.
-

Turgot

Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, qui fut économiste et ministre de Louis XVI, naquit le 10 mai 1727 à Paris, et mourut à Paris le 20 mars 1781. Il était fils de Michel-Etienne, prévôt des marchands sous Louis XV, à qui Paris doit d'importantes améliorations, et de Françoise Martineau. L'aîné de ses frères, Etienne-François, marquis de Turgot, fut gouverneur général de la Guyane sous Choiseul. Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, et nommé en 1749 prieur de la Sorbonne, il prononça en cette qualité un discours remarquable sur les progrès du genre humain, qui annonçait la direction de ses idées, Il rentra en 1752 dans la vie laïque et devint en 1753 maître des requêtes; se fit bientôt une haute réputation de savoir par ses ouvrages sur l'économie politique et par ses relations avec les penseurs de l'époque, fut nommé intendant de la généralité de Limoges (1761) et rendit à cette province des services éminents en diminuant les impôts, réparant les routes, rétablissant la libre circulation des grains, organisant des bureaux de charité.

En 1774, il fut appelé par Louis XVI au ministère de la marine, et un mois après au contrôle général des finances : il tenta d'utiles réformes, et put en établir quelques-unes (libre circulation des grains abolition de la corvée et des jurandes), mais ses efforts vinrent échouer contre la coalition du clergé, de la noblesse, de la haute finance et des parlements, qui se jugeaient atteints dans leurs privilèges. On travestit toutes ses mesures, et, après deux ans de lutte, on parvint à le faire écarter (1776). Il mourut cinq ans plus tard, dans la retraite.
-


Turgot.

Turgot avait été nommé membre honoraire de l'Académie des inscriptions. C'était un homme ferme, droit et de bonne foi, mais il n'avait pas cet art des expédients et cette adresse qui étaient nécessaires à la cour; il eut aussi une trop grande confiance dans l'ascendant de la justice et de la vérité : son malheur fut d'être venu quelques années trop tôt, Turgot avait beaucoup écrit sur l'économie, la politique, la métaphysique et la littérature; on a même de lui des vers français et latins estimés; il fournit à l'Encyclopédie d'excellents articles sur l'économie politique, le commerce et les finances.

Parmi ses écrits, on remarque saLettre sur la tolérance civile (1754), ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1766), où il cherche à concilier les doctrines de Quesnay et de Gournay, ses Lettres sur la liberté du commerce des grains. (Bt.).

La jeunesse de Turgot

Anne-Robert était destiné à l'Église. Enfant, à Louis-le-Grand, au collège du Plessis, même à Saint-Sulpice, il se faisait remarquer par une sorte de sauvagerie timide et gauche, que sa mère lui reprochait rudement, par sa bonté (il distribuait son argent de poche à ses camarades pauvres pour leur permettre d'acheter des livres), par son ardeur à l'étude. Il avait eu parmi ses maîtres un newtonien, l'abbé Sigorgne. Il se lia en Sorbonne avec Loménie, Boisgelin, Cicé, Véry. Il avait déjà composé deux traités sur l'existence de Dieu et sur l'amour de Dieu. Dès 1748, il adressait à Buffon une critique anonyme de la Théorie de la Terre, et rédigeait en 1749 une Lettre à l'abbé de Cicé sur le papier-monnaie : cette réfutation du système de Law fait déjà prévoir le futur économiste. Élu prieur de Sorbonne en décembre 1749, il prononça deux discours latins, l'un, le 13 juillet 1750, sur les avantages que la religion chrétienne a procurés au genre humain, l'autre, le 11 décembre sur les progrès successifs de l'esprit humain : c'est le premier ouvrage où soit exposée la philosophie du progrès. C'est en s'inspirant de cette philosophie nouvelle qu'il voulait faire un Discours sur l'histoire universelle, qui n'eût pas ressemblé à celui de Bossuet. Il traçait aussi le plan d'une géographie politique. Il écrivait deux Lettres sur le système de Berkeley, où il soutenait la réalité du monde extérieur, et des Remarques critiques sur les théories de Maupertuis, au sujet de l'origine du langage.
--

Réflexions de Turgot sur le progrès

Extrait du discours sur les progrès de l'esprit humain 
(Prononcé à la Sorbonne, le 11 décembre 1750)

« Les phénomènes de la nature, soumis à des lois constantes, sont renfermés dans un cercle de révolutions toujours les mêmes. Tout renaît, tout périt; et dans ces générations successives, par lesquelles les végétaux et les animaux se reproduisent, le temps ne fait que ramener à chaque instant l'image de ce qu'il a fait disparaître.

La succession des hommes, au contraire, offre de siècle en siècle un spectacle toujours varié.

La raison, les passions, la liberté, produisent sans cesse de nouveaux événements. Tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d'effets qui lient l'état du monde à tous ceux

qui l'ont précédé. Les signes multipliés du langage et de l'écriture, en donnant aux hommes le moyen de s'assurer la possession de leurs idées et de les communiquer aux autres, ont formé de toutes les connaissances particulières un trésor commun, qu'une génération transmet à l'autre, ainsi qu'un héritage toujours augmenté des découvertes de chaque siècle; et le genre humain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d'un philosophe un tout immense, qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès.

[...]

La masse du genre humain, par des alternatives de calme et d'agitation, marche toujours, quoique à pas lents, vers une perfection plus grande.

Les révolutions des empires font succéder les uns aux autres tous les états possibles, rapprochent et séparent tous les éléments des corps politiques. Il se fait comme un flux et un reflux de la puissance d'une nation à l'autre, et, dans la même nation, des princes à la multitude et de la multitude aux princes. [...] Ainsi que les tempêtes qui ont agité les flots de la mer, les maux inséparables des révolutions disparaissent. Le bien reste, et l'humanité se perfectionne. Au milieu de cette combinaison d'événements tantôt favorables, tantôt contraires, dont l'action, à la longue, doit se détruire, le génie des hommes agit sans cesse, et par degré ses effets deviennent sensibles [...]. Ce n'est qu'après des siècles et par des réactions sanglantes que le despotisme a enfin appris à se modérer lui-même, et la liberté à se régler; et c'est ainsi que par des alternatives d'agitation et de calme, de biens et de maux, la masse totale du genre humain a marché sans cesse vers sa perfection.

[...]

Dans la progression lente des opinions et des erreurs qui se chassent les unes les autres, je crois voir ces premières feuilles, ces enveloppes que la nature a données à la tige naissante des plantes, sortir avant elle de la terre, se flétrir successivement, jusqu'à ce qu'enfin cette tige paraisse et se couronne de fruits, image de la tardive vérité. [...] Les hommes instruits par l'expérience deviennent plus et mieux humains. Aussi paraît-il que, dans ces derniers temps, la générosité et les affections douces, s'étendant toujours, diminuent l'empire de la vengeance et des haines nationales.

[...]

C'est dans les républiques que les révolutions, ramenant les lois à l'examen, ont perfectionné à la longue la législation et le gouvernement : c'est là que l'égalité s'est conservée, que l'esprit, le courage ont pris de l'activité, et que l'esprit humain a fait des progrès rapides. C'est là que les moeurs et les lois ont à la longue appris à se diriger vers le plus grand bonheur des peuples.

[...]

Les faits s'amassent dans l'ombre des temps d'ignorance, et les sciences, dont le progrès, pour être caché, n'en était pas moins réel, devaient reparaître un jour accrues de ces nouvelles richesses.

[...]

Différentes suites d'événements naissent dans les différentes contrées du monde, et toutes, comme par autant de routes séparées, concourent enfin au même but, à relever l'esprit humain de ses ruines. Ainsi, pendant la nuit, on voit les étoiles se lever successivement; elles s'avancent chacune sur leur cercle; elles semblent, dans leur révolution commune, entraîner avec elles toute la sphère céleste, et nous amener le jour qui les suit. »


Rôles de la théologie, de la physique et de la métaphysique dans les  progrès de l'esprit humain.

« Lorsque la physique était ignorée, les hommes ont attribué la plupart des phénomènes dont ils ne pouvaient pénétrer la cause à l'action de quelques êtres intelligents et puissants, de quelques dieux dont ils ont supposé la volonté déterminée par des passions semblables aux nôtres. Cette idée a beaucoup retardé le progrès des sciences Quand un homme regarde une eau profonde, fût-elle claire, il lui est impossible d'en découvrir le fond s'il n'y voit que sa propre image.

[...]

Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n'y eut rien de plus naturel que de supposer qu'ils étaient produits par des êtres intelligents, invisibles et semblables à nous; car à quoi auraient-ils ressemblé? Tout ce qui arrivait, sans que les hommes y eussent part, eut son dieu, auquel la crainte ou l'espérance fit bientôt rendre un culte; et ce culte fut encore imaginé d'après les égards qu'on pouvait avoir pour les hommes puissants, car les dieux n'étaient que des hommes puissants et plu ou moins parfaits, selon qu'ils étaient l'ouvrage d'un siècle plus ou moins éclairé sur les vraies perfections de l'humanité.

Quand les philosophes eurent reconnu l'absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l'histoire naturelle, ils imaginèrent d'expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme essence et facultés, expressions qui cependant n'expliquaient rien, et dont on raisonnait comme si elles eussent été des êtres, de nouvelles divinités substituées aux anciennes. On suivit ces analogies, et on multiplia les facultés pour rendre raison de chaque effet.

Ce ne fut que bien tard, en observant l'action mécanique que les corps out les uns sur les autres, qu'on tira de cette mécanique d'autres hypothèses que les mathématiques purent développer, et l'expérience vérifier. 

Voilà pourquoi la physique n'a cessé de dégénérer en mauvaise métaphysique qu'après un long progrès dans les arts. »
 


Les hypothèses, condition du progrès intellectuel

« Toutes les fois qu'il s'agit de trouver la cause d'un effet, ce n'est que par voie d'hypothèse qu'on peut y parvenir, lorsque l'effet seul est connu.

On remonte, comme on peut, de l'effet à la cause, pour tâcher de conclure à ce qui est hors de nous. Or, pour deviner la cause d'un effet, quand nos idées ne nous la présentent pas, il faut en imaginer une; il faut vérifier plusieurs hypothèses et les essayer. Mais comment les vérifier? C'est en développant les conséquences de chaque hypothèse, et en les comparant aux faits. Si tous les faits qu'on prédit en conséquence de l'hypothèse se retrouvent dans la nature précisément tels que l'hypothèse doit les faire attendre, cette conformité, qui ne peut être l'effet du hasard, en devient la vérification, de la manière qu'on reconnaît le cachet qui a formé une empreinte en voyant que tous les traits de celle-ci s'insèrent dans ceux du cachet.

Telle est la marche des progrès de la physique. Des faits mal connus, mal analysés, et en petit nombre, ont dû faire imaginer des hypothèses très fausses; la nécessité de faire une foule de suppositions, avant de trouver la vraie, a dû en amener beaucoup. De plus, la difficulté de tirer des conséquences de ces hypothèses, et de les comparer aux faits, a été très grande dans les commencements.

Ce n'est que par l'application des mathématiques à la physique qu'on a pu, de ces hypothèses, qui ne sont que des combinaisons de ce qui doit arriver de certains corps mus suivant certaines lois, inférer les effets qui devaient s'ensuivre; et là-dessus les recherches ont dû se multiplier avec le temps. L'art de faire des expériences ne s'est non plus perfectionné qu'à la longue; d'heureux hasards, qui pourtant ne se présentent qu'à ceux qui ont souvent ces objets devant les yeux et qui les connaissent, bien plus ordinairement encore une foule de théories délicates et de petits systèmes de détail souvent aidés encore des mathématiques, ont appris des faits, ou indiqué aux hommes les expériences qu'il fallait faire, avec la manière d'y réussir. 

On voit ainsi comment les progrès des mathématiques ont secondé ceux de la physique, comment tout est né, et, en même temps, comment le besoin d'examiner toutes les hypothèses a obligé à une foule de recherches mathématiques, qui, en multipliant les vérités, ont augmenté la généralité des principes, d'où naît la plus grande facilité du calcul et la perfection de l'art.

On peut conclure de tout ceci que les hommes ont dû passer par mille erreurs avant d'arriver à la vérité. De là cette foule de systèmes tous moins sensés les uns que les autres, et qui sont cependant de véritables progrès, des tâtonnements pour arriver à la vérité; systèmes qui, d'ailleurs, occasionnent des recherches, et sont par là utiles dans leurs effets. 

Les hypothèses ne sont pas nuisibles; toutes celles qui sont fausses se détruisent d'elles-mêmes [...]. Le premier pas est de trouver un système; le second de s'en dégoûter. »

(Turgot, fragments divers).

C'est dire dans quelles directions variées marchait son esprit. En 1751, il décida de quitter l'ÉgIise, pour des raisons de conscience; il écrivit à son père, qui l'approuva. A ses amis qui lui montraient combien cette détermination était contraire à ses intérêts, il répondit : 

« Il m'est impossible de me dévouer à porter toute ma vie un masque sur le visage ». 
Ses connaissances juridiques lui permirent de se tourner vers la magistrature. Après la mort de son père, il devint substitut du procureur général (5 janvier 1752), conseiller au Parlement de Paris (30 décembre), maître des requêtes (28 mars 1753). Il se mit à fréquenter les salons, ceux de Mme de Graffigny (le jeune maître des requêtes jouait parfois au volant avec la nièce de la maîtresse de la maison, Mlle de Ligneville, ou Minette), de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse. il étudiait l'hébreu et les langues modernes; non seulement il traduisit le Ier livre des Géorgiques, quelques odes d'Horace, et (en vers métriques) le IVe livre de l'Énéide et les Églogues (Bucoliques), mais il s'essaya aussi à traduire la Bible et Shakespeare. Il avait un goût non moins vif pour les sciences; il avait étudié la chimie avec Ruelle; et, plus tard, dans ses lettres à Condorcet, il émettra, sur le rôle de l'air dans la combustion, des idées qui font pressentir la découverte de Lavoisier. Mais il prenait surtout pour ses maîtres les économistes Quesnay et Gournay (École physiocratique); il publiait alors (1753) une traduction des Questions importantes sur le commerce, de Josias Tucker, et rédigeait pour l'Encyclopédie les articles Existence, Étymologie, Expansibilité, Foires et Marchés, Fondations. S'il était entré dans le bataillon des philosophes, c'était d'ailleurs sans en épouser toutes les haines et toutes les violences, en particulier les passions irréligieuses. Il se place franchement au point de vue de l'absolue liberté de conscience dans ses Lettres sur la tolérance adressées à un grand vicaire (1753 et 1754), et dans le Conciliateur (1754), où il repousse toute ingérence de l'État dans la religion, toute protection d'une Église par l'État. En 1751, il avait adressé à Mme de Graffigny des Lettres sur l'éducation (à propos de ses Lettres péruviennes). En 1760, après la mort de son maître Gournay, il avait donné au Mercure, à la demande de Marmontel, une note qui deviendra l'Éloge de Gournay, le premier manifeste de la science économique.  C'est à cette date qu'il fit un voyage en Suisse, et fut reçu par Voltaire.

Turgot à Limoges

Magistrat dévoué à la monarchie (« c'est une bonne race », disait Louis XV en parlant des Turgot), il siégea dans la chambre royale qui remplaça le Parlement en 1753. En 1761, il fut nommé intendant de Limoges. Dans cette généralité pauvre, arriérée, souvent désolée par la famine, il appliqua sans hésiter les doctrines physiocratiques. Il fit achever le cadastre, améliora le régime de la milice (en rétablissant les engagements volontaires par remplacement), construisit 160 lieues de routes (près d'un millier des kilomètres). Le trait saillant de son administration, c'est la suppression de la corvée des chemins, remplacée par une contribution additionnelle que payèrent tous les taillables. Pour la corvée des transports militaires, il osa aller plus loin, et la remplacer par une imposition levée sur tous. Il maintint énergiquement les lois alors en vigueur sur la libre circulation des grains. 

Pendant la disette de 1770 et 1774, les cours souveraines et les corps des villes revinrent à des mesures prohibitives : Turgot les fit casser; il adressa aux curés des circulaires pour faire entendre au peuple son véritable intérêt; il ajouta aux fonds de l'État un emprunt personnel de 20 000 livres; il ouvrit des ateliers de charité, installa dans toutes les paroisses un bureau de charité. 

« Le soulagement des hommes qui souffrent, écrivait-il, est le devoir de tous et l'affaire de tous ».
Il présidait la société d'agriculture, ouvrait à Limoges une école d'accouchement et une école vétérinaire, cherchait à perfectionner la fabrication de la porcelaine, demandait à Condorcet de lui envoyer un vannier de la Thiérache, etc. En treize ans, il fit de ce pays déshérité une intendance modèle. Il avait, d'ailleurs, refusé de la quitter pour l'intendance de Lyon, en 1762. Ses occupations administratives ne l'empêchaient pas de continuer ses travaux. C'est à Limoges qu'il rédigea ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (la première édition, bientôt suivie de trois autres, est de 1766); près de dix ans avant les Recherches de Smith (qui fut en relations avec Turgot), il y établissait les principes de l'économie politique, et c'est en lui que la postérité, mieux informée, devrait voir le véritable fondateur de cette science. Plus près que Smith des physiocrates, avec lesquels cependant il ne se confond pas, il faisait encore plus exclusivement sortir toute richesse de la terre (comme on le voit dans ses Observations sur le Mémoire de M. Graslin, réfutation en règle du mercantilisme). Dans des pages hardies, il trace la distinction classique entre les diverses catégories humaines au point de vue économique, et il écrit sur les ouvriers d'industrie ces phrases saisissantes, prototype de la loi d'airain de Lassalle (Socialisme) : 
« Le simple ouvrier qui n'a que ses bras et son industrie n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher; mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul : il résulte de l'accord qu'il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu'il peut comme il a le choix entre un grand nombre d'ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l'envi des uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance. » 
On voit là que Turgot ne partageait nullement l'optimisme à tout prix que prêcheront après lui la plupart des économistes.

A Limoges encore, il écrivait un article Valeurs et Monnaies, un Mémoire sur les prêts d'argent, des Lettres sur la liberté du commerce, et son célèbre Mémoire sur les mines et carrières. Tout cela malgré les souffrances que lui faisait souvent endurer la goutte, héritée de son père.

Turgot ministre

Son administration du Limousin et ses ouvrages devaient attirer l'attention sur lui. Déjà en 1769 il avait été question de lui pour le contrôle général, mais Choiseul l'avait écarté. En 1774, il se trouvait à Paris au moment de la mort de Louis XV. L'abbé de Véry parla de lui à Mme de Maurepas, et Maurepas au roi. Le 20 juillet, il fut nommé secrétaire d'État de la marine; il ne connaissait pas les affaires de ce département, mais, durant le mois qu'il y passa, il se mit à les apprendre, demanda à Condorcet de faire traduire les ouvrages d'Euler, fit payer aux ouvriers de Brest leurs salaires arriérés, régler les lettres de change des colonies, etc. Le 24 août, après la chute de Terray, il fut nommé contrôleur général. Louis XVI, en l'appelant et en lui témoignant d'abord une grande confiance, crut beaucoup moins avoir choisi un réformateur que tout simplement un honnête homme. Mais le public voyait en Turgot autre chose que sa haute probité. Économistes et Encyclopédistes étaient dans la joie, et étalaient cette joie (surtout Voltaire, Condorcet, Mlle de Lespinasse) d'une façon quelque peu bruyante : c'était pour eux une ère nouvelle, la philosophie gouvernant enfin les humains, la Révolution s'opérant d'une façon pacifique. Cette immense espérance était seulement gâtée par les inquiétudes qu'inspirait le caractère de Turgot, son honnêteté rude et un peu hautaine, sa froideur, son manque de souplesse et d'habileté, son esprit de système et son peu de connaissance des gens, sa candeur, son dédain pour les préjugés et pour les partisans des préjugés. Dès le 17 septembre, l'abbé Galiani écrivait ces lignes prophétiques, où se résumait par avance l'histoire de ce ministère de vingt mois :

« Enfin, M. Turgot est contrôleur général! Il restera trop peu de temps en place pour exécuter ses systèmes. Il punira quelques coquins; il pestera, se fâchera, voudra faire le bien, rencontrera des épines, des difficultés, des coquins partout. Son crédit diminuera, on le détestera [...], il se retirera, on le renverra. »
Turgot lui-même ne se faisait pas d'illusions sur les difficultés qui l'attendaient; il sentait qu'une occasion suprême s'offrait à la monarchie pour se sauver en supprimant les abus, mais qu'elle serait sans doute inapte à en profiter :
« J'ai prévu, écrivait-il au roi le lendemain de sa nomination, que je serai seul à combattre contre les abus de tous genres, contre les efforts de ceux qui gagnent à ces abus, contre la foule de préjugés qui s'opposent à toute réforme. J'aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de Votre Majesté et de personnes qui lui sont le plus chères [allusion transparente à Marie-Antoinette]. Je serai craint, haï même de la plus grande partie de la cour, de tout ce qui sollicite des grâces [...]. Ce peuple auquel je me serai sacrifié est si aisé à tromper que peut-être j'encourrai sa haine par les mesures même que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, et peut-être avec assez de vraisemblance pour m'ôter la confiance de Votre Majesté. »
Terray avouait, pour l'année 1775, un total de dépenses de près de 414 millions et demi, et 377 millions de recettes (encore fallait-il réduire ce chiffre à 370), soit 37 millions de déficit (Terray, en embrouillant les comptes, avait dit 22); les anticipations, pour 1774, montaient à 78 millions, la dette flottante à 235. Turgot dit au roi que toute sa politique devait tenir en
« ces trois paroles : point de banqueroute, point d'augmentation d'impôt, point d'emprunts [...], réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes ».
Bien qu'on le traitât d'homme à systèmes (c'était plutôt un homme à principes), Turgot commença par ne rien bouleverser, par conserver les impôts existants et par pratiquer des économies. Soutenu, à cette date, par la confiance du jeune roi, il supprime les acquits au comptant, il exige que les divers ministres s'entendent avec lui avant d'engager des dépenses nouvelles. Il améliora le système de la ferme générale en préparant le renouvellement du bail pour 1780, imposa aux fermiers la suppression des croupes; le pot-de-vin de 100 000 écus, que les fermiers offraient d'ordinaire au contrôleur général, fut versé à la caisse des hôpitaux. Turgot convertit le bail des poudres et salpêtres, qui était très onéreux, en une régie (28 mai 1775), dont l'un des administrateurs fut Lavoisier, fit faire des recherches sur les nitrières artificielles, créer un prix, à ce sujet, par l'Académie des sciences. Il cassa également le bail du domaine et modifia la régie des hypothèques. Il résilia les privilèges des administrateurs des messageries, et les remplaça par une administration royale : 
« voitures légères, commodes et bien suspendues [...] en faire le service à un prix modéré [...], et avec la célérité que ce service exige. »
On les appela des turgotines. Ces diverses mesures lui permirent de faire tomber, pour 1776, le déficit à 15 millions, après avoir remboursé 15 millions de la dette et 28 millions d'anticipations. Le crédit de l'État était si bien rétabli qu'il allait, au moment de sa chute, contracter en Hollande un emprunt à moins de 5% . En février 1776 il supprima 32 000 offices, offices alternatifs ou offices inutiles (Jurés-crieurs de marée, etc.), créés pendant les périodes de détresse, et il prit de sages mesures pour leur liquidation.

Les Édits

Les finances n'étaient qu'une partie de l'oeuvre de Turgot. Il avait déjà suscité contre lui les colères de la noblesse, qui vivait des croupes et pensions. Dans ses tentatives pour appliquer la doctrine physiocratique, il allait. se heurter au Parlement. Il aurait voulu conserver le Parlement Maupeou; mais Maurepas, par désir de popularité, entraîna le roi à rappeler les anciennes cours souveraines (lit de justice du 12 novembre 1774); tout ce que put Turgot, ce fut de faire insérer dans l'édit de rappel des mesures de précaution contre les cessations de service et les démissions collectives, mesures qui d'ailleurs ne furent pas appliquées. Turgot réussit à réformer la taille en supprimant, sauf le cas de rébellion, les contraintes solidaires et la responsabilité des quatre plus fort imposés. Il exempta du droit d'insinuation les baux ruraux de neuf à vingt-neuf ans. Il accorda la franchise aux pêcheurs français qui importaient de la morue sèche. A l'entrée de Paris, il réduisit de moitié la taxe sur le poisson de mer (on remarqua que, par suite de l'accroissement de la consommation, le total des recettes fléchit à peine) et abolit toute taxe sur le poisson salé. Il aurait voulu d'ailleurs supprimer tous les impôts directs, qui pèsent sur les non-propriétaires.

Les difficultés commencèrent à propos du commerce des grains. L'édit du 23 décembre 1770 avait rétabli le régime réglementaire. Le 13 septembre 1774, malgré la résistance de quelques-uns de ses collègues, Turgot fit rendre un arrêt du conseil qui rendait le commerce des grains libre dans le royaume. Le préambule de l'arrêt (ce sera, chez le ministre-philosophe, une constante habitude, nouvelle alors, d'expliquer au peuple le pourquoi des lois, comme, en Limousin, il adressait des circulaires aux curés) exposait les lois naturelles économiques dont il était l'application. Malheureusement, la récolte fut mauvaise. Turgot avait dit :

« Plus le commerce est libre, animé, étendu, plus le peuple est promptement, efficacement et abondamment pourvu ». 
Or les commerçants ne furent pas partout en mesure de servir le public, le blé fut rare. Une émeute éclata à Dijon. Les ennemis de Turgot, les bénéficiaires des anciens contrats sur les blés, peut-être le prince de Conti, créèrent une panique (sans doute en partie payée). Des troubles se produisirent (dans une région riche) à Meaux, dans le Beauvaisis, à Saint-Germain, à Pontoise, enfin à Versailles (2 mai). Le roi effrayé (Turgot était à Paris) accorda aux émeutiers la taxe du pain à 2 sols; il écrivit immédiatement à Turgot qu'il avait commis une faute, et celui-ci obtint la révocation de la taxe. Le 3 mai, les boulangeries de Paris furent pillées, en présence d'une force armée qui ne bougea pas. Le soir, Turgot obtint la révocation du lieutenant de police Lenoir (remplacé par un économiste, Albert), et de sérieuses mesures de répression; une armée fut réunie sous Biron, le contrôleur général fut nommé « ministre de la guerre et du département de Paris pour le fait des troubles ». 

Telle fut la guerre des farines. Le Parlement avait cru devoir afficher un arrêt suppliant le roi de faire « baisser le prix des grains et du pain à un taux proportionné aux besoins du peuple ». Turgot fit rompre les planches de cet arrêt et placarder sur ces affiches un édit contre les attroupements. Le 5 mai, le Parlement fut mandé en lit de justice à Versailles. Le jugement des crimes et excès commis au détriment des meuniers, boulangers, marchands ou voituriers de grains, fut attribué au prévôt des maréchaux.

La réforme fut complétée par : des primes à l'importation, la suspension de l'octroi sur les graines dans certaines villes, la suppression dans d'autres des offices de marchands et porteurs de grains. En avril 1776, même liberté sera donnée au commerce des vins.

Turgot, toujours soutenu par le roi (« Il n'y a, dira plus tard tristement Louis XVI, que M. Turgot et moi qui aimions le peuple »), voulut fortifier sa situation dans le conseil en faisant appeler Malesherbes au secrétariat de la maison du roi. Mais aux rancunes du Parlement s'ajouta la haine du clergé contre  ce contrôleur général qui « n'allait pas à la messe », et, qui avait conseillé au roi de ne pas prononcer dans le serment du sacre la formule d'extermination de l'hérésie. Voltaire, dans sa Diatribe à l'auteur des Éphémérides (l'abbé Baudeau, ami de Turgot), avait, tout en soutenant la liberté des grains et en faisant l'éloge du ministre, attaqué les évêques. L'assemblée du clergé obtint du Parlement (19 août 1775) un arrêt de suppression de la Diatribe, arrêt qui atteignait indirectement Turgot. Elle présenta au roi un mémoire contre le projet, prêté à Turgot, d'accorder aux protestants le libre exercice de leur culte et la validité de leurs mariages.

Enfin, en janvier 1776, Turgot présenta au Conseil six édits portant suppression des corvées, des jurandes et maîtrises, des offices des quais, ports et marchés de Paris, de la caisse de Poissy (acheteurs de bestiaux). Plus graves encore que le texte des édits étaient les préambules, où l'économiste exposait les principes de la liberté individuelle et de l'égalité devant l'impôt. Le préambule de l'édit sur les corvées montrait la misère des corvéables et le peu d'utilité de leur travail; avec une franchise imprudente, il en dénonçait L'injustice : 

« Tout le poids de cette charge retombe et ne peut retomber que sur la partie la plus pauvre de nos sujets, sur ceux qui n'ont de propriété que leurs bras et leur industrie, sur les cultivateurs et sur les fermiers. Les propriétaires, presque tous privilégiés, en sont exempts ou n'y contribuent que très peu. Cependant, c'est aux propriétaires que les chemins publics sont utiles. » 
Cédant à la conception physiocratique, Turgot ne faisait porter que sur les seuls propriétaires l'impôt qui devait remplacer la corvée Encore croyait-il devoir, pour désarmer ce corps redoutable, en exempter le clergé, tandis qu'il frappait la noblesse. Au conseil même, une polémique par écrit s'était engagée entre le contrôleur général et le garde des sceaux qui aurait voulu réformer et non abolir la corvée; dans ses réponses, Turgot dévoila sa vraie pensée, le désir de supprimer les privilèges fiscaux de la noblesse. Ses adversaires, disait-il, soutenaient 
« la cause des riches contre les pauvres [...]. Quelle administration que celle qui ferait porter toutes les charges publiques aux pauvres pour en exempter les riches ! »
L'édit sur les jurandes était beaucoup moins qu'on ne l'a dit une oeuvre systématique et révolutionnaire. Depuis longtemps cette organisation était condamnée, et de nombreux arrêts du Conseil, sous Louis XV, y avaient fait des brèches; Turgot avait recommandé aux intendants d'appliquer avec une extrême modération la législation réglementaire. Il lui porta le dernier coup au nom de cette liberté du travail et du commerce que proclamait son Éloge de Gournay; il appelait la protection de l'État sur 
« cette classe d'hommes qui, n'ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d'autant plus le besoin et le droit d'employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu'ils aient pour subsister [...]. Dieu, en donnant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes ».
Les édits furent présentés au Parlement le 9 février. Dès le 30 janvier, d'Eprémesnil (l'auteur de la suppression de la Diatribe) avait fait condamner au feu une brochure de Condorcet sur les corvées : les parlementaires étaient propriétaires eux-mêmes, et privilégiés. Le Parlement n'enregistra que l'édit sur la caisse de Poissy et prépara des remontrances sur les autres. Chansons et brochures circulèrent. Des écrits contre les édits ayant été supprimés par arrêt du Conseil (22 février), le Parlement riposta, le 23, en condamnant au feu, comme « injurieux aux lois et coutumes de la France, » les Inconvénients des droits féodaux de Boncerf, premier commis du contrôle général. Turgot obtint la cassation de l'arrêt, et Louis XVI (3-7 mars) répondit fermement aux remontrances. Mais, dans le lit de justice du 12 mars, le premier président d'Aligre et le procureur général Séguier réussirent, par leurs déclamations à la fois lugubres et furibondes, à intimider cette âme faible. Ils lui parlèrent de la « profonde terreur », de la « morne tristesse », des « alarmes » de ses sujets (en réalité le peuple était dans la joie). Le roi exigea cependant l'enregistrement et fit de ce lit de justice, suivant l'expression de Voltaire, un lit de bienfaisance. Le 24 mars, Turgot créait la Caisse d'escompte (escompte des lettres de change à 4%), qui lui survivra jusqu'en 1793.

La chute de Turgot. Les dernières années

La victoire de Turgot ne pouvait être durable. Au prince de Conti, à la cour, aux croupiers et croupières, au clergé, au Parlement se joignaient maintenant le parti Choiseul (Mme du Deffand) et les amis de la reine (malgré les efforts de Mercy), les commerçants et les gros bourgeois. De nouvelles chansons, les Prophéties turgotines, le représentaient comme un anarchiste, un partageux, un républicain, un athée. Le Songe de M. de Maurepas, attribué à Monsieur, le dépeignait comme 

« un homme gauche, épais, lourd, né avec plus de rudesse que de caractère, plus d'entêtement que de fermeté, d'impétuosité que de tact, charlatan d'administration ainsi que de vertu [...]. » 
Quelques mouvements populaires contre la féodalité semblaient donner raison aux craintes du Parlement; le 30 mars, un arrêt ayant été rendu pour maintenir les droits féodaux et contre les écrits qui poussaient à des innovations, Louis XVI refusa de le casser. Maurepas, sentant Turgot compromis, se détachait de lui. Il s'entendit avec Pezay, agent de Necker, pour faire présenter au roi des observations sur la politique financière de Turgot. Le contrôleur général devenait de plus en plus impérieux à mesure qu'il se sentait menacé. Il avait, en août 1775, blessé Marie-Antoinette en refusant de conserver pour le chevalier de Montmorency la surintendance des courriers, puis en résistant à la nomination de Mme de Lamballe comme surintendante de la maison de la reine. Il fit supprimer un acquit au comptant que le roi, contrairement à ses promesses, avait eu la faiblesse d'accorder à la reine. Enfin elle ne lui pardonna pas de s'être uni à Vergennes pour faire rappeler de l'ambassade de Londres son protégé de Guines; elle exigea qu'il fût nommé duc, et elle aurait voulu que le même jour le ministre fût jeté à la Bastille

Pour vaincre les dernières résistances du roi, on eut recours (d'après l'ami de Turgot, Dupont de Nemours) à un moyen décisif : de fausses lettres, à l'adresse de Turgot, étalent mises à la poste à Vienne; de fausses réponses de Turgot partaient de Paris, et le tout placé sous les yeux du roi; et peu à peu on faisait le ministre s'exprimer sur son maître en termes de plus en plus offensants. On frappa Turgot en arrachant à Malesherbes sa démission; il essaya vainement de s'opposer au remplacement de son ami par l'incapable Amelot; il écrivit au roi des lettres dures, hautaines : soit que, sentant tout perdu, il ait cru tout ménagement inutile, soit qu'il ait espéré provoquer dans la conscience de Louis XVI un dernier revirement. Il refusa d'ailleurs de s'en aller volontairement; le 12 mai, Bertin lui apporta sa révocation. Il écrivit au roi : 

« Tout mon désir, Sire, est que vous puissiez croire que j'avais mal vu et que je vous montrais des dangers chimériques ».
La dernière tentative sérieuse faite par l'Ancien régime pour se réformer lui-même avait échoué. Pouvait-elle réussir? Pouvait-on supposer à Louis XVI plus de fermeté? Pouvait-on surtout se leurrer de l'espoir que les privilégiés accepteraient sans révolte l'abolition de leurs privilèges, qu'ils ne se coaliseraient pas contre l'intrus qui voulait les en dépouiller? « Le Turgot » leur apparaissait, non à tort, comme l'ennemi des privilèges et des traditions. 
« Les droits des hommes réunis en société, écrivait-il, ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature ». 
Il portait en lui l'esprit de la Révolution et de la Déclaration des droits de l'homme. Mais, en monarchiste pur, ce n'est pas par la voie révolutionnaire qu'il voulait opérer les réformes, c'est par la voie royale, réaliser en Louis XVI l'idéal philosophique du bon tyran. Il projetait l'établissement d'une subvention territoriale, impôt physiocratique, sur tous les biens-fonds. A la fin de 1775 il avait fait rédiger par Dupont de Nemours, dans l'intention de le présenter plus tard au roi, un Mémoire sur les municipalités : chaque paroisse devait avoir une assemblée élective, à laquelle seraient électeurs et éligibles tous les propriétaires fonciers ayant 600 livres de revenu (avec un nombre de voix proportionnel au revenu). Les délégués des paroisses devaient former une municipalité de district, puis des municipalités provinciales, enfin une municipalité générale. Ces diverses assemblées seraient chargées de répartir l'impôt entre les propriétaires, paroisses, districts et provinces, d'entretenir les chemins et oeuvres d'intérêt paroissial, commun, provincial ou national. Ce n'étaient pas des assemblées d'États; pas d'ordres (acheminement à l'abolition des privilèges pécuniaires), pas de droits politiques, mais une large décentralisation administrative, le contribuable associé à l'emploi de l'impôt, le gouvernement mieux renseigné et mieux obéi. 
« Votre royaume, était-il dit dans ces pages que Louis XVI ne devait, pour son malheur, jamais lire, est une société composée de différents ordres mal unis et d'un peuple dont les membres n'ont entre eux que peu de liens sociaux. Vous êtes forcé de statuer sur tout, et le plus souvent par des volontés particulières, tandis que vous pourriez gouverner comme Dieu par des lois générales, si les parties intégrantes de votre empire avaient une organisation régulière et des rapports connus ». 
Lorsqu'il tomba, Turgot songeait à remanier ce plan, à donner, contrairement à l'orthodoxie physiocratique, une certaine part aux non-propriétaires, à corriger les circonscriptions provinciales. Il aurait sans doute proposé au roi d'établir d'abord les assemblées locales, afin de faire peu à peu l'éducation civique de la nation, tandis qu'à son éducation générale aurait présidé, non plus l'Église, mais un Conseil d'instruction nationale.

On admirera plus encore l'oeuvre de Turgot lorsqu'on saura qu'au début de 1774 il fut retenu près de quatre mois au lit par la goutte, que son ministère fut troublé presque en permanence par l'épizootie du Midi (il y envoya Vicq d'Azyr), qu'il étudiait avec Condorcet un vaste plan de canaux navigables, un projet pour amener l'eau de l'Yvette à Paris, qu'il créait pour l'abbé Bossut une chaire d'hydrodynamique, enfin qu'il réduisait, malgré les créations et les dégrèvements, le déficit à 20 millions, après avoir remboursé 66 millions. Il ne lui avait manqué, pour être un homme d'État, que l'art des concessions opportunes, ou plutôt assez de souplesse pour recueillir le bénéfice de ces concessions : car nous avons vu qu'il n'était nullement un intransigeant ni un impatient.

Sa chute fut considérée par le parti des réformes comme une défaite (son successeur, Clugny, rétablit tout ce qu'il avait renversé). Voltaire lui adressa l'Épître à un homme. On eut le sentiment que la monarchie avait laissé échapper sa dernière chance d'éviter une révolution violente. Turgot vécut noblement dans la retraite, s'occupant de science et de littérature (il était, depuis le 1er mars 1776, membre des Inscriptions et belles-lettres), faisant des voeux pour les insurgeants d'Amérique (La révolution américaine), écrivant sur Franklin le vers célèbre :

Eripuit caelo fulmen sceptrumque tyrannis,
Adressant au ministère une note anonyme pour faire respecter par la marine française le vaisseau du capitaine Cook. Une attaque de goutte l'emporta. (Henri Hausert).


En bibliothèque. - Les Oeuvres de Turgot ont été publiées par Dupont de Nemours en 9 vol. in-8 (1808-11), et l'essentiel en a été donné par Eugène Daire, en 2 vol., dans la Collection des principaux économistes (1844). Condorcet a écrit l'Éloge de Turgot. La Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot (1770-79) a été publiée par Ch. Henry (1883) et les Lettres de Turgot le l'intendant de Caen (1775-76), par Villey (Bull. des sc. écon. et soc., 1899). 
.


Dictionnaire biographique
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2005 - 2019. - Reproduction interdite.