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Histoire de la philosophie |
Histoire
de la philosophie
La philosophie des Lumières |
Le XVIIe siècle, surtout en sa seconde moitié, paraît se rattacher pour les idées essentielles à l'influence de Descartes et de Pascal, du moins si l'on ne considère que la France; mais concurremment au développement visible, sinon officiel, de cette pensée classique et chrétienne, un autre courant n'a cessé de circuler et de grossir, un courant de « libre pensée » qui, sans trouver encore sa forme rationnelle et son expression organisée et publique, a préparé l'esprit nouveau du XVIIIe siècle. C'est en effet en opposition au cartésianisme et plus encore au christianisme, surtout à celui de Pascal, que ce « siècle des philosophes » aspire à affirmer le triomphe de la «-raison-» contre les « imaginations » et les préjugés d'un autre âge. Déjà, à côté de Bayle, Fontenelle, même quand il se réclame partiellement de la méthode cartésienne, prend en réalité une attitude toute différente, et, principalement pour la métaphysique, oriente les esprits au rebours du dogmatisme et de l'innéisme de Descartes. Le sens même des mots change comme change l'ennemi à combattre. Lorsque Descartes et Malebranche luttent contre « l'imagination », ils ne peuvent prévoir que le XVIIIe siècle va les accuser de s'être laissé entraîner par elle. C'est que, pour eux, l'imagination est la faculté qui, liée aux sens, menace simplement de supplanter la raison et de substituer aux idées claires, par lesquelles le réel apparaît à l'esprit, des représentations confuses, des passions qui expriment les besoins de l'humain individuel plutôt que la vérité pure. Mais, pour le XVIIIe siècle, le mot imagination ne désigne même plus cette part subjective et affective d'une connaissance déformée par nos passions; il signifie plus radicalement les fictions, les rêves d'un esprit qui ne prend pas son point de départ, son moyen de contrôle, son terme d'application dans l'expérience; c'est ainsi que « l'imagination », dans la langue du temps, représente ce qui n'est pas, le pur imaginaire. Or, parmi ces chimères que dénonce le XVIIIe siècle, figure en première ligne « l'esprit de système », la métaphysique. « Systématique », comme « métaphysique », est une épithète péjorative dont on use beaucoup alors. La raison, qui désormais s'estime adulte, croit n'avoir plus besoin de l'appareil compliqué d'une philosophie technique; elle prétend, avec l'appui des faits, pouvoir spontanément faire oeuvre philosophique, indépendamment de toute systématisation et par une critique directe des idées, des croyances, des institutions traditionnelles. Ce qui caractérise encore ce mouvement général de l'esprit au XVIIIe siècle, c'est que les idées dont il s'inspire ne sont pas nées uniquement sur le sol français, comme y étaient nées les doctrines précédentes; il s'agit d'une pensée plus diffuse, nourrie et enrichie par des influences étrangères, n'ayant plus par là même le caractère de continuité méthodique et d'enchaînement régulier qui constitue l'originalité des grands systèmes. C'est en Angleterre surtout qu'il faut chercher l'origine de la philosophie nouvelle : là, dès le XVIIe siècle, l'ancien régime politique et religieux, le régime de la monarchie absolue et de l'intolérance, avait été détruit par deux révolutions successives. Pour justifier leurs actes et mettre d'accord la théorie et la pratique, les Anglais furent amenés a formuler des principes nouveaux. Un médecin philosophe, John Locke, est à l'origine de cette révolution de la pensée. Contre Descartes, Locke montre qu'il n'y a pas d'idées innées, que l'âme ne pense pas toujours, que les idées nous viennent par les sens ; et, ayant marqué les limites de nos connaissances, il déclare que nous ne serons jamais capables de savoir si un être purement matériel pense ou non, et que Dieu aurait pu parfaitement, dans sa Toute-puissance, communiquer à la matière la faculté de penser. Locke, par ailleurs, rechercha dans l'Essai sur le gouvernement civil (1690) les origines des gouvernements; il établit que l'humain avait des droits naturels, que ces droits primordiaux étaient la liberté et la propriété; que tout gouvernement était issu d'un contrat social, c'est-à-dire d'une convention que les citoyens d'un État ont conclue entre eux dans leur intérêt commun et surtout pour protéger leurs droits; que par conséquent les gouvernements n'étaient que les délégués du peuple, et que le principe fondamental était le principe de la souveraineté du peuple. Dans ses Lettres sur la tolérance (1690), Locke étudia le rôle social de la religion et de l'Église; il montra que la religion devait être considérée comme matière privée; que l'État, ayant pour fonction de garantir à tous ses membres l'égalité des droits, ne devait pas intervenir pour imposer une religion, mais devait les tolérer toutes. Ce qui donne au XVIIIe siècle siècle toute son importance, ce qui fait principalement son originalité, c'est sa hardiesse intellectuelle. Une transformation profonde se fait à cette époque dans les façons de penser. Des idées nouvelles, idées de liberté, de tolérance, d'égalité, furent répandues dans le public par les philosophes et les économistes. Ils démontrèrent théoriquement les vices de la monarchie absolue et de l'organisation sociale, en même temps que les faits les démontraient pratiquement. Les philosophes et les économistesLes idées anciennes.On avait admis jusqu'alors comme vérités démontrées et indiscutables que le souverain tenait son autorité de Dieu, dont il était le lieutenant sur la terre; que, par suite, cette autorité devait être absolue et pouvait aller jusqu'à disposer des biens, de la liberté, de la vie même des sujets. On admettait que les hommes eussent des droits différents, qu'il y eût entre eux inégalité, que les uns fussent privilégiés, les autres soumis à toutes les charges selon qu'ils naissaient nobles ou roturiers. On admettait encore que tous les sujets devaient penser de même manière sur toutes les questions essentielles, et que cette manière de penser, plus particulièrement en matière de religion, devait être celle du souverain il ne devait y avoir qu'une religion dans l'Etat. On croyait qu'en matière d'industrie il était nécessaire de surveiller le travail et de guider les ouvriers et les fabricants par des règlements minutieux; qu'en matière de commerce on appauvrissait le pays lorsqu'on achetait des marchandises au dehors, et qu'il fallait par des droits de douane, gêner ou rendre impossibIe l'entrée des produits étrangers. Ainsi en politique, régime de l'absolutisme de droit divin; dans la société, régime de l'inégalité des droits et des devoirs; en matière religieuse, régime de l'intolérance; en matière économique, régime de la réglementation et système prohibitif, tels étaient les traits essentiels de l'organisation de la France. Origine des idées
nouvelles.
Vauban, Fénelon et Locke eurent pour continuateurs deux groupes de penseurs et d'écrivains, les Philosophes et les Économistes. Ce sont eux que l'on a appelés les Lumières (ce mouvement philosophique prend selon les pays les noms d'Enlightenment, Aufklärung, Illuminismo, Ilustracion). Les Lumières ne sont pas toute la philosophie du XVIIIe siècle, mais ils en représentent, avec Kant, la part la plus marquante. Leurs écrits, lus et admirés dans toute l'Europe, provoquèrent aussi dans plusieurs États un mouvement de réformes : c'est ce qu'on a appelé le despotisme éclairé. La philosophie des Lumières trouvera sa pleine expression dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis et dans la Déclaration des droits de l'homme. Il y a dans la philosophie des Lumières deux aspects : l'un relève de la philosophie spéculative, l'autre de la philosophie sociale. C'est à celui-ci que l'on pense d'abord quand on parle des Lumières, mais il est difficile de le séparer du premier, qui lui sert d'arrière-plan. Les métaphysiciens.
Condillac.
Condillac est en France le chef de l'école
dite sensualiste. Ses écrits, qui
brillent surtout par la méthode et la
clarté, firent une révolution dans la philosophie. Il s'était
borné d'abord à suivre les pas de Locke, mais bientôt,
marchant seul, il exposa des doctrines nouvelles dont les unes sont profondes
et lumineuses, et dont les autres ne sont que paradoxales. Les principales
sont : que toutes les idées viennent des
sens; que les facultés de l'âme elles-mêmes
ne sont comme les idées que des sensations transformées;
que la seule bonne méthode est l'analyse,
que les langues sont des méthodes analytiques, que le progrès
de l'intelligence dépend de la perfection des langues,
qu'une science n'est qu'une langue bien faite, que l'art d'écrire
se réduit partout à suivre la liaison des idées.
Berkeley.
Hume.
Hume s'attaque au principe de la connaissance, et en particulier au principe de causalité, qui joue le principal rôle dans la science, la religion et la philosophie. II montre que l'idée de cause, telle que les sens la donnent, n'est autre que celle de la succession des phénomènes, et que l'habitude de voir les phénomènes se succéder sert de base au principe de causalité : ainsi la cause efficiente nous échappe, et le lien qui unit l'effet à la cause n'est rien par lui-même; la sensation, interrogée par la réflexion sur le rapport de causalité, ne donne pas autre chose qu'une simple connexion entre les faits extérieurs ou intérieurs. D'où il suit que tout se réduit à des phénomènes et à des impressions qui se succèdent hors de nous ou en nous, sans fixité, ni base ni substance, mobile tableau dont le fond nous est dérobé et la surface pleine de contradictions. Le scepticisme sort tout entier de cette théorie, que Hume applique ensuite à tous les grands problèmes de la religion et de la philosophie. D'autres
héritiers de Locke.
Les principaux adversaires de Bolingbroke sont Shaftesbury, Richard Price, qui forment comme le lien entre la philosophie anglaise et l'école écossaise, et le théologien Norris. Le premier est plutôt un esprit orné et cultivé qu'un philosophe. Dans ses écrits, où il fait du ridicule comme la pierre de touche de l'erreur et de la vérité, il en appelle au sens commun, admet un sens réfléchi ou sens moral, et, en religion, combat l'athéisme, en réclamant les droits de la liberté religieuse. Price est un esprit autrement vigoureux et pénétrant. Formé à l'analyse par l'étude des mathématiques et à la discussion par la controverse religieuse, il défend d'abord avec vigueur la cause du spiritualisme contre le matérialisme de Priestley; puis, transportant le débat sur le terrain de la morale, il attaque à la fois fois la théorie de la sensation de Locke et celle du sens moral de Shaftesbury et de Hutcheson; il critique ces doctrines. Par l'analyse il montre dans la connaissance humaine la présence d'un élément a priori qui vient de la raison, et il réfute ainsi l'empirisme. De même, dans la conscience morale, l'idée du bien général et universel seule peut fournir une base au devoir et à l'obligation morale. Price est, dans l'école anglaise, au XVIIIe siècle, le vrai représentait du rationalisme contre l'empirisme et le sensualisme; il remplit à l'égard de Locke le rôle de Cudworth à l'égard de Hobbes au XVIIe. L'école
écossaise.
Cette école se distingue particulièrement par sa fidélité à la méthode d'observation et d'expérience; elle part des faits, et se renferme à peu près dans l'étude de l'esprit humain. Aussi, en plaçant la psychologie en tête des études philosophiques, elle finit par s'y arrêter; elle pousse la crainte de l'hypothèse juqu'à l'excès, et n'admet d'autres procédés qu'une observation lente et patiente, une induction prudente jusqu'à la timidité. Dans sa partie critique, elle est pleine de force, d'abord contre Locke et le sensualisme, en admettant une source d'idées supérieure à l'expérience, et en repoussant les conséquences du matérialisme; ensuite contre Berkeley et Hume, dans sa polémique contre l'hypothèse des idées représentatives. C'est à Reid surtout qu'en revient l'honneur. De cette théorie, les deux premiers avaient fait sortir logiquement un scepticisme universel. Reid prit en main la défense du sens commun, et montra la fausseté du principe par l'absurdité des conséquences; grâce à lui, l'hypothèse de l'intermédiaire entre le sujet et l'objet fut ruinée à jamais, et sa réfutation du réalisme et du scepticisme reste le plus beau titre de gloire de l'école écossaise. Mais cette polémique la conduisit,
sur les pas de Reid, à ne voir dans la philosophie
qu'une science de faits, et à prétendre
qu'entre elle et les sciences physiques et naturelles
il y a une analogie complète. C'était ramener toutes les
sciences philosophiques à la psychologie. Si elle admet certains
principes indépendants de l'expérience, elle n'en montre
pas clairement la source; ce n'est à ses yeux qu'une sorte d'instinct
spirituel. On remarque la même hésitation jusque dans la morale,
où elle a laissé quelques travaux remarquables. Brown, disciple
infidèle de ses maîtres, blâme surtout Reid, et lui
adresse des reproches dont quelques-uns sont fondés.
Montesquieu.
Il établissait qu'il doit y avoir dans un État bien réglé trois pouvoirs distincts et indépendants les uns des autres, le législatif, exécutif, le judiciaire, et que cette distinction est l'indispensable garantie de la liberté. Il faisait ainsi la critique de la monarchie française, où tous les pouvoirs étaient confondus; il mettait en circulation l'idée que la royauté devait être limitée et contrôlée par les représentants de la nation. L'Esprit des lois eut un énorme
succès : il en fut fait vingt-deux éditions en
Voltaire.
Après vingt années, au cours desquelles il s'occupa surtout de sciences, de théâtre, d'histoire, et fut tour à tour attaché comme historiographe à Louis XV, et comme chambellan à Frédéric II, Voltaire, possesseur d'une très grosse fortune, s'établit à Ferney dans une grande propriété à cheval sur la frontière de France et de Suisse (1755). De la sorte il lui était facile d'échapper à toute tentative d'arrestation. Il avait soixante ans passés; jamais cependant son activité ne fut plus prodigieuse, et il exerça alors en Europe une sorte de souveraineté intellectuelle qui le fit appeler le roi Voltaire. Pendant vingt-trois ans, il mena une perpétuelle campagne contre l'arbitraire, les abus et les iniquités judiciaires, la torture, les crimes de l'intolérance, et contre la religion chrétienne en tant qu'elle était instituée. Dans cette période de sa vie il publia peu d'oeuvres de longue haleine, mais il écrivit d'innombrables brochures inspirées par les événements du moment : son rôle fut celui d'un journaliste, le plus brillant et le plus mordant qui ait jamais été. Il ne construisit pas de système politique. Son esprit fut tout entier employé à combattre. En politique, il enseigna à ne plus respecter l'autorité; en religion, il enseigna le mépris de toutes les croyances. Rousseau.
Vico.
Beccaria.
Les Économistes.
Quesnay
et Gournay.
Quesnay et Gournay eurent de nombreux disciples; deux furent des esprits supérieurs qui dépassèrent leurs maîtres, en France Turgot, en Angleterre Adam Smith. Turgot.
Adam
Smith.
La diffusion des LumièresLes philosophes et les économistes eurent une influence énorme, non pas sans doute sur le peuple, trop ignorant et généralement illettré, mais sur les classes instruites, en particulier sur la bourgeoisie. En Italie, où, comme on l'a vu, le terrain avait été préparé par Vico, on a Beccaria, disciple de Montesquieu. En Espagne, plusieurs «-afrancesados », Jovellanos, Feijoo, Aranda, etc., se trouvent au plus près du pouvoir. En Allemagne, on pourra citer Frédéric II, Moïse Mendelssohn, Lessing, Herder, et quelques autres.Pour répandre les idées nouvelles, comme il n'y avait pas encore de grands journaux politiques, ils se servirent du théâtre, des livres et des brochures anonymes, dont le succès était d'autant plus grand que le Parlement les poursuivait ou que la police les saisissait. Voltaire surtout excella à ce jeu. En sûreté à Ferney, il lança une multitude de libelles satiriques, tantôt signés de noms connus, tantôt signés de noms imaginaires, tous dirigés contre le despotisme ou contre l'Église. L'Encyclopédie.
L'Encyclopédie ne parut pas
sans difficultés. Elle fut interdite à deux reprises, et
pendant huit ans Diderot ne put rien publier. Commencée en 1751,
la publication était achevée en 1772 : elle comprenait vingt-huit
volumes. Les idées qui avaient présidé à sa
composition et qu'elle vulgarisa pouvaient ainsi se résumer : les
encyclopédistes voulaient la liberté individuelle, la liberté
de penser, d'écrire et d'imprimer; la liberté commerciale
et industrielle; ils voulaient la guerre aux idées religieuses,
considérées comme un obstacle à la liberté.
Les salons philosophiques les plus importants furent ceux de Mme Geoffrin, de Mme du Deffand, et de Mlle de Lespinasse. Mme
Geoffrin.
Mme
du Deffand.
« C'est de l'esprit sur les lois. »Mme du Deffand avait un caractère difficile : ses démêlés avec son amie, Mlle de Lespinasse, sont restés fameux. Mlle
de Lespinasse.
Mme
d'Epinay, Mme Necker.
Mme
Roland.
Mme
Vigée-Lebrun.
Le gouvernement
et l'opinion.
« Le gouvernement n'est plus estimé ni respecté, écrivait d'Argenson, dès 1751, et qui pis est, il fait tout ce qu'il faut pour se perdre. Le clergé, le militaire, les parlements, le peuple haut et bas, tout murmure, se détache du gouvernement et a raison. » « La cour et la nation, écrivait-il encore en 1753, sont trop loin de compte pour qu'elles se raccommodent; chaque jour, chaque démarche augmente l'aliénation de ces deux ennemis. »Le sentiment de l'iniquité des privilèges se répandait dans toutes les classes. « Pourquoi conserver si bien la noblesse, disait d'Argenson, qui n'est que la rouille du gouvernement, les frelons de la ruche qui mangent tout le miel sans l'avoir fabriqué? Dans le peuple, chez les paysans, on commençait à se demander « Pourquoi est-ce que ce sont les riches qui payent le moins, et les pauvres qui payent le plus? Est-ce que chacun ne doit pas payer selon son pouvoir? »Le peuple d'autre part prenait conscience de sa force : « Si l'on ne diminue pas le prix du pain, disait-on dans les rues de Paris en 1770, et si l'on ne met ordre aux affaires de l'État, nous saurons bien prendre un parti, nous sommes vingt contre une baïonnette. »Beaucoup, surtout parmi les gens éclairés, prévoyaient une prochaine catastrophe. « L'opinion chemine, monte, grandit,disait d'Argenson, ce qui pourrait commencer une Révolulion Nationale. »Et Voltaire écrivait : « Tout ce que je vois, jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement. Elle éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage! » Le despotisme éclairéL'influence française en Europe.Ce n'était pas seulement la France, mais toute l'Europe qui était travaillée par l'esprit nouveau. Car le goût, les moeurs et les idées françaises, après s'être nourries des idées et de l'esprit de liberté venus d'Angleterre, ont exercé au XVIIIe siècle une influence incomparable, et séduit l'Europe entière. Dans tous les pays, la bonne société parle français. L'Académie de Berlin, en 1784, proposa comme sujet de concours cette question : « Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle? » Le roi de Prusse, Frédéric Il, spirituel correspondant de Voltaire, peut être même considéré comme un des bons écrivains français du siècle. La tsarine Catherine II correspond aussi en français avec Diderot et Voltaire, et écrit des comédies en français. On pourrait nommer à leur suite presque tous les souverains, le roi de Pologne Stanislas Poniatowski, le roi de Suède Gustave III, d'autres encore. Tous les étrangers notables étaient attirés à Paris par l'éclat de la vie mondaine et des réputations littéraires et artistiques. Eux aussi fréquentaient chez Mme Geoffrin, Mme du Deffand et Mlle de Lespinasse. Loin de Paris, ils s'efforçaient de participer encore à la vie parisienne. Ils restaient en correspondance avec leurs amis français qui leur envoyaient des nouvelles diverses de Paris, ou bien encore ils les faisaient venir chez eux. On vit ainsi les philosophes et les artistes français voyager dans toute l'Europe, allant d'une cour à l'autre : Voltaire allait à Potsdam chez le roi de Prusse et Diderot à Pétersbourg chez Catherine II. Mme Geoffrin elle-même rendait visite en Pologne à l'un de ses habitués, le roi Stanislas Poniatowski, celui qui l'appelait « maman »: et passant à Vienne, cette bourgeoise était reçue en grande cérémonie par les princes et les ministres. Des despotes éclairés.
Au Portugal Pombal, ministre tout puissant pendant plus de vingt-cinq ans, de 1750 à 1777, accomplit une oeuvre remarquable. Il est célèbre surtout par la lutte qu'il soutint contre les jésuites qui jusqu'alors étaient les vrais maitres du pays. Il finit par confisquer leurs biens et les embarqua tous de force sur des navires qui les conduisirent à Civita Vecchia, dans les États du Pape. Puis il remplaça les écoles des Jésuites par des écoles laïques, primaires et secondaires; et il s'efforça de développer l'enseignement, surtout l'enseignement des sciences. En Espagne, les ministres de Charles III (1753-1788), d'Aranda, Campomanès, Cabarrus, Florida Blanca luttèrent aussi contre les Jésuites et contre l'Inquisition. Pour relever le commerce ruiné, ils adoptèrent le programme des économistes, le libre-échange. Les monopoles commerciaux furent supprimés : tous les Espagnols purent faire librement le commerce avec les colonies. Au Danemark, le ministre de Christian VII, Struensee, entama une réforme énergique de l'Etat en prenant pour modèle le despotisme éclairé de Frédéric II. En Toscane, l'archiduc Léopold d'Autriche supprima toutes les dépenses de cour, abolit la torture et l'Inquisition. On a vu que les deux grands souverains du XVIIIe siècle, Catherine II et Frédéric II, ont pratiqué aussi, dans une certaine mesure, le despotisme éclairé. Catherine II, il est vrai, ne s'est guère servie de la philosophie que comme d'une réclame pour gagner les éloges des écrivains français; elle était peu convaincue-: « Avec vos grands principes, écrivait-elle à Diderot dans un moment de sincérité, on ferait de beaux livres et de mauvaise besogne. »Du moins elle établit la tolérance religieuse; elle s'amusait à réunir dans un banquet annuel les ministres des différents cultes. Quant à Frédéric II, lui aussi n'usait de la philosophie qu'avec modération : il fut plutôt comme souverain le disciple du Roi-sergent et du Grand-Electeur que de Voltaire ou Diderot. Cependant il toléra toutes les religions, il essaya de développer l'instruction, il abolit la torture, et tout en exigeant l'obéissance aveugle à ses ordres, il accorda à ses sujets la plus entière liberté de parole et de presse : « Mon peuple et moi, disait-il, nous avons fait un arrangement; il peut dire tout ce qui lui plaît, et je peux faire tout ce qui me plaît. »Joseph II. Mais le type le plus parfait du despote éclairé, c'est l'empereur Joseph II (1780-1790) le fils et le successeur de Marie-Thérèse d'Autriche. Les dix années de son règne furent entièrement consacrées à des tentatives de réformes qui lui étaient dictées par «-la raison » un mot que Joseph avait sans cesse à la bouche. Malheureusement, autoritaire et absolu, il voulut imposer ces réformes aux peuples divers de la monarchie autrichienne, sans tenir compte de leurs sentiments, de leurs traditions, de leurs habitudes séculaires. Aussi se heurta-t-il à une résistance invincible. Joseph II tenta une triple réforme, sociale, politique, religieuse. « Au nom de la raison et de l'humanité », il abolit le servage « contraire à la dignité et à la liberté humaines ». Il proclama l'égalité de tous ses sujets devant la loi et devant l'impôt. Frédéric II, jamais avare de cynisme, disait à ce sujet : « Cela arrangeait sa philosophie et son trésor ».Ses réformes politiques eurent pour objet de faire l'unité de la monarchie autrichienne, composée d'États différents de langues, d'origines et d'institutions, et d'assurer partout l'autorité absolue du souverain comme en France. Comme il était empereur d'Allemagne, comme les habitants des États héréditaires étaient en majorité allemands, il voulut faire de ses États un État allemand. L'allemand devint la langue officielle imposée aux Hongrois, aux Tchèques, aux Croates, aux Italiens. Les Hongrois ayant protesté, Joseph II répondait : « Toute représentation soit s'appuyer sur des arguments irréfutables tirés de la raison. Si le royaume de Hongrie était la plus importante de mes possessions, je n'hésiterais pas à imposer sa langue aux autres pays. »Il abolit toutes les anciennes autorités locales et imposa à toutes les parties de la monarchie un même régime administratif et des fonctionnaires nommés par lui. Souverain catholique et croyant, il publia un édit de tolérance qui garantissait la liberté de culte aux non-catholiques et leur donnait accès à tous les emplois. Cette tolérance n'était cependant pas universelle. Joseph II y apportait des restrictions tirées de sa raison. Comme il existait en Bohème parmi les paysans une secte de Déistes, l'empereur envoyait à leur sujet l'instruction suivante : « Si un homme ou une femme vient se faire inscrire comme déiste au sécrétariat du cercle, il faut lui administrer immédiatement vingt-quatre coups de bâton, non parce qu'il est déiste, mais parce qu'il prétend être quelque chose qu'il ne comprend pas. »Les plus importantes parmi les réformes religieuses eurent pour objet d'accroître l'autorité du souverain sur l'Église et de placer le clergé sous sa main. Comme il y avait en France une Église gallicane, Joseph Il essaya de faire une Église autrichienne qui serait soumise au pape pour le dogme, mais dont le personnel dépendrait entièrement de lui : c'est ce qu'on appela le Joséphisme. Il obligea donc les évêques nouvellement institués à lui prêter serment avant de prêter serment au pape. Il interdit qu'aucune bulle pontificale fût publiée dans ses États sans son assentiment préalable. En outre deux mille couvents furent fermés, et leurs biens confisqués furent employés à la fondation de séminaires pour le recrutement du clergé, et à la création de plus de quinze cents cures dans les campagnes. Ces réformes hâtives et radicales provoquèrent de violentes protestations dans toute la monarchie et finalement un vif mouvement de résistance en Hongrie, et un soulèvement des Belges dans les Pays-Bas. Joseph II dut révoquer dans ces deux pays toutes ses ordonnances de réformes (1790), mais il ne put maîtriser la révolution belge. Il mourut découragé peu de temps après, au moment même où, en France, l'Assemblée Constituante entreprenait, au nom de la souveraineté nationale, une oeuvre analogue à la sienne. Les Lumières
et la révolution française.
Quant aux excès et aux crimes de cette Révolution, ils furent, non les applications, mais au contraire la violation la plus flagrante des principes posés par les philosophes. « Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes, qui a été l'un des caractères les plus étranges de la Révolution française, ne surprendra personne, si on fait attention que cette Révolution a été préparée par les classes les plus civilisées de la nation et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. » (De Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution, III, VIII.). (A. Malet).
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