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Zaïre, de Voltaire

Zaïre est une tragédie en cinq actes et en vers, de Voltaire, jouée pour la première fois au Théâtre-Français en 1732. Cette tragédie est le chef-d'oeuvre dramatique de son auteur.
"C'est là, dit Barante, que Voltaire a imprimé le caractère de son  talent tragique. Ce n'est point la perfection des vers de Racine, ni leur mélodieuse douceur; ce n'est pas ce soin, ce scrupule dans la contexture de l'intrigue, ces gradations infinies du sentiment; ce n'est pas non plus la haute imagination et la simplicité de Corneille. Et pourtant il est en Voltaire quelque chose qui ne se trouve pas dans les autres, et qu'on y pourrait regretter. Il a une certaine chaleur rapide de la passion, un abandon entier, une verve de sentiment qui entraîne et qui émeut, une grâce qui charme et qui subjugue. On voit que des vers tels que les siens ont dû être produits par l'homme de l'imagination la plus ardente; si quelque chose peut donner l'idée d'un auteur en proie à tout l'enivrement de la passion et de la poésie, n'est un ouvrage tel que Zaïre. Il est impassible, même en l'examinant avec réflexion, de ne pas être frappé de ce caractère de force, de facilité et de grâce qui distingue la muse tragique de Voltaire. "
Il y a beaucoup d'exagération dans cette appréciation, et Zaïre a bien plus vieilli que Polyeucte et Phèdre, pièces auxquelles Voltaire, qui manquait de modestie, accaparait un peu trop imprudemment la sienne. Elle est également bien au-dessous d'Othello, quoique Voltaire ait cru pouvoir rivaliser avec Shakespeare, en lui empruntant, pour l'améliorer selon le goût français, son jaloux énergique et féroce; Orosmane n'est qu'une pâle contrefaçon du More de Venise. Cette tragédie n'en est pas moins digne d'étude.

Zaïre, fille de Lusignan et captive des Turcs, est sur le point d'épouser Orosmane, prince musulman, lorsqu'elle est reconnue par son père et son frère Nérestan, qui veulent l'arracher à cette union sacrilège. Orosmane surprend Zaïre, pendant la nuit, à un rendez-vous que lui a demandé Nérestan et il la poignarde, égaré par la jalousie. Lorsqu'il apprend que Nérestan est le frère de Zaïre, il se poignarde à son tour sur le corps de sa victime. Tel est en quelques lignes le fond de la pièce; nous allons examiner en détail quels effets dramatiques Voltaire a su tirer de cette donnée romanesque.

L'auteur commence par mettre sous nos yeux un couple heureux, Zaïre et Orosmane, le sultan et sa captive, qui s'aiment et veulent s'unir par le mariage. Un chevalier français, Nérestan, a promis de venir payer la rançon de Zaire; mais depuis deux ans on n'a nulle nouvelle de lui, et Orosmane vient demander sa main à Zaïre; il ne veut la devoir qu'à l'amour, et Zaïre lui avoue que son amour est partagé. Les choses en sont là lorsqu'on annonce Nérestan. Il vient racheter les captifs chrétiens. Le sultan les rend sans rançon, mais il garde Lusignan, dont la liberté lui porterait ombrage, et Zaïre qu'il adore : 

Elle n'est pas d'un prix qui suit en ta puissance,
dit-il à Nérestan ; celui-ci se retire, mais Orosmane a remarqué que ses yeux se sont tournés vers Zaïre :
Je ne suis point jaloux...; si je l'étais jamais!...
Ce mot contient le germe de tout le rôle de ce nouvel Othello.

Pour remercier Nérestan de l'intérêt qu'il lui a témoigné, Zaïre implore et obtient d'Orosmane la liberté de Lusignan; elle va lui annoncer cette heureuse nouvelle, tandis qu'Orosmane est au conseil. C'est au cours de cet entretien que Lusignan reconnaît en elle et en Nérestan deux enfants qui lui ont été ravis lors du sac de Césarée, une des plus belles reconnaissances qui soient au théâtre.
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Lusignan retrouve ses enfants

[Zaïre est, depuis son enfance, captive du sultan Orosmane. Celui-ci l'aime, et va l'épouser. Ce jour-là même, le chevalier français Nérestan rapporte la rançon de dix de ses compagnons de captivité. Orosmane, disposé à la générosité par son bonheur, accorde cent captifs à Nérestan; mais il veut faire exception pour le vieux Lusignan, descendant des rois de Jérusalem. A la prière de Zaïre, il accorde cependant la liberté de Lusignan, lequel, à l'acte III, apparaît sur la scène, entre Zaïre et Nérestan.]
 

ZAÏRE, LUSIGNAN, CHATILLON, NÉRESTAN,
PLUSIEURS ESCLAVES CHRÉTIENS 
« LUSIGNAN
Du séjour du trépas quelle voix me rappelle?
Suis-je avec des chrétiens ?... 
Guidez mes pas tremblants.
Mes maux m'ont affaibli plus encor que mes ans.
(En s'asseyant).
Suis-je libre en effet?

ZAÏRE
Oui, seigneur, oui, vous l'êtes.

CHATILLON
Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes. 
Tous nos tristes chrétiens...

LUSIGNAN
O jour! ô douce voix!
Châtillon, c'est donc vous? c'est vous que je revois! 
Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères, 
Le Dieu que nous servons finit il nos misères?
En quels lieux somes-nous? Aidez mes faibles yeux.

CHATILLON
C'est ici le palais qu'ont bâti vos aïeux
Du fils de Noradin c'est le séjour profane.

ZAÏRE
Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane, 
Sait connaître, seigneur, et chérir la vertu. 
(En, montrant Nérestan).
Ce généreux Français, qui vous est inconnu, 
Par la gloire amené des rives de la France, 
Venait de dix chrétiens payer la délivrance :
Le soudan, comme lui gouverné par l'honneur,
Croit, en vous délivrant, égaler son grand coeur.

LUSIGNAN
Des chevaliers français tel est le caractère
Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère.
Trop digne chevalier, quoi! vous passez les mers 
Pour soulager nos maux et pour briser nos fers 
Ah! parlez, à qui dois-je un service si rare?

NÉRESTAN
Mon nom est Nérestan; le sort longtemps barbare,
Qui dans les fers ici me mit presqu'en naissant, 
Me fit bientôt quitter l'empire du Croissant. 
A la cour de Louis, guidé par son courage,
De la guerre sous lui j'ai fait l'apprentissage 
Ma fortune et mon rang sont lui don de ce roi, 
Si grand par sa valeur et plus grand par sa foi.
Je le suivis, seigneur, aux bords de la Charente,
Lorsque du fier Anglais la valeur menaçante, 
Cédant à nos efforts, trop longtemps captivés, 
Satisfit en tombant aux lis qu'ils ont bravés.
Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques 
De vos fers glorieux les vénérables marques :
Paris va révérer le martyr de la croix,
Et la cour de Louis est l'asile des rois.

LUSIGNAN
Hélas! de cette cour j'ai vu jadis la gloire.
Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire, 
Je combattais, seigneur, avec Montmorency, 
Melun, d'Estaing, de Nesle, et ce fameux Coucy. 
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :
Vous voyez qu'au tombeau je suis prêt à descendre; 
Je vais au Roi des rois demander aujourd'hui
Le prix de tous les maux que j'ai soufferts pour lui. 
Vous, généreux témoins de mon heure dernière,
Tandis qu'il en est temps, écoutez ma prière 
Nérestan, Châtillon, et vous... de qui les pleurs 
Dans ces moments si chers honorent mes malheurs, 
Madame, ayez pitié du plus malheureux père 
Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère, 
Qui répand devant vous des larmes que le temps 
Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants. 
Une fille, trois fils, ma superbe espérance,
Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance. 
O mon cher Châtillon, tu dois t'en souvenir!

CHATILLON
De vos malheurs encor vous me voyez frémir.

LUSIGNAN
Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,
Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme.

CHATILLON
Mon bras, chargé de fers, ne les put secourir.

LUSIGNAN
Hélas! et j'étais père, et je ne pus mourir!
Veillez du haut des cieux, chers enfants que j'implore, 
Sur mes autres enfants, s'ils sont vivants encore 
Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés, 
Par de barbares mains pour servir conservés,
Loin d'un père accablé, furent portés ensemble 
Dans ce même sérail où le ciel nous rassemble.

CHATILLON
Il est vrai, dans l'horreur de ce péril nouveau,
Je tenais votre fille à peine en son berceau
Ne pouvant la sauver, seigneur, j'allais moi-même 
Répandre sur son front l'eau sainte du baptême, 
Lorsque les Sarrasins, de carnage fumants, 
Revinrent l'arracher à mes bras tout sanglants. 
Votre plus jeune fils, à qui les destinées 
Avaient à peine encore accordé quatre années,
Trop capable déjà de sentir son malheur, 
Fut dans Jérusalem conduit avec sa soeur.

NÉRESTAN
De quel ressouvenir mon âme est, déchirée! 
A cet âge fatal j'étais dans Césarée;
Et, tout couvert de sang et chargé de liens,
Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.

LUSIGNAN
Vous, seigneur!... Ce sérail éleva votre enfance?...
(En le regardant).
Hélas! de mes enfants auriez-vous connaissance?
Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux... 
(Tournant les yeux sur Zaïre).
Quel ornement, madame, étranger en ces lieux! 
Depuis quand l'avez-vous?

ZAÏRE
Depuis que je respire, Seigneur... 
Eh quoi! Doù vient que votre âme soupire?

LUSIGNAN
Ah! daignez confier à mes tremblantes mains...

ZAÏRE
(Elle lui donne la croix).
De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints 
(Lusignan l'approche de su bouche en pleurant)
Seigneur, que faites-vous?

LUSIGNAN
O ciel! ô Providence!
Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance!
Serait-il bien possible? Oui, c'est elle... je vois 
Ce présent qu'une épouse avait reçu de moi. 
Et qui de mes enfants ornait toujours la tête, 
Lorsque de leur naissance on célébrait la fête. 
Je revois... je succombe à mon saisissement.

ZAÏRE
Qu'entends-je? et quel soupçon m'agite en ce moment? 
Ah, seigneur!...

LUSIGNAN
Dans l'espoir dont j'entrevois les charmes
Ne m'abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes
Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous, 
Parle, achève, ô mon Dieu! ce sont là de tes coups. 
Quoi! madame, en vos mains elle était demeurée 
Quoi! tous les deux captifs, et pris dans Césarée!

ZAÏRE
Oui, seigneur.

NÉRESTAN
Se peut-il?

LUSIGNAN
Leur parole, leurs traits,
De leur mère en effet sont les vivants portraits
Oui, grand Dieu! tu le veux, tu permets que je voie... 
Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie!... 
Madame... Nérestan... Soutiens-moi, Châtillon... 
Nérestan, si je dois vous nommer de ce nom,
Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse
Du fer dont à mes yeux une main furieuse...

NÉRESTAN
Oui, seigneur, il est vrai.

LUSIGNAN
Dieu Juste! heureux moments!

NÉRESTAN, se jetant à genoux. 
Ah, seigneur! ah, Zaïre!

LUSIGNAN
Approchez, mes enfants.

NÉRESTAN
Moi, votre fils!

ZAÏRE
Seigneur!

LUSIGNAN
Heureux jour qui m'éclaire!
Ma fille, mon cher fils, embrassez votre père.

CHATILLON
Que d'un bonheur si grand mon coeur se sent toucher!

LUSIGNAN
De vos bras, mes enfants, je ne puis m'arracher.
Je vous revois enfin, chère et triste famille,
Mon fils, digne héritier... vous... hélas! vous, ma fille! 
Dissipez mes soupçons, Ôtez-moi cette horreur, 
Ce trouble qui m'accable au comble du bonheur. 
Toi qui seul as conduit sa fortuné et la mienne,
Mon Dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne? 
Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux!
Tu te tais! je t'entends! O crime! ô justes cieux!

ZAÏRE
Je ne puis vous tromper : sous les lois d'Orosmane... 
Punissez votre fille... elle était musulmane.

LUSIGNAN
Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi!
Ah! mon fils, à ces mots j'eusse expiré sans toi.
Mon Dieu! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire; 
J'ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire; 
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans, 
Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants : 
Et lorsque ma famille est par toi réunie, 
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie : 
Je suis bien malheureux... C'est ton père, c'est moi, 
C'est ma seule prison qui t'a ravi ta foi.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines! C'est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi; 
C'est le sang des héros, défenseurs de ma loi; 
C'est le sang des martyrs... Ô fille encor trop chère, 
Connais-tu ton destin? sais-tu quelle est ta mère? 
Sais-tu bien qu'à l'instant que son flanc mit au jour 
Ce triste et dernier fruit d'un malheureux amour, 
Je la vis massacrer par la main forcenée, 
Par la main des brigands à qui tu t'es donnée?
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux, 
T'ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux.
Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes, 
Pour toi, pour l'univers, est mort en ces lieux mêmes;
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois, 
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres; 
Tout annonce le Dieu qu'ont vengé tes ancêtres. 
Tourne les yeux, sa tombe est près de ce palais; 
C'est ici la montagne où, lavant nos forfaits, 
Il voulut expirer sous les coups de l'impie; 
C'est là que de sa tombe il rappela sa vie. 
Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu, 
Tu n'y peux faire un pas, sans y trouver ton Dieu;
Et tu n'y peux rester sans renier ton père,
Ton honneur qui te parle et ton Dieu qui t'éclaires. 
Je te vois dans mes bras et, pleurer et frémir; 
Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir 
Je vois la vérité dans ton coeur descendue; 
Je retrouve ma fille après l'avoir perdue,
Et je reprends ma gloire et ma félicité 
En dérobant mon sang à l'infidélité.

NÉRESTAN
Je revois donc ma soeur!... et son âme...

ZAÏRE
Ah! mon père,
Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire?

LUSIGNAN
M'ôter, par un seul mot, ma honte et mes ennuis; 
Dire : Je suis chrétienne.

ZAÏRE
Oui... seigneur... je le suis,

LUSIGNAN
Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire! »
 

(Voltaire, Zaïre, acte II, scène 3).

Après les premiers épanchements de l'amour paternel, le chrétien reparaît dans le pieux Lusignan :

Mon Dieu, qui me la rends, me la rends-tu chrétienne?
Zaïre rougit, baisse les yeux, pleure; elle avoue la vérité fatale :
Sous les lois d'Orosmane... 
Punissez votre fille... Elle était musulmane.

LUSIGNAN.
Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi! 
Ah! mon fils! il ces mots j'eusse expiré sans toi. 
Mon Dieu, j'ai combattu soixante ans pour ta gloire, 
J'ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire; 
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants; 
Et lorsque ma famille est par toi réunie, 
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie!

Les pleurs et l'éloquence de son père agis. sent sur le coeur de Zaïre, qui s'écrie :
... Ah! mon père,
Cher auteur de mes jours! parlez, que dois-je faire?

LUSIGNAN.
M'ôter par un seul mot ma honte et mes ennuis, 
Dire : Je suis chrétienne.

ZAÏRE.
Oui!..., seigneur.,., je le suis.

A cette réponse, un ordre du soudan vient séparer les chrétiens.

L'amour et la religion se disputent le coeur de Zaïre. Nérestan réparaît pour lui annoncer que, succombant à tant d'émotions, leur père est sur le point d'expirer. Emportera-t-il la consolation de savoir sa fille chrétienne? Zaïre s'étonne et s'afflige qu'on puisse douter de sa fidélité; mais Nérestan, qui soupçonne une partie de la vérité, lui fait entendre qu'elle est loin de soupçonner tous les devoirs de sa religion. Toujours franche, l'infortunée demande quel serait son châtiment si elle s'unissait à Orosmane. Son frère se récrie avec indignation :

O ciel! Que dites-vous! Ah! la mort la plus prompte 
Devrait...

ZAÏRE.
C'en est assez, frappe et préviens ta honte.

NÉRESTAN.
Qui? vous? ma soeur?

ZAÏRE.
C'est moi que je viens d'accuser, 
Orosmane m'adore..., et j'allais l'épouser.

NÉRESTAN.
L'épouser! est-il vrai, ma soeur, est-ce vous-même?
Vous, la fille des rois!

ZAÏRE.
Frappe, dis-je, je l'aime.

Nérestan s'indigne, mais il ne frappera pas sa soeur :
... Je vais donc apprendre à Lusignan trahi
Qu'un Tartare est le Dieu que sa fille a choisi; 
Dans ce moment affreux, hélas! ton père aspire
En demandant a Dieu le salut de Zaïre.
L'innocente Zaïre pleure ses illusions perdues :
... Et ta soeur en ce jour
Meurt de son repentir plus que de son amour... 
Pardonnez-moi, chrétiens; qui ne l'aurait aimé?
C'est là le cri du coeur. L'infortunée se laisse arracher la promesse de ne point se lier avant d'avoir consulté un prêtre. Orosmone se présente :
... Paraissez, tout est prêt.
Tout est prêt : commencez le bonheur de ma vie.
Zaïre lui demande encore quelques heures. Orosmane les accorde; mais, sur les insinuations de son confident Corasmin, le juge de la pièce, le soupçon se glisse dans son esprit; son amour et son orgueil blessés l'amènent devant Zaïre pour lui annoncer qu'il va choisir une autre épouse, puisqu'elle ne l'aime pas. Les larmes s'échappent des yeux de la jeune fille au désespoir. Orosmane les voit :
... Zaïre, vous pleurez!
Ce mot abat ce qui reste de résolution chez Zaïre, qui, voyant son amant à ses genoux, s'écrie d'un ton déchirant :
Me punisse a jamais ce ciel qui me condamne, 
Si je regrette rien que la coeur d'Orasmane!

OROSMANE.
Zaïre, vous m'aimez

ZAÏRE.
Dieu! si je l'aime, hélas!

Et l'amant rassuré consent à laisser Zaïre maîtresse d'elle-même encore une journée. Tandis qu'il triomphe de se savoir aimé, Corasmin lui apporte un billet saisi sur un chrétien qui a voulu s'introduire dans le palais :
... Chère Zaïre, il est temps de nous voir.
Il est vers la mosquée une secrète issue,
Où vous pouvez sans bruit et sans être aperçue 
Tromper vos surveillants et remplir notre espoir.
Il faut tout hasarder; vous connaissez mon zèle : 
Je vous attends; je meurs, si vous n'êtes fidèle.

OROSMANE.
Cours chez elle à l'instant, va, vole, Corasmin; 
Montre lui cet écrit, qu'elle tremble..., et soudain 
De cent coups de poignard que l'infidèle meure! 
Mais avant de frapper... Ah! cher ami, demeure; 
Demeure, il n'est pas temps... Je veux que ce chrétien
Devant elle amené... Non je ne veux plus rien.
Je me meurs, je succombe à l'excès de ma rage.
...
Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur!

Corasmin conseille à son maître de faire tenir le billet à Zaïre, pour voir jusqu'à quel point elle osera pousser la perfidie. Orosmane y consent et soudain Zaïre se présente. Orosmane dissimule et l'interroge adroitement; jamais Zaïre ne s'est montrée plus tendre; aussi doute-t-il de nouveau et dit-il à son confident :
Corasmin, je l'adore encor plus que jamais.
Et il attend la réponse de Zaïre au billet pour être fixé. Zaïre consent au rendez-vous; c'en est trop, des larmes s'échappent des yeux d'Orosmane. Soudain il entend la voix de Zaïre disant à sa suivante :
C'est ici le chemin; viens, soutiens mon courage Il va venir.

OROSMANE.
Ce mot me rend toute ma rage.
 

Il marche vers Zaïre, trompée par l'obscurité, croit tendre les bras à son frère :
Est-ce vous, Nérestan, que j'ai tant attendu?
Au nom de Nérestan, Orosmane plonge son poignard dans le sein de sa victime; la punition est prompte et terrible. A l'instant, on amène Nérestan enchaîné : "C'est toi qui m'arraches Zaïre, s'écrie Orosmane, que ton supplice commence avec le sien. "
NÉRESTAN.
Ah! que vois-je? ah! ma soeur... Barbare! Qu'as-tu fait?
A ce mot de soeur, Orosmane connaît son erreur, il comprend le bonheur qu'il a perdu :
... Sa soeur!... 
Zaïre... elle m'aimait? Est-il bien vrai, Fatime? 
Sa soeur!... J'étais aimé!...
Ce mot si simple, et après lequel il ne reste plus à Orosmane qu'à se poignarder sur le corps du Zaïre, fait beaucoup d'effet à la scène. (PL).
"La beauté unique du caractère d'Orosmane, dit La Harpe, l'art de l'intrigue, la progression de l'intérêt soutenue jusqu'au dernier vers, la réunion de tout ce que la nature et les passions ont de plus puissant pour émouvoir, de tout ce que le malheur extrême peut inspirer de pitié; le degré d'intérêt proportionnellement ménagé dans tous les personnages, la vérité des sentiments, le charme continuel du style, malgré quelques négligences; le prodigieux effet qui résulte de cet ensemble et qui est le même sur tous les ordres de spectateurs, tout me fait voir dans Zaïre l'ouvrage le plus éminemment tragique que l'on ait jamais conçu. Elle fait pleurer le peuple comme les gens instruits, et, quand les ressorts et l'exécution sont admirés des connaisseurs, si l'effet peut aller jusqu'à devenir pour ainsi dire populaire, c'est sans contredit le plus grand triomphe d'un art qui a pour but principal d'émouvoir les hommes rassemblés."
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