| Études de la nature Les Études de la nature, publiées en 1784, sont un ouvrage de Bernardin de Saint-Pierre dans lequel l'auteur effleure légèrement tous les sujets : harmonies du globe, politique, histoire, voyages, langues, éducation, botanique, philosophie et religion, tout y est traité à son tour. Ce n'est, à proprement parler, ni un livre de science, ni un livre d'éloquence, ni un livre de poésie, et cependant il a fourni des couleurs aux plus grands poètes, des formes nouvelles aux plus éloquents orateurs et des lumières aux plus savants naturalistes. Aussi obtint-il un grand succès dès son apparition, succès qui n'a fait que s'accroître avec le temps. « C'est un ouvrage, dit Durozoir, qui rappelle et l'éloquence et les principes de Rousseau; même indépendance d'opinion, même goût du paradoxe, même entraînement de style, même force de persuasion. Les Etudes de la nature embrassent une foule d'objets différents : on y trouve des idées nouvelles sur la religion, la morale, la philosophie, les sciences, l'agriculture, l'administration et la politique. Tant d'objets divers sont liés entre eux par une sorte d'unité et rattachés connue preuves et comme développements à quelques principes généraux. Ces principes sont en petit nombre : un Dieu, une providence, les attraits de la vertu, les plaisirs de la solitude, le charme des biens naturels et des affections domestiques. Rien n'est prouvé dans ces Etudes, mais tout y est supposé d'une manière si séduisante que le lecteur charmé n'a pas le courage de contredire l'auteur. Il est vrai qu'en ne faisant que substituer de brillantes conjectures aux systèmes établis, Bernardin de Saint-Pierre contrarie ouvertement les opinions reçues et même ce qui passe pour démontré dans les sciences exactes. Le malheur est aussi qu'il ait prétendu donner des rêveries pour des découvertes. » - Les nuages [On pourra comparer ce passage avec les célèbres descriptions des nuages laissées par Chateaubriand dans son Voyage en Amérique, et par V. Hugo dans les Orientales et les Feuilles d'automne, Aucun des romantiques n'a égalé la richesse, ni surtout la précision technique de B. de Saint-Pierre.] « J.-J. Rousseau me disait un jour que, quoique le champ de ces couleurs célestes soit le bleu, les teintes de jaune qui se fondent avec lui, n'y produisent point la couleur verte, comme il arrive a nos couleurs matérielles, lorsqu'on mêle ces deux nuances ensemble. Mais je lui répondis que j'avais aperçu plusieurs fois du vert au ciel, non seulement entre les tropiques, mais sur l'horizon de Paris. A la vérité, cette couleur ne se voit guère ici que dans quelque belle soirée de l'été. J'ai aperçu aussi dans les nuages des tropiques, principalement sur la mer et dans les tempêtes, toutes les couleurs qu'on peut voir sur la terre. Il y en a alors de cuivrées, de couleur de fumée de pipe, de brunes, de rouges, de noires, de grises, de livides, de couleur marron, et de celle de gueule de four enflammé. Quant à celles qui y paraissent dans les jours sereins, il y en a de si vives et de si éclatantes, qu'on n'en verra jamais de semblables dans aucun palais, quand on y rassemblerait toutes les pierreries du Mogol. Quelquefois les vents alizés du nord-est ou du sud-est, qui y soufflent constamment, cardent les nuages comme si c'étaient des flocons de soie; puis ils les chassent à l'occident en les croisant les uns sur les autres comme les mailles d'un panier à jour. Ils jettent sur les côtés de ce réseau les nuages qu'ils n'ont pas employés et qui ne sont pas en petit nombre; ils les roulent en énormes masses blanches comme la neige, les contournant sur leurs bords en forme de croupes, et les entassent les uns sur les autres comme les Cordillères du Pérou, en leur donnant des formes de montagnes, de cavernes et de rochers, ensuite vers le soir, ils calmissent un peu, comme s'ils craignaient de déranger leur ouvrage. Quand le soleil vient à descendre derrière ce magnifique réseau, on voit passer par toutes ses losanges une multitude de rayons lumineux qui y font un tel effet que les deux côtés de chaque losange qui en sont éclairés paraissent, relevés d'un filet d'or, et les deux autres, qui devraient être clans l'ombre, sont, teints d'un superbe nacarat. Quatre ou cinq gerbes de lumière, qui s'élèvent du soleil couchant jusqu'au zénith, bordent de franges d'or les sommets indécis de cette barrière céleste et vont frapper des reflets de leurs feux les pyramides des montagnes aériennes collatérales qui semblent être d'argent et de vermillon. C'est dans ce moment qu'on aperçoit au milieu de leurs croupes redoublées une multitude de vallons qui s'étendent à l'infini, en se distinguant à leur ouverture par quelque nuance de couleur chair ou de rose. Ces vallons célestes présentent, dans leurs divers contour, des teintes inimitables de blanc, qui fuient à perte de vue dans le blanc ou des ombres qui se prolongent, sans se confondre, sur d'autres ombres. Vous voyez çà et là sortir des flancs caverneux de ces montagnes, des fleuves de lumière qui se précipitent en lingots d'or et d'argent sur des rochers de corail. Ici, ce sont de sombres rochers percés à jour, qui laissent apercevoir, par leurs ouvertures, le bleu pur du firmament; là ce sont de longues grèves sablées d'or, qui s'étendent sur de riches fonds du ciel, ponceaux écarlates et verts comme l'émeraude. La réverbération de ces couleurs occidentales se répand sur la mer dont elle glace les flots azurés de safran et de pourpre. Les matelots appuyés sur les passavants du navire, admirent en silence ces paysages aériens. Quelquefois ce spectacle sublime se présente à eux à l'heure de la prière, et, semble les inviter à élever leurs cours comme leurs yeux vers les cieux. Il change à chaque instant : bientôt ce qui était coloré est dans l'ombre. Les formes en sont aussi variables que les nuances, ce sont tour à tour des îles, des hameaux, des collines plantées de palmiers, de grands ponts qui traversent des fleuves, des campagnes d'or, d'améthystes, de rubis, ou plutôt ce n'est rien de tout cela; ce sont des couleurs et des formes célestes qu'aucun pinceau ne peut rendre, ni aucune langue exprimer. » (Bernardin de Saint-Pierre, Etudes de la Nature, 1781). | Les Harmonies de la nature Les Harmonies de la nature, oeuvre posthume, forment Is complément des Etudes et renferment également des pages admirables. Parmi les plus beaux morceaux, on cite d'ordinaire : la Rose et le papillon, les Arbres et les plantes funéraires, les Forêts agitées par le vent. Après avoir posé les bases de sa théorie dans les Etudes, Bernardin de Saint-Pierre en voulut donner les développements dans les Harmonies, sur un plan immense et si démesuré qu'il n'a pu le remplir. « Il traça, dit Aimé Martin, son éditeur et son disciple, un grand cercle, image du cours apparent du soleil, le divisa en douze époques égales, comme l'année, et se proposa d'examiner; à chacune de ces époques, les harmonies du soleil avec l'air, les eaux, la terre les végétaux, les animaux et l'homme. Les harmonies humaines devaient comprendre la théorie de l'éducation publique et privée, l'étude des passions, la douce peinture de l'amour maternel, de l'union conjugale, des amitiés fraternelles, et la contemplation des harmonies du ciel, dernier refuge de l'homme. Les autres harmonies devaient renfermer tous les tableaux, tous les phénomènes de le nature cette chaîne immense qui unit l'être sensible aux objets insensibles : il aurait peint les relations merveilleuses établies entre le quadrupède léger, vigoureux, doué de mémoire, et une plante immobile et sans instinct. Il aurait montré le même végétal qui se change tour à tour en soie par le travail d'un ver impur, en une laine fine et délicate sur le corps de la brebis, en une liqueur délicieuse dans les mamelles de la génisse; il nous eût fait admirer les rapports qui existent entre les yeux des animaux et la lumière, le sommeil et la nuit, les organes de la respiration et l'air, les poils, les plumes, les fourrures, avec les jours, les saisons, les climats. Jetant ensuite un regard sur l'homme et sur sa compagne, il eût contemplé les harmonies et les contrastes de ces deux créatures célestes. » Cette conception était excessive; telle qu'elle a été réalisée, elle est encore trop vaste. L'auteur commence par les harmonies des végétaux avec les climats, avec le soleil et les astres, avec l'air, puis avec l'eau et la terre. II traite ensuite des harmonies des plantes avec d'autres plantes, avec les animaux, avec l'humain. Dans les livres suivants, il passe en revue les autres harmonies, ou les rapports de l'air avec l'eau, la terre , les plantes, les animaux , les humains, etc. A côté de théories singulières, de rêves bizarres, comme la doctrine de la transmigration des âmes vertueuses dans le soleil et la décomposition de l'âme elle-même en cinq nones élémentaires, on rencontre, toutes les fois que l'auteur ne veut exprimer que ses sentiments, que dépeindre un grand spectacle, les pages les plus éloquentes, les vues les plus élevées. Avec lui, on apprend à mieux goûter le bonheur de la vie des champs, à mieux sentir les délicatesses des arts imitateurs, à puiser, dans les sources du talent comme dans le spectacle de la nature, des joies d'autant plus vives qu'elles sont plus éclairées. (PL). - Les forêts agitées par les vents [Bien que Bernardin. de Saint-Pierre soit plus objectif que Rousseau et que Chateaubriand, il sent cependant la vie intime et mystérieuse de la nature. Il prête aux arbres des sentiments, il en fait des symboles, il s'en inspire pour élever sa pensée jusqu'à Dieu; mais la rêverie ne lui ôte rien de son admirable précision]. « Qui pourrait décrire les mouvements que l'air communique aux végétaux? Combien de fois, loin des villes, dans le fond d'un vallon solitaire couronné d'une forêt, assis sur le bord d'une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés. les trèfles empourprés, et les vertes graminées, former des ondulations semblables à des flots, et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure! Cependant les vents balançaient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis de leur feuillage faisait paraître chaque espèce de deux verts différents. Chacune a son mouvement. Le chêne au tronc raide ne courbe que ses branches, l'élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste agite son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longue chevelure. Ils semblent animés de passions... Quelquefois un vieux chêne élève au milieux d'eux ses longs bras dépouillés de feuilles et immobiles. Comme un vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l'environnent; il a vécu dans un autre siècle. Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accents distincts; ce sont des murmures confus comme ceux d'un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n'y a point de voix dominantes: ce sont des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douceur. C'est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatants des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleurs sur lequel se détache l'éclat des fleurs et des fruits. Ce bruissement des prairies, ces gazouillements des bois sont des charmes que je préfère aux plus brillants accords : mon âme s'y abandonne; elle se berce avec les feuillages ondoyants des arbres, elle s'élève avec leurs cimes vers les cieux, elle se transporte dans les temps qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir : ils étendent dans l'infini mon existence circonscrite et fugitive, Il nie semble qu'ils nie parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux ; ils me plongent dans d'ineffables rêveries, qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisibles solitudes, qui plus d'une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières! N'accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux, ou les doux entretiens des amis qui veulent se reposer sous vos ombrages. » (Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la Nature, livre Il : Harmonies aériennes des végétaux, 1790). | | |