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Homère

Le nom d'Homère est donné depuis l'Antiquité à l'auteur de deux poèmes épiques en 24 chants chacun, l'Iliade, où sont chantés les effets de la colère d'Achille, les malheurs des Grecs au siège de Troie pendant l'absence du héros, et la vengeance terrible que celui-ci tira du meurtre de Patrocle; et l'Odyssée où sont racontés les voyages d'Ulysse errant de contrée en contrée après la prise de Troie, et le retour de ce prince dans son royaume d'Ithaque. On a aussi attribué à Homère, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui, des Hymnes, au nombre de 33, qui paraissent d'une époque voisine et dont plusieurs seraient dignes, par leur qualités littéraires de l'auteur supposé de l'Iliade et de l'Odyssée (surtout l'hymne à Cérès, retrouvée en 1180), un petit poème héroï-comique, la Batrachomyomachie, ou combat des rats et des grenouilles, espèce de parodie de la poésie épique, qui, selon Plutarque, serait l'oeuvre d'un certain Pigrès d'Halicarnasse; enfin quelques épigrammes. Tous ces ouvrages sont écrits dans le dialecte ionien.

Selon les Marbres de Paros, celui que l'on a longtemps dit être celui du plus grand des poètes grecs florissait, à la fin du Xe siècle av. J. -C. (vers 907). Au rapport du faux Hérodote et des traditions les plus répandues à son égard, il aurait été d'origine ionienne; sept villes se disputaient l'honneur de lui avoir donné le jour : 

Smyrna, Chios, Colophon, Salamis, Rhodos, Argos, Athenæ, Orbis de patria cerlat, Homere, tua.
On a considéré plus tard que Smyrne et Chios étaient celles dont les prétentions semblaient le mieux fondées. On a raconté par ailleurs qu'Homère eut pour mère une jeune fille de Smyrne nommée Crithéis, qui était restée orpheline et qui fut séduite par son tuteur; qu'il naquit sur les bords du fleuve Mêlés, qui arrose Smyrne (d'où son surnom de Mélésigène que Phémius, qui tenait à Smyrne une école de musique et de belles lettres, ayant ressenti de l'amour pour Crithéis, l'épousa et adopta son enfant; qu'à la mort de Phémius, Homère lui succéda dans son école; qu'ensuite, ayant conçu le projet de l'Iliade, il voyagea pour acquérir par lui-même la connaissance des humains et des lieux; que, mal accueilli à son retour, il préféra aller s'établir à Chios, où il ouvrit une école; que dans sa vieillesse il devint aveugle, tomba dans l'indigence, se vit réduit à errer de ville en ville, récitant ses vers et mendiant son pain; qu'enfin il mourut dans la petite île d'los, une des Cyclades.

De fait, on ne sait rien de certain sur sa personne. Quelques auteurs, entre autres Vico et plus tard Wolf, ont même soupçonné qu'Homère n'avait jamais existé, et que les poèmes que nous avons sous son nom n'étaient qu'un recueil de morceaux composés par divers auteurs, qui, sous le nom d'Homérides, formaient une espèce d'école; tous ces morceaux auraient été réunis plus tard et groupés en deux grands poèmes. Delà, un manque d'unité souligné par quelques détracteurs - surtout Zoïle dans l'Antiquité; Perrault, Lamothe, chez les modernes. On a également donné des explications fort diverses du nom d'Homère : les uns, partisans des traditions classiques, traduisent ce nom par aveugle; d'autres par otage, parce qu'Homère aurait servi d'otage dans une guerre que se firent les habitants de Smyrne et de Colophon; d'autres enfin le font dériver d'homéréô, rassembler, prétendant que ce mot désignerait fort bien le compilateur qui n'a fait que rassembler des éléments épars pour en former un ensemble.
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Homère.
Homère et son guide, par W. A. Bouguereau, 1875.

D'autres se sont bornés à supposer que l'Iliade et l'Odyssée n'étaient pas du même auteur, et ont regardé l'Odyssée comme postérieure à l'Iliade. C'est aussi l'opinion à laquelle se sont ralliés certains homérologues récents, parmi lesquels Moses I. Finley dans Le Monde d'Ulysse (1954-77). Pour eux, il convient d'abord de noter que les deux oeuvres attribuées à Homère sont non seulement plus récentes que les faits qu'elles sont supposées relater (milieu du XIIIe siècle), mais encore que leur composition n'est pas aussi ancienne qu'on le croyait. L'Iliade remonterait au milieu du VIIIe siècle,  et l'Odyssée au début du VIIe siècle. Une ou deux générations sépareraient donc la composition des deux poèmes. 

Ces deux oeuvres sont d'évidence très différentes l'une de l'autre. Leurs visées,  la société qu'elles décrivent,  leurs systèmes de valeurs, le rôle qu'y jouent les dieux, leurs cosmovisions, aussi bien que leur écriture, leur style. On admire dans l'Iliade la grandeur des conceptions, la beauté et la simplicité du plan, la hardiesse de l'imagination, la richesse et la sublimité des images; on trouve dans l'Odyssée un plan moins régulier, une imagination moins éclatante, mais on se sent attaché par un vif intérêt et par une séduisante naïveté. Outre leur beauté intrinsèque, l'Iliade et l'Odyssée avaient pour les Anciens le mérite de renfermer les traditions théologiques, les noms et l'origine des peuples, la description et la situation des pays, et ces deux poèmes jouissaient sous ces divers rapports d'une grande autorité. 

Le dossier concernant l'identité d'Homère est finalement assez mince.  Mais au moins une chose semble aujourd'hui acquise : les poèmes qui lui sont attribués sont effectivement  antérieurs à l'utilisation de l'écriture en Grèce, et longtemps ils n'auraient été conservés que par la mémoire; leur composition, les répétitions, les formules stéréotypées qu'ils renferment sont les marques caractéristiques de la littérature orale. Mais aussitôt érigés en textes autonomes (par Homère, quel qu'il ait été), ils furent morcelés et défigurés par les rhapsodes qui en détachaient les épisodes les plus intéressants pour les réciter. Par la suite, Pisistrate, ou, suivant d'autres, Hipparque son fils, fit recueillir et coordonner avec beaucoup de soin ces divers morceaux; depuis, ces poèmes ont été revisés par les plus grands critiques de l'Antiquité, Aristote, Aristophane de Byzance, Zénodote, Aristarque; c'est ce dernier qui divisa l'Iliade et l'Odyssée chacune en 24 chants, et qui leur donna la forme sous laquelle nous les possédons. Ces deux poèmes ont eu, dans l'Antiquité même, de nombreux commentateurs, parmi lesquels on remarque Didyme et Eustathe, archevêque de Thessalonique; un grammairien du temps d'Auguste, du nom d'Apollonios (Apollonius le Sophiste), a en outre laissé un lexique d'Homère.

Le Monde d'Homère
Habitants d'une région maritime, groupés autour d'une mer couverte d'îles qui en rendaient le parcours facile, animés d'une force extraordinaire d'expansion qui les jeta dans toutes les directions à travers les terres voisines, les Grecs acquirent rapidement des connaissances géographiques relativement  étendues, qui s'avérèrent au demeurant à l'étroit dans les limites des faits positifs. Sur les données les plus vagues, ils élevèrent autour du monde réel tout un monde poétique qui les tenait sans cesse sous le charme d'une émotion de curiosité ou de crainte. Les deux poèmes d'Homère reflètent fidèlement le double aspect sous lequel il faut étudier la géographie de son temps. Autant dire que la géographie que l'on pourra y déceler n'y apparaît qu'en filigrane, et ce qui y est dit explicitement ne doit être accueilli qu'avec beaucoup de prudence.

Au premier abord, l'Iliade, l'histoire de la chute d'Ilion, se présente comme une topographie exacte, détaillée, où chaque lieu est caractérisé par une épithète; l'Odyssée, est une exposition du système du monde construite sur une géographie beaucoup plus vague, beaucoup plus fantasque. Malgré leur portée générale bien distincte sous le rapport géographique, les deux poèmes se complètent l'un par l'autre. Dans chacun d'eux le regard de leur auteur (ou de leurs auteurs) est tourné dans deux directions diamétralement opposées. L'Iliade regarde vers l'Orient, l'Asie Mineure, l'Odyssée vers la Méditerranée occidentale. Ce virage à 180° est d'ailleurs l'un des arguments avancés par Finley pour dater l'Odyssée postérieurement à l'Iliade. Entre les deux compositions, c'est toute la société grecque qui a changé ses pôles d'intérêt, et réorienté ses échanges.

Quoi qu'il en soit, de la lecture comparée des deux oeuvres, il résulte qu'Homère auteur de la première paraît surtout connaître parfaitement le bassin de la mer d'Aighée [1], le théâtre de l'histoire hellénique primitive, et une portion des deux versants opposés de l'ouest et de l'est, les terres qui répandent leurs eaux dans la mer de Corinthe et la mer Ionienne, la mer Noire et la mer de Kypre. Au deuxième chant de l'Iliade, en faisant cette énumération des bataillons grecs et des alliés de Troie, qui a été si souvent imitée depuis, le poète en nomme les différentes contrées avec une méthode et une précision de détails qui donnent à croire combien ils lui sont familiers (ce qui ne signifie évidemment pas que ce soit nécessairement le cas, ni que les faits eux-mêmes aient pu avoir quelque réalité historique). Ici, comme en une foule d'autres passages, il sait peindre d'une manière nette et frappante chaque lieu, chaque point remarquable : en Béotie, les rochers d'Aulide, les collines d'Etéône, les vastes plaines de Mycalesse, Médéône, ville riante; Tisbé, séjour aimé des colombes; Haliartes et ses vertes prairies; Hypothèbes aux beaux murs; Onkhestes, célèbre par le bois sacré de Poséidon; la divine Nissa; en Phokide, Pithone, bâtie sur un rocher; la célèbre Crissa, qui donne son nom à la mer voisine; en Lokride, l'agréable Aughaiée, Tarphe et Tronios, autour des eaux du Boagre; dans l'île d'Eubée, Histiaié, chère au dieu des raisins; Kérinthe, bâtie au bord de la mer; Dione, qui domine sur les plaines; en Attique, Athènes, ville superbe où régna Érecthée, ce prince magnanime que la terre féconde avait enfanté; en Argolide et en Akhaie, la fertile Argos, la résidence du grand Agamemnon, le roi des rois; Tirynthe aux fortes murailles; Hermione et Asine, qui dominent sur des golfes profonds; Épidaure, ornée de treilles, puis la superbe Mykènes, la riche Corinthe, Cléone, bâtie avec art, la délicieuse Araithure, Sikyone, dont Adraste fut le premier roi; la haute Gonoesse, la vaste Héliké; en Laconie, la grande Lakaidémone, entourée de montagnes; Messé, abondante en colombes; l'heureuse Aughaiée; Hélos, où se brisent les flots de la mer; en Messénie, la sablonneuse Pylos; Arène, lieu charmant; Thryos, traversée par les eaux de l'Alphée; Aipy, bâti avec soin; en Arcadie, le haut Kyllené, les plaines d'Orkhomènes, couvertes de troupeaux; Énispe, ébranlée par les vents, et la riante Mantinée; dans les îles qui environnent la rocheuse Ithaque, le royaume d'Ulysse, Nérite au feuillage agité; Aighilipe, avec ses rochers escarpés; en Crète, la terre aux cent villes, Gnôsse, Gorlyne, aux puissants remparts; la brillante Lycaste; Phaistos et Rhytione, qui nourrissent un grand peuple; à Rhode, la blanche Kamire; en Thessalie, Pyrrhase florissante, consacrée à Déméter; Larisse, au milieu de plaines fertiles; Itône, mère de nombreux troupeaux; Antrôn, qui domine sur la mer; Ptélée, entourée d'agréables prairies; la superbe Iôlkos; Tricca, la nourrice des chevaux; Ithome, au territoire montueux; le Titane aux sommets blancs; Oloossone, ville éclatante; en Epire, la froide et venteuse Dodone; dans la Mysie, la riche Zélée, l'Aisépe aux eaux noires, les hauts sommets de Térée, la noble Arisbe; en Paphlagonie, la contrée des Hénètes, fameuse par ses haras de mules sauvages, et les villes célèbres qui bordent les rives du Parthénios, Krômne, Aighiale, Érythine l'élevée; en Carie, Mylète, la pointe élevée de Mycale, les sommets ombragés de Phtires, les rives où serpente le Méandre.

[1] L'auteur de cet article s'est attaché à se rapprocher autant qu'il est possible de l'orthographe des écrivains grecs.

 

Chaque peuple est également caractérisé avec cette même apparence de précision. Ici ce sont les Abantes agiles, les habitants de l'Eubée, qui ne respirent que la guerre; les magnanimes Képhalléniens, les fiers Rhodiens, les Pérèbes, inébranlables dans les combats; les Pélasghes exercés au javelot, les belliqueux Kikones, les Péoniens armés de l'arc, et qui viennent des bords du large Axios, de l'Axios dont les belles eaux s'épandent à travers de vastes campagnes; les Thrakes hardis, à la courte chevelure; les Epéens, armés de lourdes cuirasses; là, les phrygiens, animés d'une ardeur guerrière; les Maioniens, nés dans ce doux pays que domine le Tmole; les Cariens, au langage barbare; les Lykiens, qui rivalisent avec les Troyens dans l'art de lancer la flèche.

Au total, c'est l'espace dans lequel évoluait la société Grecque à l'époque d'Homère (et non à l'époque des épisodes relatés) qui est ainsi balisé. Balisé, et sans doute rien de plus, car enfin, au vu de cette liste on est surtout  tenté de ne voir qu'une série de clichés, de "cartes postales", attachées à une liste de noms, mais de laquelle rien de bien concret finalement ne ressort du point de vue géographique. C'est que dans l'esprit d'Homère et de ses contemporains comme dans celui de tous les anciens peuples, le monde est encore pour l'essentiel un concept, une construction du langage, pour ainsi dire, architecturé selon le mode du mythe. En l'occurrence, il la forme d'un disque. Sa limite est l'Océan qui, semblable à un fleuve immense, roule autour de l'orbe des flots éternels. La distribution des terres et des eaux à sa surface n'est indiquée nulle part, et la carte que nous donnons est le résultat de notions éparses dans les écrits du poète, coordonnées en partie d'après les opinions plus complètes d'époques moins reculées. Le centre du disque est marqué par l'Olympe aux sommets de neige, autour duquel viennent se placer les différentes contrées dont nous parlions à l'instant.

Au-delà de cette région qu'il fait mine de connaître si bien, pour laquelle il a tant de belles épithètes, le poète n'a plus que des idées plus ou moins incertaines, puisées à différentes sources. D'après les traditions  vivantes de son temps sur les longs voyages de Pâris et de Ménélas, il cite la Phénicie et Sidon, l'Aithiopie, qui en était voisine; les Érembes (les Arabes), l'Égypte et la Libye, "où sont armés de cornes les agneaux naissants, où les brebis enrichissent le troupeau trois fois dans l'année d'une variété nouvelle, et fournissent en toute saison, au maître et au berger, la plus abondante, la plus exquise nourriture, soit en chair, soit en ruisseaux de lait."

L'Égypte est, de toutes les contrées lointaines, celle qu'Homère semble connaître le mieux, ce qui ne doit pas étonner, puisque c'est le lieu le plus investi de valeur mythique. Par exemple avec cette tradition qui fait remonter Ménélas jusqu'à Thèbes, la ville aux cent portes - Thèbes, dit le poète, dont les palais enferment tant de merveilles. Il vante la science médicale des Égyptiens, à propos d'un baume donné à Hélène par un roi nominé Tsône, sans doute le chef de Tsani ou Sane, la Thzoân des Hébreux, une des plus riches et des plus antiques villes du Delta. Pour lui, le Nil s'appelle encore Egyptus, bien que le fleuve eût depuis longtemps perdu ce nom dans le pays même; mais dans sa haute raison, il l'appelle Diipétés, celui qui est né de Zeus, qui vient des cieux; et en effet, les grandes pluies de l'Aithiopie orientale sont, croira-t-on longtemps, ses seules, ses véritables sources. A une journée de son embouchure, il place très exactement la petite île Pharos, îlot désert, où s'éleva cet édifice célèbre qui en a éternisé le nom.

Les exploits de Bellérophon, héros d'un autre mythe, lui ont fait connaître les noms des Solymes (en Cilicie), et de leurs montagnes (le Taurus), au pied desquelles s'étend la belle plaine aléienne. C'est au-delà, vers l'orient, qu'on doit placer les Arimes, les Arméniens des temps plus modernes. De ce côté aussi, mais plus au nord, devaient habiter les Alybes, qui donnera pour les alliés de Priam, venus d'une région lointaine où croît l'argent (Arghana Maaden).

Au chant XII de l'Iliade, Zeus ayant conduit Hector et ses cohortes près des navires des Grecs, les y abandonne à une suite de travaux interrompus; il détourne ses yeux éclatants et les arrête sur la terre des Thrakes, abondante en courriers, sur les Mysiens et sur le peuple fameux des Hippomolghes, les plus justes des humains, qui ne vivent que de lait et parviennent aux dernières bornes de la vie humaine. Ils marquent, au nord, la limite des connaissances du poète, ainsi que le font, sur le bord opposé du disque, les Aithiopiens, comblés également de longs jours, et qui aussi ont la justice en partage, comme si déjà un tel don ne pouvait plus être que l'attribut d'un monde inconnu.

Les Aithiopiens embrassent d'ailleurs un espace immense; il les divise en deux peuples qui occupent les bords où descend le Soleil (les Noirs), et ceux d'où il s'élève à la voûte céleste (les Hindous et certains peuples sémitiques) : c'est l'une des premières et des plus grandes divisions ethnographiques que l'on ait sans doute tentées.

Ce n'est qu'en passant et comme allusion qu'il parle des Pygmées, dont la situation est indiquée seulement par les écrivains postérieurs.


Carte du monde d'Homère, dessinée par O. Mac-Carthy.

Sur les traces d'Ulysse
Toutes les données que nous venons d'examiner embrassent la moitié orientale du disque. Dans l'Odyssée, ce sont les régions du couchant qui fournissent le prétexte géographique. Mais, ici, bien plus encore que dans l'Iliade, c'est dans un espace hors de l'espace que se situe l'action. Dans le premier poème, on pouvait encore identifier des lieux. Schliemann en fera la démonstration en découvrant une ancienne ville, dont l'histoire n'a sans doute rien à voir avec le récit homérique, mais au moins dont l'endroit correspond à celui où pouvait se situer la Troie mythologique. Rien de tel pour l'Odyssée, malgré tout ce que l'on a souvent espéré en tirer (à commencer par Schliemann lui-même bien sûr). Homère n'entrevoit l'Occident qu'à travers des brumes mystérieuses. C'est dans ce milieu si favorable aux fictions poétiques qu'il place les courses aventureuses du roi d'Ithaque, que les Anciens avaient si finement appelées ses erreurs.

C'est le propre des mythes que l'on y croie, d'une manière ou d'une autre. Quitte, quand il sont trop incroyables, à susciter d'autres mythes, qui se pareront, eux, des atours - apparemment plus recevables! - de l'interprétation. Admettons donc, au moins comme un jeu interprétatif, que la géographie de l'Odyssée soit malgré tout un écho lointain d'une géographie réelle. Que peut-on dire de cette Méditerranée occidentale dans laquelle navigue Ulysse et où l'accès aux Enfers a, dans l'esprit du poète, la même réalité que le pays des Lotophages, et qu'à-t-elle à voir avec la nôtre? Afin d'en suivre la trace plus facilement de notre héros, nous allons dégager les lieux qu'il est supposé visiter des récits qui les animent, et les présenter dans la forme même où Homère pourrait les avoir entendu mentionner.

Troie était renversée; la vengeance des Grecs, satisfaite. Les chefs retournaient dans leurs foyers, si longtemps privés de leur présence. Ulysse, repoussé des côtes de Thrace par les Kikones, chez lesquels il avait pillé la ville d'Ismares, traverse toute la mer d'Aighée, et se disposait à entrer dans celle qui baigne Ithaque, lorsque l'impétueux aquilon et les courants l'éloignent du promontoire Malée (un endroit qui pourrait être le cap Saint-Ange) et de Kythère (Cérigo). Durant neuf jours entiers, les vents orageux le jettent çà et là; enfin, il aborde à la terre des Lotophages (la côte de Tripoli, a-t-on dit, où l'île de Djerba a longtemps porté le nom d'île des Lotophages), les mangeurs de lotos, ce fruit si délicieux qu'une partie de ses compagnons, après en avoir goûté, refuse de le suivre. Il vogue loin de cette côte le coeur rempli de tristesse, et est jeté par les vents sur les terres des Cyclopes. C'est là que de sa main il ravit la vue au géant Polyphème, fils de Poséidon; poursuivi dès lors par la colère du dieu, il va éprouver les plus incroyables traversées.

Débarqué heureusement dans l'île flottante d'Aiolie (dont certains exégètes ont voulu faire le Stromboli), il avait reçu d'Éole des outres remplies de vents qui, au besoin, devaient le conduire dans sa patrie; il y touchait, après neuf jours et autant de nuits passés à la mer, quand, par la curiosité coupable de ses compagnons, ces mêmes vents le rejettent à son point de départ. Pendant six jours et six nuits, ils fendent la plaine liquide; le septième jour se montrent enfin à leurs yeux les immenses portes de la ville des Laistrygons, bâtie par Lamos, ancien roi de ce peuple (qui régna, d'après Horace, à Formies, sur le golfe de Gaëte). Ulysse échappe à grand-peine aux rochers sous lesquels tente de l'écraser ce peuple cruel, et qui engloutissent un de ses navires; puis il arrive dans l'île d'Aiaia, où régnait Circé

"déesse puissante qui enchante les mortels par sa beauté et par les accents mélodieux de sa voix". 
Sa résidence chez cette magicienne offre nombre d'incidents. Circé lui conseille de se rendre aux enfers pour y apprendre, de la bouche même du devin Tirésias, le cours de ses futures destinées. Un jour de navigation le transporte à l'entrée de ce lieu redoutable, au milieu des habitations des Kimmériens, toujours couvertes d'épais nuages et d'une noire obscurité. 
"Jamais le dieu brillant du jour n'y porte ses rayons, soit qu'il gravisse vers le haut sommet de la voûte étoilée, soit que son char descende des cieux et roule vers la terre; une éternelle nuit enveloppe de ses voiles funèbres les malheureux habitants de ces contrées".
Surmontant les courants de la mer, il s'éloigne de cette côte, gagne la plaine étendue des flots, vole vers l'île d'Aiaia, et en repart bientôt, fort des conseils que lui ont donnés et Tirésias et la soeur d'Aiaitès. Déjà il avait laissé derrière lui les Syrènes et les rochers de Skylla et le gouffre de Kharybde, lorsque, débarquant sur la côte de Trinacrie (l'île aux trois promontoires, peut-être la Sicile), ses compagnons osent porter une main sacrilège sur les ravissants troupeaux du Soleil. Un naufrage épouvantable contre ces écueils terribles qu'ils avaient si heureusement évités les punit de leur témérité; et de leur troupe le seul Ulysse échappe à la mort, porté sur le mât de son vaisseau. Durant neuf jours entiers, il est ballotté au gré des vents et des flots. Enfin, à la dixième nuit, les dieux le conduisent à l'île d'Ogygye (Malte ou Pantellaria, a-t-on dit), où règne la déesse ou la nymphe Kalypso, la fille du savant Atlas
"dont les regards perçants sondent les abîmes des mers, et qui soutient ces immenses colonnes, l'appui de la voûte céleste, si distante de la Terre."
Un ordre de Zeus qui éloigne Ulysse de cette terre heureuse comble tous ses désirs. Monté sur une frêle barque construite de ses mains, il aborde, après vingt jours de navigation, dans la fertile Skhérie (Corfou), cette terre fortunée des Phéakiens, d'où un vaisseau le ramène en une nuit à Ithaque.

Tel est l'itinéraire que le poète fait suivre à son héros, et dans lequel il paraît avoir rassemblé toutes ses connaissances géographiques sur l'Occident.

Il le compose de deux parties bien distinctes dont le point de séparation est l'île même de l'enchanteresse Circé, comme si Homère avait voulu indiquer par là que, les données positives lui faisant défaut en ce point, il allait entrer dans un monde qui n'était plus celui de la réalité.

On reconnaît encore là ce sentiment exquis qui le guide en tout; il a, en effet, grand besoin d'agir ainsi. Au-delà de la terre des Laistrigons, ses idées sont si peu arrêtées, qu'il place par le fait, vers le couchant, cette île d'Aiaia, qu'il sait très bien être à l'orient; puisqu'au chant XII il la peint comme le lieu

"où s'élève le palais de l'Aurore, où sont les chants et les danses des Heures, où renaît le Soleil".
Ce qui l'a trompé, c'est la mention que ses informateurs (les Taphiens qui allaient à Temèse, sur les côtes de Calabre, échanger contre l'airain un fer éclatant ) ont faite des Kimmériens vers l'occident, alors qu'il les connaissait déjà, vers l'orient, au voisinage de la Colkhide, le royaume d'Aiaités, frère de Circé, père de Médée. Ne pouvant concilier la présence très positive de ce peuple sur deux points aussi opposés, il confond les deux indications en une seule [1].

Voilà, nous expliqueront les adeptes de l'exégèse géographique, ce que les critiques n'ont pas vu, et, pour se tirer d'embarras, ils ont créé deux îles d'Aiaia, procédé commode sans doute, mais qui n'est pas d'une rigoureuse logique. Il eût été peut-être trop hardi de faire parcourir à Ulysse près de la moitié du contour du disque en un jour; mais il suffisait pour cela de se rappeler que l'action ici est du domaine de l'imagination; que le prodige se serait accompli avec l'aide d'une fée puissante, et qu'Homère, qui promène son héros neuf jours sur les flots, sans admettre qu'il ait besoin de repos et de nourriture, écrit sous l'influence des chants argonautiques (Odyssée, ch. 12); où l'on trouve plusieurs faits non moins extraordinaires, L'entrée des Enfers, il est vrai, se fût, dans ce cas, trouvée à l'orient, et c'est là réellement la seule objection que l'on eût pu faire à un tel tracé.

Mais on doit se garder ici des anachronismes. Les idées générales vont de pair avec des connaissances très étendues : aussi, comme on peut s'y attendre, sont-elles rares dans Homère. La grande division des Aithiopiens est la seule qu'il ait nettement indiquée; et, quant à celle du disque, elle ne supporterait peut-être pas une analyse très sévère. Des mots Europe, Asie, Libye (pour Afrique chez les Grecs), il ne connaît que le dernier, encore n'est-ce que comme désignant une contrée voisine de l'Égypte. Ceux d'Océan, de fleuve Océan, sont plutôt des expressions poétiques que des mots ayant une valeur arrêtée; il les emploie en vingt endroits concurremment avec celui de mer; par exemple, l'île Pharos est pour lui baignée par l'onde sacrée de l'ancien Océan.

Les deux points opposés de l'Orient et de l'Occident sont marqués par l'Étang du Soleil, d'où cet astre sort chaque jour resplendissant, et par les Champs Élysées,

"où règne le blond Rhadamante, où les humains sans interruption coulent des jours fortunés : là on ne connaît ni la neige ni les frimas; la pluie n'y souille jamais la clarté des cieux; les douces haleines des zéphyrs qu'envoie l'Océan y apportent éternellement, avec un léger murmure, une délicieuse fraîcheur".
Tel est l'ensemble de la géographie homérique. Le cercle des connaissances positives - et encore avec les bémols que l'on a dits - n'y a pas plus de 450 kilomètres de rayon. (MP / XX).
[1] Les Kimmériens de la mer Noire sont les mêmes que les Kimri de la Gaule. Une de leurs tribus était sans doute ce grand peuple des Maiotes, dont le nom en gaël signifie "habitants des basses terres" (Armstrong, Gaelic Dictionary), et qui occupait en effet les steppes plates de la mer d'Azov, golfe connu jadis sous le nom de Palus Maiotide.


Editions anciennes - Nous avons une foule d'éditions et de traductions d'Homère. Parmi les éditions on remarque celle de Florence, 1488, 2 vol. in-fol., donnée par Démétrius Chalcondylas : c'est la plus ancienne; celles de H. Étienne, grecque-latine, Paris, 1566; de Barnès; Cambridge, 1711; de Sam. Clarke, Londres, 1729-40; de Villoison, Venise,1788 (d'après un manuscrit découvert à Venise, avec les signes critiques des Alexandrins et de précieuses scholies); de F. A. Wolf, Halle, 1794; et Leipzig, 1804 et 1817 (avec d'importants Prolégomènes); de Heyne, Leipzig, 1802 (elle contien l'Iliade seule; de J. A. Ernesti, Leipz., 1764 et 1824; la petite éd. usuelle de Boissonade, Paris, 1823-24; l'excellente éd. de Bothe, Leipz.,1832-35, celle de la l'Iliade seule; de J. A. Ernesti, Leipzig, 1764 et 1824; la petite éd. usuelle de Boissonade, Paris, 1813-24; l'excellente éd. de Bothe, Leipz., 1832-35, celle de la collect. Didot (1837) et d'A. Pierron (1869). A. Mai a publié en 1819, à Milan, des variantes inédites de l'Iliade. Les meilleures traductions françaises d'Homère sont : en prose, celles de Mme Dacier, de Bitaubé, de Lebrun, de Dugas-Montbel, 1828-33, d'E. Bareste, 1842, de P. Giguet, 1859 d'E. Pessonneaux, 1861; en vers, celles de Rochefort, d'Aignan, de Bignan. La Batrachomyomachie a été trad. en prose par Berger de Xivrey (1831) : elle avait déjà été mise en vers par Boivin (1717). Les Anglais estiment les traductions de Pope et de Cowper; les Allemands, celles de Bodmer, de Stolberg, de Voss; les Italiens celles de Salvini, de Monti, de Pindemonte. L'Iliade a été mise en vers latins par Raimundus Cunichius, Rome, 1777, et l'Odyssée par Bernard Zamagna, 1778. Il existe une Vie d'Homère en grec, faussement attribuée à Hérodote elle a été traduite par Larcher. Dupas-Montbel a joint à sa traduction une Histoire des poésies homériques.

En librairie - Homère, L'Iliade et l'Odyssée, Actes Sud, (coffret 2 vol.), 2001,; L'Iliade et l'Odyssée d'Homère (illustr. Mimmo Paladino), Diane de Selliers, 2001; Iliade, Pocket éditions, 1999; L'Odyssée, Pocket Editions, 1999.

Editions abrégées, choix de textes : Homère, Odyssée, Gallimard Jeunesse (sélection de sept chants), 2002; L'Iliade, Gallimard Jeunesse (sélection de six chants), 2002; L'Odyssée, L'Ecole des Loisirs, 1987; L'Odyssée (trad. en alexandrins d'u'ne trentaine de passages par Philippe Duruflé), 2004; L'Iliade, Nathan parascolaire, 1999; L'Odyssée, J'ai Lu (Librio), 2003; L'Iliade, J'ai Lu (Librio), 2003.

Hymnes, Epigrammes, La Batrachomiomachie, Paléo, 2001. - Combat des rats et des grenouilles (Batrachomyomachie), Allia, 1998. - Hymnes homériques, Ophrys (édition bilingue), 1998.

Marie-Christine Citti, Homère, le conteur conte, Le Presse-Temps, 2003. - Marie-Christine Chauveau, Marie Ciosi, Les dessous de l'Iliade, petit ménage chez homère, Séguier, 2003. - Gilbert Bouchard, L'Odyssée d'Homère, Société des écrivains, 2003. - Pierre Vidal-Naquet, Le Monde d'Homère, Perrin, 2002. - Marcel Conche, Essais sur Homère, PUF, 2002. - Monique Trédé-Boulmer, La Littérature grecque d'Homère à Aristote, PUF (QSJ), 2001. - Jacqueline de Romilly, Les perspectives actuelles sur l'épopée d'Homère, PUF, 2000. - de la même, Homère, PUF (QSJ), 1998. - Jean Guilaine et Olga Polychronopoulou, Les archéologues sur les pas d'Homère, Agnès Vienot éditions, 1999. - Pierre Carlier, Homère, Fayard, 1999. - Alain Ballabriga, Les fictions d'Homère, l'invention mythologique et cosmographique dans l'Odyssée, PUF, 1998. - Gérard Lambin, Homère le compagnon, CNRS, 1998. - Gregory Nagy, La poésie en acte (Homère et autres chants), Belin, 1998. - Suzanne Saïd, Homère et l'Odyssée, Belin, 1998. - Louise Bardollet, Les mythes, les dieux et l'homme, Essai sur la poésie homérique, Les Belles lettres, 1997. - Jean Giono, De Homère à Machiavel,Gallimard, 1997. - Perrine Galand Hallyn, Description et métalangage poétique d'Homère à la renaissance, Droz, 1994. - Annie Bonnafe, Poésie, nature et Sacré,  Maison de l'Orient méditerranéen, 1994, 2 vol. : I - Homère, Hésiode et le sentiment grec de la nature, II - L'âge archaïque. - Friedrich Nietzsche, Sur la personnalité d'Homère, Le passeur, 1992. - Annie Schnapp-Gourbeillon, Lions, Héros, Masques, les représentations de l'animal chez Homère, La Découverte, 1981. - Moses I. Finley, Le Monde d'Ulysse, Le Seuil, 2002.  - Collectif, Homère, Horace, le mythe d'Oedipe, les sentences de Sextus, Rue d'Ulm, 1979.

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