiosité d'érudition plutot que comme une arme de polémique. Dans le siècle de Fontenelle, ce livre le fit ranger au nombre des libres penseurs.

La Motte-Houdard.
La Motte-Houdard (1672-1731) doit être signalé parmi les précurseurs du XVIIIe siècle philosophique et critique, pour la part qu'il a prise à la querelle des Anciens et des Modernes. - Auteur tragique, il eut un grand succès de larmes avec son Inès de Castro (1723). Critique, il composa plusieurs discours (sur l'églogue, la fable, la tragédie, l'ode, etc.) où les paradoxes sont mêlés à quelques idées justes. Il est surtout célèbre pour avoir abrégé, en douze chants, l'Iliade d'Homère, d'après la traduction de Mme Dacier : car il ignorait le grec. Et bien qu'il ait beaucoup écrit contre la poésie, il fit cet abrégé en vers. - Avec Fénelon, il échangea, en 1714, des Lettres sur les Anciens; ce fut de part et d'autre une lutte fort courtoise, et non sans ironie réciproque.

L'abbé de Saint-Pierre.
L'abbé de Saint-Pierre (1658-1743), homme sensible et doux, mais très hardi dans ses idées politiques et économiques, se fit exclure de l'Académie en 1718 pour avoir sévèrement jugé Louis XIV. Son plus célèbre ouvrage est le Projet de paix perpétuelle (1713-1717). Mais il a écrit une foule d'autres projets, où ill se propose uniquement l'«-utilité publique », et par lesquels il annonce les plus profonds économistes modernes. On lui attribue l'invention du mot bienfaisance, qui caractérise son esprit et ses oeuvres.

Les romanciers

Le roman devient, au XVIIIe siècle, un des genres les plus variés, à la fois frivole et profond, réaliste, idéaliste, social, tout ce que l'on voudra. Tantôt il a douze volumes, et tantôt c'est un conte de cent pages. 

Nous parlons plus bas de la Nouvelle Héloïse de Rousseau et de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, qui sont restés, de tous les romans, les plus célèbres. Il nous reste ici à étudier : Lesage, Marivaux, l'abbé prévost, Voltaire, Diderot, Marmontel
 Restif de la Bretonne, Sade.

Les romans de Lesage. 
Lesage ou Le Sage (1668-1741) n'est pas seulement un auteur comique de premier ordre par sa comédie Turcaret, il reste un des maîtres du roman français, avec le Diable boiteux et Gil Blas.

Le Diable boiteux (1707). - Le Diable boiteux est imité d'un ouvrage espagnol. Le diable Asmodée transporte don Cléophas au-dessus de Madrid, ôte aux maisons leur toit, et lui permet de voir tout ce qui se passe à l'intérieur, - fiction commode pour la peinture de la société et des moeurs. L'ouvrage est intéressant, entre les Caractères de La Bruyère et les Lettres persanes de Montesquieu.

Avec Gil Blas, Lesage reprit à l'Espagne cette forme souple de roman où s'entremêlent les aventures et les nouvelles et qui avait eu tant de succès en France dans la première partie du XVIIe siècle . Mais il lui donna une certaine unité en supposant que son héros se trouve conduit par les vicissitudes du sort à fréquenter les différents mondes. Le spectacle était en France, la scène en Espagne, l'auteur était ainsi très à l'aise. Il n'y a plus ici que des imitations de détail. L'ouvrage, quoi qu'en ait dit Voltaire, est en lui-même tout à fait original. 

• Gil Blas de Santillane  (1715-1735). - Gil Blas, jeune homme de dix-sept ans, appartenant à une très modeste famille d'Oviedo, quitte son oncle le chanoine pour aller étudier à l'université de Salamanque. Retenu six mois prisonnier par des voleurs (I),  il s'évade, se fait laquais, sert différents personnages (dans lesquels Lesage incarne des types très bien observés) : il entre ainsi d'abord au service du chanoine Sédillo, puis du docteur Sangrado et apprend de lui l'art de soigner les malades et de leur faire boire de l'eau chaude (II). Puis le voici chez un petit maître; il devient bel esprit, homme à bonnes fortunes et se lance au théâtre (III). Après diverses aventures, on le retrouve favori de l'archevêque de Grenade, saint homme, mais très fier de sa réputation d'orateur et qui ne pardonne pas à Gil Blas de l'avoir averti qu'il baissait (VII). Cette mésaventure achève d'enseigner à Gil Blas l'art de flatter; il capte la confiance du duc de Lerme, premier ministre, et ne tarde pas à s'enrichir en arrangeant, moyennant une honnête commission, les affaires des gens compromis (VIII). Il est maintenant grand seigneur, sur le point d'épouser une riche héritière, quand il est arrêté, mais bientôt relâché (IX). Il reconquiert la fortune et se retire dans son château et s'y marie (X). Sa femme étant morte, il retourne à la cour comme secrétaire du comte d'Olivarès (XI) et revient achever chez lui, dans la douceur d'une seconde union, une vie heureuse malgré tant de traverses (XII).

C'est un tableau très vivant et très piquant d'une société qui n'a d'espagnol que le nom, et d'une telle variété qu'on le lit sans fatigue, en dépit de sa longueur et de sa complexité. 

Gil Blas, malgré sa faiblesse de caractère et ses fautes, ne perd pas la notion du bien et du mal. Lui aussi, il pourrait dire : « Je ne fais pas le bien que j'aime. Et je fais le mal que je hais ». Mais, ce qui nous inquiète en lui, c'est un excès de docilité à l'égard des hommes et des événements; par lui-même, il n'est rien; il est toujours un complice, une ombre, un reflet; il n'agit pas, il est agi; il reconnait humblement ses chutes; mais il recommence à tomber le plus aisément du monde. Il représente donc cette humanité moyenne et médiocre qui se laisse mener par la volonté bonne ou mauvaise d'autrui; et, sans être un criminel ni tout à fait un malhonnête homme, il est de ceux qui ne peuvent inspirer aucune confiance. Et il est si bien l'incarnation de ce tempérament neutre, que la fin du roman, où il s'assagit tout à fait et devient une sorte de patriarche, semble artificielle.

Le style de Lesage, dans Gil Blas, est simple et varié. Il a aussi les qualités «-dramatiques». Chaque personnage y parle au naturel le langage de son caractère et de sa condition.

Marivaux.
Avec Marivaux (1688-1763) nous voyons encore un poète comique, excellent romancier. Ce n'est pas le lieu d'examiner ici les rapports du roman et du théâtre; mais on peut dire que si l'écrivain qui a la vocation du roman se transforme difficilement en un auteur dramatique, le contraire est plus aisé, quand il s'agit du roman psychologique. Surtout que les héros de romans ne s'encombrent pas de théories sur la légitimité des passions. Il leur suffit que le public s'intéresse aux leurs. Les personnages de Marivaux étaient faits pour éveiller la sympathie des lecteurs aux environs de 1735. Et personne ne s'étonnera que le délicat et pénétrant auteur de la Surprise de l'amour ait écrit la Vie de Marianne. Il lui a suffi de prolonger et d'approfondir ses analyses du coeur.

C'est de 1731 à 1741 que Marivaux publie, tout en travaillant pour le théâtre, les diverses parties de Marianne et du Paysan parvenu. Ces deux romans sont incomplets, mais il ne reste qu'à y coudre un dénouement, facile à imaginer. 

Marianne. - La Vie de Marianne ou les Aventures de la comtesse de *** (1731-1741) est l'autobiographie d'une jeune fille. Tout enfant elle se rendait à Bordeaux avec ses parents, quand le carrosse est attaqué sur la route par des brigands; tous les voyageurs sont tués; seule Marianne est épargnée. Recueillie et élevée par la soeur d'un vieux curé, elle se trouve à leur mort seule à Paris à quinze ans. Elle entre chez une lingère, est en butte aux entreprises d'un vieil hypocrite, M. de Climal, puis rencontre le comte de Valville qu'elle finirait sans doute par épouser, si le roman était terminé, malgré différentes traverses, malgré le couvent où on l'enferme et malgré l'infidélité de son fiancé.

Toute l'histoire est faite des menus détails de cette existence, dans laquelle apparaissent des personnages très variés, très naturels, d'abord un peu pâles mais dont la silhouette et le caractère se précisent peu à peu. Mme Dutour, la lingère; M. de Climal, proche parent de Tartuffe; Mme de Miran, la grande dame spirituelle et bonne; Mlle de Tervire, etc. De plus, Marivaux peint avec soin et exactitude les différents milieux. le couvent, le salon, la boutique, la rue même. Le style en est un peu précieux, çà et là; on y sent parfois trop d'esprit; mais, dans l'ensemble, il est naturel, facile, entraînant.

Le Paysan parvenu. - Quant au Paysan parvenu (1735-1736), c'est l'histoire d'un jeune paysan de Champagne, Jacob,  qui part de son village à dix-huit ans pour venir faire fortune à Paris, que sa physionomie agréable pousse auprès des dames, et qui, de bonne fortune en bonne fortune, arrive à être fermier général et, vingt ans plus tard, retourne dans son pays. Jacob apparaît alors comme un sage qui se souvient de sa condition première et ne songe qu'à assurer le bonheur de ceux qui l'entourent. L'ouvrage, resté inachevé, moins moralisateur que Marianne, et presque aussi charmant et intéressant, est d'un réalisme plus curieux. Les types familiers et moyens y abondent, et sont décrits avec un remarquable souci de la vérité. Marivaux a glissé de fort amusants portraits de dévotes.  On a remarqué que l'auteur, qui devait cependant une grande part de son succès aux femmes, se montre à leur égard très sévère et très irrévérencieux.

Les âmes sensibles et vertueuses
On reconnaît là le procédé du roman d'aventures qui faisait le succès de Lesage, cadre commode pour la peinture des différents mondes. Même Jacob est comme Gil Blas, plus encore qu'un paysan, un valet parvenu. Mais les héros de Marivaux se distinguent de ceux de Lesage parce qu'ils manifestent de la sensibilité. Marianne est une petite sensitive toujours prête à fondre en larmes :

Les personnes qui ont du sentiment sont bien plus abattues que d'autres dans de certaines occasions, parce que tout ce qui leur arrive les pénètre. (Marianne, 1re partie).
Jacob lui aussi est « sensible » et, quoiqu'il n'ait pas d'excessifs scrupules de conscience sur les moyens de parvenir, il est donné par l'auteur comme un personnage vertueux. Il en est de même de Marianne. Elle est coquette (Ibid., 1re partie, VI), mais elle n'a pas oublié les bonnes leçons que lui donnait la soeur du curé, et elle est capable, dans un moment d'héroïsme, de refuser d'épouser Valville qu'elle adore (IVe partie, t. VI, p. 254).

La peinture des petites gens.
Marivaux emploie pour peindre le coeur de Marianne et de Jacob toutes les ressources d'une analyse minutieuse jusqu'à l'excès. Même il a campé à côté d'eux des figures inoubliables : M. de Climal, Tartuffe dévergondé, les demoiselles Habert, dévotes sensuelles, Mme de Miran, grande dame généreuse. Son originalité est surtout de ne s'être pas moins appliqué à l'étude des petites gens, en dépit de ses lecteurs qui les croyaient indignes d'attention :

Donnez-leur l'histoire du coeur humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important, mais ne leur parlez pas des états médiocres... Laissez là le reste des hommes qu'ils vivent, mais qu'il n'en soit pas question. (Marianne, 2e partie, VI).
Il nous fait donc pénétrer dans la boutique d'une lingère (Marianne, 1re partie), nous raconte tout au long sa dispute avec un cocher de fiacre (Ibid., 2e partie). Il nous présente une propriétaire bavarde et indiscrète :
Commère d'un bon esprit, qui vous prenait d'abord en amitié, qui vous ouvrait son coeur, vous contait ses affaires, vous demandait les vôtres et puis revenait aux siennes, et puis à vous; elle vous parlait de sa fille, car elle en avait une, vous apprenait qu'elle avait dix-huit ans... etc. (Le Paysan parvenu, Ile partie, VII).
L'Abbé Prévost.
Les personnages de l'abbé Prévost ne sont pas d'un rang plus élevé. Ils ne sont même plus du tout vertueux. Mais en eux le sentiment va jusqu'à la passion impérieuse.

Vie et oeuvres de l'abbé Prévost
L'existence de Prévost (1697-1763) est aussi romanesque que celle de ses héros. Novice chez les Jésuites, puis officier, il éprouve une grande passion qui bouleverse sa vie. Il entre ensuite chez les Bénédictins pour oublier; il quitte le couvent en 1727, s'exile en Hollande et en Angleterre, rentre en France en 1734 comme aumônier du prince de Conti, et redevient un excellent prêtre.  Il faut connaître cette vie agitée, en proie aux passions et aux aventures, parce que certains romans de Prévost sont en grande partie une autobiographie. 

Prévost publia de 1728 à 1732 les Mémoires d'un homme de qualité, en 8 volumes
dont le septième contient son chef-d'oeuvre, Manon Lescaut; de 1782 à 1739,
Cléveland, en 8 volumes; de 1735 à 1740, le Doyen de Killerine, etc. Il traduisit aussi trois oeuvres d'un illustre romancier anglais, Richardson : Paméla (1742), Clarisse Harlowe (1751) et Grandisson paru seulement en 1775.  P. Morillot a fait justement remarquer que les originaux avaient paru en Angleterre de 1740 à 1748 et qu'ils sont par conséquent postérieurs aux grands romans de Prévost, sur lesquels ils n'ont pu exercer d'influence.

Manon Lescaut (1731, 1733). - Le récit est fait par le héros. Au moment de quitter Amiens, où il a fait ses études, le chevalier Des Grieux rencontre dans une hôtellerie Manon Lescaut, venue dans cette ville pour se faire religieuse. Ils s'aiment à première vue, s'enfuient et vont s'installer à Paris. Mais, bientôt, le père de Des Grieux le fait enlever, sur la dénonciation d'un M. de B***, dont Manon devient la maîtresse. Des Grieux se retire au séminaire de Saint-Sulpice. Manon vient le revoir et n'a pas de peine à arracher son amant à la vie religieuse. Ils vivent à Chaillot avec le garde du corps Lescaut, frère de Manon, qui les exploite et enseigne à Des Grieux à se procurer de l'argent par un jeu malhonnête. Tous trois essayent de duper le vieux M. de G*** M***, qui fait enfermer Des Grieux à Saint-Lazare, et Manon à l'Hôpital général. Ils s'évadent, et Lescaut est tué. Manon quitte de nouveau son chevalier pour devenir la maîtresse du fils de M. de G*** M***. Arrêtée encore une fois, elle est conduite au Havre, avec des filles de mauvaise vie, puis embarquée pour la Nouvelle-Orléans, partout suivie du fidèle Des Grieux. En Amérique, ils croient pouvoir jouir d'un bonheur paisible; mais le fils du gouverneur s'éprend de Manon. Des Grieux le blesse dangereusement. Les deux amants s'enfuient au désert, où Manon meurt de fatigue. 

Dans cet ouvrage, l'abbé Prévost a atteint, dit Sainte-Beuve : « la profondeur la plus inouïe de la passion par le simple naturel du récit ». Malgré son avilissement, Manon est sympathique : elle aime « le plaisir et le passe-temps », mais ses infidélités ne diminuent pas sa tendresse, et sa fin rachète ses erreurs. De même, la passion sans bornes de Des Grieux fait oublier ses faiblesses, Le personnage du vertueux Tiberge, son ami, ne manque pas de noblesse. Le style semble si spontané que les négligences de détail, très réelles, se sentent à peine.

Diderot.
On évoquera ailleurs le Diderot philosophe et directeur de l'Encyclopédie. Qu'il suffise de rappeler ici qu'il fut aussi romancier, auteur de contes, auteur dramatique et critique d'art.

La Religieuse  (1775). - Dans ce roman, Diderot dévoile avec force les abus qui régnaient dans les couvents et le danger des vocations contraintes. Diderot donne au récit la forme de mémoires écrites par l'héroïne. Enfant adultérine, détestée de ses parents et enfermée malgré elle dans un couvent, soeur Sainte-Suzanne n'a prononcé ses voeux que contrainte. Cruellement et odieusement persécutée pour avoir tenté de communiquer avec un avocat et d'invoquer la protection des lois, elle est arrachée à ses bourreaux et transférée au couvent d'Arpajon. Là une autre épreuve l'attend. Des moeurs inavouables règnent dans le couvent, dont la supérieure est une femme hystérique et libertine. Sauvée par le directeur du couvent, dom Morel, soeur Sainte-Suzanne réussit à s'enfuir au moment où les persécutions vont recommencer contre elle. Elle se réfugie chez une blanchisseuse, qui lui donne du travail, et elle écrit, pour un protecteur qui s'intéresse à elle, le récit de ses aventures.

Jacques le Fataliste et son maître est roman composé en 1774, qui parut seulement en 1796 (en même temps que la Religieuse). - C'est une oeuvre étrange, désordonnée, imparfaite, que Diderot, au dire de Naigeon, n'eût certainement pas donnée au public dans l'état où elle lui est parvenue. Il y a pourtant bien du talent dans cette histoire des amours de Jacques, sans cesse traversée par d'autres récits. Diderot a voulu, sous cette forme décousue, railler le fatalisme, comme Voltaire avait raillé, dans Candide, l'optimisme. Jacques bavarde, tout en cheminant avec son maître, le capitaine, et sous couleur de lui raconter ses amours, il narre des choses extraordinaires, qui devaient sans doute arriver, puisqu'elles sont arrivées, et que tout est écrit là-haut « dans le grand rouleau». On trouve dans ce livre, à côté de quelques grossièretés, des pages excellentes, notamment l'exquise historiette du marquis des Arcis et de la marquise de La Pommeraye, où la fougue débordante de Diderot se transforme en grâce légère et en spirituelle malice.

Le Neveu de Rameau. - Ce livre étrange, qui tient de la satire et du roman, sous la forme d'un dialogue philosophique, fut composé par Diderot vers 1762, revu sans doute en 1773, mais non publié. Il ne fut connu qu'en 1805, par une traduction allemande de Goethe. En 1821, Brière le retraduisit en français. Le texte original n'a été restitué d'après le manuscrit qu'en 1891 par Monval, dans la Bibliothèque elzévirienne. Le Neveu de Rameau, intitulé satire, contient de très vives attaques contre le musicien Rameau, Palissot, Piron, l'abbé de La Porte, d'Olivet, Batteux et tous les ennemis de Diderot. Cette partie de l'oeuvre a vieilli. Mais le roman, ou plutôt le portrait de moeurs que l'auteur nous présente, est d'une verve et d'une couleur incomparables. Ce neveu de Rameau, que Diderot nous dit avoir rencontré certain jour au café de la Régence, est un personnage bien réel. Mercier et Cazotte nous ont peint aussi ce bohème débraillé, ce parasite éhonté, ce philosophe cynique. Mais Diderot en a fait un type inoubliable, une caricature énorme, débordante de vie. Glorieux de ses vices, naïvement impudique, abject sans être méchant, ce misérable avait conservé un sentiment qui, parfois, transfigurait sa laideur physique et morale : il aimait son art, l'art des Rameau, d'une passion ardente, c'étaient alors des accès de fureur inspirée, un délire de notes et d'harmonies, une crise informe de génie. Diderot nous le montre, dans son dialogue effréné, entrechoquant avec fracas toutes les opinions et tous les préjugés du temps. Mais la plus grande originalité de ce livre est dans le style, dans le déchaînement de sons et d'images où s'est complu le grand manieur de mots qu'était Diderot.

Voltaire.
Voltaire a écrit un grand nombre de petits romans, qui sont presque tous des thèses philosophiques, religieuses, économiques, présentées sous la forme de fictions ingénieuses, spirituelles et impertinentes. Qu'il nous suffise de rappeler ici les titres et les dates de ses principaux romans : Zadig ou la Destinée (1747), - Memnon ou la Sagesse humaine (1750), - Candide ou l'optimisme (1759), le plus philosophique, réponse indirecte à la lettre de Rousseau sur la Providence, - Jeannot et Colin (1764), simple nouvelle, tout à fait charmante, - l'Ingénu (1767), histoire d'un sauvage au milieu de nos institutions et de nos moeurs, à comparer aux Lettres persanes, - l'Homme aux quarante écus (1768), roman « économique ». Ces ouvrages ne contiennent guère de psychologie, et les aventures n'en sont calculées, selon la fantaisie de l'auteur, que pour en faire ressortir les idées. Mais Voltaire n'a peut-être jamais mieux écrit.

Marmontel.
Nous connaissons la vie de Marmontel (1723-4799) par ses Mémoires, dont la lecture est encore très agréable. L'homme est honorable; mais l'auteur est le type de ces médiocrités triomphantes, toujours satisfaites d'elles-mêmes, et dont le succès semble de loin difficile à expliquer.

Ses Contes moraux, publiés dans le Mercure et réunis en 1761, sont bien ennuyeux; son Bélisaire (1767) n'a aucun intérêt historique, et dut sa vogue à un chapitre sur la tolérance, condamné par la Sorbonne; les Incas ou la Destruction de l'Empire du Pérou (1778) a un peu plus de couleur locale et de vérité. 

Les  Incas ou la Destruction de l'empire du Pérou (1778). -  Il s'agit roman poétique et philosophique, qui eut un grand succès lors de sa publication et fut traduit aussitôt dans toutes les langues d'Europe. C'est un plaidoyer parfois éloquent, le plus souvent déclamatoire, en faveur de la tolérance, contre les procédés barbares des Espagnols à l'égard des Indiens, et contre l'esclavage. Les populations indiennes, décimées par la cruauté des conquérants espagnols, trouvent un admirable défenseur dans la personne du vertueux évêque Las Casas, qui ose, devant Pizarro, flétrir en termes indignés le fanatisme religieux de Fernand de Lucques. Malgré la boursouflure du style, aujourd'hui démodé, il faut savoir gré à l'auteur du grand souffle de pitié et de justice qui anime cette oeuvre.

Restif de la Bretonne.
Nicolas Edme Restif, dit Restif de la Bretonne (1734 -1806) mène pendant longtemps une vie de débauche, se farcit la cervelle de romans, puis, à partir de 1767, se met à en écrire, dans un style et une orthographe souvent très personnels, sur du papier à chandelles, ou bien il les imprime directement lui-même, sans les avoir écrits au préalable. Cet homme, débordant d'esprit, dont la vie était un scandale public, se faufile parmi les hommes de lettres, soupe chez les duchesses et chez les financiers, coudoie Fontanes, Sieyès, André Chénier, Beaumarchais, Fanny de Beauharnais, la duchesse de Luynes, etc., et finira comme policier de Napoléon.

L'oeuvre est aussi hors normes que l'auteur : deux cent cinquante ou trois cents volumes, qui font aujourd'hui, par leur rareté, la joie des bibliophiles blasés. Ce sont surtout des romans, dont les plus fameux sont : le Pied de Fanchette (1769); la Fille naturelle (1769); les Nouveaux Mémoires d'un Homme de qualité (1774); le Paysan perverti ou les Dangers de la ville (1775), qui est le chef-d'oeuvre de Restif; la Découverte australe ou les Antipodes (1781, 4 volumes); les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l'âge présent (1780-1785, 42 volumes), immense répertoire de nouvelles; la Paysanne pervertie (1785), suite du Paysan perverti, en plus cynique, et plus mal écrit; les Françaises (1786); les Parisiennes (1787); les Nuits de Paris (1788); Monsieur Nicolas ou le Coeur humain dévoilé (1794-1797), sorte d'autobiographie impudente et curieuse. 

A ces romans, il faut ajouter : le Pornographe, l'Andrographe, le Glossographe, le Mimographe, le Thesmographe, etc., où l'auteur se montre réformateur hardi, philanthrope, communiste, phalanstérien, etc.; enfin, des pièces de théâtre, dont certaine ne contient pas moins de treize actes.

Restif a été très diversement jugé. On l'a appelé le « Diogène littéraire », le «-Rousseau du ruisseau », le « Voltaire des femmes de chambre », etc. Il est certain que ce disciple de Rousseau est un ancêtre littéraire d'Honoré de Balzac. En fouillant dans son oeuvre, on trouverait bien des matériaux que les modernes du XIXe siècle ont exploités depuis.

Le Paysan perverti. - C'est un roman de moeurs, qui ouvre un jour effrayant sur la corruption des villes au XVIIIe siècle. Le paysan Edmond commence à se gâter dans la ville d'A***, où il courtise à la fois plusieurs personnes, dont la femme de son hôte, le peintre Parangon. Il vient achever de se pervertir à Paris, où il recherche un grand seigneur qui a séduit sa soeur. Il se bat avec le séducteur, puis devient son compagnon en des parties ultra-galantes. En compagnie du cordelier défroqué Gaudet d'Arras, il vit dans la société des escrocs et des prostituées. Accusé d'avoir fait mourir une vieille avare qu'il avait épousée, il est envoyé au bagne. Il obtient sa grâce et, recueilli par un frère charitable, il est sur le point de faire une honnête fin en épousant Mme Parangon, devenue veuve; mais il meurt d'un accident de voiture, causé par une femme qu'il a autrefois séduite. La Harpe appelait ce roman une épopée de mauvais lieu, écrite en mauvais français; mais d'autres critiques n'ont pas craint de le mettre à côté des romans de l'abbé Prévost.

Choderlos de Laclos.
Choderlos de Laclos (1741-1803), officier et écrivain, se trouva mêlé à toutes les intrigues par lesquelles la branche d'Orléans essaya de se substituer à la branche aînée. On l'accusa d'avoir joué un rôle odieux à Versailles, dans les journées des 5 et 6 octobre, et il s'enfuit à Londres. Rentré en France, il s'affilia à la Société des Jacobins, dont il rédigea le journal, et écrivit avec Brissot la pétition qui fut cause du massacre du Champ-de-Mars (17 juillet 1791).  Devenu suspect, il fut incarcéré à Picpus et ne recouvra la liberté qu'après le 9-Thermidor. Le Directoire le nomma général de brigade commandant l'artillerie de l'armée du Rhin. Sous l'Empire, il était inspecteur général à l'armée de Sud-Italie.

On lui doit des Poésies fugitives (1783) et la continuation de l'ouvrage de Vilatte : Causes secrètes de la révolution du 9 thermidor (1790). Il a collaboré à la Galerie des états généraux (1789), à celle des Dames françaises, etc. Son chef- 'oeuvre, les Liaisons dangereuses (1782), montre un observateur pénétrant des moeurs, un écrivain sobre, puissant.

Les Liaisons dangereuses. - Les deux principaux personnages de ce roman épistolaire sont la marquise de Merteuil, intelligente, et, sous des dehors de prude, corrompue, et le comte de Valmont, sou ancien amant, roué froid et incapable d'amour. Valmont poursuit de ses assiduités une femme dévote et vertueuse, la présidente de Tourvel. En même temps, Mme de Merteuil propose à ses talents une autre entreprise. Sa parente, Cécile de Volanges, doit épouser un M. de Gercourt, dont la marquise veut se venger. Il s'agira de corrompre la jeune fille, éprise déjà du chevalier Danceny, pour qu'elle arrive souillée dans les bras de son mari. Valmont réussit assez facilement, d'ailleurs. Il lui faut plus de peine pour triompher de la vertu de Mme de Tourvel. Il y parvient pourtant, mais abandonne bientôt la malheureuse, qui meurt de douleur. Mme de Merteuil rompt avec Valmont et le fait tuer en duel par Danceny, dont elle s'est éprise. Démasquée, ruinée, elle s'enfuit à l'étranger. Cécile entre au couvent, et Danceny se retire à Malte. 

Dans cette oeuvre, qui contient plus d'un détail licencieux, l'auteur, avec un style net et élégant, un art achevé, porte dans l'analyse de la dépravation une pénétration singulière, en même temps qu'une impassibilité absolue. 

Le marquis de Sade.
Le marquis de Sade (1740-1814) a une vie marquée par la débauche et la prison. Une aventure scandaleuse avec une fille publique qu'il avait fait semblant de vouloir disséquer vivante lui valurent d'être arrêté, conduit au château de Saumur, puis à celui de Pierre-Encise. Louis XV intervint et fit cesser les poursuites. Une seconde poursuite sous accusation d'empoisonnement par de la poudre de cantharides le fit s'enfuir à Gênes. Le parlement d'Aix le condamna à mort par contumace. Emprisonné, par ordre du roi de Sardaigne, dans la forteresse de Miolans, il parvint à s'échapper au bout de six mois, vécut tantôt en Italie, tantôt en France, et, arrêté à Paris en 1777, fut conduit au château de Vincennes, et de là transféré à Aix, où l'on recommença son procès. Un nouvel arrêt le condamna pour « débauche outrée » à un éloignement de Marseille pendant trois ans et à 50 livres d'amende. Mais on ne lui rendit pas la liberté; il fut enfermé au donjon de Vincennes, puis à la Bastille et enfin à Charenton, d'où le tira, en 1790, le décret de l'Assemblée constituante ordonnant la mise en liberté de tous ceux qui étaient détenus en vertu d'une lettre de cachet. C'est en 1791 qu'il fit paraître sous le voile de l'anonymat Justine ou les Malheurs de la vertu, roman auquel il doit la plus grande partie de sa renommée. Le marquis de Sade réussit, en 1792, à se faire nommer secrétaire de la section des Piques, mais n'échappa pas pour cela à la suspicion. Enfermé successivement aux Madelonnettes, aux Carmes et à Picpus, il ne recouvra la liberté qu'après Thermidor, publia en 1797 une nouvelle édition très aggravée de Justine, avec des gravures dignes du texte, puis la suite de Justine Juliette ou les Prospérités du vice (1798). Bonaparte, à qui il avait osé envoyer cet ouvrage, le fit arrêter, Sade fut enfermé à Sainte-Pélagie (Paris) et transféré en 1803 à l'hospice des fous de Charenton.

Outre Justine et Juliette, le marquis de Sade a publié, dans le même genre obscène : la Philosophie dans le boudoir et un certain nombre d'autres romans moins licencieux, mais de valeur littéraire moindre : Aline et Valcourt (1795); Pauline et Belval (1798). Il a fait représenter quelsques pièces de théâtre, entre autres : Otiern ou les Malheurs du libertinage, drame en trois actes et en prose, joué sur le théâtre de Molière en 1791 et à Versailles en 1799. A sa mort, la plupart de ses manuscrits furent brûlés par la police.

Justine ou les malheurs de la vertu. - Justine est une pauvre jeune fille, dont une bande de scélérats fait son jouet et qu'ils soumettent, à travers une foule d'aventures invraisemblables, à des actes inouïe de lubricité. Tout ce que l'imagination peut inventer pour joindre les voluptés aux tortures, les terreurs d'Anne Radcliffe aux obscénités de l'Arétin se trouve accumulé dans ce livre comme à plaisir. La malheureuse est entraînée de souterrains en souterrains, de cimetières en cimetières, rouée de coups violée et fustigée tout ensemble. Des supplices assaisonnent tous les plaisirs bestiaux de ses tyrans; ce ne sont que femmes éventrées, enfants assommés, hommes écorchés vifs, orgies sanglantes où l'on casse des crânes au dessert. Tout ce monde chante à tue-tête, s'enivre, blasphème ou hurle de douleur dans ce pandémonium du vice et du crime. Sade semble s'être donné pour but de repusser les limites du dicible. A la lecture de ces atrocités, on n'éprouve que l'oppression d'un cauchemar. (Sous le titre d'Anti-Justine, Restif de la Bretonne, en prétendant réfuter l'oeuvre du marquis de Sade, a produit un livre qui, pour être moins cruel, n'est pas moins obscène). 

Les moralistes

Comme au XVIIe siècle, la morale se glisse, au XVIIIe siècle, dans tous les ouvrages. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Buffon lui-même sont, sous certains rapports, des moralistes. Mais quelques écrivains, successeurs plus directs de La Rochefoucauld et de La Bruyère, traitent spécialement des moeurs. Ce sont Rollin, Vauvenargues, Duclos, Chamfort et Rivarol.

Rollin.
Rollin (1661-1741), recteur de l'Université de Paris et principal du collège de Beauvais, a publié, de 1726 à 1728, son Traité des études, qui le classe à la fois parmi les pédagogues et parmi les moralistes. Mais, chez lui, du moins, ces deux qualités se confondent, car Rollin « expose la manière d'enseigner et d'étudier les belles-lettres par rapport à l'esprit et au coeur ». Dans les huit livres de son Traité, il prend successivement les langues anciennes, la langue française, la poésie, la rhétorique, l'éloquence, l'histoire, la philosophie; puis il donne des conseils pratiques aux maîtres et aux élèves. Toujours préoccupé d'éducation, il cherche surtout dans les études une méthode propre à former l'intelligence et la sensibilité. Une longue expérience de l'enseignement lui sert de base; et ce n'est pas à lui que l'on pourrait reprocher d'audacieuses utopies! Nous le trouverions même aujourd'hui bien timoré. Sans revenir à ses lenteurs ni à ses timidités, il y a toujours à s'inspirer de la prudence avec laquelle il veut que l'on manie la psychologie des enfants, de son respect pour leur fragilité intellectuelle et morale, et surtout de sa parfaite loyauté.

Son Histoire ancienne et son Histoire romaine, qu'il écrivit dans ses dernières années, ne sont que d'honnêtes compilations des auteurs anciens. Rollin n'avait d'autre but que de présenter les grands événements de l'Antiquité dans un récit intéressant et moral; il y a réussi.

Vauvenargues
Presque tous les grands moralistes ont été malheureux, ou ont cru l'être. Celui-ci le fut réellement. Officier du plus rare mérite, Vauvenargues (1715-1747) prit part à la campagne d'Italie de 1734  sous Villars et à la retraite de Bohème en 1743 pendant la guerre de succession d'Autriche. Il eut les deux jambes gelées à la retraite de Prague (1742). Sa santé était ruinée. Il dut renoncer à la vie militaire et vint s'établir à Paris. Il tenta vainement d'entrer dans la diplomatie puis ne se consacra plus qu'aux lettres. De plus en plus, Il se renferma dans l'étude, y cherchant une consolation contre ses maux physiques et contre son dégoût de l'existence.

Son talent, comme son courage dans ses souffrances, lui valurent de la part de Voltaire et de Marmontel une amitié profonde. Il mourut en 1747, ayant publié une Introduction à la Connaissance de l'Esprit humain suivie de Réflexions sur divers sujets, Conseils à un jeune homme, Réflexions critiques sur divers poètes, etc. (1746).

Voltaire pleura sincèrement sa mort prématurée. Écoutez plutôt cet éloge funèbre-

« Tu n'es plus, ô douce espérance du reste de mes jours. Accablé de souffrances au dedans et au dehors, privé de la vue, perdant chaque jour une partie de toi-même, ce n'était que par un excès de vertu que tu n'étais point malheureux et que cette vertu ne te coûtait point d'effort... Par quel prodige avais-tu, à I'âge de vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence, sans autre étude que le secours de quelques bons livres? Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses? Et comment la simplicité d'un enfant timide couvrait-elle cette profondeur et cette force de génie? Je sentirai longtemps avec amertume le prix de ton amitié; à peine en ai-je goûté les charmes. »
Vauvenargues s'est peint lui-même dans le portrait de Clazomène, 
« qui a eu l'expérience de toutes les misères de l'humanité... Toutefois, qu'on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage. »
Cette vie manquée et douloureuse fait songer à celle d'Alfred de Vigny. Mais les déceptions ne conduisirent pas au pessimisme l'âme ardente de Vauvenargues. Jamais elle ne connut le désespoir. Vauvenargues conserva jusqu'au bout une fermeté sereine et sans raideur.

Théories littéraires.
Il prenait donc la vie au sérieux et se montrait ennemi dans l'art de toute frivolité.  La netteté est son premier mérite. Mais il y a joint une certaine chaleur juvénile, qui va parfois jusqu'à l'enthousiasme, sans jamais monter jusqu'à l'emphase.

Le style. - L'éloquence de vauvenargue est spontanée; elle vient du coeur. Lisez ses Conseils à un jeune homme :

« En toute occurence, préférez la vertu à tout; elle vaut mieux que la gloire. Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments et qui vous rende généreux, qu'elle vous soit chère. Mais surtout osez, ayez de grands desseins. Vous échouerez? Eh bien! qu'importe! le malheur même n'a-t-il pas ses charmes dans les grandes extrémités. » 
Il trouve, pour colorer ses pensées, des images à la fois discrètes et pénétrantes : 
« Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune homme »; « Les feux de l'aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire » ; « ... Vous voyez l'âme d'un pêcheur qui se détache en quelque sorte de son corps pour suivre un poisson sous les eaux, et le pousser au piège que sa main lui tend. »
Éloge de la netteté. - Toute affectation lui paraissait ridicule. C'est pourquoi ce caractère cornélien à certains égards, épris d'action et de grandeur, préférait pourtant la simplicité  des héros de Racine à la grande éloquence de ceux de Corneille. Il croyait que :
On dit peu de choses solides lorsqu'on cherche à en dire d'extraordinaires. (Réflexions et Maximes, CXII).
Et il s'est appliqué surtout à exprimer clairement et simplement sa pensée:
La clarté est la bonne foi des philosophes. (Ibid., CCCLXV).

La netteté est le vernis des maîtres. (Ibid., CCCLXVI).

La peinture de caractères. - Comme peintre de caractères, Vauvenargues est ingénieux et fin, mais bien au-dessous de La Bruyère, qu'il imite et dont il n'a pas la pittoresque précision. Comme critique, il est plus intéressant. Ses jugements sur Corneille, Racine, Pascal, Bossuet, etc., ne sont pas d'un « homme de goût » qui suit une tradition, ou d'un ignorant qui veut être original aux dépens du sens commun, encore moins d'un homme de parti à qui ses théories et ses préjugés cachent le vrai et le beau. Vauvenargues, critique, est indépendant. Il sent, il aime, il éprouve des sympathies et des répulsions : il les exprime avec délicatesse. On aura toujours profit à discuter des jugements empreints de cette loyale personnalité et qui, fondés sur le sentiment, vont souvent, comme plus tard ceux de Joubert, jusqu'au paradoxe. Vauvenargues met en pratique sa maxime : 
« Il faut avoir de l'âme, pour avoir du goût. »
Critique de l'esprit. -  Il ne pouvait souffrir l'esprit des gens du monde, superficiel et vain, avec lequel on arrête tout élan des émotions :
... Un agrément si faux et si superficiel est un art ennemi du coeur et de l'esprit qu'il resserre dans des bornes étroites, un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l'âme. (Introduction à la connaissance de l'esprit humain, Des Saillies).
La morale du sentiment.
Par son peu de désir de briller, Vauvenargues se distingue de ses contemporains. Mais il se rattache à eux par sa morale fondée sur le sentiment.

La bonté de la nature. - En optimiste convaincu, il veut réhabiliter la nature humaine (Maximes, CCXIX). Il s'en prend surtout à La Rochefoucauld et le réfute adroitement :

S'il y a un amour de nous-mêmes naturellement officieux et compatissant, et un autre amour-propre sans humanité, sans équité, sans bornes, sans raison, faut-il les confondre? (Ibid., CCXCI).
Le corps a ses grâces, l'esprit ses talents, le coeur n'aurait-il que des vices? (Ibid, CCXCVII).
Il ne nie pas l'amour-propre, mais maintient l'existence de sentiments altruistes :
Il y a des semences de bonté et de justice dans le coeur de l'humain, si l'intérêt propre y domine. (Ibid., CCXCIV).
La réhabilitation de l'instinct. - Il est donc persuadé qu'il faut suivre la nature, loin de la combattre :
La raison nous trompe plus souvent que la nature. (Ibid., CXXIII).

 Quand je vois l'Homme engoué de la raison, je parie aussitôt qu'il n'est pas raisonnable.; 

C'est une erreur que de se défier des passions. Elles sont bonnes au contraire.
Elles montrent le but et donnent en même temps la force de l'atteindre :
L'esprit est l'oeil de l'âme, non sa force. Sa force est dans le coeur, c'est-à-dire dans les passions. (Ibid., CXLIX).
La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour.
Quiconque ne consulte qu'un des deux et renonce à l'autre, se prive inconsidérément d'une partie des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire. (Ibid., CL).
Les grandes pensées viennent du coeur. (Ibid., CXXVII).
Conclusion.
On pourrait au nom d'une pareille morale justifier les pires excès. Il ne faut y voir que l'illusion généreuse d'une nature supérieure. Comme l'écrivait Voltaire à Vauvenargues-
« Je vais lire vos portraits. Si jamais je veux faire celui du génie le plus naturel, de l'homme du plus grand goût, de l'âme la plus haute et la plus simple, je mettrai votre nom en bas. » (Mai 1746).
Son oeuvre n'a pas eu d'influence, mais elle est un symptôme et elle annonce déjà, dans une certaine mesure, la théorie que soutiendront Diderot et Rousseau : la bonté de la nature et le critérium de la sensibilité.

Duclos.
C'est un assez inquiétant personnage que Duclos  (1704-1772), homme de beaucoup d'esprit, et qui semble avoir eu moins de droiture dans la conduite que de franchise affectée dans le langage. Il eut une belle carrière d'homme de lettres, très indépendante; et, sans être affilié à aucun parti, il tira toujours son épingle du jeu.

Il se place parmi les moralistes avec ses Considérations sur les moeurs de ce siècle (1751). Ce sont de petites dissertations piquantes, d'une actualité peut-être trop exclusive, mais où l'on peut s'instruire encore sur l'homme du XVIIIe siècle et même sur l'humanité.

Chamfort.
Chamfort (1741-1794) se lit dans les salons du XVIIIe siècle, par son esprit mordant et sa misanthropie paradoxale, une place prépondérante. C'était un méchant dans toute la force du terme, le Cléon de Gresset. Il a laissé dans ses Maximes et Pensées quelques phrases d'un tour vif, piquant, à l'emporte-pièce : « On n'imagine pas combien il faut d'esprit pour n'être pas ridicule »; « La pire des mésalliances est âme qu'il faudrait entièrement paralyser »; « La pauvreté met le crime au rabais »; « On souhaite la paresse d'un méchant et le silence d'un sot ». Il fut malheureux, malgré ses succès mondains, et mourut victime de cette Révolution qu'il avait souhaitée; mais ce ne fut pas sans avoir fourni à Sieyès le titre de sa brochure sur le Tiers-État.
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Le savant et le voleur

« L'abbé de Molières était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes; il n'avait point de valet, et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche. Un matin, il entend frapper à sa porte. « Qui va là? - Ouvrez... » Il tire un cordon et la porte s'ouvre. L'abbé de Molières, ne regardant point : « Qui êtes-vous? - Donnez-moi de l'argent. - De l'argent? - Oui, de l'argent.. - Ah! j'entends, vous êtes un voleur? - Voleur ou non, il me faut de l'argent. - Vraiment oui, il vous en faut? Eh bien cherchez là-dedans... » Il tend le cou, et présente un des côtés de la culotte; le voleur fouille : « Eh bien! il n'y a point d'argent. - Vraiment non; mais il y a ma clef. Eh bien! cette clef?... - Cette clef, prenez-la. - Je la tiens. - Allez-vous-en à ce secrétaire ; ouvrez... » Le voleur met la clef à un autre tiroir. « Laissez donc, ne dérangez pas! Ce sont mes papiers. Ventrebleu! finirez-vous? ce sont mes papiers; à l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. - Le voilà. - Eh bien! prenez. Fermez donc le tiroir... » Le voleur s'enfuit. « Monsieur le voleur, fermez donc la porte. Il laisse la porte ouverte!... Quel chien de voleur! Il faut que je me lève par le froid qu'il fait! Maudit voleur! » L'abbé. saute en pied, va fermer la porte, et revient se remettre au travail, sans penser peut-être qu'il n'avait pas de quoi payer son dîner. »
 

(Chamfort, Anecdotes, 1795).

Rivarol.
Rivarol (1754-1801) tint, lui aussi, un rang éminent dans les salons de Paris, et, pendant l'émigration, dans ceux de Bruxelles, de Berlin et de Londres. Il avait de l'esprit. Il écrivait sur ses Carnets des maximes tantôt profondes, tantôt piquantes : «-Le peuple donne sa faveur, jamais sa confiance »; « Les passions sont les orateurs des grandes assemblées »; « Un peu de philosophie écarte de la religion, beaucoup y ramène ». On disait de quelqu'un : « Il court après l'esprit »; Rivarol répondait : « Je parie pour l'esprit ». Florian sortait un manuscrit de sa poche : « Ah! Monsieur, s'écriait Rivarol, si on ne vous connaissait pas, on vous volerait! »

Rivarol a d'autres titres que ces mots. Il a écrit, en 1784, un Discours sur l'universalité de la langue française, qui est à sa date un chef-d'oeuvre de critique. 

Les critiques et les érudits

Le plus grand critique du XVIIIe siècle fut Voltaire qui, dans les préfaces de ses tragédies, dans son Temple du goût, dans son Commentaire sur Corneille, dans son Siècle de Louis XIV, et dans sa Correspondance, nous a laissé une foule de jugements originaux. Son goût est étroit; mais il représente bien celui de son temps :

La Harpe.
La Harpe (1730-1803) eut des succès comme poète tragique, mais il est surtout
célèbre par ses Cours professés au Lycée, sorte de salle de conférences, de 1786
à 1798. Ces cours, il les a réunis plus tard sous le titre de Lycée. 1799 (9 volumes). Il
écrivit également une Correspondance littéraire, adressée au grand-duc Paul de
Russie, et qui fut publiée de 1801 à 1807. 

La Harpe n'a pas, à proprement parler, l'esprit critique; il obéit aux préjugés de son goût classique et à ses opinions philosophiques ou politiques. Mais il est le premier qui ait envisagé la littérature dans l'ensemble de son développement historique. De plus, sur Corneille, Racine, Molière, Voltaire, il a laissé d'excellentes pages et des analyses toujours intéressantes à lire ou à discuter.

Fréron.
Fréron (1719-1776) travailla d'abord avec l'abbé Desfontaines, rédacteur des Observations sur les écrits modernes, et fonda, en 1754, une petite revue, l'Année littéraire, qu'il continua jusqu'à sa mort. Il s'y montra l'ennemi des philosophes et
surtout de Voltaire, qui, à son tour, ne l'épargna pas. Fréron a l'étoffe d'un
vrai critique et la verve d'un journaliste. Quand il n'est pas égaré par ses préventions, il juge avec fermeté et décision. - Il eut pour successeur, à l'Année littéraire, Geoffroy.

Très nombreux sont les journaux au XVIIIe siècle; il suffit, ici, que nous en signalions l'importance pour l'histoire des idées.

Mercier.
Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) publia à vingt ans des Héroïdes qui n'eurent aucun succès, puis fut quelque temps professeur de rhétorique à Bordeaux. 

De retour à Paris, et après avoir composé quelques romans et pièces de théâtre peu goûtées, il publia en 1773 son célèbre Essai sur l'art dramatique, violente déclaration de guerre à l'art classique, où l'auteur veut imposer à l'écrivain, au lieu des sujets et des procédés conventionnels, la représentation de la société moderne et en particulier du peuple. Joignant l'exemple au précepte, il donna plusieurs pièces à la Comédie-Italienne : l'Habitant de la Guadeloupe, l'Indigent, et surtout la Brouette du vinaigrier et le Déserteur (qui valut à Mercier la protection de Marie-Antoinette et une pension). 

En 1770, il publia l'An 2440 ou Rêve, s'il en fut jamais, où l'on trouve, au milieu d'un fatras baroque, d'étranges et curieux pressentiments de la Révolution française. Le grand ouvrage de Mercier est son intéressant Tableau de Paris(1781-1790), suivi du Nouveau Paris (1799-1800), où il peint les moeurs et les coutumes du Paris d'alors. 

Mercier, pendant la Révolution, fut député de Seine-et-Oise à la Convention, et siégea plus tard au conseil des Cinq-Cents. Professeur d'histoire à l'Ecole centrale, membre de l'Institut, il eut le courage de demeurer républicain sous l'Empire

Outre les ouvrages, cités plus haut, il a composé un très grand nombre de livres, marqués au coin de la fantaisie la plus originale : l'Homme sauvage (1767), où Chateaubriand prit peut-être l'idée d'Atala; Néologie (1801); Satire contre Racine et Boileau (1808); Jeanne d'Arc, drame traduit de Schiller; Mon bonnet de nuit (1784), amère critique de la littérature classique; etc.

Le Tableau de Paris. - La partie historique du livre est assez faible, mais le tableau de moeurs est plein de vérité et de couleur. L'auteur nous fait pénétrer dans tous les dessous de la société du XVIIIe siècle, nous initie aux goûts, aux modes, aux passe-temps et jusqu'aux vices secrets des Parisiens de l'époque. Voici quelques titres de chapitres : les Dimanches et fêtes, la Foire Saint-Germain, Comment se fait un mariage, les Petits Soupers, les Marchandes de modes, les Cabarets borgnes, etc. Le succès du livre fut énorme. Mercier publia en 1800 le Nouveau Paris, qui est un tableau de moeurs de la Révolution. Ces deux ouvrages sont, comme les oeuvres de Restif de La Bretonne, d'inépuisables mines.

• L'An 2240, Rêve s'il en fut jamais. - Dans cette production originale, qui parut en 1770 et qui peut être rangé parmi les oeuvres de science-fiction, Mercier se transporte, à l'aide de la fiction d'un songe, à cinq cents ans au delà de la date de sa naissance, et se représente l'état de la France, à cette époque éloignée, à peu près tel que les idées alors en crédit dans la masse de la nation pouvaient le faire désirer. Quelque frappantes que fussent les allusions, le gouvernement ne vit dans l'auteur qu'un utopiste plutôt qu'un prophète, mais il interdit la vente de l'ouvrage.

Dupuis.
Charles-François Dupuis (1742-1809), érudit et philosophe, fit paraître, en 1781, un Mémoire sur l'origine des constellations et sur l'explication de la fable par le moyen de l'astronomie. La hardiesse de ce mémoire souleva de nombreuses critiques. Dupuis devint, en 1787, professeur d'éloquence latine au Collège de France; l'année suivante, il entra à l'Académie des inscriptions. Elu, par le département de Seine-et-Oise, député à la Convention nationale, il vota pour la détention de Louis XVI. Il parut peu à la tribune, travailla en silence dans le comité d'instruction publique dont il était membre, se tint complètement à l'écart des luttes des partis, puis il entra au conseil des Cinq-Cents, où il prit une part active à l'organisation des écoles centrales; il siégea au Tribunat depuis le 18-Brumaire jusqu'en 1802, et rentra alors tout à fait dans la vie privée. Dupuis est surtout connu pour avoir produit une monumentale Origine de tous les cultes ou Religion universelle (1795);, dont il  fit, l'année suivante, un Abrégé qui devint, sous la Restauration, avec les Ruines de Volney, un des principaux livres de la propagande antireligieuse. On lui doit aussi : Dissertation sur le zodiaque de Denderah (1806), et deux Mémoires sur les Pélasges, dans le « Recueil de l'Institut » (1798).

• Origine de tous les cultes ou la Religion universelle (1795). La base du système de l'auteur est que tous les cultes, sans en excepter le christianisme, se rattachent dans leur essence à l'adoration du soleil et des astres. Frappé par la bizarrerie des figures des anciens planisphères, Dupuis imagina que la représentation du ciel pendant le cours de l'année avait dû correspondre à l'état de la terre et aux travaux de l'agriculture dans le temps et dans le pays où ces signes avaient été inventés, de sorte que le zodiaque était pour le peuple inventeur une sorte de calendrier à la fois astronomique et rural. Dupuis attribuait l'invention des signes du zodiaque aux peuples qui habitaient la haute Egypte et l'Ethiopie, il y a 15.000 ou 16.000 ans. Il conclut que les dieux sont des constellations divinisées, et que leurs aventures sont l'expression allégorique du cours des astres et de leurs rapports mutuels. A la fois par l'hypothèse irrecevable sur laquelle il se fonde que par l'immense (et précieuse) documentation dont il se nourrit le travail de Dupuis n'est pas sans rappeler la démarche de J.G. Frazer dans son Rameau d'or (1890).

La littérature philosophique

Montesquieu.
Charles de Segondat baron de Montesquieu (1689-1755), montra dès son enfance une grande application à l'étude et fut destiné à la magistrature, dans laquelle sa famille occupait déjà de hauts emplois. Nommé en 1714 conseiller au parlement de Bordeaux, il y devint en 1716 président à mortier en remplacement d'un de ses oncles; il vendit sa charge en 1726, afin de se livrer tout entier à son goût pour les lettres.

Il avait commencé dès 1721 à se faire connaître par la publication des Lettres persanes, ouvrage d'un genre léger et frondeur, dont on a dit avec justesse que c'est le plus profond des livres frivoles et qui eut un immense succès. Il fut reçu en 1727 à l'Académie Française, puis se mit à voyager, visita l'Autriche, l'Italie, la hollande, enfin l'Angleterre où il resta deux ans, étudiant partout les moeurs et les institutions des peuples. De retour en France, il se retira dans son château de La Brède et fit paraître en 1734 les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui déjà firent juger de toute la force de son esprit. 

Enfin en 1748 il publia l'Esprit des Lois, auquel il travaillait depuis 20 ans, et qui mit le sceau à sa réputation. Dans cet ouvrage, qui n'avait pas de modèle et auquel l'auteur put donner pour épigraphe : Prolem sine matre creatam, il passe en revue les législations connues et en cherche les raisons, soit dans la nature de l'homme en général, soit dans des causes locales et particulières à chaque peuple. Ce livre qui le place au rang des premiers écrivains, rivalise avec les écrits de Tacite pour la concision et l'énergie du style. 

Après avoir achevé ce grand ouvrage, Montesquieu sentit ses forces décliner et ne publia plus rien d'important; il partageait son temps entre le séjour de Paris et son château de La Brède. 

Outre les ouvrages déjà cités, on y trouve, le Dialogue de Sylla et d'Eucrate et Lysimaque, écrits politiques qui ne sont pas indignes de l'auteur des Considérations; le Temple de Gnide, un Essai sur le Goût, estimé des métaphysiciens, des lettres, des discours, et quelques poésies. 

Voltaire.
François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778) était destiné au barreau par son père, trésorier à la chambre des comptes, mais il abandonna bientôt l'étude du droit pour ne s'occuper que de littérature et de poésie. En 1712, il accompagna son parrain et son maître en scepticisme, le marquis de Châteauneuf, à La Haye, mais le scandale de ses relations avec une personne de cette ville le força de revenir à Paris, où il fut mis en prison comme soupçonné d'être l'auteur de vers satiriques sur Louis XIV, qui venait de mourir. A la Bastille, il écrivit une partie de son poème épique La Henriade (sur Henri IV) et il y termina sa tragédie d'Oedipe, après la lecture de laquelle le régent le relâcha. La tragédie fut représentée avec un éclatant succès en 1718, et fut suivie de pièces moins appréciées. 

 A la suite d'une altercation avec un chevalier Rohan-Chabot il fut banni en 1726 et vécut en Angleterre, où il se lia avec lord Bolingbroke et les libres penseurs. De retour à Paris, il y fut l'idole du public. Il exprima son admiration pour les institutions anglaises dans ses Lettres sur les Anglais. Il écrivit ensuite Brutus et peu après Zaïre (1730), qui, bien que composé en 22 jours, est son drame le meilleur et le plus pathétique.

Il n'échappa a une arrestation qu'en se retirant à Cirey, dans le château de la savante marquise du Châtelet, chez laquelle il résida presque constamment jusqu'à la mort de cette protectrice en 1740. En 1736, il dut chercher refuge à Bruxelles à cause du scandale soulevé par le Mondain. Il se rendit près de Frédéric le Grand en 1740, et une autre fois en 1745 avec une mission politique.

Dans le même temps, il écrivit les tragédies Alzire, Mahomet et Mérope. En 1746, il passa quelque temps à Paris, où il écrivit et fit représenter de nouvelles tragédies, donna à Le Kain des leçons d'art dramatique, et fut nommé académicien et historiographe royal. 

En 1750, il alla à Berlin où Frédéric le gratifia d'une pension de 20,000 F; il étudiait avec lui deux heures par jour. C'est là que Voltaire termina son Siècle de Louis XIV; Frédéric, de son côté, lui soumettais ses vers et ses essais. Mais leur intimité se changes en rivalité et en rupture violente; à la fin, Voltaire résolut de briser sa chaîne. Il emporta quelques poésies du roi, et il eut à souffrir à Francfort l'ennui d'une arrestation dans les circonstances les plus désagréables (1753). Plus tard cependant, il reprit sa correspondance avec Frédéric. 

En 1755, Voltaire acheta une terre près de Genève (Les Délices); mais il eut des querelles avec les Suisses, ses voisins. La publication de La Pucelle, caricature épique de Jeanne d'Arc et de son histoire, lui créa beaucoup d'ennemis. A propos de vers satiriques qu on lui attribuait sur Louis XV et Mme de Pompadour, il fut menacé de lettres de cachet. En 1762, il se transporta à la terre de Ferney, sur le territoire français, mais près de la frontière suisse, de façon à pouvoir facilement se réfugier d'un pays dans l'autre. 

Ses livres et ses spéculations sur les fonds publics lui avaient acquis une fortune très considérable. Il était devenu en quelque sorte le fondateur d'une nouvelle secte de penseurs et d'écrivains, qui, sous la direction de Diderot et de d'Alembert, donnèrent un corps à leurs idées dans la grande Encyclopédie. Cependant Voltaire était personnellement un déiste décidé et il répudiait la philosophie de son siècle, qui tentait de bannir Dieu de l'univers. Dans sa 84e année, il vint à Paris, apportant une tragédie nouvelle, frêne, et il fut reçu par toutes les classes avec des démonstrations et des honneurs sans exemple. 

Voltaire fut le roi des écrivains de son temps. Le secret de ses succès est dans ses satires, ses contes, ses vers de société, ses madrigaux, ses lettres et ses épigrammes, où tout l'esprit du siècle se trouve exprimé avec une grâce, une vivacité, un piquant, un agrément inimitables. 

Ses oeuvres comprennent en outre : Histoire de Charles XII, roi de Suède; Histoire de la Russie sous Pierre le Grand; Essai sur les moeurs et sur l'esprit des nations; Le Dictionnaire philosophique, etc.

Dictionnaire philosophique (1764). - Tous les articles n'y sont pas exclusivement consacrés à la philosophie, loin de là ; Voltaire y traite aussi bien d'histoire, de théologie, de grammaire, de physique, de littérature, etc., avec cet esprit étincelant qu'il savait mettre partout. Le Dictionnaire philosophique fut surtout pour Voltaire une arme de guerre, dirigée contre le catholicisme.

Diderot, D'Alembert  et l'Encyclopédie.
Diderot.
Denis Diderot (1713-1784), fit ses premières études chez les jésuites de Langres, puis fut envoyé par son père au collège d'Harcourt. Il entra ensuite chez un procureur où il ne resta que peu de temps. Brouillé avec son père, qui ne voulait pas lui laisser embrasser la carrière littéraire, et privé de ressources, il donna des leçons pour subvenir à ses besoins. Il publia d'abord une traduction de l'Histoire de la Grèce de Stanyan (1743), puis, en 1744, un Dictionnaire de médecine (6 volumes), en collaboration avec Toussaint et Eidous. De 1745 à 1749, il publia plusieurs ouvrages libéraux qui le mirent en relation avec Voltaire et lui valurent un emprisonnement de trois mois au donjon de Vincennes. Il y reçut de fréquentes visites de J.-J. Rousseau.

A sa sortie, il se lia avec D'Alembert, et ils tracèrent ensemble le plan de l'Encyclopédie. Leur but était de rassembler en un seul ouvrage toutes les sciences exactes, les principes du goût et les procédés de tous les arts; mais, en réalité, cette publication était un moyen de propager les idées nouvelles, aussi fut-elle plusieurs fois interrompue par ordre du gouvernement. Ce fut Diderot qui y traita de presque toute l'histoire de la philosophie ancienne, ainsi que de toute la partie consacrée au commerce et aux arts et métiers. Lorsque D'Alembert cessa d'y collaborer, Diderot prit à lui seul le direction de cette oeuvre colossale.  A la même époque il fit paraître des Pensées sur l'interprétation de la nature (1754), puis deux drames domestiques : le Fils naturel (1757), et le Père de famille (1758), qui préparèrent la révolution accomplie plus tard dans le style de l'art dramatique français; et les deux romans dont il a été question plus haut : Jacques le fataliste et la Religieuse

Quoique très célèbre par ses oeuvres, Diderot resta pauvre. Au moment où il allait vendre sa bibliothèque pour se tirer d'embarras et doter sa fille l'impératrice de Russie, Catherine II, la lui acheta 50,000 francs à condition que jusqu'à sa mort il en resterait bibliothécaire avec un traitement de 1000 francs par an. Diderot alla a Saint-Pétersbourg remercier l'impératrice et s'arrêta ensuite à Berlin où il ne l'ut pas aussi , bien reçu par Frédéric; puis il revint à Paris où  il termina sa vie dans I'obscurité. (V. S.).

D'Alembert.
D'Alembert (1717 - 1783) était un enfant trouvé sur les marches de l'église Saint-Jean-le-Rond; recueilli par une vitrière, Mme Rousseau (chez qui il logea jusqu'à l'âge de cinquante ans), il fit d'excellentes études au collège Mazarin. A vingt-six ans, il était membre de l'Académie des sciences; ses découvertes révélaient en lui un génie mathématique de premier ordre, que ses plus violents adversaires n'ont jamais contesté. Très bien reçu dans les salons à la mode, caractère enjoué et piquant, causeur très supérieur à ce qu'il est comme écrivain, il fut poussé par Mme du Deffand à l'Académie française (1754), et en devint secrétaire perpétuel. C'est en cette qualité qu'il a écrit des Éloges, aujourd'hui fort peu lus, d'un style sec ou affecté, mais qui avaient pour les contemporains l'attrait des allusions. «  Il ne semblait louer les morts que pour faire la satire des vivants. »

Il publia plusieurs ouvrages scientifiques (Traité de dynamique, 1743; Traité de l'équilibre et du mouvement des fluides, 1744, etc.); des écrits philosophiques (Essai sur les éléments de philosophie, 1759); des mémoires polémiques (De la Destruction des jésuites, 1765), et des Mélanges de littérature, de philosophie et d'histoire (1752-1763). Mais il reste surtout célèbre par sa collaboration à l'Encyclopédie de 1751 à 1759. Outre le Discours préliminaire, qui est à lui seul un véritable ouvrage, il s'était chargé de la révision de tous les articles de mathématiques. Moins actif, moins impétueux et enthousiaste que Diderot, il donnait à l'Encyclopédie la garantie de sa haute situation académique, scientifique et mondaine. Aussi sa retraite, en 1759, faillit-elle, après les persécutions du pouvoir, compromettre définitivement l'entreprise.

Plus fin et plus digne que Voltaire, il avait refusé les offres de Frédéric II, qui voulait l'attirer à Berlin, et celles de Catherine II, qui désirait lui confier l'éducation du grand-duc Paul. 

L'Encyclopédie.
L'Encyclopédie (titre complet : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers, par une société de gens de lettres, mis en ordre par Diderot, et, quant à la partie mathématique, par D'Alembert) est une immense publication, qui fut l'expression la plus complète de l'esprit philosophique, novateur, critique et irréligieux du XVIIIe siècle, et qui, sous la forme d'un dictionnaire universel et raisonné, eut pour but de résumer et de juger, au point de vue de la libre pensée et de la philosophie sensualiste, toutes les connaissances, les idées et l'histoire de l'humanité, et d'anéantir, pour Ies refaire, les croyances, les moeurs et les institutions du passé. L'Encyclopédie fut conçue par le génie enthousiaste et patient d'un seul homme, Diderot, et à son appel, magistrats, généraux, ingénieurs, gens de lettres, souscripteurs et travailleurs, vinrent s'enrôler pour mettre la main à l'oeuvre, et, à leur tête, le parti philosophique (Les Lumières).

Ne citons que les principaux : 

• Philosophie : Condillac (mort en 1780), logicien froid et souple, philosophe « sensualiste »; Helvétius (mort en 1771), plus nettement matérialiste. 

• Théologie : l'abbé Morellet (mort en 1814), et plusieurs autres abbés plus ou moins brouillés avec la Sorbonne. 

• Histoire naturelle : Daubenton (mort en 1800), un des collaborateurs de Buffon.

• Chimie : le baron d'Holbach (mort 1789), auteur du Système de la nature, positiviste. 

• Économie politique : Turgot (mort en 1781) et Quesnay (mort en 1774). 

• Grammaire : Dumarsais (mort en 1756), dont les ouvrages d'enseignement furent longtemps célèbres. 

• Littérature : Marmontel (mort en 1799), qui a réuni ses articles de l'Encyclopédie pour en faire ses Éléments de littérature

Voltaire donna quelques articles : Élégance, Éloquence, Esprit, Imagination

Montesquieu, l'article Goût

Enfin, n'oublions pas le factotum de la « boutique », le chevalier de Jaucourt, qui travailla à tous les sujets, suppléa tous les manquants, et consacra à l'Encyclopédie sa vie et sa fortune.  Nommons encore parmi les collaborateurs de cette entreprise : Buffon, Mably, Raynal , Grimm, Saint-Lambert, etc. 

Diderot fut l'âme de l'entreprise, revoyant tous les articles, écrivant pour son compte sur la philosophie et les religions, l'histoire et la politique, la grammaire et surtout les arts mécaniques, et imprimant à l'ouvrage entier, sinon un caractère constant d'unité, au moins une direction générale vers un but commun. D'Alembert se chargea des mathématiques, et tempéra, par sa réserve calculée, la fougue de Diderot. Ce fut lui qui écrivit l'introduction de l'Encyclopédie, le Discours préliminaire, chef-d'oeuvre d'un esprit exact et élégant, à la fois élevé et modéré dans ses vues; il y classe les connaissances humaines d'après l'ordre de leur développement probable dans l'intelligence, dans l'ordre logique des facultés intellectuelles d'où elles découlent (c'est la classification de Bacon), et dans l'ordre historique de leurs progrès depuis le XVIe siècle.

Malgré les obstacles suscités par le parlement et le clergé, alarmés de cette publication, malgré la retraite de D'Alembert et d'un grand nombre de collaborateurs, Diderot, après 20 ans de travaux, 1751-1772, vint à bout de son entreprise. Du pêle-mêle de tant de matériaux apportés par tant de mains, et trop facilement acceptés, surtout après la retraite de D'Alembert, il sortit une oeuvre assez confuse et disparate.

L'Encyclopédie se composait de 28 volumes in-folio, dont 17 de texte et 11 de planches. En 1774-1776, il y parut un supplément en 5 volumes, et, en 1780, une Table analytique et raisonnée en 2 volumes. Les suppléments ont été fondus dans les éditions de Genève, 1777, 39 volumes, Berne et Lausanne, 1778, 36 tomes ou 72 volumes, avec 3 volumes de planches. (G. L.).

Buffon.
Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon ( 1707-1788) reçut une brillante éducation. . II voyagea dans sa jeunesse, visita la France, la Suisse, l'Italie, se fixa à Londres pendant quelque temps et y traduisit le Traité des fluxions de Newton et la Statistique des végétaux de Stephen Hales. Divers mémoires adressés à l'Académie des sciences lui ouvrirent les portes de cette société en 1733. Il fut nommé directeur du Jardin du roi en 1739 et s'attacha à enrichir cet établissement, qu'il dota de galeries, d'un musée, de serres, etc. 

C'est au milieu de ces trésors qu'il conçut le plan de ses vastes travaux qui, d'après ses projets, devaient embrasser la description de tous les êtres de la nature. Avec la collaboration de Daubenton, il commença cette oeuvre considérable qui devait rester inachevée; traita d'abord de la Théorie de la Terre, puis de l'Histoire de l'homme et de celle des Quadrupèdes vivipares, et enfin de celle des Oiseaux. Ces différentes parties furent successivement publiées, à mesure qu'elles étaient terminées. L'Histoire des animaux domestiques parut entre 1753 et 1756; celle des Tribus carnivores et des autres espèces sauvages, entre 1758 et 1767; l'Histoire des oiseaux, entre 1770 et 1781; l'Histoire des minéraux, entre 1783 et 1785, et les Epoques de la nature en 1788. Ces divers traités portent ensemble le titre de : Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du roi (Paris, 1749-1788, 36 volumes, dont trois de généralités, douze de quadrupèdes, sept de suppléments, neuf d'oiseaux et cinq de minéraux). Jamais aucun ouvrage de ce genre n'obtint un succès aussi populaire et aussi prolongé, parce que c'est celui qui donne le plus d'attrait à l'étude de l'histoire naturelle. Le style en est toujours élégant et élevé. L'auteur semble peindre les êtres dont il parle; sous sa plume la nature vit. Il fait chatoyer à nos yeux les étincelantes couleurs des plus brillants oiseaux. Malgré les critiques de Voltaire et les reproches de Condorcet, qui l'accusaient d'être ampoulé, inexact ou infidèle, on le considéra et on le considère encore comme l'un des meilleurs écrivains du XVIIIe siècle. 

De fait, Buffon  est moins un savant qu'un vulgarisateur; il prend la science au point où ses devanciers l'ont portée et il la répand sous une forme populaire; il va chercher les lecteurs que rebutent les descriptions arides. Plus tard, Jussieu, Candolle, Cuvier, Agassiz et des centaines d'autres créeront des nomenclatures naturelles et renverseront la plupart de ses théories; malgré cela, la gloire de Buffon ne sera pas éclipsée, parce que l'on trouve dans ses écrits un merveilleux éclat de style joint à la hardiesse d'une puissante intelligence. Reçu, sans sollicitation, à l'Académie française en 1753, il donna dans son discours sa théorie littéraire et exprima cette pensée, que «-le style de l'écrivain est l'homme même ». 

Il ne travaillait qu'après s'être vêtu comme pour se rendre à quelque cérémonie. Peu d'écrivains jouirent de leur vivant d'une renommée semblable à la sienne; les savants, les princes, les rois se glorifiaient d'être en correspondance avec lui. 

Rousseau.
Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778) descendait de réfugiés protestants. Il embrassa de nom le catholicisme sous l'influence de Mme de Warens, qui l'envoya dans une institution, à Turin, où il ne resta pas longtemps. Il essaya de gagner sa vie de différentes manières, mais il retomba plus d'une fois dans le vagabondage, et il fut renvoyé du séminaire comme incapable de faire un prêtre. Il vécut après cela chez Mme de Warens, à Chambéry, et fut plusieurs années son amant à sa maison de campagne des Charmettes. Il la quitta en 1740, dans un accès de jalousie. Se fiant à son talent musical, il vint à Paris en 1741, et y resta pendant une longue période de temps, excepté de 1744 à 1745, où il fut attaché à l'ambassade française à Venise. Il fit la connaissance de Mme d'Epinay, de Diderot, de Grimm et de d'Holbach, et en 1750, il reçut le prix de l'Académie de Dijon pour son discours sur la question de savoir si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à améliorer les moeurs du genre humain. Il y déclarait la guerre à toute civilisation, et dès lors il s'érigea en censeur et en réformateur de la société, dédaignant toutes les élégances de la vie, et attirant l'attention par ses excentricités. En 1752, il donna le Devin du village, opéra, dont la naïve musique excita l'admiration ration générale, et Lettre sur la musique française, en faveur de la musique italienne, fit une sensation plus grande encore, en attaquant l'ordre social existant dans son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes
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Les voyages à pied

« Je ne connais qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval; c'est d'aller à pied. On part à son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe tout le pays, on se détourne à droite, à gauche; on examine tout ce qui nous flatte; on s'arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie; un bois touffu, je vais sous son ombre; une grotte, je la visite; une carrière, j'examine les minéraux. Partout où je me plais, j'y reste; à l'instant que je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux, ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes; je passe partout où un homme peut passer, je vois tout ce qu'un homme peut voir; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps m'arrête et que l'ennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Emile ne se lasse guère; il est robuste; et pourquoi se lasserait-il? il n'est point pressé. S'il s'arrête, comment peut-il s'ennuyer? il porte partout de quoi s'amuser. Il entre chez un maître, il travaille; il exerce ses bras pour reposer ses pieds.

Voyager à pied, c'est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J'ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et s'arracher à l'examen des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l'agriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu'il traverse et la manière de les cultiver? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l'histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l'examiner, un rocher sans l'écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles? Vos philosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans des cabinets; ils ont des colifichets, ils savent des noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais mon cabinet est plus riche que ceux des rois; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place; le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre : Daubenton ne ferait pas mieux.

Combien de plaisirs différents on rassemble par celle agréable manière de voyager! sans compter la santé qui s'affermit, l'humeur qui s'égaie. J'ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs, tristes, grondants et souffrants; et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. Combien le coeur rit quand on approche du gîte! combien un repas grossier paraît savoureux! quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit! Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied. »
 

(J.-J.-Rousseau, Emile, livre V).

En 1756, il s'établit avec sa maîtresse Thérèse Le Vasseur (cuisinière dont il finit par faire sa femme), à l'Ermitage, charmante retraite que lui avait offerte Mme d'Epinay, dans la vallée de Montmorency. C'est là qu'il écrivit Julie ou la Nouvelle Héloïse (1760, 6 volumes) et sa Lettre sur les Spectacles adressée à d'Alembert. Son amour pour Mme d'Houdetot porta ombrage à Mme d'Epinay, pendant qu'il devenait, de son côté jaloux des relations de Mme d'Epinay avec Grimm, Diderot et d'Holbach. Il dut à la fin se retirer à Montmorency où il trouva des amis dans le duc et la duchesse de Luxembourg. Pendant qu'il habitait l'un des châteaux du duc, il écrivit le Contrat social, où il proclamait les principes du suffrage universel et de la souveraineté du peuple, et Emile, ou de l'Education, que Goethe a appelé l'évangile de la nature en fait d'éducation. Ce dernier ouvrage fut imprimé à Amsterdam aux dépens du duc (1762, 4 volumes); ayant été aussi publié en France contre le gré de Rousseau il fut condamné par le parlement et l'auteur s'enfuit de France. Chassé de Genève et du canton de Berne, il se réfugia à Neufchâtel, sous la protection de lord Keith, le gouverneur prussien; mais le départ de ce dernier le laissant à la merci des fanatiques, il accompagna David Hume en Angleterre (1766), et ne tarda pas à se brouiller avec lui. Il revint en France en 1767, et à Paris en 1770. Les craintes que lui inspiraient ses ennemis avaient complètement ruiné sa santé, et la police avant interdit les lectures que l'on voulait faire de ses Confessions chez Mme d'Epinay, il devint encore plus abattu. Au commencement de 1778, il alla chez M. de Girardin, à Ermenonville, et y mourut subitement, probablement d'apoplexie. 

Aucun écrivain n'a été plus violemment attaqué que Rousseau, mais son style est sans rival dans la littérature française, et ses théories ont préparé la route à de grandes réformes et à de grandes révolutions. Le plus célèbre de ses ouvrages posthumes a pour titre Les Confessions (1782, 4 volumes). 

Bernardin de Saint-Pierre.
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre  (1737-1814), fut successivement officier,
ingénieur, puis simple voyageur. Ses fonctions, ou son caprice, lui firent visiter les pays les plus divers, la Russie, l'Allemagne, l'île de Malte, l'île de France (île Maurice); il connut ainsi des régions très opposées, et comme il avait l'oeil d'un observateur et d'un artiste, il rapporta de ses voyages moins des remarques sur les moeurs, comme un Montaigne ou un Montesquieu, que des esquisses ou des croquis d'après nature. En 1771, il se lia avec Rousseau, dont il devint le disciple préféré. Sous la Révolution, il fut intendant du Jardin des Plantes et membre de l'Institut ; l'Empire le combla de faveurs et de pensions. C'était un égoïste, et presque un « faux bonhomme » : ses romans idylliques pourraient donner de lui une idée très inexacte. A soixante-trois ans, il se remaria avec une toute jeune fille, qui devint, après sa mort, Mme Aimé-Martin. De là le culte attendri et un peu ridicule que ce critique avait voué à sa mémoire.

Il publia d'abord, en 1773, le Voyage à l'île de France, sous forme de lettres; son talent descriptif s'y annonce. - Puis, les Études de la nature (1784), où il développe contre les athées les prétendues preuves de l'existence de Dieu tirées du monde extérieur. La thèse y est parfois très faible; Bernardin n'est pas un philosophe; mais la plupart des tableaux ont de la précision, de la couleur et du relief. Il est difficile de voir, d'un oeil plus exercé et plus sûr, les formes et les nuances des choses. 

En 1787, il donne Paul et Virginie, idylle dont l'action et les caractères sont aussi vrais et aussi touchants que le cadre en est magnifique et réel. Cette action se réduit, comme dans presque tous les chefs-d'oeuvre, à presque rien : deux enfants, qui vivent ensemble depuis le berceau, s'aiment; après une séparation, ils vont se revoir et s'épouser, quand une catastrophe anéantit leur bonheur. Rien que de simple et de naturel dans le sentiment. Aucune fadeur, aucune déclamation. Mais la partie immortelle de ce roman, c'est plutôt la partie descriptive; comme en un tableau de maître, rien n'y a vieilli. Le succès de Paul et Virginie fut immédiat, universel, et aucune révolution littéraire ne l'a amoindri. 

Bernardin donna ensuite la Chaumière indienne (1790), et les Harmonies de la nature(1796).

On a oublié les oeuvres où il exposait au public ses utopies politiques, comme l'Arcadie (1781).

L'auteur des Études et de Paul et Virginie est, dans la description de la nature, plus varié que Rousseau; il ajoute, au domaine assez restreint de la Suisse et de la France, les beautés nouvelles des mers et des pays tropicaux. Mais il reste objectif. C'est en quoi, bien qu'il annonce Chateaubriand, il n'est pas, au même titre que Rousseau, un ancêtre du romantisme.(E. Abry / Ch.-M. Des Granges, Trt et al.).

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