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Louis
Sébastien' Mercier
est un littérateur français,
né à Paris le 6 juin 1740, mort
à Paris le 25 avril 1814.
Il n'avait pas vingt ans lorsqu'il débuta dans la carrière des lettres par quelques héroïdes, genre que le succès de la belle épître d'Héloïse avait mis à la mode (Pope et Colardeau) : Lettre de Dulis à son ami, Canacés à Macarie, Hypermnestre à Lysicée, etc., qui ne réussirent pas. Dès qu'il eut décidé que Racine et Boileau avaient perdu la poésie française, il jura de ne plus faire de vers, convaincu que les prosateurs sont les vrais poètes. « La prose est à nous; sa marche est libre : il n'appartient qu'à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes; qu'ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux. » (Néologie, p. XLV).- L. Sébastien Mercier (1740-1814). Mercier fut, pendant quelque temps, professeur de rhétorique au collège de Bordeaux, lors de la suppression des Jésuites. Mais il abandonna sa chaire peu après pour se consacrer exclusivement à la littérature. Il travailla pour les prix d'éloquence de l'Académie française, ainsi que pour le théâtre. Les premières
pièces.
Il a écrit ainsi un nombre considérable de pièces dont quelques-unes seulement furent représentées : Jenneval ou le Barnevelt français, drame en cinq actes, imprimé dès 1769 et joué seulement en 1781; Jean Hennuyer, évêque de Lisieux (1772); Olinde et Sophronie (1774); le Juge (1714); la Brouette du vinaigrier, drame imprimé en 1775 et joué en 1784, ou encore Nathalie (1775), comédie dont les acteurs du Théâtre-Français, ne partageant pas son engouement pour ses ouvrages, retardaient la représentation, et qui donna lieu à un conflit. Il publia contre eux un mémoire injurieux-: les comédiens lui retirèrent les entrées, dont il jouissait comme auteur dramatique; et il courut à Reims, se faire recevoir avocat, dans l'intention de revenir le plutôt possible leur intenter un procès. Suivirent : Molière (1776), drame imité de Goldoni (Comédie-Italienne, novembre 1787); l'Habitant de la Guadeloupe (Id., 1780); la Destruction de la Ligue ou la Réduction de Paris (1782), dont la préface contenait une apologie de la guerre civile; l'Indigent (Id, 1782); Montesquieu à Marseille (1784), mise en scène d'une anecdote qui avait déjà fourni le sujet de deux autres pièces, etc. Ajoutons que Mercier n'avait pu faire jouer que deux pièces sur les grands théâtres de la capitale : L'Habitant de la Guadeloupe et La Maison de Molière. Mécontent des comédiens, et ne mesurant pas le mérite d'un théâtre à la grandeur de la salle, il donna, en 1789 et 1790 , aux spectacles de Variétés , de l'Ambigu et des Associés : le Nouveau Doyen de Killerine; la Demande ou Les Obstacles imprévus; le Campagnard, Zoé, etc. « J'ai toujours aimé le spectacle, s'écrie Mercier dans l'An 2440, et je l'aimerai encore dans mille ans d'ici, si je vis. »L'An 2440. Quelques années auparavant, Mercier avait déjà publié un roman d'anticipation, intitulé l'An 2440, ou Rêve s'il en fût jamais (Amsterdam, 1770, in-8°; nouvelle édition augmentée, 1786, 3 vol. in-8°.; an VII ( 1799), 3 vol. in-8°), ouvrage où, à côté d'aventureuses spéculations, se rencontrent de véritables prophéties que Grimm ne trouva ni intéressantes, ni attrayantes : quelques pages, cependant, ajoutait-il, annoncent de la verve; mais elle ne se soutient pas. Mercier était évidemment d'un tout autre avis : « C'est dans ce livre, dit-il, que j'ai mis au jour et sans équivoque une prédiction qui embrassait tous les changements possibles, depuis la destruction des parlements [...] jusqu'à l'adoption des chapeaux ronds. Je suis donc le véritable prophète de la révolution , et je le dis sans orgueil. » ( Préface de la dernière édition, page ij.)Beaucoup d'autres auteurs de son siècle ont voulu décrire la société future idéale. Mercier est sans doute le moins arrogant de ces utopistes, et le moins haineux. La perfection de la société qu'il dépeint n'en enveloppe pas moins une critique amère des institutions et moeurs du temps. L'auteur en justifie l'objet dans ces termes non exempts de fierté : « J'ai usé de l'empire que j'ai reçu en naissant; j'ai cité devant ma raison les lois, les abus, les coutumes du pays où je vivais inconnu et obscur. »Or, coutumes, lois et abus ne présentent qu'oppression, inégalité et misère. Elles offensent le regard de l'homme juste. « Désirer que tout soit bien, tel est le voeu du philosophe. J'entends par ce mot, dont on a sans doute abusé, l'être vertueux et sensible qui veut fortement le bonheur général parce qu'il a des idées précises d'ordre et d'harmonie. »Mais tout peut-il être bien? Réponse : « Pourquoi nous serait-il défendu d'espérer qu'après avoir décrit ce cercle extravagant de sottises autour duquel l'égarent ses passions, l'homme ennuyé reviendra à la lumière de l'entendement? »L'organisation politique. Une nation de sages, que jamais la raison ne déserte et qui d'eux-mêmes se tiennent dans le devoir, explique l'auteur, n'est ni difficile à gouverner ni exposée au risque des mauvais gouvernements. Elle n'a pu choisir que les meilleures institutions, et rien, de son fait, ne saurait en compromettre le jeu. Ainsi le bon ordre est assuré dans les conditions les plus propres à garantir, en même temps, les justes droits de chacun. Aucune menace ni d'oppression ni d'anarchie. Mais ces bienfaits seront-ils opérés par la république ou par l'autorité royale? Mercier se prononce résolument en faveur de la monarchie, et, de noter : « La perfection d'un état social, dit-il, est le plus bel ouvrage de l'intelligence de l'homme.-»Pour le consommer les formes diverses de gouvernement sont indifférentes; il suffit que l'homme obtienne l'égalité, fondée sur le droit naturel, non pas l'égalité de puissance, de rang, de richesse - tout cela est inégal par essence, comme les intelligences ou les forces -, mais l'égalité des « droits qui assurent à chaque citoyen la propriété de ses biens et de ses opinions, de son industrie et de ses talents ». Cela est clair et précis et n'a rien d'exorbitant. Pas de préférence de principe, aucune métaphysique politique, des voeux remplis de modération. Voici maintenant qui, pour le temps surtout, n'était pas d'une critique banale. Si certains législateurs du XVIIIe siècle se sont épris du système républicain, c'est sur l'exemple de l'Antiquité; ainsi, ils ont été conduits à ce sophisme de vouloir appliquer à nos vastes sociétés modernes des constitutions qui ne convenaient qu'à de fort petits peuples. De là leurs idées erronées sur l'égalité absolue, la pauvreté, le mépris des richesses, toutes choses incompatibles avec nos civilisations. Mercier fait cause commune avec l'État moderne, la société étendue qui, bien plus que les petites cités, est organisée pour se défendre et se maintenir prospère. Or, la forme monarchique, prétend-il, y est mieux appropriée que la républicaine. Sans périphrase, notre législateur rend cet arrêt peu ambigu. « Le gouvernement démocratique est le plus mauvais de tous, parce que le plus grand nombre ne saurait être éclairé. »Si cette proposition, il faut l'avouer, n'a pas toujours été démentie victorieusement, en revanche, ou ne saurait méconnaître qu'elle va droit à l'encontre de tout le plan de la société idéale que l'ouvrage prétend tracer, et où précisément lumières morales et intellectuelles sont dévolues à tous. Mais ce sont de ces échappées de clairvoyance qui rompent assez souvent la continuité de l'utopie. « Être libre contre les lois, ajoute-t-il encore, voile le sort de la démocratie. Les États populaires tombent dans la confusion. La liberté n'est que licence; il est presque impossible que les lois, la justice et l'âme s'y soutiennent. »Voilà par où les particuliers pâtissent. Le bien de l'État n'est pas moins en péril. Mercier rappelle un mot fameux de Montesquieu : « Quand les têtes humaines s'assemblent, elles s'étrécissent », et il enchérit encore : survienne pour la démocratie une crise, on n'y, trouve de remède « qu'une loquacité patriotique mais insuffisante. »Au contraire, à l'entendre, les vices inhérents au régime monarchique peuvent être étouffés dans l'oeuf. Il y a dans l'opinion de citoyens éclairés une force qui empêche le souverain d'abuser de son pouvoir et seconde tout ce que sa situation permanente et stable lui fournit de ressources pour faire oeuvre qui dure. Nous [les gens de l'an 2440] avons donc « conservé la monarchie, mais limitée par des lois fixes, nous avons retenu le monarque, parce que c'est une pièce nécessaire dans un gouvernement bien ordonné, surtout quand la population est nombreuse ».Pour la même raison, la monarchie a gardé le caractère héréditaire, mais de tout l'ancien droit politique il ne reste rien. Aujourd'hui, tous les citoyens sont égaux. Il n'y a plus de privilèges d'aucune sorte, ni de charges vénales, ni d'entraves à la liberté de l'industrie; plus de tyrannies particulières, plus de corporations, plus d'impôts iniquement perçus, plus de fonctionnaires irresponsables. Cette grande métamorphose s'est opérée tout d'un coup. La philosophie a été la plus forte : sous l'impulsion d'un sentiment unanime, un roi sage s'est décidé à restaurer les anciennes prérogatives des États généraux. L'autorité législative leur appartient. Tous les deux ans, ils se réunissent. Dans l'intervalle, le roi administre de concert avec le Sénat, conçu par Mercier à l'image des anciens Parlements, mais légalement investi des attributions politiques que ceux-ci se voyaient sans cesse dénier. Le roi et le Sénat sont responsables devant les États. De leur côté, les provinces ont été remises en possession de modifier leurs lois particulières, au gré de leurs intérêts. Si limité que soit son pouvoir, le roi exerce une grande influence de tuteur et de modérateur. Celui qui règne en 2440, Louis XXXIV, descendant de la vieille lignée capétienne, est un homme vertueux et sans faste, tenu à l'abri des périls de la flatterie par les censeurs de l'État qui ne tolèrent auprès de lui aucun courtisan. Mais ses vertus, au surplus, suffisent à l'en défendre. Ses sujets le vénèrent, et quand une rixe menace de s'engager, on n'a qu'a invoquer son nom pour rétablir l'ordre. Chacun craindrait trop de faire de la peine à ce bon prince. Mercier prétend qu'il rappelle les vertus de Henri IV, mais il veut parler de l'Henri IV imaginaire, de l'Henri IV, édifiant et bonhomme, sans verdeur, ni pétulance, que le XVIIIe siècle avait inventé et qui ressemble si peu au vrai. La
réforme du clergé.
« Quelle lèpre sur un État qu'un clergé nombreux faisant profession publique de ne s'attacher à d'autre femme qu'à celle d'autrui! »Les voeux qui lui faisaient outrage, en contraignant tous les instincts spontanés de l'homme, seul sévèrement interdits. Voilà longtemps déjà que les couvents ont été ouverts. On eu a vu sortir les moines, « automates aussi ennuyés qu'ennuyeux qui font le voeu imbécile de n'être jamais hommes. »Les sciences et les techniques du futur. Mercier voit la science de demain, plus que jamais en honneur, accumuler les plus merveilleuses conquêtes. Elle est l'occupation préférée des citoyens les plus éminents, du roi lui-même qui consacre ses loisirs à la médecine et à la chirurgie. Une vaste galerie qui s'appelle le cabinet du Roi rassemble en abrégé les trois règnes de la nature, représentés au grand complet, par des échantillons que l'on a soigneusement groupés dans leur exacte coordination. D'âge en âge, des lignées de savants ont travaillé à éclaircir le secret des choses; beaucoup d'entre eux se sont voués à des recherches ingrates et ont réussi, par ce généreux concours, à recueillir les innombrables et obscures parcelles qui composent, par leur réunion, la lumière totale de la vérité. L'industrie humaine a fait son profit de leurs découvertes : on a retrouvé certaines inventions des Anciens dont la formule était perdue : le verre malléable, la pierre spéculaire, la pourpre, l'art de fondre les pierres, les lampes inextinguibles; on y a beaucoup ajouté. Le secret de la composition de l'eau n'a pas échappé aux recherches de la chimie, cette science neuve dont Mercier annonce les miracles avec une sorte d'ivresse. On a conjuré le fléau des tremblements de Terre, en pratiquant entre les volcans des communications souterraines qui servent à les dégorger mutuellement. On est parvenu à domestiquer les animaux sauvages ou féroces. On sait diriger les aérostats et franchir par leur moyen les plus longues distances. Dans l'audace de ses spéculations, Mercier prétend même qu'on peut se soustraire à l'attraction de la Terre et demeurer immobile à une certaine hauteur, jusqu'à ce que la rotation du globe amène sous le ballon le point où l'on veut se rendre. A la vérité, s'il pressent tout le parti à tirer de l'invention si récente encore des frères Montgolfier, il ne devine pas la vapeur et les autres techniques de propulsion à venir et se représente la navigation future comme fondée principalement sur un emploi perfectionné des rames. En revanche, il a un singulier pressentiment des communications télégraphiques : un système de signaux portera promptement les nouvelles de pays en pays. Il imagine même une sorte de téléphone dont le principe ne laisse pas d'être bizarre. « C'était le bruit du canon qu'on avait assujetti à une orgue volumineuse qui allait frapper un écho lointain, et, comme la progression du son a un rapport avec la progression de la lumière, rien n'empêchait qu'on se parlât d'une ville à l'autre. »Pareillement on a construit un appareil qui reproduit tous les sons et bruits possibles, même les articulations de la voix humaine. Et comme le peuple de l'an 2440 « a toujours un but moral dans les prodiges même d'un art curieux, cette machine, employée à rendre tous les bruits d'une grande bataille, entretient dans tous les coeurs, particulièrement dans ceux des princes, l'horreur de la guerres ».L'esquisse du phonographe et de tous les enregistreurs de sons qui lui succéderont et qui paraît ici assez claire ne doit pourtant pas être mise entièrement au compte de Mercier. Avant lui, Cyrano de Bergerac l'avait pressentie et poussée assez loin. La
bibliothèque du roi.
L'autorité
interdit le livre, mais Mercier ne fut pas inquiété.
Tout le XVIIIe est contenu dans le Tableau de Paris, surtout le XVIIIe siècle de la rue; il y a de tout : des tréteaux, des auberges à quatre sous, des réverbères, du guet, des greniers, des chiens tondus, enfin tout ce qui fait retourner la tête. Aussi Mercier avait-il pour habitude de dire qu'il l'avait écrit avec ses jambes. Cela ne ressemble guère aux Lettres persanes. « Si, en cherchant de tous côtés matière à mes crayons, j'ai rencontré plus fréquemment dans les murailles de la capitale la misère hideuse que l'aisance honnête, le chagrin et l'inquiétude plutôt que la joie et la gaieté, jadis attribuées au peuple parisien, que l'on ne m'impute point cette couleur triste et dominante. Il a fallu que mon pinceau fût fidèle. Il enflammera peut-être d'un zèle nouveau les administrateurs modernes, et déterminera la généreuse compassion de quelques âmes actives et sublimes. Je n'ai jamais écrit une ligne que dans cette douce persuasion, et, si elle m'abandonnait, je n'écrirais plus ».Sans doute ce but était très louable, et cependant la police crut devoir s'en inquiéter après la publication des deux premiers volumes. Informé que plusieurs personnes avaient déjà été inquiétées pour cet ouvrage et que d'autres étaient soupçonnées et sur le point d'être poursuivies, Mercier alla trouver le lieutenant de police Lenoir, en lui demandant pour commencer l'élargissement de l'imprimeur Fauche, arrêté pour avoir introduit à Paris un certain nombre d'exemplaires. Il lui dit fièrement : « Ne cherchez plus l'auteur, c'est moi. »L'ouvrage, au final, ne fut pas poursuivi, et Mercier partit alors pour la Suisse, regrettant qu'un arrêt du parlement ne lui procurât pas cette célébrité dont il était si avide. Pendant son séjour en Suisse, il vit le fameux Lavater, et soumit son visage aux observations de ce physionomiste, dont il se croyait sûr de n'être pas connu. Lavater, dont la sagacité avait sans doute été éclairée par des rapports préalables, adressa au voyageur des paroles dont son amour-propre dut être satisfait, et finit par lui dire qu'à son air spirituel on ne pouvait méconnaître l'auteur du Tableau de Paris. Ce fut à Neufchâtel que Mercier acheva cet ouvrage. Le nombre des volumes s'accrut jusqu'à douze, au fil des éditions successives et très différentes, au moins pour la répartition des sujets multiples qu'il traita (Amsterdam [Neufchâtel], 1782-1783, 8 vol. in-8 ; 1782-1788, 12 vol. in-8, outre un volume de figures, Yverdon , 1785). « Tout ce qu'il y a de bon et de raisonnable dans ce livre, dit La Harpe, a déjà été dit cent fois avant Mercier, et souvent beaucoup mieux c'est un mélange d'absurdités, de vérités utiles, de paradoxes extravagants, de bouffissure, d'éloquence et de mauvais goût. »Moins sévère Rivarol écrit du Tableau de Paris : « Pensé dans la rue et écrit sur la borne. »Malgré ses défauts, ce livre singulier a obtenu un succès considérable. Le Tableau de Paris a très tôt été traduit en anglais deux fois en allemand, et abrégé dans la même langue. « Je l'ai fait lire à toute l'Europe, pourra ainsi s'écrier Mercier dans son naïf orgueil, parce que je sais mieux que tel qui se dit mon adversaire, ce qui doit plaire aux hommes de tous les temps et de tous les lieux. »Après avoir recueilli en Allemagne les éloges de ses nombreux admirateurs, il revint en France, au moment où allait éclater cette révolution, qu'il se vantait d'avoir prédite et préparée seul par ses ouvrages : « Sans doute , dit-il, plusieurs écrivains l'avaient pressentie; mais il ne faut pas accorder à à J.-J. Rousseau , à Voltaire, et à d'autres, beaucoup plus qu'ils ne méritent pour quelques lignes vagues ou insignifiantes. » (Discours préliminaire de l'An 2440, éd. de 1795);Mais il n'avait pas toujours considéré Jean-Jacques Rousseau comme si étranger à la Révolution, puisqu'il avait publié, en 1791, un ouvrage en 2 volumes, intitulé De J.-J. Rousseau, considéré comme auteur de la révolution française. - Les deux premières pages du Tableau de Paris. Comment
Mercier regarde Paris.
Jamais non plus la morale à tirer ne se faisait attendre chez Mercier, le coeur, pas plus que l'oeil, n'est jamais distrait. Il n'y a qu'à feuilleter, au hasard, à travers les pages du Tableau pour tomber sur de vivants croquis relevés de sentiment, et le difficile n'est que de borner les citations. Le voici, par exemple, qui frôle au passage une bande de petits ramoneurs « le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l'air naïf et gai; leur cri est long, plaintif et lugubre. » Mercier les suit de son bon regard et le voilà qui s'attendrit. Quelle image de misère, de faiblesse lourdement pressurée s'offre à lui : « Il est bien cruel de voir un pauvre enfant de huit ans, les yeux bandés et la tête couverte d'un sac, monter des genoux et du dos dans une cheminée étroite et haute de cinquante pieds, ne pouvoir respirer qu'au sommet [...], redescendre comme il est monté, au risque de se rompre le cou, pour peu que la vétusté du plâtre forme un vide sous son frêle point d'appui, et la bouche remplie de suie, étouffant, presque, les paupières chargées, vous demander cinq sous pour prix de son danger et de ses peines. »Mais ils sont loin déjà, et Mercier, qui avait l'oeil humide, ne peut tout à coup s'empêcher de sourire à l'aspect de l'ânon de la bouquetière qui porte « mieux que des reliques des paniers remplis de fleurs. » Ce n'est pas qu'ici encore certains contrastes ne surgissent avec une pointe de tristesse, mais, du moins, on se plaît à le voir si pimpant, cet innocent. « Le gentil animal passe auprès du cheval pressé par le fouet et mordant son frein, il devance la pauvre haridelle écorchée et défigurée qui traîne le fiacre, il rencontre le chien crotté, le boeuf qui va se faire assommer...; pour lui, propre et svelte, sans crainte du boucher, averti par la baguette et non frappé, il réjouit la vue et l'odorat. Leste comme sa conductrice, il a marché sur le pavé fangeux plus légèrement encore que le petit maître en équilibre, aucune tache ne défigure son sabot. Il dépose aux portes les fleurs dont il est paré plutôt que chargé et revole ensuite à la campagne. »Mercier poursuit sa marche. Devant lui s'avance à pas pesants un portefaix à demi ployé sous ses crochets. « C'est une glace qui occupe toute la largeur et qui fait danser toutes les maisons pour qui la suit et la regarde. »Notre observateur n'a garde d'en négliger la remarque. Il ne manque pas non plus de s'arrêter devant les affiches dont il est un si curieux lecteur; elles viennent justement d'être appliquées au mur par des afficheurs munis d'un privilège à cet effet et qui sont quarante, tout comme ces messieurs de l'Académie Française. Ils savent leur devoir et s'entendent à maintenir un certain rang entre les annonces des pièces qui se joueront le soir aux différents théâtres. Jeannot chez le dégraisseur y figure, tout comme Athalie, mais à distance respectueuse de cette dernière. L'Opéra domine tout. « Les spectacles forains se rangent de côté comme par respect pour les grands théâtres-».Le mur est bariolé de bien d'autres papiers encore, arrêts du Parlement, arrêts du Conseil qui les cassent, ventes après décès, chiens perdus, inventions de charlatans. Les places pour le placage sont aussi bien observées que dans un cercle de gens du monde. Ainsi, les « affiches mondaines et coloriées regardent de loin les affiches pieuses et sans couleur qui s'éloignent, pour ainsi dire, autant qu'elles le peuvent de l'assemblée profane-».Ce qui n'empêche pas néanmoins un voisinage inquiétant de se produire parfois entre Mahomet et la Science du Crucifix, livre pieux que Mercier, qui lisait tout, a lu aussi. En revanche, on n'y trouve plus, comme jadis, de ces placards satiriques sur les affaires du jour, qui s'appliquaient sur la façade des maisons, à la barbe du guet, et au moyen d'un si plaisant stratagème. « Un homme chargé d'une grande hotte, en se reposant s'arrêtait sur une borne contre laquelle il restait appuyé, la hotte toujours sur le dos et l'air fatigué. Pendant ce temps, un petit garçon accroupi dans le fond de la hotte n'avait qu'à passer les deux mains pour plaquer contre la muraille l'affiche enduite de colle. Il était masqué par les deux rebords. Il se renfonçait bien vite en se voilant la tête, et l'homme de partir à pas lents, laissant l'écrit à la vue des curieux. »Le lieutenant de police est passé par là, bien entendu, car rien à Paris ne s'imprime sans son aveu que les billets de mariage et les billets d'enterrement. Quelques personnes toutefois poussent encore la licence jusqu'à faire imprimer sans permission leurs cartes de visite. Le nez levé pour lire toute cette bigarrure, Mercier coudoyait tout-à-l'heure un groupe de braves gens qui ne connaissent guère du théâtre que l'affiche et qui ce soir rêveront qu'ils ont vu la pièce pour en avoir lu le titre. Il ne les oublie pas dans son coeur. A la bonne heure, les affiches, mais les estampes n'auront pas un regard de Mercier. C'est qu'elles sont plutôt licencieuses... « On n'y voit que nudités capables d'alarmer la pudeur, attitudes et postures lascives qui inspirent à la jeunesse le goût de la débauche et corrompent les regards même de l'enfance. »Vaine plainte! Autant en emportent les révolutions. Cependant Mercier qui s'indignait est brusquement tiré de ses réflexions. Dans un fracas d'enfer, voici un wiski de petit-maître qui tourne l'angle de la rue et s'arrête court à la rencontre subite d'une calèche toute branlante. Mercier sait ce que vaut la protection illusoire des bornes placées devant les maisons et qui n'atteignent pas la hauteur des essieux. Tout à l'heure, abîmé dans la contemplation des affiches, n'a-t-il pas pensé se faire enlever le gras du mollet? Oh! ces voitures! De quelle animosité il les poursuit! et quelles ennemies personnelles pour un explorateur de Paris tel que lui. Quand prendra-t-on souci du piéton et construira-t-on enfin des trottoirs comme à Londres? D'autres oeuvres.
Portraits
des rois de France.
« Voyez comme j'ai diminué leur taille, et combien j'ai écarté d'illusions. »Les Portraits des rois de France ont été reproduits par l'auteur, sous le titre de, Histoire de France depuis Clovis jusqu'au règne de Louis XVI , 1802, 6 vol. in-8°. Sans doute la critique historique est-elle ici très insuffisante, mais au moins Mercier a-t-il abordé son sujet avec un souci de modération et d'équité. Et
aussi...
L'engagement révolutionnaire.
Député par le département de Seine-et-Oise à la Convention, il y siégea sur les mêmes bancs que les hommes les plus modérés. Dans le jugement de Louis XVI , il se prononça contre la peine de mort, et vota pour la détention perpétuelle. Il combattit ceux de ses collègues qui proposaient de ne pas traiter avec les ennemis, tant qu'ils auraient le pied sur le sol français. « Avez-vous fait, leur dit- il, un pacte avec la victoire? »Ce qui provoqua le fameux mot de Bazire : « Nous en avons fait un avec la mort. »Après la journée du 31 mai, qui assura le triomphe momentané de la Montagne, il signa une protestation contre les décrets arrachés par la violence à la Convention, et fut enfermé avec 72 de ses collègues. Il fut délivré par le 9 thermidor et ne reparut à l'assemblée que plusieurs mois après la chute de Robespierre. Il fut ensuite du nombre des membres de la Convention qui passèrent, en 1795 , au conseil des Cinq-cents, créé par la constitution directoriale. Il s'y opposa au décret qui décernait à Descartes les honneurs du Panthéon; et, à cette occasion, il fit une sortie très violente contre Voltaire, qu'il accusa de n'avoir pas su détruire la superstition sans attaquer la morale. Dans un autre discours, il se répandit en invectives contre la philosophie en général, et contre la propagation de l'instruction, et s'attira le surnom de Singe de Jean-Jacques. Les dernières
oeuvres.
Le
Nouveau Paris.
« [C'] est peut-être, écrit Monselet, la production la plus admirable, la plus curieuse, la plus énergique qui soit sortie de sa plume, celle qui réunit le mieux ses qualités d'écrivain et qui accuse au degré le plus éminent la force nerveuse de sa pensée, plus jeune qu'au premier jour. Tel chapitre semble avoir été tracé avec le pinceau noir de Ribeira; tel autre (celui par exemple de la description du Palais-Royal) rappelle les colères radieuses de Rubens. C'est un vaste et turbulent tableau de la Révolution, où l'on a déjà beaucoup pris, où l'on prendra davantage encore. »Le théâtre. Parmi ses pièces de théâtre pendant cette période, on peut aussi mentionner Charles II, roi d'Angleterre en certain lieu, comédie morale, en cinq actes très courts, dédiée aux jeunes princes, et qui sera représentée, dit-on, pour la récréation des états-généraux, Venise , (Paris) , 1789 , in-8°, Mercier ne mit pas son nom à cette comédie : il la donna comme l'ouvrage d'un disciple de Pythagore. Cette pièce a fourni à Alexandre Duval idée de la Jeunesse de Henri V. Mercier a aussi mis sur la scène quelques sujets historiques, tels que Childéric ler, Louis XI et Philippe II. Il est à noter
que quelques-unes des pièces de Mercier ont continué d'être
jouées tout au long du XIXe siècle
sur les théâtres de province. Elles durent leur succès
à des situations intéressantes, et à quelques scènes
écrites avec un naturel qui contraste avec l'enflure et le ton boursouflé
auquel cède trop souvent l'auteur.
La préface de ce livre, écrite avec un emportement vraiment très beau, remue d'excellentes idées au milieu de quelques énormités. Ses phrases pétillent comme une poignée de sarments dans un brasier. C'est dans cette préface que Mercier s'est étendu avec le plus de complaisance sur les services qu'il a rendus selon lui à la philosophie et aux lettres. Au moins il ne prenait pas le soin de la cacher, et il se donnait lui-même les éloges qu'il n'attendait pas de ses contemporains. « Dans tous les écrits que j'ai publiés, dit-il, j'ai eu soin de me payer d'avance et de mes propres mains, afin de n'avoir pas ensuite à crier à l'ingratitude. » (Néologie, pag. XXXIX).Il se regardait de bonne foi comme le premier écrivain et le penseur le plus profond qui eût jamais existé. « Nous avons beaucoup de livres, dit-il dans le même ouvrage, et le livre nous manque; ce livre que je conçois et qui pourrait nous tenir lieu de tous les autres. » (p. LXV).Après s'être excusé de n'avoir pas communiqué son travail à l'Institut, occupé alors de la révision du dictionnaire, « j'aime à finir, dit-il, ce que j'ai commencé, à faire vite et surtout à faire seul ». Il prévient le lecteur de ne pas confondre la néologie avec le néologisme; puis il ajoute : « Je me fais gloire d'être néologue; je l'ai été dans tous mes écrits et surtout dans mon Tableau de Paris [...]. Je veux étouffer la race des étouffeurs [les grammairiens de l'Institut]; je me sers pour cela des bras d'Hercule; il ne faut plus qu'enlever le pédant en l'air [l'abbé Morellet] et le séparer de ce qui fait sa force. »Ce n'est pas seulement, comme jadis, les littérateurs qu'il attaque et qu'il fronde (il récidivera avec sa Satire contre Racine et Boileau, Paris, 1808, ouvrage composé de douze satires en prose rimée), ce sont les philosophes, les savants, les astronomes; c'est Copernic, dont il déclare le système impossible, c'est Newton l'absurde, dont il se vante d'avoir anéanti - il y reviendra un peu plus tard; c'est Locke, Condillac, et leurs disciples les plus distingués, qu'il surnomma les idiologues. Dans la crainte qu'on y entendit pas cette plaisanterie d'un si excellent ton, il met en note : « Je dis idiologues, au lieu d'idéologues, pour me moquer de leur déplorable doctrine ». (Néologie, I.II).;On ferait une immense et joyeuse collection de ses hérésies en toute matière d'art. Selon lui, les peintres, les sculpteurs et les graveurs ne sont bons qu'à être jetés à la rivière; il appelle les statues des poupées de marbre, et il voudrait supprimer jusqu'au nom des Raphaël, des Corrège, des Titien, dont les oeuvres, dit-il, ont été si pernicieuses pour les moeurs. « Un amateur de l'Antiquité frémit en lisant que les Arabes démolissent le temple de Jupiter-Sérapis, et qu'ils fendent des tronçons de colonnes pour en faire des meules de moulin. Un philosophe aimera mieux la meule de moulin que la colonne, et il trouvera fort indifférent que ces débris restent debout ou séparés. »Mercier s'emploie ensuite à montrer la laideur du chant du Rossignol pour mieux réhabiliter le coassement de la Grenouille... Ceci est le mauvais
côté du talent de Sébastien Mercier. Il ne s'en est
jamais relevé dans l'opinion de quelques rigoristes. Reste, qu'une
fois que l'on s'est immunisé contre ses multiples provocations,
c'est chaque fois un Mercier érudit et avisé que l'on découvre.
La Néologie ne fait pas exception. L'abbé de
Vauxcelles, dont le purisme n'eût pas moins impatienté Mercier
que celui de Morellet, s'est moqué très agréablement,
dans le Mercure, des heureusetés que l'écrivain
novateur voulait introduire dans la langue, et des pensées fécondatrices
de sa longue préface. En émondant, néanmoins, considérablement
la liste, dressée par Mercier, des mots nouveaux ou acceptions nouvelles
qu'il propose, et, dont le plus grand nombre lui appartiennent ou sont
dus à des auteurs qu'il fait connaître, son vocabulaire mérite
toujours quelque attention.
Deux pages de la Néologie. L'antiscience
de Mercier.
Enthousiaste, dans sa jeunesse pour la chimie, mais plein de dédain pour les progrès que les modernes se vantent d'avoir fait faire aux sciences naturelles, Mercier les niait ou en trouvait le germe dans de vieux livres français, dont il s'occupa beaucoup dans sa vieillesse. Il crut apercevoir, par exemple, la découverte du galvanisme, dans le Corps complet de philosophie, par Scipion Dupleix. Mercier à
l'Institut.
A la séance du 3 juillet 1799 (15 messidor an VII), il lisait un fragment sur Caton d'Utique dont la longueur fatiguait l'assemblée, impatiente d'entendre une nouvelle ode de Lebrun. Le président l'invita à céder la parole à ce poète; il refusa, et la séance fut levée au milieu des éclats de rire et des murmures. A partir de cette époque Mercier fut moins assidu aux séances; mais il ne cessa pas de chercher à fixer sur lui l'attention par des articles dans les journaux, par l'annonce des ouvrages auxquels il travaillait sans relâche, et par l'habitude de pérorer dans les cafés avec une bonhomie plaisante. Deux écrivains, qu'il avait connus, l'un dans les cafés ou tabagies, l'autre dans la société de Mme de Beauharnais (Restif de la Bretonne et Cubières-Palmezeaux), formèrent à cette époque avec lui un triumvirat d'excentriques. Sous l'Empire, Mercier appuya le rétablissement des loteries, dont il avait provoqué la destruction dans ses écrits, et il accepta, comme moyen d'existence une place de contrôleur de la caisse de la loterie en 1797. On rapporte - mais la citation serait apocryphe - qu'il se tira toutefois avec cynisme du reproche de contradiction qu'on lui faisait. « Depuis quand, répondait-il, n'est-il plus permis de vivre aux dépens de l'ennemi? »Selon l'acteur Fleury (A. J. Bénard) (Mémoires de Fleury, de la Comédie Française, 1835), il aurait dit plutôt : « Je vends du coco, mais je n'en bois pas. »Mercier disait toujours sa pensée, remarque son biographe, Léon Béclard. Aucun scrupule, pas même la crainte de se contredire, à plus forte raison aucun souci de complaisance ou de subordination ne se mettait jamais à la traverse. Il n'aimait pas le gouvernement de Napoléon; et lorsqu'il vit sa chute prochaine, on l'entendit dire plusieurs fois qu'il voulait voir comment cela finirait, et qu'il ne vivait plus que par curiosité. Son voeu fut rempli; car il vécut jusqu'au 25 avril 1814. ll mourut à Paris à l'âge de 74 ans. Il avait composé sa propre épitaphe : Ci-gît Mercier, qui fut académicien,Les restes de Sébastien Mercier reposent au cimetière du Père-Lachaise, à Paris, au près des tombes de Suard et de Ginguené. -
Une députation de l'Institut assista à ses obsèques; et Mongez, chargé de la tâche difficile (pour un Académicien) de faire l'éloge du défunt, se borna à louer la bonté de son coeur, la douceur de ses moeurs, de son commerce, et sa haine pour toutes les tyrannies. Ce n'était déjà pas si mal. (W_s. / Maurice Tourneux / L. Béclard / Ch. Monselet)..
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