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Brutus, de Voltaire

Brutus est un tragédie en cinq actes et en vers de Voltaire, représentée pour la première fois à la Comédie-Française, le 11 décembre 1730. 

Cette pièce a pour sujet la conspiration d'un des fils de Junius Brutus pour le rétablissement des Tarquins, et sa condamnation à mort par son père. L'ouverture de la scène est majestueuse : c'est le sénat romain assemblé et présidé par Brutus, délibérant si l'on recevra le député de Porsenna, qui assiège Rome, où il veut rétablir Tarquin. Dans cette délibération, dans la scène où l'ambassadeur Aruns est introduit au sénat, dans les réponses de Brutus, dans les serments prononcés sur l'autel de Mars  enfin dans tout ce premier acte, regardé avec raison comme un chef-d'oeuvre, respire cette énergie d'une république naissante, ce sentiment de la liberté si puissant, si chers si respectable; enfin cet enthousiasme qu'inspire la nécessité de combattre pour défendre ce qu'on vient d'acquérir. Une autre belle scène est celle qui termine le second acte, et où Brutus montre cette joie paternelle et patriotique d'être le vengeur de Rome et d'avoir un fils qui en est l'espérance. L'intrigue languit un peu pendant le troisième et le quatrième acte mais elle se ranime et l'intérêt domine seul dans le cinquième, où l'on retrouve toute la grandeur qui caractérise le premier, avec le pathétique que produisent les combats de la nature et de la patrie dans un homme tel que Brutus.

Le rôle de ce héros, où peut-être il n'y a pas quatre vers faibles, ne serait pas indigne d'être comparé aux plus beaux rôles romains de Pierre Corneille. Le style de la pièce, à quelques endroits près, est soutenu dans les autres personnages.

"Voltaire, raconte Hippolyte Lucas, passa deux ans en Angleterre; il étudia Locke et Newton; il vit jouer Shakespeare, et ses idées, déjà tournées vers l'indépendance en philosophie , en politique et en matière d'art, ne firent que se fortifier et s'agrandir. Il rapporta, de son commerce avec les Anglais, la tragédie de Brutus, qu'il dédia à lord Bolingbroke, dont il était devenu l'ami. Brutus est une pièce toute remplie de sentiments républicains. Voltaire, bien convaincu de l'égalité des hommes, commençait contre l'aristocratie la guerre qu'il poursuivit jusqu'à la fin de ses jours, avec une adresse digne de sa persévérance. Ne le fait-il pas entendre en vingt endroits de sa correspondance?  "Il me faut déguiser à Paris ce que je ne pourrais dire trop fortement à Londres!" s'écrie-t-il. La tragédie de Brutus, gâtée par l'amour comme celle d'Œdipe, considérée au point de vue de l'art, n'a pas une grande valeur; cependant elle offre un progrès : Voltaire y présente le spectacle d'un sénat; il fait agir les masses; il remplit la scène; il ne se resserre pas dans le cadre étroit d'un intérieur de palais; il lui faut le mont Tarpéien d'un côté, de l'autre le Capitole, l'autel de Mars, des faisceaux, des licteurs, enfin une pompe inaccoutumée, que Racine avait osé mettre seulement dans les choeurs d'Esther et d'Athalie. "
Selon Schlegel, la tragédie de Brutus, la première pièce de ce genre qu'ait composée Voltaire, est aussi la seule dont l'ordonnance soit raisonnable. Voltaire nous dit lui-même, dans un avertissement, que Brutus est, de toutes ses pièces, celle qui eut le moins de représentations, et il ajoute, celle dont les étrangers, surtout les Anglais, font le plus de cas. L'important, au point de vue du mouvement des idées, est que Brutus habitua le public à de certains mots et à des tendances qui devaient porter ombrage aux frivoles habitués de la Comédie-Française. On peut juger de la direction que cette pièce imprimait à l'opinion publique, par les vers suivants :
.... Rome ne traite plus
Avec ses ennemis que quand ils sent vaincus.
Et ceux-ci, plus explicites encore :
BRUTUS.
... Mon fils n'est plus!
LE SÉNATEUR.
C'en est fait, et mes yeux...

BRUTUS.
Rome est libre, il suffit... Rendons grâces aux dieux!

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Courage civique de Brutus 

[On vient d'annoncer à Brutus que son fils Titus conspirait contre la liberté. Aussitôt il l'a mandé. - Le style de ces scènes est peut-être supérieur à celui de Zaïre; il a plus de fermeté, plus de concision énergique, il est réellement tragique.]

BRUTUS, PROCULUS

« BRUTUS
Non, plus j'y pense encore et moins je m'imagine 
Que mon fils des Romains ait tramé la ruine :
Pour son père et pour Rome il avait trop d'amour;
On ne peut à ce point s'oublier en un jour.
Je ne le puis penser, mon fils n'est point coupable.

PROCULUS
Messala, qui forma ce complot détestable,
Sous ce grand nom peut-être a voulu se couvrir; 
Peut-être on hait sa gloire, on cherche à la flétrir.

BRUTUS
Plût au ciel!

PROCULUS
De vos fils c'est le seul qui vous reste.
Qu'il soit coupable ou non de ce complot funeste,
Le Sénat indulgent vous remet ses destins
Ses jours sont assurés, puisqu'ils sont dans vos mains; 
Vous saurez à l'État conserver ce grand homme. 
Vous êtes père enfin.

BRUTUS
Je suis consul de Rome.
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BRUTUS, PROCULUS, 
TITUS, dans le fond du théâtre avec des licteurs.

PROCULUS
Le voici.

TITUS
C'est Brutus! O douloureux moments! 
O terre, entrouvre-toi sous mes pas chancelants! S
eigneur, souffrez qu'un fils...

BRUTUS
Arrête, téméraire!
De deux fils que j'aimais les dieux m'avaient fait père;
J'ai perdu l'un; que dis-je? ah! malheureux Titus! 
Parle : ai-je encore un fils?

TITUS
Non, vous n'en avez plus;

BRUTUS
Réponds donc à ton juge, opprobre de ma vie! (Il s'assied).
Avais-tu résolu d'opprimer ta patrie! 
D'abandonner ton père au pouvoir absolu? 
De trahir tes serments?

TITUS
Je n'ai rien résolu.
Plein d'un mortel poison dont l'horreur me dévore,
Je m'ignorais moi-même, et je me cherche encore;
Mon coeur, encor surpris de son égarement,
Emporté loin de soi, fut coupable un moment; 
Ce moment m'a couvert d'une honte éternelle; 
A mon pays que j'aime il m'a fait infidèle : 
Mais, ce moment passé, mes remords infinis 
Ont égalé mon crime et vengé mort pays. 
Prononcez mon arrêt. Rome, qui vous contemple, 
A besoin de ma perte et veut un grand exemple;
Par mon juste supplice il, faut épouvanter
Les Romains, s'il en est qui puissent m'imiter. 
Ma mort servira Rome autant qu'eut fait ma vie; 
Et ce sang, en tout temps utile à sa pallie, 
Dont je n'ai qu'aujourd'hui souillé la pureté,
N'aura coulé jamais que pour la liberté.

BRUTUS
Quoi! tarit de perfidie avec tant de courage!
De crimes, de vertus, quel horrible assemblage! 
Quoi! sous ces lauriers même, et parmi ces drapeaux,
Que son sang à mes yeux rendait encor plus beaux 
Quel démon t'inspira cette horrible inconstance?

TITUS
Toutes les passions, la soif de la vengeance,
L'ambition, la haine, un instant de fureur...

BRUTUS
Achève, malheureux!

TITUS
Une plus grande erreur,
Un feu qui de mes sens est même encor le maître, 
Qui fit tout mon forfait, qui l'augmente peut-être.
C'est trop vous offenser par cet aveu honteux,
Inutile pour Rome, indigne de nous deux. 
Mon malheur est au comble ainsi que ma furie : 
Terminez mes forfaits, mon désespoir, ma vie,
Votre opprobre et le mien. 
Mais si dans les combats 
J'avais suivi la trace où m'ont conduit vos pas, 
Si je vous imitai, si j'aimai ma patrie,
D'un remords assez grand si ma faute est suivie,
(Il se jette à genoux).
A cet infortuné daignez ouvrir les bras;
Dites du moins : Mon fils, Brutus ne te hait pas; 
Ce mot seul, me rendant mes vertus et ma gloire, 
De la honte où je suis défendra ma mémoire 
On dira que Titus, descendant chez les morts, 
Eut un regard de vous pour prix de ses remords, 
Que vous l'aimiez encore, et que, malgré son crime, 
Votre fils dans la tombe emporta votre estime.

BRUTUS
Son remords me l'arrache. O Rome! ô mon pays! 
Proculus... à la mort que l'on mène mon fils. 
Lève-toi, triste objet d'horreur et de tendresse; 
Lève-toi, cher appui qu'espérait ma vieillesse; 
Viens embrasser ton père : il t'a dû condamner; 
Mais, s'il n'était Brutus, il t'allait pardonner. 
Mes pleurs, en te parlant, inondent ton visage :
Va, porte à ton supplice un plus mâle courage;
Va, ne t'attendris point, sois plus Romain que moi, 
Et que Rome t'admire en se vengeant de toi.

TITUS
Adieu : je vais périr digne encor de mon père.
(On l'emmène).
 BRUTUS, PROCULUS

PROCULUS
Seigneur, tout le Sénat, dans sa douleur sincère, 
En frémissant du coup qui doit vous accabler...

BRUTUS
Vous connaissez Brutus, et l'osez consoler
Songez qu'on nous prépare une attaque nouvelle
Rome seule a mes soins; mon coeur ne connaît qu'elle.
Allons, que les Romains, dans ces moments affreux, 
Me tiennent lieu du fils que j'ai perdu pour eux; 
Que je finisse au moins ma déplorable vie 
Comme il eut dû mourir, en vengeant la patrie.
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BRUTUS, PROCULUS, UN SÉNATEUR 

LE SÉNATEUR
Seigneur...

BRUTUS
Mon fils n'est plus?

LE SÉNATEUR
C'en est fait... et mes yeux...

BRUTUS
Rome est libre : il suffit...
Rendons grâces aux dieux. »
 

(Voltaire, Brutus, acte V, scènes 6 à 9).
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Dictionnaire Le monde des textes
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