Comment M. Turcaret dépense sois argent [Dans cet extrait, on voit M. Turcaret dépenser sans compter son argent. - La Baronne, coquette, se laisse courtiser à la fois par un jeune chevalier et par M. Turcaret. Celui-ci la comble de présents, et la baronne espère se faire épouser par le riche financier.] « LA BARONNE, FLAMAND, MARINE puis M. TURCARET LA BARONNE Tais-toi; Marine, j'aperçois le laquais de M. Turcaret. MARINE, bas à la baronne. Oh! pour celui-ci, passe; il ne nous apporte que de bonnes nouvelles. Il tient quelque chose; c'est sans doute un nouveau présent que son maître vous fait. FLAMAND, présentant un petit coffre à la baronne. M. Turcaret, madame, vous prie d'agréer ce petit présent. Serviteur, Marine. MARINE Tu sois le bien venu, Flamand! j'aime mieux te voir que ce vilain Frontin. LA BARONNE, montrant le coffre à Marine. Considère, Marine, admire le travail de ce petit coffre! as-tu rien vu de plus délicat? MARINE Ouvrez, ouvrez, je réserve mon admiration pour le dedans; le coeur me dit que nous en serons plus charmées que du dehors. LA BARONNE l'ouvre. Que vois-je! Un billet au porteur! l'affaire est sérieuse. MARINE De combien, madame? LA BARONNE De dix mille écus... Je vois un autre billet. MARINE Encore au porteur? LA BARONNE Non; ce sont des vers que M. Turcaret m'adresse. MARINE Des vers de M. Turcaret! LA BARONNE, lisant. « A Philis... Quatrain... » Je suis sa Philis, et il me prie en vers de recevoir son billet en prose. MARINE Je suis fort, curieuse d'entendre des vers d'un auteur qui envoie de si bonne prose. LA BARONNE Les voici; écoute. (Elle lit). Recevez ce billet, charmante Philis Et soyez assurée que mon âme. Conservera toujours une éternelle flamme, Comme il est certain que trois et trois font six. MARINE Que cela est finement pensé! LA BARONNE Et noblement exprimé! Les auteurs se peignent dans leurs ouvrages... Allez, portez ce coffre dans mon cabinet, Marine. (Marine sort). LA BARONNE Il faut que je te donne quelque chose, à toi, Flamand. Je veux que tu boives à ma santé. FLAMAND je n'y manquerai pas, madame, et du bon encore. LA BARONNE Je t'y convie. FLAMAND Quand j'étais chez ce conseiller que j'ai servi ci-devant, je m'accommodais de tout; mais, depuis que je sis chez M. Turcaret, je sis devenu délicat, oui. LA BARONNE Rien n'est tel que la maison d'un homme d'affaires pour perfectionner le goût. FLAMAND, apercevant M. Turcaret. Le voici, madame, le voici. (Il sort). LA BARONNE Je suis ravie de vous voir, monsieur Turcaret, pour vous faire des compliments sur les vers que vous m'avez envoyés. M. TURCARET, riant. Ho, ho! LA BARONNE Savez-vous bien qu'ils sont du dernier galant? Jamais les Voiture ni les Pavillon n'en ont fait de pareils. M. TURCARET Vous plaisantez, apparemment? LA BARONNE Point du tout. M. TURCARET Sérieusement, madame, les trouvez-vous bien tournés? LA BARONNE Le plus spirituellement du monde. M. TURCARET Ce sont pourtant les premiers vers que j'aie faits de ma vie. LA BARONNE On ne le dirait pas. M TURCARET Je n'ai pas voulu emprunter le secours de quelque auteur, comme cela se pratique. LA BARONNE On le voit bien : les auteurs de profession ne pensent et ne s'expriment pas ainsi; on ne saurait les soupçonner de les avoir faits. M. TURCARET J'ai voulu voir, par curiosité, si je serais capable d'en composer, et l'amour m'a ouvert l'esprit. LA BARONNE Vous êtes capable de tout, monsieur, et il n'y a rien d'impossible pour vous. MARINE Votre prose, monsieur, mérite aussi des compliments : elle vaut bien votre poésie ait moins. M. TURCARET Il est vrai que ma prose a son mérite; elle est signée et approuvée par quatre fermiers généraux. MARINE, à M. Turcaret. Cette approbation vaut mieux que celle de l'Académie. LA BARONNE Pour moi, je n'approuve point votre prose, monsieur, et il me prend envie de vous quereller. M. TURCARET D'où vient? LA BARONNE Avez-vous perdu la raison, de m'envoyer un billet au porteur? Vous faites tous les jours quelques folies comme cela. M. TURCARET Vous vous moquez. LA BARONNE De combien est-il ce billet? Je n'ai pas pris garde à la somme, tant j'étais en colère contre... vous. M. TURCARET Bon! il n'est que de dix mille écus. LA BARONNE Comment, dix mille écus! Ah! si j'avais su cela, je vous l'aurais renvoyé sur-le-champ. M. TURCARET Fi donc! LA BARONNE Mais je vous le renverrai. M. TURCARET Oh! vous l'avez reçu, vous ne le rendrez point. MARINE, bas, à part. Oh! pour cela, non. LA BARONNE .., Je ne suis sensible qu'à vos empressements, qu'à vos soins... M. TURCARET Quel bon coeur! LA BARONNE Qu'au seul plaisir de vous voir. M. TURCARET Elle me charme... Adieu, charmante Philis. LA BARONNE Quoi! vous sortez si tôt? M. TURCARET Oui, ma reine; je ne viens ici que pour vous saluer en passant. Je vais à une de nos assemblées, pour m'opposer à la réception d'un pied-plat, d'un homme de rien, qu'on veut faire entrer dans notre compagnie. Je reviendrai dès que je pourrai m'échapper. (Il lui baise la main). LA BARONNE Fussiez-vous déjà de retour! MARINE, faisant la révérence à M. Turcaret. Adieu, monsieur, je suis votre très humble servante. M. TURCARET A propos, Marine, il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai rien donné. (Il lui donne une poignée d'argent). Tiens, je donne sans compter, moi. MARINE Et moi, je reçois de même, monsieur. Oh! nous sommes tous deux des gens de bonne foi! (M. Turcaret sort). LA BARONNE Il s'en va fort satisfait de nous, Marine. MARINE Et nous demeurons fort contentes de lui, madame. L'excellent sujet! il a de l'argent, il est prodigue et crédule; c'est un homme fait pour les coquettes. » (Lesage, Turcaret, acte 1, scènes V, VI, XVIII). |