|
Francis Bacon,
baron de Vérulam, vicomte de Saint-Alban, et chancelier d'Angleterre,
est un philosophe anglais né
à Londres
le 22 janvier 1561, mort dans cette ville le 9 avril 1626. Bacon est considéré
comme le père de la philosophie expérimentale
: l'idée fondamentale de tous ses travaux est de faire, comme il
le dit, une restauration des sciences,
et de substituer aux vaines hypothèses et aux subtiles argumentations
qui étaient alors en usage dans l'école, l'observation et
les expériences qui font connaître les faits, puis une induction
légitime, qui découvre les lois de la nature et les causes
des phénomènes, en se fondant
sur le plus grand nombre possible de comparaisons et d'exclusions.
-
Francis
Bacon (1561-1626).
Biographie de Bacon
Francis Bacon était le plus jeune fils
du jurisconsulte Nicolas Bacon (1510-1579). A treize ans il fut envoyé
à l'université de Cambridge
où il fit de bonnes études (1573-1576). En 1577 il fut attaché
à Amyas Pawlet, ambassadeur à la cour de France
pendant le règne d'Henri
III, et remplit lui-même quelques missions diplomatiques
délicates. Il visita Paris et les principales
villes de province et séjourna notamment à Poitiers
: il s'occupait à recueillir des informations sur les ressources
et la situation politique des différents pays d'Europe.
La mort de son père (1579) le rappela en Angleterre. L'héritage
qu'il recueillit était fort modeste et hors de proportion avec le
train qu'il avait jusqu'alors soutenu. Francis Bacon dut choisir une carrière
et se décida pour le droit : ses succès
furent extrêmement rapides. Dès 1587 il était conseiller
extraordinaire de la reine, mais cet emploi était peu lucratif;
Bacon sollicita la charge de solicitor general, et ne put l'obtenir. C'est
alors que le comte d'Essex lui donna un domaine
dont les revenus lui fournirent une certaine aisance. Il faut un peu insister
sur ces questions d'argent, qui se présentent à toutes les
époques de la vie de Bacon et expliquent bien des côtés
défectueux de sa personnalité.
En 1592 il fut envoyé au parlement
par le comté de Middlesex; c'est la période la plus embarrassée
de son existence; tantôt il flatte les ministres, tantôt le
peuple; il adresse à la reine Élisabeth
Ire des opuscules remplis de
flatteries; il est forcé d'écrire une déclaration
des trahisons de Robert, comte d'Essex, son bienfaiteur; enfin il tombe
à un tel degré de misère qu'il est deux fois arrêté
pour dettes. L'avènement de Jacques
Ier , qui aimait les savants, changea
sa fortune. Il obtint en 1607 la place de solicitor general qui lui attira
une foule de causes lucratives et lui permit de faire un riche mariage.
Les honneurs s'accumulent sur sa tête : en 1643 il est nommé
attorney-general; en 1617, garde des sceaux; le 4 janvier 1618, lord grand
chancelier; le 11 juillet 1618, baron de Vérulam et pair d'Angleterre;
en 1620 vicomte de Saint Alban. A cette époque, il seconde puissamment
les efforts du roi pour unir les royaumes d'Angleterre et d'Écosse,
et fait d'utiles réformes.
Les ouvrages de morale,
de politique et de jurisprudence
qu'il a déjà publiés ont attiré sur lui l'attention
de tous les esprits cultivés d'Angleterre et d'Europe. Sa réputation
et sa gloire sont à leur apogée. Il ne jouit pas longtemps
de cette brillante situation. Son imprévoyance, son faste, son besoin
constant d'argent le portent à tirer parti de sa charge de chancelier.
Il vend des brevets de places et de privilèges; il reçoit
de fortes sommes de ceux qui désirent la prompte expédition
des affaires de justice. Il ne sait pas résister à son protecteur
Buckingham qui lui demande pour ses créatures
des services analogues.
Les victimes se plaignent. La Chambre des
communes ordonne une enquête, relève contre lui nombre de
cas de concussion et l'accuse devant la Chambre des pairs, Buckingham et
le roi, assez compromis l'un et l'autre, engagent Bacon à se soustraire
à un procès scandaleux. Il sollicite la clémence de
ses juges et s'en remet à leur justice. Le 3 mai 1621 il est condamné
à une amende de 40,000 livres, dépouillé
de tous ses emplois, déclaré indigne d'occuper à l'avenir
une charge publique quelconque et incapable de siéger au parlement
il reçoit l'interdiction de séjour dans tous les lieux où
se rendra la Cour, enfin il est emprisonné à la Tour
de Londres. Par cette sentence sévère, le parlement ne
voulait pas tant frapper Bacon, dont le crime était loin d'être
aussi grand qu'on l'a fait, qu'atteindre le favori de Jacques, Buckingham,
dont le faible chancelier était la créature.
Le roi qui avait plus d'un motif pour être
favorable à Bacon ne permit pas que sa détention fut de longue
durée. Au bout de peu de jours, le roi lui rendit la liberté,
lui fit remise de l'amende, et l'autorisa bientôt à revenir
à Londres. Lorsque Charles
Ier
monta sur le trône, Bacon fut réhabilité et obtint
un siège au parlement (1625). Cependant, Bacon resta depuis sa disgrâce
éloigné des affaires, et il consacra les dernières
années de sa vie à ses travaux philosophiques. Il mourut
en 1626, à la suite d'expériences de physique
qu'il avait faites avec trop d'ardeur. (R. S.).
Philosophie de Bacon
La réputation de Francis Bacon comme
philosophe a subi des fortunes fort diverses. Considéré en
Angleterre comme le régénérateur des études
philosophiques, il était presque inconnu en France quand Voltaire
fit paraître ses Lettres anglaises
(1734). Bacon fut dès lors vanté comme un des plus grands
génies philosophiques, comme un des émancipateurs de l'humanité
par les encyclopédistes et les philosophes (Les
Lumières). On se plut à trouver en lui un des promoteurs
de la philosophie nouvelle non seulement libre penseur mais encore matérialiste
et athée. C'en fut assez pour que, lorsque
la réaction vint, l'esprit qui résume en lui toute l'éloquence
et toute la philosophie de la contre-révolution, Joseph
de Maistre, se proposât pour but d'abaisser la gloire de Bacon.
Le penseur anglais avait été un dieu pour les philosophes
il ne sera plus qu'un esprit brouillon et confus pour l'écrivain
monarchiste et catholique.
Après l'apaisement de ces querelles,
le XIXe siècle a pu faire de la
philosophie de Bacon une appréciation moins partisane. Sans doute
sa gloire a subi des déchets et les appréciations sévères
de quelques auteurs, tels que Liebig, donnent
parfois raison à Joseph de Maistre, mais la philosophie anglaise
s'est obstinée à le regarder comme son maître et son
premier initiateur, et il est avec Galilée
et les savants de cette époque un de ceux qui ont pressenti et développé
les méthodes principales qui ont valu à la science moderne
la suite admirable de ses découvertes. L'examen attentif de la philosophie
de Bacon nous permettra de présenter à la fin un jugement
impartial et motivé.
Les écrits
de Bacon.
Francis Bacon a
laissé des écrits sur la jurisprudence, la politique, l'histoire,
la morale, et sur la philosophie.
Dans les écrits de cet auteur on admire autant le style que
les pensées : ils sont remplis d'images neuves, sublimes, et de
comparaisons heureuses.
Ce sont surtout les
ouvrages de Bacon sur la philosophie qui l'ont rendu célèbre.
Ils sont tous compris dans un vaste ouvrage que l'auteur nomme Instauratio
magna,
et qui devait se composer de six parties, la revue des sciences la méthode
nouvelle, le recueil des faits et des observations, l'art d'appliquer la
méthode aux faits recueillis, les résultats provisoires de
la méthode, les résultats définitifs ou philosophie
seconde. De ces six parties, trois seulement ont été exécutées
: la première dans le traité De dignitate et augmentis
scientiarum (qui fut d'abord en anglais, 1605, puis en latin, 1623);
la deuxième, dans le Novum Organum
(1620, lat.) où l'auteur expose une logique nouvelle qu'il oppose
à l'antique méthode d'Aristote.
Les autres ouvrages publiés par
Bacon sont des Essais de morale et de politique
(1597), qui jouissent d'une grande réputation, écrits d'abord
en anglais et publiés plus tard en latin sous ce titre : Sermones
fideles sine interiora rerum (1626); des opuscules : De Sapientia
veterum (1609), Historia ventorum; Historia Vitae et Mortis
(1622); Histoire de Henri VII (1622, en anglais; 1638, en latin);
Historia Dei et veri; Historia soni; Sylva sylvarum sine Historia natutalis
(ouvrage posthume). Un autre ouvrage très connu de Bacon est son
Atlantis nova, ou Nouvelle Atlantide,
utopie philosophique, publiée en 1627, où l'auteur prône
notamment la nécessité de donner aux sciences une dimension
pratique, dans l'intérêt de la société tout
entière, autrement dit la nécessité de définir
l'activité scientifique à l'intérieur d'un projet
politique. On le voit également affirmer une certaine tolérance
religieuse, plutôt en rupture avec l'air du temps. Bacon a aussi
laissé des Discours, qu'il avait prononcés, soit comme
solliciteur et attorney général soit comme membre du parlement,
et enfin un grand nombre de Lettres qui jettent beaucoup de jour
sur sa vie et son caractère.
Ses Essais de morale témoignent
d'une pensée toujours active et souvent profonde, mais ce n'est
pas par eux que Bacon a exercé une influence sur la postérité.
Les opuscules sont des recueils d'observations qui, dans la pensée
de Bacon, devaient servir de matériaux au monument gigantesque qu'il
se proposait d'élever.
La
Grande restauration des sciences.
Comme l'indique en effet le titre choisi
par l'auteur (Instauratio magna),
Bacon ne se proposait rien moins que de renouveler l'édifice entier
de la science. Pour cela il lui fallait d'abord renverser l'édifice
ancien, ce fut le but qu'il poursuivit dans le De dignitate et augmentis
scientiarum, première partie de l'Instauratio, puis fixer
la méthode qui pouvait lui permettre d'arriver à la science
véritable, ce fut l'objet du Novum organum; il lui fallait
enfin construire la science, c'est ce qu'il aurait voulu faire dans les
dernières parties de l'Instauratio, laissées inachevées.
Bacon commence son oeuvre par des reproches
très vifs à l'adresse de la science et de la philosophie
scolastiques. Tout ce que l'on enseigne, on l'enseigne sur l'autorité
des Grecs et en particulier d'Aristote;
or, les Grecs ne savaient rien et ils semblent n'avoir rien lu dans le
livre de la nature. C'est cependant sur leur autorité qu'on se fonde
pour empêcher tout essor nouveau de la science
et de la pensée, car non seulement on enseigne
d'après leur autorité, mais on voudrait former les esprits
à ne jurer que par les paroles des maîtres anciens. Or, l'Antiquité
n'est pas respectable et ne mérite pas créance par cela seul
quelle est antique. Cette antiquité prétendue est au contraire
l'enfance de l'humanité « Antiquitas seculi juventus mundi
». C'est nous qui sommes les vieillards, les anciens n'étaient
que des enfants. Qui est-il raisonnable d'écouter, les enfants ou
les vieillards? Il faut donc émanciper la science de la fausse autorité
des Anciens.
Que l'esprit libre cherche à lire
lui-même avec attention dans le livre grand ouvert de la nature et
il y lira des choses que les hommes admireront et dont ils pourront tirer
profit pour la pratique, car un des plus grands défauts de la scolastique
est qu'elle est une science vaine, subtilisant sur les mots et s'inquiétant
peu des choses, surtout ne conduisant à aucun résultat pratique
et sérieux. L'usage constant des disputes d'école forme les
élèves non à bien, mais à beaucoup raisonner,
à s'entêter dans leur opinion et à chercher dans la
dispute le succès bien plus que la vérité. A la place
de ces fausses méthodes qui nous viennent d'Aristote il faut en
introduire de nouvelles qui les remplacent. C'est ce que les jésuites
ont essayé avec succès dans leurs collèges récemment
fondés. Mais pour arriver à ce résultat il faut d'abord
connaître le nombre et la nature des sciences. Il faut opérer
une classification des sciences.
La classification
des sciences.
Bacon classe donc les sciences et sa classification
a eu un tel succès que c'est elle qui a servi de base à Diderot
pour la distribution des matières de l'Encyclopédie.
Voici les traits principaux de cette classification.
Bacon distingue dans l'intelligence humaine
trois facultés principales, la mémoire, l'imagination, la
raison. A chacune de ces facultés ressortit un groupe de sciences.
A la mémoire
ressortit l'histoire; à l'imagination
la poésie et à la raison la philosophie.
L'histoire.
L'histoire est naturelle ou civile.
• L'histoire
naturelle comprend l'histoire tantôt narrative, tantôt
inductive de la nature libre ou des générations (histoire
des corps célestes, des régions de l'air, météores,
comètes, etc., des terres, mers, montagnes, fleuves, etc., des éléments
appelés par Bacon congrégations majeures, des espèces
nommées congrégations mineures), de la nature dans ses écarts
ou des prétergénérations, de la nature enchaînée
ou des arts mécaniques.
• L'histoire
civile se divise en trois parties, l'histoire ecclésiastique, l'histoire
civile proprement dite et l'histoire littéraire et artistique. Bacon
place comme appendices à l'histoire civile l'étude des harangues,
des discours, des épîtres ou entretiens médités,
des apophtegmes ou entretiens subits.
La
poésie.
Bacon se borne à diviser la poésie
en trois classes :
• la poésie narrative,
• la poésie dramatique,
• la poésie parabolique.
La
philosophie.
La philosophie
se divise en trois grandes sections : la science de Dieu, la science de
la nature et la science de l'homme.
• La science de Dieu se répartit
en :
- théologie
sacrée,
- théologie naturelle
- pneumatologie ou science des esprits.
• La science de la nature est spéculative
ou pratique.
+ La spéculative comprend
la physique particulière avec des appendices et la métaphysique.
- Dans la physique
particulière nous trouvons trois sciences, la science du principe
des choses, celle de la forme et celle de la variété des
choses. Cette dernière comprend la science des concrets, qui renferme
les mêmes variétés que l'histoire naturelle, et la
science des abstraits qui renferme la science des propriétés
des différents corps et la science des mouvements de ces mêmes
corps. Les appendices à la physique particulière sont la
mesure des mouvements, les problèmes naturels, la connaissance du
sentiment des anciens philosophes.
- La métaphysique
se divise en science des formes et science des causes.
+ La science de la nature pratique
se décompose en :
- mécanique
- magie
naturelle.
Elle a pour appendice :
- le dénombrement des richesses
humaines
- le catalogue des polychrestes.
+ Les mathématiques forment
dans la classification de Bacon un appendice de la science de la nature.
Elles se divisent en mathématiques pures et mathématiques
mixtes.
- Les mathématiques
pures sont la géométrie, l'arithmétique
et l'algèbre.
- Les mathématiques mixtes comprennent
la perspective, la mécanique, l'astronomie,
la cosmographie, l'architecture et l'art des machines.
• La science de l'homme se divise en deux
sections, la science de l'homme en lui-même et la science de l'homme
en société.
+ La science de l'homme en lui-même
se divise en science de l'homme en général, science du corps
de l'homme et science de l'âme de l'homme.
- La science de l'homme en général
comprend la science de l'individu homme, qui se divise en science des misères
et en science des avantages de l'homme, et la science de l'alliance du
corps et de l'âme qui contient la science des indications ou de la
physionomie et la science des impressions qui renferme l'interprétation
des songes.
- La science du corps de l'homme se divise
en médecine, cosmétique, athlétique et voluptuaire.
C'est à cette dernière dénomination que Bacon rattache
les beaux-arts, la peinture, la sculpture et la musique.
- La science de l'âme
de l'homme se divise en science de l'âme sensible ou produite (science
des mouvements volontaires, science de la sensation),
et science de l'âme raisonnable ou divine, où l'on distingue
d'abord la science de la substance puis celle des facultés. L'usage
et l'objet de ces facultés donnent lieu à deux grandes sciences,
la logique et la morale.
• La logique se
divise en quatre arts :
+ l'art d'inventer des choses
ou des arguments
+ l'art de juger par induction ou
par syllogismes ou en se servant de l'analogie
+ l'art de retenir (mnémotechnie)
+ l'art de communiquer, qui comprend la
science de l'instrument du discours (science des signes, grammaire littéraire
ou philosophique, science de l'existence et du langage), la science de
la méthode du discours et la science des ornements du discours ou
rhétorique.
- Bacon indique comme appendices
de l'art de communiquer la critique et la pédagogie.
- La morale se divise en science du bien
en général, et en science de la culture des moeurs ou logique
de l'âme.
+ Bacon regarde encore comme des sciences
la divination et la fascination et en fait
des dépendances de la science des facultés de l'âme.
• La science de l'homme en société
comprend la science de la conversation, la science des affaires et la science
du gouvernement.
-
Aphorismes sur
l'interprétation de la nature
et le règne
de l'homme
La science de
l'homme est la mesure de sa puissance
« L'homme,
serviteur et interprète de la nature, n'agit et ne comprend que
dans la proportion de ses découvertes expérimentales et rationnelles
sur les lois de cette nature; hors de là, il ne sait et ne peut
plus rien.
Ni la main seule,
ni l'esprit abandonné à lui-même, n'ont grande puissance;
pour accomplir l'oeuvre, il faut des instruments et des secours dont l'esprit
a tout autant besoin que la main. Et de même que les instruments
physiques accélèrent et règlent le mouvement de la
main, les instruments intellectuels facilitent ou disciplinent le cours
de l'esprit.
La science de l'homme
est la mesure de sa puissance, parce qu'ignorer la cause, c'est ne pouvoir
produire l'effet. On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant;
et ce qui, dans la spéculation, porte le nom de cause, devient une
règle dans la pratique.
Toute l'industrie
de l'homme consiste à approcher les substances
naturelles les unes
des autres, ou à les séparer; le reste est une opération
secrète de la nature.
[...]
Le principe unique
et la racine de presque toutes les imperfections des sciences, c'est que,
tandis que nous admirons et exaltons faussement les forces de l'esprit
humain, nous n'en recherchons point les véritables aides.
La nature est bien
autrement subtile que nos sens et notre esprit; aussi toutes nos belles
méditations et spéculations, toutes les théories imaginées
par l'homme sont-elles choses dangereuses, à moins toutefois que
personne n'y prenne garde. (F. Bacon, Aphorismes).
Sur la logique
et le syllogisme.
« De
même que les sciences, telles qu'elles sont maintenant, ne peuvent
servir au progrès de l'industrie, la logique que nous avons aujourd'hui
ne peut servir au progrès de la science.
La logique en usage
est plus propre à consolider et perpétuer les erreurs dont
les notions vulgaires sont le fondement, qu'à découvrir la
vérité : aussi est-elle plus dangereuse qu'utile.
On ne demande point
au syllogisme les principes de la science; ou lui demande vainement les
lois intermédiaires, parce qu'il est incapable de saisir la nature
dans sa subtilité; il lie l'esprit, mais non les choses.
Le syllogisme se
compose de propositions, les propositions de termes; les termes n'ont d'autre
valeur que celle des notions. C'est pourquoi, si les notions (ce qui est
le point fondamental) sont confuses, et dues à une abstraction précipitée,
il n'est rien de solide dans ce que l'on édifie sur elles. Nous
n'avons donc plus d'espoir que dans une légitime induction.
Les découvertes
de la science jusqu'ici ont presque toutes le caractère de dépendre
des notions vulgaires; pour pénétrer dans les secrets et
les entrailles de la nature, il faut que notions et principes soient tirés
de la réalité par une méthode plus certains et plus
sûre, et que l'esprit emploie en tout de meilleurs procédés.
»
(F.
Bacon, Aphorismes).
Les deux méthodes
a priori et a posteriori
« Il n'y a
et ne peut y avoir que deux voies pour la recherche et la découverte
de la vérité : l'une qui, partant de l'expérience
et des faits, s'envole aussitôt aux principes les plus généraux,
et en vertu de ces principes qui prennent une autorité incontestable,
juge et établit les lois secondaires (et c'est elle que l'on suit
maintenant); l'autre qui de l'expérience et des faits tire les lois,
en s'élevant progressivement et sans secousse jusqu'aux principes
les plus généraux qu'elle atteint en dernier lieu; celle-ci
est la vraie, mais on ne l'a jamais pratiquée.
L'intelligence abandonnée
à elle-même suit la première de ces voies, qui est
aussi le chemin tracé par la dialectique; l'esprit en effet brûle
d'arriver aux premiers principes pour s'y reposer, à peine a-t-il
goûté de l'expérience, qu'il la dédaigne; mais
la dialectique a singulièrement développé toutes ces
mauvaises tendances, pour donner plus d'éclat aux argumentations.
L'intelligence, abandonnée
à elle-même, dans un esprit sage, patient et sérieux,
surtout quand elle n'est point empêchée par les doctrines
reçues, essaie aussi cette autre route, qui est la vraie, mais avec
peu de succès; car l'esprit sans règle ni appui est très
inégal, et tout à fait incapable de percer les ombres de
la nature.
L'une et l'autre
méthode partent de l'expérience et des faits, et se reposent
dans les premiers principes; mais il y a entre elles une différence
immense; puisque l'une effleure seulement en courant l'expérience
et les faits, tandis que l'autre en fait une étude enchaînée
et approfondie; l'une, dès le début, établit certains
principes généraux, abstraits et inutiles, tandis que l'autre
s'élève graduellement aux lois qui sont en réalité
les plus familières à la nature.
II est absolument
impossible que les principes établis par l'argumentation puissent
étendre le champ de notre industrie, parce que la subtilité
de la nature surpasse de mille manières la subtilité de nos
raisonnements. Mais les principes tirés des faits légitimement
et avec mesure dévoilent et indiquent facilement à leur tour
des faits nouveaux, et rendent ainsi les sciences fécondes.
Les principes répandus
maintenant ont pris leur source dans une expérience superficielle
et vulgaire, et dans le petit nombre de faits qui d'eux-mêmes s'offrent
aux regards, ils n'ont guère d'autre profondeur et d'autre étendue
que celle de cette expérience; ce n'est donc pas merveille s'ils
n'ont point de vertu créatrice. Si par hasard un fait se présente,
qu'on n'a encore ni remarqué ni connu, on sauve le principe par
quelque distinction frivole, tandis qu'il serait plus conforme à
la vérité de le modifier.
Pour bien faire entendre
notre pensée, nous donnons à ces
notions rationnelles,
que l'on transporte fins l'étude de la nature, le nom de Prénotions
de la nature (parce que ce sont des façons d'entendre téméraires
et prématurées), et à cette science qui vient de l'expérience
par une voie légitime, le nom d'Interprétation de la nature.
C'est en vain qu'on
espère un grand profit dans les sciences, en greffant toujours sur
le vieux tronc que l'on surcharge; mais il faut tout renouveler, jusqu'aux
plus profondes racines, à moins que l'on ne veuille perpétuellement
tourner dans le même cercle, avec un progrès sans importance
et presque digne de mépris.
Le seul moyen que
nous ayons pour faire goûter nos pensés, c'est de tourner
les esprits vers l'étude des faits, de leurs séries et de
leurs ordres; et d'obtenir d'eux qu'ils s'interdisent pour un temps l'usage
des notions, et commencent à pratiquer la réalité.-»
(F.
Bacon, Aphorismes).
|
Une nouvelle méthode.
Il s'agit maintenant de procéder
à l'édification des sciences. Pour cela il faut se délivrer
des fausses méthodes adoptées par les disciples aveugles
d'Aristote et se livrer à l'étude attentive et méthodique
de la nature. Les disciples scolastiques d'Aristote se contentent pour
découvrir les lois de la nature d'une induction
basée sur des faits particuliers et qui ne peut rien prouver. De
ce qu'ils ont observé plusieurs fois un fait ils concluent que ce
fait se reproduira toujours de la même manière. En cela ils
montrent peu de jugement. Il faut, pour affirmer une loi de la nature,
non seulement avoir observé les faits, mais s'être assuré
que ces faits ne peuvent se produire que de la façon observée.
Pour cela il faut procéder à ce que Bacon appelle dans son
langage imagé la chasse de Pan,
il faut poursuivre dans tous les recoins les secrets fuyants de la nature
à l'aide d'observations nombreuses
et variées. Tel est le Nouvel organe (Novum organum),
l'instrument nouveau que veut substituer Bacon à l'Organum
d'Aristote, à l'induction superficielle des Anciens et à
la méthode syllogistique.
Il y a donc entre la méthode
dont, d'après Bacon, s'étaient constamment servis les Anciens
et celle qu'il préconise cette différence : les Anciens se
contentaient d'une série constante et affirmative d'observations
pour conclure à l'existence d'une loi, tandis
que Bacon veut que cette série d'affirmations soit expérimentalement
contrôlée par une ou plusieurs négations correspondantes.
Soit par exemple ABCD les antécédents constamment observés
de abcd, les Anciens se contentaient de cette concordance constante et
disaient que ABCD produit abcd; Bacon ne se contente pas de cela, il soutient
que la concordance constante ne prouve pas nécessairement que ABCD
produit abcd; dans les cas particuliers observés ABCD a constamment
précédé abcd, mais n'est-il pas possible
que abcd se montre sans être précédé de ABCD,
c'est ce qu'on ne saurait dire si on s'en tient aux expériences
affirmatives. Donc, conclut Bacon, il faut confirmer les expériences
affirmatives par des négatives, per rejectiones debitas.
Comment s'y prendre? C'est bien simple, on n'a qu'à supprimer ABCD;
si, toutes les fois que ABCD disparaît, abcd disparaît également,
on aura la preuve cherchée que ABCD produit nécessairement
et toujours abcd. En d'autres termes, les anciens se contentaient de la
méthode appelée par Stuart Mill méthode
de concordance; Bacon a montré qu'isolée cette méthode
ne peut donner des conclusions universelles et
qu'il faut lui joindre la méthode de différence. C'est pour
cela que Bacon veut que l'observateur de la nature tienne des tables
d'absence, de présence et de degrés où
s'enregistreront les accords, les divergences et les variations simultanées
des phénomènes divers.
Les quatre sortes
d'idoles
Il ne suffit pas d'éviter les erreurs
qui viennent d'une fausse méthode, l'esprit même le plus affranchi
sur ce point est exposé, en vertu de sa constitution même,
à des erreurs que Bacon appelle des fantômes ou idoles.
Il distingue ces idoles par les quatre dénominations suivantes :
idoles de la tribu, idoles de la caverne, idoles du forum, idoles du théâtre.
Les
idoles de la tribu.
Les idoles de la tribu ont leur
source dans la nature même de l'humain; c'est un mal inhérent
à l'espèce humaine, un vrai mal de famille. L'entendement
humain, semblable à un miroir faux fléchissant les rayons
qui jaillissent des objets et mêlant sa propre nature à celle
des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes
les images qu'il réfléchit. L'oeil de l'entendement n'est
pas un oeil sec, mais un oeil humecté par les passions
et la volonté, ce qui enfante des sciences
arbitraires et toutes de fantaisie; car plus l'humain souhaite qu'une opinion
soit vraie, plus il y croit aisément. Entre autres tendances de
esprit, il faut remarquer celle de supposer dans
les choses plus d'ordre, d'uniformité, de régularité
qu'il ne s'y en trouve en effet, de s'attacher obstinément aux idées
qui plaisent soit comme généralement reçues, soit
comme agréables en elles-mêmes, et de ne pas apercevoir ou
de dédaigner les faits qui viennent contredire ces opinions
favorites; d'être plus affecté et plus entraîné
par les preuves affirmatives que par les négatives, de porter dans
la recherche des causes une ardeur qui ne sait pas s'arrêter, de
préférer de vaines abstractions à ce qu'on peut appeler
la dissection de la nature. Les perceptions des
sens, aussi bien que les conceptions de l'esprit,
ne sont que des relations à l'humain et non des relations à
l'univers. Toute véritable interprétation de la nature ne
peut s'effectuer qu'à l'aide d'observations
convenables et appropriées à ce dessein; le sens ne doit
être fait juge que de l'expérience, et l'expérience
seule doit juger de la chose mérite.
Les
idoles de la caverne.
Les idoles de la caverne sont ceux
de l'homme individuel; car, outre les aberrations de la nature humaine
prise en général, chaque homme, dit Bacon, a une sorte de
caverne, d'antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle,
en vertu de différentes causes, telles que la nature propre et particulière
de chaque individu, l'éducation, l'autorité
des personnes qu'on admire et qu'on respecte, etc.
Les
idoles du forum.
Les idoles de la place publique ou
du forum ont leur source dans la communication qui s'établit
entre les différentes familles du genre humain. Les humains s'associent
par les discours, et les mots qu'ils emploient
sont le plus souvent très loin d'être exacts et précis
: de là de stériles et innombrables disputes, malgré
le soin que prennent les savants de multiplier les définitions
et les explications.
Les
idoles du théâtre.
Les idôles du théâtre
naissent des systèmes de philosophie
qui ont été successivement inventés et adoptés.
Bacon leur donne ce nom de idole du théâtre, parce qu'il les
compare à autant de pièces de théâtre
que les divers philosophes ont mises au jour et sont venus jouer l'un après
l'autre, et qui présentent à nos regards autant de mondes
imaginaires et vraiment faits pour la scène.
Causes finales
et cause formelle.
Bacon ne croit pas qu'il faille rechercher
dans la nature les causes finales.
« Les causes
finales, dit-il, sont des vierges stériles et qui n'enfantent point.
»
C'est pour avoir toujours voulu trouver
les buts souvent inattingibles des phénomènes
que les Anciens se sont livrés à des recherches si bizarres
et ont rejeté des découvertes qu'ils avaient sous la main
pour chercher partout des causes occultes et mystérieuses.
En même temps qu'il condamne la recherche
des causes finales, Bacon proscrit aussi le souci qu'ont les physiciens
de donner à leurs découvertes des formules mathématiques.
C'est là, selon lui, une idée fausse. Les mathématiques
ont un domaine séparé de la physique
et les physiciens doivent s'en tenir aux observations, rechercher la forme
physique des événements et non leur formule abstraite et
mathématique, qui ne peut être qu'erronée. Quelle est
donc, pour Bacon, cette forme des événements dont il parle
sans cesse et dont la découverte forme le but de la science? C'est
la loi qui unit entre eux les divers moments du phénomène
ou les différents caractères d'un être, ce que les
scolastiques après Aristote
appelaient la cause formelle. Bacon n'a rien inventé sur ce point.
Mais il répète sans cesse qu'il faut atteindre les formes
dernières et les plus cachées, les formes simples pour arracher
à la nature son secret. Que veut-il dire? Il ne faut pas oublier
que Bacon vit à la fin de XVIe siècle,
au moment où les spéculations les plus étranges et
les plus surannées se mêlent aux plus étonnantes découvertes
scientifiques. Bacon a gardé de la science ancienne la croyance
à la transmutation des métaux. La but dernier de la science
est encore pour lui, il faut bien l'avouer et vingt passages l'attestent,
la découverte de la pierre philosophale. Or, quel est le fondement
des doctrines alchimiques C'est qu'il y a une
forme commune à tous les objets matériels,
à l'or et au caillou, par exemple; si donc nous parvenons à
trouver l'essence de cette forme commune, rien
ne nous sera plus aisé que de faire de l'or à volonté.
Voilà ce que veut dire Bacon quand il parle des formes simples.
Bacon et la science
de son temps.
Si maintenant on demande quelles sont
les découvertes qu'a faites Bacon, on est obligé de répondre
qu'il n'en a pas fait. Des vues confuses avec des éclairs de pénétration
et de génie ne suffisent pas pour constituer des découvertes.
Bacon d'ailleurs est peu au courant de la science de son temps. Il combat
le système de Copernic, il ignore les
découvertes de Képler et de Galilée.
Tout en contestant les méthodes dialectiques du Moyen
âge, il en est encore à la science positive de cette époque.
Par là Bacon a mérité et les invectives de Joseph
de Maistre et les durs reproches de Liebig. On ne peut dire à la
décharge de Bacon que les parties de l'Instauratio où
il eût exposé sa doctrine scientifique sont restées
inachevées; nous avons de lui assez de fragments qui sont restés
pour être assurés de le juger en connaissance de cause.
Bacon ne mérite d'ailleurs pas les
titres de matérialiste et d'athée qu'on lui a souvent donnés
tantôt pour le louer et tantôt pour le blâmer. Il croyait
au contraire à l'existence de l'âme
et de Dieu. C'est lui qui a écrit cette phrase
souvent citée :
«
Peu de science éloigne de la religion, beaucoup de science y ramène.
»
En résumé donc, on peut conclure
que Bacon n'a mérité peut-être ni la trop grande réputation
sous laquelle on l'a accablé ni surtout les hautains mépris
de quelques écrivains. Au moment où les esprits tendaient
à secouer le joug d'Aristote, de l'autorité des Anciens et
de la scolastique, il a eu le mérite de traduire éloquemment
les pensées de tous avec plus d'éclat peut-être que
de justice; il a trouvé un nom significatif, il a donné à
son principal ouvrage un titre qui en fit une sorte de manifeste révolutionnaire.
Mais il a eu le rare mérite, comme nous l'avons montré, de
sentir et d'indiquer nettement les conditions d'une méthode expérimentale
rigoureusement probante, et d'opposer à l'induction d'autrefois
la méthode qu'ont suivie tous les grands expérimentateurs
modernes et à laquelle on a donné justement le nom d'induction
baconienne. (G. Fonsegrive).
|
Mickaël
Popelard, Francis
Bacon. L'humaniste, le magicien, l'ingénieur, PUF ,
2010. - En célébrant le mariage de
la main et de l'esprit, c'est-à-dire en réconciliant la théorie
et la pratique, Bacon veut ouvrir la voie à une science nouvelle
qui prenne son origine et trouve sa fin dans l'homme. En cela, il se montre
le parfait héritier du courant humaniste tout en prolongeant le
débat sur le statut de la magie et sur
l'importance de la technique qui traverse la Renaissance
anglaise. Cette idée nouvelle de la science anime chacune de ses
oeuvres philosophiques, mais c'est sans doute dans La Nouvelle
Atlantide que Bacon donne le mieux à voir ce que pourrait
être cette science nouvelle, féconde et salvatrice qu'il entend
fonder. (couv.).
Éditions
anciennes - Les meilleures éditions
de ses Oeuvres complètes sont celles de Londres, 1740, 4
vol. in- fol.; celle de Basil Montaigu, 1825 -1835, 17 vol. in-8, et celle
de MM. Spedding, L. Ellis et Heath, 1857-62, 12 vol. in-8., M. Boulet a
publié les Oeuvres philosophiques, en les accompagnant d'introductions
et de notes en français, Paris 1834-1835, 3 vol. in-8. Les oeuvres
de Bacon ont été traduites en français par A. Lasalle,
15 vol., in-8, Paris; 1800-1803; malheureusement cette trad. n'est ni complète,
ni fidèle. M. Lorquet a donné une trad. nouvelle du Novum
Organum, Paris, 1840, in-12. La vie de Bacon a été
écrite en latin par W. Rawley, son secrétaire (1638), en
anglais par Mallet (1740), par J. Campbell (Vies des lords chanceliers)
et par Hepworth Dixon, 1860; et en. français par P. de Vauzelles
(1833). On doit à Deleyre une Analyse de la philosophie de Bacon;
à Deluc un Précis de la philosophie de Bacon. J.
de Maistre a laissé un Examen de la philosophie de Bacon,
ouvrage posthume (1837), plein de partialité et peu digne de l'auteur.
Le philosophe anglais a été mieux apprécié
par Ch. de Rémusat dans le livre intitulé : Bacon, sa
vie, son temps et sa philosophie, 1856. |
|
|