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Le Neveu de Rameau, de Diderot

Le Neveu de Rameau est un ouvrage, une sorte de roman, de Diderot (1821). Composé vers 1760, ce livre fut d'abord révélé en 1805 par Goethe, qui en fit une excellente traduction allemande; le texte français resta inédit jusqu'en 1821. Génin se contente de dire que c'est un ouvrage piquant : C'est le chef-d'oeuvre de Diderot. Dans un cadre très simple, celui d'une conversation familière dans laquelle Diderot lui-même parle peu, mais fait causer son interlocuteur avec une verve étincelante, il a trouvé moyen d'esquisser une des plus vives peintures du XVIIIe siècle, d'aborder les plus hautes questions de philosophie et de morale, de traiter des plus intéressantes questions d'esthétique, de juger, comme en passant, presque tous les écrivains du siècle, de porter les plus rudes coups à ses propres ennemis et, par-dessus tout, de tracer du neveu du compositeur Rameau, son interlocuteur, un portrait d'une vérité et d'une énergie effrayantes.

Ce type singulier de bohème et de parasite était réel. Quelques pages de Mercier, dans son Tableau de Paris, nous montrent ce neveu du grand compositeur français absolument tel qu'il se représente lui-même dans le vif dialogue de Diderot, sorte d'homme de génie avorté, doué des plus rares aptitudes, d'un grand esprit d'observation, profond théoricien en musique, abruti par sa vie d'aventures et de misère, et se plaisant à étaler, avec une gaieté cynique, les sentiments les plus abjects, il n'y a pas jusqu'à sa physionomie anguleuse, sa mise débraillée, ses gestes pittoresques et incohérents que Mercier ne nous ait dépeints, et tels ils se trouvent dans Diderot, avec le relief propre à ce maître, ce qui montre la vraisemblance et même la parfaite exactitude de son récit.

Pour nous présenter cet admirable coquin, sympathique même dans son abjection, Diderot a choisi la forme qui convenait le mieux à son genre de talent. Diderot était, dans sa conversation, l'homme le plus étonnant de son siècle. Les discours étudiés, travaillés des plus éloquents orateurs auraient pâli devant ses brillantes improvisations; renonçant avec une chaleur entraînante, traitant à fond et rapidement tous les sujets, et passant de l'un à l'autre par des transitions inattendues et pourtant naturelles, naïf sans trivialité, sublime sans effort, plein de grâce sans afféterie et d'énergie sans rudesse, il produisait toujours une vive impression sur ceux qui l'écoutaient; nul n'a plus que lui subjugué les esprits par la puissance de ses discours. Dans ce genre de triomphe, il n'avait pas de modèles et n'a pas laissé de successeurs. On conçoit, d'après cela, qu'en adoptant pour le Neveu de Rameau la forme d'une conversation libre et animée, Diderot s'est placé sur le terrain le plus avantageux pour lui.

Diderot rencontre son homme au café de la Régence, où il était allé voir pousser le bois (jouer aux échecs) pour se distraire. Il esquisse eu quelques traits ce personnage :
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Extrait du Neveu de Rameau

« Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude. d'aller, sur les cinq heures du soir, me promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie; j'abandonne mon esprit à tout son libertinage; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente... Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence. Là, je m'amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu; c'est là que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu'on voit les coups les plus surprenants et qu'on entend les plus mauvais propos; car si l'on peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs comme Légal, on peut être aussi grand joueur d'échecs et un sot comme Foubert et Mayot. Une après-dinée j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus absorbé par un des plus bizarres personnages de ce pays, où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison; il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais, et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux! quels terribles poumons! Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption : on compterait ses dents à travers ses joues, on dirait qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe; on serait tenté de l'appeler pour lui donner l'aumône. Demain poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme : il vit au jour la journée, triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude : ou il regagne à pied un petit grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse, ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef; ou il se rabat dans une taverne de faubourgs, où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a pas six sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours, soit à un fiacre de ses amis, soit à un cocher d'un grand seigneur, qui lui donne un lit sur de la paille à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans les cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le Cours [de la Reine] ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine.

... Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui; les fenêtres du café étaient occupées en dehors par les passants qui s'étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond. Lui n'apercevait rien; il continuait, saisi d'une aliénation d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie qu'il est incertain qu'il en revienne, et s'il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons, en chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli. Il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyables les plus beaux endroits de chaque morceau; ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l'arrosa d'un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant et la force de l'expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s'était particulièrement montré un grand maître. S'il quittait la partie du chant, c'était pour prendre celle des instruments, qu'il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l'une à l'autre, de manière à conserver les liaisons et l'unité du tout s'emparant de nos âmes, et les tenant suspendues dans la situation la plus singulière que j'aie jamais éprouvée. Admirais-je? Oui, j'admirais. Étais-je touché de pitié J'étais touché de pitié; mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait.

Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les instruments. Avec des joues renflées et bouffies et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à cordes, dont il cherchait les sons les plus rapprochés; il sifflait les petites flûtes; il roucoulait les traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené, faisant lui seul les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divisant en vingt rôles divers; courant, s'arrêtant avec l'air d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche.
Il faisait une chaleur à périr, et la sueur, qui suivait les plis de son front et la longueur de ses joues, se mêlait a la poudre de ses cheveux, ruisselait et sillonnait le haut de son habit. Que ne lui vis-je pas faire? Il pleurait, il riait, il soupirait, il regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux : c'était une femme qui se pâme de douleur, c'était un malheureux livré à tout son désespoir; un temple qui s'élève; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant; des eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des montagnes; un orage, une tempête, la plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre. C'était la nuit avec ses ténèbres, c'était l'ombre et le silence, car le silence même se peint par des sons Sa tête était tout à fait perdue.

Épuisé de fatigue, tel qu'un homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une longue distraction, il resta immobile, stupide, étonné; il tournait ses regards autour de lui comme un homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve; il, attendait le retour de ses forces et de ses esprits; il essuyait machinalement son visage. 

Semblable à celui qui verrait à son réveil son lit environné d'un grand nombre de personnes, dans un entier oubli ou dans une profonde ignorance de ce qu'il a fait, il s'écria dans le premier moment : « Eh bien! messieurs, qu'est-ce qu'il y a? D'où viennent vos ris et votre surprise? Qu'est-ce qu'il y a ?... » Ensuite il ajouta : « Voilà ce qu'on doit appeler de la musique et un musicien! »
 

(Diderot, Le Neveu de Rameau).

Ce jour-là, Rameau était de fort mauvaise humeur, venant d'être chassé d'une maison où il léchait les plats depuis longtemps. Diderot le fait parler, tout en ne cachant guère le mépris, mêlé de pitié, qu'il a pour lui; au premier abord, les phrases sèches du philosophe déplaisent; on s'étonne qu'un homme soit assez vil pour s'entendre traiter de la sorte et continuer la conversation avec le même enjouement; mais c'est un trait du plus, et un trait de maître : le pauvre diable est habitué au mépris; on peut lui dire qu'il est un coquin, il sourit agréablement. La conversation se poursuit; c'est presque un monologue, car Rameau en fait tous les frais avec une verve sans égale. Mais c'est Diderot qui la dirige par quelques remarques ou par des interrogations brèves. Rameau développe toutes ses théories de parasite, commente l'art de plier l'échine pour attraper un bon dîner, raconte les plates bouffonneries qui lui servent à amadouer un maître grincheux; suit le récit de sa mésaventure, entremêlé de réflexions cyniques. Le voilà sans le sou, maintenant, et il regrette fort de n'avoir pas fait, pendant qu'il courait le cachet, le métier d'entremetteur : rien de facile comme de glisser un billet à quelqu'une de ses élèves, de préparer les voies à la séduction, et de palper du galant, en retour, quelques centaines d'écus. Diderot fuit quelques timides objections :

«  Mais, répond son interlocuteur, puisque je puis faire mari bonheur par des vices qui me sont naturels, que j'ai acquis sans travail, que je conserve sans effort et qui cadrent avec les meurs de ma nation!...»
Et il continue ses étonnantes divagations à travers tout. Si beau parleur que fût cet excentrique, il est bien certain que Diderot y met beaucoup du sien; on le voit rien qu'au nombre d'ennemis personnels de l'encyclopédiste que Rameau écorche en passant et sans avoir l'air d'y toucher : ils y passent tous, l'abbé Morellet, l'abbé Bat-teux, l'abbé d'Olivet, l'abbé Leblanc, Fréron, Palissot, enrôlés dans la tribu des parasites, des écornifleurs, des envieux; ces vives silhouettes peuplent le cadre et se détachent en lumière. On voit paraître en foule les protégés, les bouffons, les bas flatteurs, cortège du riche et du puissant qui les méprisent et les payent. L'hypocrite, l'écrivain vénal, tour à tour adulateur rampant et mordant satirique, ne lui échappent pas; Diderot les ménage d'autant moins qu'il reconnaît en eux ses Zoïles et ceux de la philosophie. Ayant à peindre les détracteurs du génie, il eût fallu à un homme de génie un effort surnaturel pour oublier les siens. Diderot ne les oublie pas; il se souvient et se venge; il inflige à ses ennemis le plus terrible des châtiments : la vérité.

Des idées, très neuves pour l'époque, sur la musique, à propos de la lutte engagée entre les partisans de Rameau, l'oncle, et ceux de la musique italienne, servent pour ainsi dire de trame à tout l'ouvrage. Etant donné le personnage que Diderot fait parler, il ne pouvait en être autrement; ce qui surprend, c'est l'art avec lequel Diderot passe vingt fois, dans cette conversation étincelante, de la musique à la morale, à des récits grotesques, à des réflexions ingénieuses et profondes, sans que ces divers courants se mêlent et qu'il se produise la moindre confusion. L'apparent défaut de suite d'une causerie animée, où l'on revient au point de départ après des écarts invraisemblables, est ainsi rendu avec une vérité surprenante. Mais qu'il s'agisse de musique on de morale, toujours revient au premier plan la physionomie de ce drôle effronté, qui se met à nu avec une sorte de naïveté, comme s'il était fier de montrer ce que tout homme cache. Goethe, qui a fait une substantielle analyse de ce court chef-d'oeuvre, a bien rendu l'impression que cause sa lecture : 

« Lorsqu'on lit cet ouvrage, en se comparent involontairement à Rameau, on ne peut se détendre d'un sentiment de plaisir, on jouit de sa propre estime, et l'on goûte la satisfaction de se voir placé bien au-dessus de l'humain à ce point dégradé. Mais d'où vient notre supériorite et son avilissement? Diderot nous l'apprend : c'est que nous avons pris l'heureuse habitude de résister à nos penchants, que nous avons su mieux que Rameau nous combattre et nous vaincre, tandis qu'il a toujours été dominé, entraîné par ses inclinations vicieuses; c'est que nous avons été nos maîtres taudis qu'il est toujours demeuré son propre esclave. Frappés d'une salutaire épouvante à l'aspect de cette dégradation de la nature humaine, nous sentons plus vivement le besoin de cette volonté ferme, de ce sens moral qui nous élève, nous guide et nous soutient. Diderot nous eût fait moins d'impression s'il eût prononcé moins fortement les traits hideux de son héros. Mais il savait qu'en fait de préceptes c'est peu d'éclairer, il faut émouvoir, et que l'éloquence doit être une force en même temps qu'une lumière. De cette peinture l'auteur tire ce double avantage, qu'il nous enseigne à la fois à être sévères avec nous-mêmes et indulgents pour les autres. En nous faisant connaître qu'une volonté forte nous soutient seule à une certaine hauteur morale, en nous dévoilant ainsi ce ressort qui est le mobile de l'honnête dans nos cours, il nous apprend à ne pas trop accabler de nos mépris ceux qui, moins à blâmer qu'à plaindre, ignorent ce secret [...]. On ne saurait donner trop d'éloges au soin que prend l'auteur d'adoucir l'impression d'éloignement et de dégoût qu'un être avili risque toujours d'inspirer. Avec quelle habileté il nous représente Rameau plein de connaissances profondes dans son art, éloquent lorsqu'il en développe les principes, doué à cet égard du goût le plus exquis et de la plus rare pénétration! Par là, il nous distrait et nous soulage. Nous sentons qu'un être si éclairé sur le beau eût été capable du bien; nous aimons à voir que tout ne soit pas dégradation dans une âme humaine; que l'homme qui s'abaisse par sa conduite se relève par ses talents; que du moins le jour soit dans sa pensée, tandis que la nuit est dans son coeur. »
Si, de ces remarques profondes sur la sens de l'ouvrage, nous passons à des observations de détail sur sa forme, que de beautés nous trouverons encore à admirer! Quel enchaînement dans le dialogue! Ceux qui croiraient y voir le décousu, l'incohérence d'une conversation, seraient dans une profonde erreur; il n'en a que la vivacité et l'abandon; tout s'y tient, tout y est lié d'une chaîne invisible et pourtant réelle. Que le lecteur essaye d'en rompre un anneau, il verra qu'à l'instant la chaîne entière serait détruite et ne pourrait plus se rattacher. Sous ce tissu, si frêle en apparence, de bons mots et de reparties piquantes, l'auteur a caché une suite de raisonnements étroitement liés. (PL).
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Dictionnaire Le monde des textes
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