|
Pierre Charron
est un moraliste, né à Paris
en 1541, était fils d'un libraire qui eut 25 enfants. Il exerça
d'abord la profession d'avocat, puis reçut les ordres, et se fit
bientôt un nom par ses prédications. Plusieurs évêques
l'attirèrent auprès d'eux, et il séjourna comme théologal
à Bazas, Lectoure, Agen,
Cahors, Condom,
Bordeaux. Dans cette dernière ville
il se lia avec Montaigne et adopta bientôt
sa philosophie. En 1595, il fut envoyé à Paris comme député
à l'assemblée du clergé et devint secrétaire
de cette assemblée. Il mourut à Paris en 1603, d'apoplexie.
-
Pierre
Charron (1541-1603).
En 1589, il adressait
à un docteur de la Sorbonne un Discours chrétien contre
la Ligue en 1594, il publiait son livre des Trois Vérités,
où il prétendait démontrer contre les athées
qu'il y a un Dieu,
contre les païens, les juifs et les musulmans que la religion chrétienne
est la seule vraie, contre les protestants, et spécialement contre
l'auteur du Traité de l'Église (Plessis-Mornay), que
l'Église catholique seule possède la vérité.
En 1600 il commence l'impression de deux ouvrages; l'un était un
recueil de Discours chrétiens sur l'eucharistie, la rédemption,
etc., l'autre était le Traité de la Sagesse.
Le Traité
de la Sagesse, dont l'Eglise fit défendre
l'impression et mettre à l'Index à
Rome, comprend trois livres : le premier traite de
la faiblesse de l'homme, de ses misères, de ses passions; le second,
de la manière de s'affranchir des passions ou des erreurs; le troisième
des quatre vertus de prudence, justice, force et tempérance. Il
suffit de parcourir cet ouvrage pour voir qu'il dépasse le scepticisme
de Montaigne; où Montaigne disait :
Que sais-je? il dit : je ne sais! il érige véritablement
le doute en système, et l'étend jusqu'aux religions qu'il
déclare toutes « tenues par mains et moyens humains. »
Car «
la plus jeune bastit toujours sur son aisnee, et s'enrichit de ses depouilles,
comme la judaïcque fait à la gentile et hegyptienne, la chrestienne
à la judaïcque, la mahometane à la judaïcque, et
chrestienne ensemble. »
Comment concilier la
vie de Charron, ses écrits orthodoxes, son rôle de prêtre
et de prédicateur, la résolution qu'il eut un moment de se
faire chartreux, avec ce scepticisme ouvertement proclamé? Probablement
par l'action qu'exerça sur lui l'auteur des Essais.
Une fois dominé par cette influence puissante, l'esprit systématique
de Charron dut chercher à accorder sa nouvelle doctrine avec les
opinions qu'il avait jusque-là professées et les obligations
de son état. Il se dit que le sage pouvait se conduire par ses seules
lumières, mais qu'il fallait conserver pour les ignorants et les
faibles d'esprit les croyances et les pratiques religieuses. Le conseil
qu'il donne d'obéir à l'Église est de prudence, et
non de foi. Il y a pour lui une séparation absolue entre le vulgaire
qu'il méprise de toute la hauteur de de sa sagesse et le sage qui
jouit du calme dans la retraite inaccessible que lui ouvre la raison. Le
prédicateur remplira donc consciencieusement son rôle, croyant
de son devoir d'éclairer le vulgaire sot et servile des lumières
d'une religion qu'il juge inutile pour lui-même.
L'originalité
est le moindre souci de Charron. Il prend chez les écrivains favorables
à sa doctrine comme chez ceux qui lui sont opposés ce qui
peut servir à son oeuvre. Il emprunte à Juste-Lipse;
ils'approprie des pages entières de Du Vair;
il traduit les anciens; mais il ne doit à personne autant qu'à
Montaigne dont il reproduit les opinions, bien plus, les expressions et
les tournures même, sans en conserver la vivacité et la grâce.
Il dispose sous une forme dogmatique les idées qu'il a recueillies,
cherchant avant tout l'ordre et la clarté, pour faire entrer plus
profondément sa pensée dans l'esprit du lecteur.
Charron est un écrivain
judicieux, solide, pénétrant; son style, un peu terne, est
ferme et clair; parfois il s'élève et se colore surtout lorsqu'il
est soutenu par son modèle. (D. et H.).
--
Se tenir
tousjours prest à la mort, fruict de sagesse
(1601)
Ce passage est utile
à étudier pour évaluer ce que Charron doit à
Montaigne. (Cf. Essais, livre I, chap. 18 : Que philosopher,
c'est apprendre à mourir). Mais il nous semble que le ton de
Charron, vers la fin de ce passage, atteint à une simplicité
large et éloquente qui annonce Pascal et
Bossuet plus encore qu'elle ne rappelle Montaigne.
« Le jour de
la mort est le maistre jour et juge de tous les aultres jours, auquel se
doivent toucher [1] et esprouver toutes les actions de nostre vie. Lors
se faict le grand essay, et se recueille le plus grand fruict de tous nos
estudes. Pour juger de la vie, il faut regarder comment s'en est porté
le bout, car la fin couronne l'oeuvre, la bonne mort honnore toute la vie,
la mauvaise diffame : Ion ne peut bien juger de quelqu'un, sans luy faire
tort, que Ion ne luy aye veu jouër le dernier acte de sa comedie,
qui est sans doubte le plus difficile [2]. Epaminondas le premier de la
Grece, enquis [3] lequel il estimoit plus de trois hommes, de luy, Chabrias
et Iphicrates, respondit : « il nous faut voir premierement mourir
tous trois, avant en resouldre [4]. » La raison est, qu'en tout le
reste il y peut avoir du masque, mais à ce dernier roollet [5] il
n'y a que feindre :
Nam verae
voces tum demum pectore ab imo
Ejiciuntur, et eripitur
persona; manet res [6].
D'ailleurs la fortune
semble nous guetter à ce dernier jour, comme à poinct nommé,
pour monstrer sa puissance, et renverser en un moment ce que nous avons
basti et amassé en plusieurs années et nous faire crier avec
Laberius : Nimirum hac die una plus vixi mihi quam vivendum fuit [7] :
et ainsi a esté bien et sagement dict par Solon à Croesus
: ante obitum nemo beatus [8]. C'est chose excellente que d'apprendre à
mourir, c'est l'estude de sagesse, qui se resout toute à ce but
: il n'a pas mal employé sa vie, qui a apprins à bien mourir;
il l'a perdue qui ne la sçait bien achever, Male vivet, quisquis
nesciet bene mori; non frustra nascitur qui bene moritur; nec inutiliter
vixit, qui feliciter sesiit [9]. Il ne peut bien agir qui ne vise au but
et au blanc [10] : il ne peut bien vivre qui ne regarde à la mort;
bref la science de mourir, c'est la science de liberté, de ne craindre
rien, de bien, doulcement et paisiblement vivre; sans elle, n'y a aulcun
plaisir à vivre, non plus qu'à jouyr d'une chose que l'on
crainct tousjours de perdre.
Premierement et surtout
il faut s'efforcer que nos vices meurent devant nous [11]; secondement
se tenir tout prest. O la belle chose! pouvoir achever sa vie avant sa
mort, tellement qu'il n'y aye plus rien à faire qu'à mourir,
que l'on n'aye plus besoin de rien, ny du temps, ny de soi-mesme, mais
tout saoul [12] et content que l'on s'en aille : tiercement [13] que ce
soit volontairement, car bien mourir, c'est volontiers mourir. »
(Charron,
De la Sagesse, II, 12).
Notes :
1. Allusion à la pierre de touche. - 2. Comedie ne signifie
pas ici genre comique, mais pièce de théâtre en général,
même si le choix du mots dénote une pointe d'ironie amère.
Pascal a imité ce passage : « Le dernier acte est sanglant,
quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin
de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ».
Cf. le mot d'Auguste mourant, d'après
Suétone : « Trouvez-vous que j'aie
assez bien joué cette farce de la vie? Si vous êtes contents,
battez donc des mains, et applaudissez ». - 3. Enquis (latin inquisitus),
interrogé. - 4. En resouldre, conclure à ce sujet; - en (latin
inde), de là, sur ce point. - 5. Roollet, petit rôle;
- que feindre, il n'y a pas moyen de dissimuler. - 6. Lucrèce,
III, 58. « Car les vraies paroles alors enfin sortent du fond du
coeur. Le masque est arraché; il ne subsiste que la réalité.
» - 7. Laberius, chevalier romain, auteur de comédies satiriques
(mimes), fut forcé par César,
qu'il avait diffamé, de se déshonorer en montant sur le théâtre
pour y jouer un rôle. Alors. il prononça ces paroles : «
Certes! j'ai vécu un jour de plus qu'il ne me fallait vivre ! »
- 8. Ovide; Métamorphoses,
III, 2, 57. « Personne ne doit être appelé heureux,
tant qu'il n'est pas mort. » - 9. Sénèque : «
Il vivra mal, celui qui ne saura pas bien mourir; il a eu raison de naître,
celui qui meurt bien la vie n'a pas été inutile, pour celui
dont la mort est belle. » (De tranquillitate animi, 11. De
brevitate vitae, 7; Lettres à Lucilius, 82.) - 10. Au
but et au blanc. Expression empruntée au langage de tir : la cible
de but est blanche. - 11. Devant, avant. - 12. Saoul, rassasié.
Le mot n'avait alors rien de vulgaire. Cf. La
Fontaine, La Mort et le mourant (VIII,
1). 13. Tiercement, troisièmement.
|
|
|