| Les Lettres persanes sont un ouvrage de Montesquieu, paru à Amsterdam en 1721, sans nom d'auteur, et qui obtint un succès tel que le cadre de ces Lettres servit à une foule d'imitateurs, en France, en Espagne, en Angleterre. La plupart des ouvrages écrits sur ce modèle sont tombés dans le discrédit; les Lettres persanes sont encore aujourd'hui d'une lecture agréable, grâce à la finesse d'esprit de l'auteur et à l'originalité de ses observations. - Lettres persanes Ce livre, que Villemain appelait « le plus profond des livres frivoles », est une satire hardie de la société française du début du XVIIIe siècle. Montesquieu suppose que deux Persans, Usbek et Rica, visitent l'Europe et font part à différents amis de leurs impressions (Lettres). L'auteur a voulu encadrer ses critiques dans un drame de harem, qui nous paraît aujourd'hui peu intéressant, mais il a su donner à chacun de ses Persans une physionomie particulière. Usbek est sentimental et pense plus lentement, Rica a l'esprit plus vif et se montre plus raisonnable : le premier traite des sujets sérieux, tandis que l'autre aime la raillerie et la satire; en réalité, ils ne sont ni Persans, ni Français, ils présentent seulement les différents aspects de la pensée de Montesquieu. Les Lettres persanes traitent une foule de questions politiques, religieuses et morales, qui allaient bientôt occuper tout le XVIIIe siècle. Montesquieu se plaît aussi aux portraits; on admire particulièrement ceux du fermier, du directeur, du casuiste, etc. Ces Lettres persanes, qui sont le véritable prélude des grands travaux historiques de l'auteur de l'Esprit des lois, faillirent empêcher Montesquieu d'arriver à l'Académie, dont Rica avait dit « qu'il n'est pas de tribunal moins respecté dans le monde ». - Un Persan à Paris « Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais au spectacle, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplier dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu. Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publiques; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : «-Ah! ah! monsieur est Persan! c'est une chose bien extraordinaire! comment peut-on être Persan? » (Montesquieu, extrait des Lettres persanes). | Les moeurs, les travers, les ridicules des Français du XVIIIe siècle sont vus, comme à la loupe, par un pseudo-Persan, égaré à Paris, et rendant compte de ses impressions à ses amis de l'Orient. Un de ses correspondants est à Ispahan, un autre à Venise, et l'échange de leurs lettres a pour but d'opposer deux centres de la vie européenne, entre eux d'abord, et, par comparaison, au centre de la société persane. Quant à la vérité des moeurs orientales, dans le livre de Montesquieu, elles sont de pure fantaisie et bien des points font sourire, aujourd'hui; mais les moeurs européennes sont finement observées, et cela suffit pour assurer le mérite du livre. "Dans cette espèce de tableau mouvant, écrivait d'Alembert en tête du cinquième volume de l'Encyclopédie, Usbek expose ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrants-: notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles et de tourner les plus importantes en plaisanteries; nos conversations si bruyantes et si frivoles; notre ennui dans le sein du plaisir thème; nos préjugés et nos actions en contradiction continuelle avec nos lumières; tant d'amour pour la gloire joint à tant de respect pour l'idole de la faveur; nos courtisans si rampants et si vains; notre politesse extérieure et notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux; la bizarrerie de nos goûts qui n'a d'égale que l'empressement de toute l'Europe à les adopter; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d'un citoyen, le commerce et l'agriculture; nos disputes littéraires, si vives et si inutiles; notre fureur d'écrire avant que de penser et de juger avant que de connaître. A cette peinture, vive, mais sans fiel, il oppose, dans l'apologue des Troglodytes, le tableau d'un peuple vertueux, devenu sage par le malheur, morceau digne du Portique." Tout un côté des Lettres persanes est digne des plus sérieuses méditations. Le penseur qui plus tard devait écrire l'Esprit des lois se laisse pressentir en touchant d'une main discrète, mais assurée, une foule de questions que l'esprit d'analyse du XVIIIe siècle se posait comme autant de problèmes : rapports de la population avec les gouvernements, les lois et la religion; constitution économique du commerce; proportion des peines aux délits; rédaction de toutes les lois françaises en un code unique; liberté, égalité et tolérance religieuse; telles sont les questions, toujours importantes, et spécialement menaçantes au moment où écrivait l'auteur, que Montesquieu pose a ses concitoyens, par la bouche de ses Persans; mais les poser, et dans les termes où il le fait, c'était presque les résoudre. Sans compter qu'il a eu l'art de les présenter dans un cadre romanesque, peu intéressant pour nous, qui sommes habitués aux aventures et aux péripéties du roman moderne, mais qui était très suffisant de son temps et lui assurait la masse même insouciante des lecteurs. Les portraits, tracés au courant de la plume, ne dépareraient pas Ia galerie de La Bruyère; ils sont moins apprétés, mais ils décèlent une pensée plus hardie. - Les Français I « On dit que l'homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît que le Français est plus homme qu'un autre, c'est l'homme par excellence; car il semble être fait uniquement pour la société. Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui non seulement sont sociables, mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous les coins, et peuplent en un instant les quatre quartiers d'une ville. Ils sont toujours empressés, parce qu'ils ont l'affaire importante de demander à tous ceux qu'ils voient où ils vont et d'où ils viennent. On ne leur ôterait jamais de la tête qu'il est de la bienséance de visiter chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu'ils font en gros dans les lieux où l'on s'assemble; mais, comme la voie en est trop abrégée, elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial. Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau que les vents et les tempêtes. Si l'on allait examiner la liste de tous les portiers, on y trouverait chaque jour leur nom estropié de mille manières en caractères suisses. Enfin ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer pour pouvoir reprendre le lendemain leurs pénibles fonctions. Un d'eux mourut l'autre jour de lassitude, et on mit cette épitaphe sur son tombeau: « C'est ici que repose celui qui ne s'est jamais reposé. Il s'est promené à cinq cent trente enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six cent mille livres; le chemin qu'il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades; celui qu'il a fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation était amusante; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes; il possédait d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophthegmes tirés des anciens, qu'il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur; car comment pourrais-je achever de te dire ce qu'il a fait et ce qu'il a vu? » - II « Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver; mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode. Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage. Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies. Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même; dans un autre, c'étaient les pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Oui pourrait le croire? les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser, et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes avaient de la taille et des dents; aujourd'hui il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères. » (Montesquieu., extraits des Lettres persanes). | Le succès des Lettres persanes fut prodigieux; les voluptueux de la Régence goûtèrent le livre pour ce qu'ils cherchaient, et plus encore pour ce qu'ils devinaient dans ces peintures mystérieuses et inachevées de la volupté orientale, que complétait leur imagination. Les philosophes et les sceptiques virent un des leurs dans l'auteur et furent heureux de rire de la religion musulmane aux dépens de la religion chrétienne. Les femmes se sentaient à l'aise dans les moeurs européennes, en comparant la liberté de leur vie avec l'esclavage des femmes de l'Orient. Les gens austères eux-mêmes se mêlérent au concert d'éloges, car l'auteur avait su les intéresser, moins par des aventures romanesques, que par la peinture des vertus sociales. (PL). Villemain, dans son Eloge de Montesquieu, a apprécié les Lettres persanes de la manière suivante : "Portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance; décisions tranchantes, appuyées sur des saillies; contrastes inattendus; expressions fines et détournées; langage familier rapide et moqueur; toutes les formes de l'es prit se montrent et se renouvellent sans cesse dans les Lettres persanes. Ce n'est pas l'esprit délicat de Fontenelle, l'esprit élégant de La Motte; la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de La Bruyère, mais elle a plus de force et de har diesse. Montesquieu se livre à la gaieté de son siècle; il la partage pour mieux la peindre; et le style de son ouvrage est à la fois le trait Ie plus brillant et le plus vrai du ta bleau qu'il veut tracer." Deux pages des Lettres persanes. | |