| Cooper Antony Ashley, 3e comte de Shaftesbury est un philosophe et moraliste anglais, né à Londres le 26 avril 1671, mort à Naples en février 1743. Le nom illustre dont il avait hérité le destinait aux charges et aux honneurs de la vie publique. Son éducation, dont Locke avait à partir de 1680 pris la direction, l'avait-elle préparé plutôt pour l'existence méditative et le recueillement de la pensée philosophique que pour les agitations de la politique? Ou faut-il surtout faire entrer en ligne de compte une santé chancelante, qui lui interdisait de se donner tout entier à l'action? Tant il y a que son rôle public, des plus honorables et qui se distingua par un whiggisme intraitable, ne jeta point un exceptionnel éclat. Au reste, dès 1703, en butte à l'hostilité de la cour, que scandalisaient ses opinions trop libérales et ses votes trop indépendants, il se retira de plus en plus des affaires. Divers séjours qu'il fit en Hollande, en Italie et en France, avaient établi sur le continent sa renommée. Marié en 1709, il vit sa santé décliner au point qu'une année ou deux après, les médecins lui interdisaient de rester en Angleterre. Il mourut à Naples, à l'âge de quarante-deux ans. Ce grand seigneur homme de lettres n'a pu, dans sa courte vie, composer une oeuvre bien considérable. Cette oeuvre, synthétisée par lui en 1711 sous le titre de Caractéristiques des hommes, des manières, des opinions et du temps, est l'une des plus élégantes dans la forme, des plus séduisantes par l'inspiration, dont se fasse honneur la littérature philosophique anglaise. Le premier des écrits que les Caractéristiques comprennent est une Enquête concernant la vertu, que Toland fit subrepticement imprimer en 1699. C'est dans l'Enquête que l'on trouvera les idées maîtresses de sa morale. En 1708 parut sa Lettre sur l'enthousiasme, qui fut suscitée par le fanatisme de prétendus prophètes dont la propagande faisait en Angleterre grand bruit. Il y développait les thèses d'un théisme tolérant qui tient la raison assez forte pour démontrer les grandes vérités sans qu'il soit besoin de recourir à la violence et aux persécutions. Cette lettre eut beaucoup de retentissement. Parmi les remarques qu'elle suggéra, nous relèverons celles que lui consacra Leibniz. En 1708 également, Shaftesbury donna un Essai sur la raillerie, livre ingénieux, et qui, en dépit de son titre discret, renfermait une application curieuse de sa doctrine éthique. Il y soutenait que le ridicule est la pierre de touche du vrai ce qui ne résiste pas à ce très simple critère doit être tenu pour une pure fausseté. Critère sans appel, le ridicule déjoue le charlatanisme de l'imposteur. Peut-être bien l'exemple donné par son ami Bayle avait-il été pour encourager, chez l'auteur de l'Essai, des vues qui nous paraissent à nous quelque peu superficielles et simplistes. En 1710, il donna le Soliloque, ou se retrouvent ses théories morales préférées. À Naples, il composa son Esquisse du jugement d'Hercule. En 1716, parurent ses Lettres à un jeune homme de l'Université; Toland, en 1721, fera imprimer de lui des Lettres à lord Molesworth. Enfin, mentionnons que Benjamin Rand, de l'Université de Harvard, a fait paraître, en 1900, un gros volume contenant de nombreuses lettres inédites de notre philosophe. ainsi qu'un opuscule : The Philosophical regimen, suite de méditations morales, sociales et politiques d'un très grand intérêt pour la connaissance de ce noble esprit : elles se distribuent sur la durée de sa maturité presque, entière, puisque la première fut écrite en Hollande, en 1698, et la dernière, en 1712, à Naples. L'importance de l'oeuvre philosophique laissée par Shaftesbury est due bien plutôt au renom qu'elle a obtenu au XVIIIe siècle et à l'influence incontestable qu'elle a exercée sur une longue lignée de penseurs qu'à sa valeur spéculative propre et à son originalité. Dans l'ordre métaphysique, tout au moins, cette originalité fait défaut, et l'auteur des Caractéristiques, loin d'en avoir regret, eût été très prompt, si on lui en avait fait la remarque, à s'en féliciter. Les recherches de philosophie première sont tenues par lui pour chimériques et ne méritent pas que les humains y consument leurs efforts. Des questions comme celles de l'origine - par innéité on acquisition et composition? - des idées sur lesquelles. repose la connaissance, lui semblent dénuées de tout intérêt véritable et sur cela il ne montre aucun goût de suivre Locke dans ses analyses. En matière religieuse, Leslie Stephen croit relever chez lui des traces de scepticisme, jugement auquel nous ne saurions souscrire, à moins que l'on ne comprenne par scepticisme philosophique une certaine répugnance à dépasser le sons commun pour demander à la discussion métaphysique la mise à l'épreuve des principes et par scepticisme religieux une aversion invincible pour l'intolérance et l'orgueil dogmatiques des orthodoxies. Mais le scepticisme ainsi entendu devrait être imputé également à ces platoniciens de Cambridge que Shaftesbury aimait et dont les doctrines exercèrent sur sa pensée, celles de Whichcote surtout, un tel ascendant! Ce qui est vrai, c'est que le système de Shaftesbury fait à la philosophie première une place aussi restreinte que possible et qu'il est, avant tout, occupé par la réflexion morale. Quand nous aurons dit que ce système est un finalisme théologique, tout débordant d'optimisme, où l'univers et ses parties sont données comme mis en une si parfaite harmonie que le mal n'y saurait être qu'une apparence et non une réalité, nous aurons résumé à peu près tous les principes qui président à sa conception des choses. Ce qu'il faut du moins en retenir, c'est que, contrairement aux attaques dont il fut l'objet de la part d'hommes, tels que Leland, Warburton, Berkeley, le théisme est à la base de sa doctrine. Un Dieu, garant de la justice, est nécessaire à sa morale qui, sans ce législateur suprême, manquerait de répondant (Enquêtes, I. 1, part. III, .2). La partie de la philosophie qu'il cultiva avec une ardeur qui ne se lassa jamais, fut celle qui traite du bien, des devoirs et de la vertu. S'il fut original quelque part, ce fut assurément là. En morale, il fut un intuitionniste. On a voulu que, dans ce domaine de la haute réflexion, il se soit mis en opposition avec son mettre, Locke, et sans doute se persuada-t-il qu'il tournait le dos à l'Essai sur l'entendement humain. Locke n'avait-il pas tenu que la morale était une science rationnelle. susceptible de démonstrations aussi certaines et évidentes que celles de nos connaissances qui portent sur les figures et les nombres? Et Shaftesbury, au contraire, n'a-t-il pas admis que le bien et le mal sont un objet, non de raisonnement, mais de perception immédiate? Il est vrai. Toutefois on pourrait prétendre qu'en cela, précisément, il se montre plus fidèle à la doctrine de Locke, que Locke lui-même ne l'avait été. Les jugements moraux ne sont pas pour lui des composés abstraits que l'entendement enchaîne la genèse en est bien plus simple. Le mérite et le démérite, par conséquent la valeur éthique des actions est révélée aux humainss par une perception sui generis qui est obtenue par le « sens moral », sens qui, à l'opposé de ce que prétendent les partisans de la morale égoïste, ne doit nullement se confondre avec l'appétit personnel ni même être tenu en provenir. Il est le sens de l'altruisme, le sens du désintéressement; quant à l'amour du bien personnel, admissible pur lui-même, il ne devient un mal que par son excès qui le fait entrer en conflit avec le désir du bien général. Ce sens moral, sur lequel on a reproché fréquemment à notre auteur de s'exprimer avec équivoque, semble agir à la manière de tous les autres sens, par des perceptions simples et primitives au delà desquelles nous ne saurions remonter. C'est lui, notamment, qui décide que la vertu est agréable, le vice douloureux, tout comme le palais décide à l'égard de ce qui est amer et de ce qui est doux. Pour tout résumer en une formule, nous avons là un intuitionnisme moral qui donne naissance à une doctrine de la sympathie, ou, comme dira Hartley, de l'universelle bienveillance. Qu'est-ce à dire, sinon que l'école écossaise a, dans Shaftesbury, un précurseur, et que Fowler a eu raison d'associer son nom à celui de Hutcheson? (G. Lyon). | |