Courage civique de Brutus [On vient d'annoncer à Brutus que son fils Titus conspirait contre la liberté. Aussitôt il l'a mandé. - Le style de ces scènes est peut-être supérieur à celui de Zaïre; il a plus de fermeté, plus de concision énergique, il est réellement tragique.] BRUTUS, PROCULUS « BRUTUS Non, plus j'y pense encore et moins je m'imagine Que mon fils des Romains ait tramé la ruine : Pour son père et pour Rome il avait trop d'amour; On ne peut à ce point s'oublier en un jour. Je ne le puis penser, mon fils n'est point coupable. PROCULUS Messala, qui forma ce complot détestable, Sous ce grand nom peut-être a voulu se couvrir; Peut-être on hait sa gloire, on cherche à la flétrir. BRUTUS Plût au ciel! PROCULUS De vos fils c'est le seul qui vous reste. Qu'il soit coupable ou non de ce complot funeste, Le Sénat indulgent vous remet ses destins Ses jours sont assurés, puisqu'ils sont dans vos mains; Vous saurez à l'État conserver ce grand homme. Vous êtes père enfin. BRUTUS Je suis consul de Rome. - - BRUTUS, PROCULUS, TITUS, dans le fond du théâtre avec des licteurs. PROCULUS Le voici. TITUS C'est Brutus! O douloureux moments! O terre, entrouvre-toi sous mes pas chancelants! S eigneur, souffrez qu'un fils... BRUTUS Arrête, téméraire! De deux fils que j'aimais les dieux m'avaient fait père; J'ai perdu l'un; que dis-je? ah! malheureux Titus! Parle : ai-je encore un fils? TITUS Non, vous n'en avez plus; BRUTUS Réponds donc à ton juge, opprobre de ma vie! (Il s'assied). Avais-tu résolu d'opprimer ta patrie! D'abandonner ton père au pouvoir absolu? De trahir tes serments? TITUS Je n'ai rien résolu. Plein d'un mortel poison dont l'horreur me dévore, Je m'ignorais moi-même, et je me cherche encore; Mon coeur, encor surpris de son égarement, Emporté loin de soi, fut coupable un moment; Ce moment m'a couvert d'une honte éternelle; A mon pays que j'aime il m'a fait infidèle : Mais, ce moment passé, mes remords infinis Ont égalé mon crime et vengé mort pays. Prononcez mon arrêt. Rome, qui vous contemple, A besoin de ma perte et veut un grand exemple; Par mon juste supplice il, faut épouvanter Les Romains, s'il en est qui puissent m'imiter. Ma mort servira Rome autant qu'eut fait ma vie; Et ce sang, en tout temps utile à sa pallie, Dont je n'ai qu'aujourd'hui souillé la pureté, N'aura coulé jamais que pour la liberté. BRUTUS Quoi! tarit de perfidie avec tant de courage! De crimes, de vertus, quel horrible assemblage! Quoi! sous ces lauriers même, et parmi ces drapeaux, Que son sang à mes yeux rendait encor plus beaux Quel démon t'inspira cette horrible inconstance? TITUS Toutes les passions, la soif de la vengeance, L'ambition, la haine, un instant de fureur... BRUTUS Achève, malheureux! TITUS Une plus grande erreur, Un feu qui de mes sens est même encor le maître, Qui fit tout mon forfait, qui l'augmente peut-être. C'est trop vous offenser par cet aveu honteux, Inutile pour Rome, indigne de nous deux. Mon malheur est au comble ainsi que ma furie : Terminez mes forfaits, mon désespoir, ma vie, Votre opprobre et le mien. Mais si dans les combats J'avais suivi la trace où m'ont conduit vos pas, Si je vous imitai, si j'aimai ma patrie, D'un remords assez grand si ma faute est suivie, (Il se jette à genoux). A cet infortuné daignez ouvrir les bras; Dites du moins : Mon fils, Brutus ne te hait pas; Ce mot seul, me rendant mes vertus et ma gloire, De la honte où je suis défendra ma mémoire On dira que Titus, descendant chez les morts, Eut un regard de vous pour prix de ses remords, Que vous l'aimiez encore, et que, malgré son crime, Votre fils dans la tombe emporta votre estime. BRUTUS Son remords me l'arrache. O Rome! ô mon pays! Proculus... à la mort que l'on mène mon fils. Lève-toi, triste objet d'horreur et de tendresse; Lève-toi, cher appui qu'espérait ma vieillesse; Viens embrasser ton père : il t'a dû condamner; Mais, s'il n'était Brutus, il t'allait pardonner. Mes pleurs, en te parlant, inondent ton visage : Va, porte à ton supplice un plus mâle courage; Va, ne t'attendris point, sois plus Romain que moi, Et que Rome t'admire en se vengeant de toi. TITUS Adieu : je vais périr digne encor de mon père. (On l'emmène). BRUTUS, PROCULUS PROCULUS Seigneur, tout le Sénat, dans sa douleur sincère, En frémissant du coup qui doit vous accabler... BRUTUS Vous connaissez Brutus, et l'osez consoler Songez qu'on nous prépare une attaque nouvelle Rome seule a mes soins; mon coeur ne connaît qu'elle. Allons, que les Romains, dans ces moments affreux, Me tiennent lieu du fils que j'ai perdu pour eux; Que je finisse au moins ma déplorable vie Comme il eut dû mourir, en vengeant la patrie. - - BRUTUS, PROCULUS, UN SÉNATEUR LE SÉNATEUR Seigneur... BRUTUS Mon fils n'est plus? LE SÉNATEUR C'en est fait... et mes yeux... BRUTUS Rome est libre : il suffit... Rendons grâces aux dieux. » (Voltaire, Brutus, acte V, scènes 6 à 9). |