| L'Histoire de Gil Blas de Santillane est un célèbre roman de moeurs, publié en trois parties par Le Sage (1715, 1724 et 1735). L'action, largement dessinée, commence vers la fin du XVIe siècle, et se poursuit pendant la première moitié du XVIIe : elle se passe en Espagne, mais les personnages n'ont d'espagnol que le nom et le costume, leurs moeurs sont françaises. L'intérêt de l'oeuvre consiste moins dans le mérite de la conception que dans la vérité frappante des détails et l'habileté de la mise de la scène; un esprit vif, enjoué et satirique l'anime d'un bout à l'autre; le style est un modèle de correction, d'aisance et de clarté. Gil-Blas, le docteur Sangrado, l'archevêque de Grenade, sont restés populaires; et il s'en faut de beaucoup que tous les personnages soient de pure invention : lors de l'apparition du roman, on crut reconnaître les originaux d'une foule de portraits, et l'on publia une clef; aujourd'hui perdue. Les gens de théâtre, les médecins et leurs querelles, la prostitution des faveurs de l'autorité les désordres et les gaspillages des grandes maisons, les bureaux d'esprit, Lesage avait tout sous les yeux, sans avoir besoin de rien emprunter à l'Espagne. On lui a reproché à tort d'avoir calomnié de parti pris l'humanité : il n'y a en lui rien du misanthrope, du moraliste sévère, du satirique acrimonieux; il a simplement montré ce qu'il avait vu, sans en charger les couleurs, et son ironie est plutôt indulgente qu'amère et passionnée. Du vivant même de Lesage, on nia l'originalité de son roman, et l'on prétendit qu'il l'avait tiré de l'espagnol. Il en est résulté une controverse qui a duré très longtemps. Bruzen de La Martinière dans son Nouveau Portefeuille historique, poétique et littéraire (2e édit., 1757), disait de Lesage à la fin de quelques réflexions sur son Diable boiteux : "C'est sa manière d'embellir extrêmement tout ce qu'il emprunte des Espagnols; c'est ainsi qu'il en a usé envers Gil-Blas, dont il a fait un chef-d'oeuvre inimitable," Voltaire alla plus loin : ne pardonnant pas à Lesage de l'avoir désigné (liv. X, chap. 4) sous le nom du poète Trinquero (mot qui veut dire en espagnol charlatan, vendeur d'orviétan), il l'accusa, dans son Siècle de Louis XIV, d'avoir tout emprunté à l'ouvrage intitulé la Vida del escudero Don Marcos d'Obregon. Mais, s'il avait réellement connu cet ouvrage, publié par Vicente Espinel à Madrid en 1618, il aurait vu que Lesage avait tout au plus arrangé avec tact une dizaine de passages, et que, malgré cette retouche habile, ce n'étaient pas les meilleurs de Gil-Blas. L'accusation de plagiat fut renouvelée en 1787 dans un livre publié à Madrid sous le nom du P. Isla, bien que ce savant fût mort depuis 1781 : on y soutient que Lesage reçut d'un Andalou, nommé Constantini, le manuscrit de Gil-Blas, qui n'aurait pu être publié sans danger en Espagne, pour qu'il le traduisit en français et le fit imprimer à Paris. Ces assertions ont été victorieusement réfutées par François de Neufchâteau, dans une Dissertation lue en 1818 à l'Académie française. En 1820, un savant espagnol, Llorente, dans des Observations critiques sur le roman de Gil-Blas, prétendit que le véritable auteur de ce livre était Don Antonio de Solis y Ribadeneira, mort en 1686, allégation qui fut l'objet d'un nouveau travail de François de Neufchâteau, et que repoussa également Andiffret dans sa Notice historique sur Lesage (1821). Un professeur de l'université de Berlin, Frédéric Franceson, dans un Essai sur l'originalité de Gil-Blas, a ensuite dressé une liste exacte et sûre des emprunts de Lesage, et il conclut que Gil-Blas lui appartient bien en propre, et que, s'il a imité, c'est à la manière de Shakespeare, de Molière et de La Fontaine. - Les homélies de l'archevêque de Grenade [Gil Blas, qui a déjà passé par divers états, entre au service de l'archevêque, à titre de secrétaire. Nous avons ici un modèle de narration, un peu lente, mais où les caractères sont analysés avec cette finesse à la fois maligne et pleine de bonhomie qui est le propre de Lesage. C'est aussi une excellente peinture de la vanité humaine.] « J'avais été, dans l'après-dînée, chercher mes hardes et mon cheval à l'hôtellerie où j'étais logé; après quoi, j'étais revenu souper à l'archeveché, où l'on m'avait préparé une chambre fort propre et un lit de duvet. Le jour suivant, Monseigneur me fit appeler de bon matin. C'était pour me donner une homélie à transcrire; mais il me recommanda de la copier avec toute l'exactitude possible. Je n'y manquai pas : je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu'il en témoigna fut mêlée de surprise. « Père éternel! s'écria-t-il avec transport, lorsqu'il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de plus correct? Vous êtes trop bon copiste pour n'être pas grammairien. Parlez-moi confi demment, mon ami; n'avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre? Cela peut fort bien m'être échappé dans le feu de la composition. - Oh! Monseigneur, lui répondis-je d'un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques; et quand je le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur braveraient ma censure ». Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point : mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu'il n'était pas auteur impunément. J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour; et j'appris enfin de don Fernand, qui le venait voir très souvent, que j'en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même, et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu'il devait prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pensais en géneral; il m'obligea de lui dire les endroits qui m'avaient le plus frappé. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estimait davantage, ses morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d'un ouvrage. « Voilà, s'écria-t-il, ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment. Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure, l'oreille béotienne ». En un mot, il fut si content de moi, qu'il me dit avec vivacité : « Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort; je me charge de t'en faire un des plus agréables. Je t'aime; et pour te le prouver, je te fais mon confident ». Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles que je tombai aux pieds de Sa Grandeur, tout pénétré de reconnaissance. J'embrassai de bin coeur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train de s'enrichir. « Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont mon action avait interrompu le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies. Elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes, et recourir à la pénitence. J'ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main : d'arracher un voluptueux aux plaisirs, et de remplir d'ambitieux les ermitages. Ces conversions, qui sont fréquentes, devraient toutes seules m'exciter au travail. Néanmoins je t'avouerai ma faiblesse; je me propose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu nie reproche inutilement c'est l'estime que le monde a pour les écrits fins et limés. L'honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs, qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation. « Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j'exige une chose de ton zèle. Quand tu t'apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus mon amour-propre pourrait me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé : je fais choix du tien, que je connais bon ; je m'en rapporterai à ton jugement. - Grâces au ciel, lui dis-je, Monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenès, dont le génie supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. - Point de flatterie, interrompit-il, mon ami. Je sais que je puis tomber tout d'un coup. A mon âge, on commence à sentir les infirmités, et, les infirmités du corps altèrent l'esprit. Je le le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s'affaiblira, donne-m'en aussitôt avis. Ne crains pas d'être franc et sincère. Je recevrai cet avertissement comme une marque d'affection pour moi. D'ailleurs, il y va de ton intérêt. Si, par malheur pour toi, il me revenait qu'on dit dans la ville que mes discours n'ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t'ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion. » ... Deux mois après, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal. L'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui donna de si bons remèdes que quelques jours après il n'y paraissait plus; mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès la première homélie qu'il composa. Je ne trouvais pas toutefois la différence qu'il y avait de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore une homélie, pour mieux savoir à quoi m'en tenir. Oh! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rebattait, tantôt il s'élevait trop haut, ou descendait trop bas : c'était un discours diffus, une rhétorique de régent usé. Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'examiner, se disaient tout bas les uns aux autres : « Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. » - « Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que Monseigneur tombe; vous devez l'en avertir, non seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne fût assez franc pour le prévenir. En ce cas-là, vous savez ce qu'il en arriverait : vous seriez biffé de son testament, où il y aura sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sédillo ». Après ces réflexions, j'en faisais d'autres toutes contraires. L'avertissement dont il s'agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais qu'un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu'il était impossible qu'il le prit en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu'à le rompre, je me déterminai à parler. Je n'étais plus embarrassé que d'une chose : je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu'on disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait toujours ses homélies, mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. « Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque? - Non, Monseigneur, lui repartis-je, non : ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer. Il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi? » Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé : « Monsieur Gil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goût? - Je ne dis pas cela, Monseigneur, interrompis-je tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoique un peu au-dessous de vos autres ouvrages. - Je vous entends, répliqua-t-il. Je vous parais baisser, n'est-ce pas? Tranchez le mot. Vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite. - Je n'aurais pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l'eut ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. - A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment; c'est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée ». Quoique démonté , je voulus chercher quelque modification pour rajuster les choses; mais le moyen d'apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur accoutumé à s'entendre louer? « N'en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui a le malheur de n'avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a encore rien pendu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidents. J'en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il, en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu'il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise avec cette somme? Adieu, monsieur Gil Blas, je vous souhaite toutes sortes de prospérités avec un peu plus de goût. » (Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1724). | La question a été reprise depuis par Lintilhac et semble maintenant bien éclaircie; les sources historiques de Gil Blas sont au nombre de trois, et toutes trois imprimées. La première est une traduction française d'un pamphlet politique de l'Italien Ferrante Pallavicino, intitulé Disgrazia del conde d'Olivarès; la traduction suivie par Lesage parut anonymement à Paris en 1650 et est d'André Félibien. La seconde source et la plus utilisée est un opuscule traduit aussi de l'italien Anecdotes du comte-duc d'Olivarès, tirées et traduites de l'italien du Mercurio-Siry par Valdory (Paris, 1722). Enfin la troisième est une apologie du ministère d'Olivarès, intitulée Histoire du comte-duc avec des réflexions politiques et curieuses (Cologne, 1683). Tels sont les trois ouvrages auxquels l'auteur du Gil Blas a fait des emprunts fréquents et souvent textuels. Il reste à parler de la dette de Lesage envers l'Espagne, de ses nombreuses réminiscences du Lazarillo de Tormes de Mendoza, d'une quinzaine d'épisodes imités de l'Obregon, du Soldado Pindaro, du Conde Lucano, d'Estebanillo Gonzalez, des drames et comédies de Cordovas, de Rojas, de Mendoza, intitulées Todo es enredos en amor, Casarse por vengarse, Los Empeños del mentir. En ajoutant bout à bout les divers passages imités, on arrive à constater qu'ils vont à peu près au cinquième du roman. Il serait aisé encore de montrer qu'ils n'ont influé en rien sur la conception première du Gil Blas, et curieux de remarquer qu'ils sont accumulés dans les quatre premiers livres et de plus en plus rares dans les derniers. Dans tous les cas ils ne diminuent guère la profonde originalité et le charme du roman. C'est une histoire de tous les âges, une peinture infiniment variée de la vie humaine et des conditions diverses de la société. Gil Blas est un garçon éveillé, spirituel, bien tourné, de naissance modeste, qui prend à dix-sept ans la chemin des aventures; après maint accident, il passe par toutes les conditions, tentant de s'élever un peu plus haut; il est resté le type de l'homme léger, d'une morale facile, qui accepte toutes les situations et s'efforce de tirer de tout le parti le meilleur; sa vertu n'est pas très sûre, mais il ne s'enfonce jamais tout à fait dans le vice, et finit par revenir au bien. Les autres personnages Sangrado le médecin, Fabrice le poète, Raphaël, Laméla paraissent et disparaissent dans mille situations nouvelles. C'est un pêle-mêle de toutes les conditions : chanoines, médecins, auteurs, prélats, comédiens, barbons galants, filles, ministres. Gil Blas se décide à la fin à vivre paisiblement chez lui en bon et confiant père de famille. Il est impossible de trouver une narration plus vive, un style plus franc et plus naturel que celui de ce premier roman réaliste. Dans ce tableau animé de la vie humaine, dans cette véritable école du monde, il ne parait guère que des fripons : mais les portraits sont vrais, et le roman est une satire. Cette satire fine et amère est à peine sensible et se joue dans tout le livre; l'esprit de l'auteur est d'autant plus charmant qu'il met plus de talent à le cacher, à s'effacer derrière ses personnages vivants. Le chef-d'oeuvre de Lesage est tout imprégné de cette plaisanterie sensée, de cette philosophie grave et douce à la fois, enjouée avec tant de malice, dont Cervantes et Quevedo ont donné l'expression immortelle. Gil Blas, qui excitait à si haut point l'enthousiasme de Walter Scott, restera comme un des romans les plus achevés de la littérature de langue française : c'est comme l'envers de Don Quichotte. (P-S). | |