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Depuis
les origines jusqu'en 1050.
L'établissement progressif des Francs
dans le nord de la Gaule au Ve
siècle, la conversion de Clovis au catholicisme
et son établissement définitif sur les débris de la domination romaine
et les monarchies de fraîche date des Burgondes
et des Wisigoths
sont des faits dont certains historiens modernes font volontiers bon marché.
Et pourtant l'importance sociale de ces grands événements historiques
ne saurait être contestée. Que restait-il de celtique
dans la société gallo-romaine au moment de l'arrivée des Germains?
Bien peu de chose, sans doute, pour ne pas dire rien. Les trois éléments
essentiels qui en se pénétrant peu à voit sont arrivés, après une
longue élaboration, à produire la société française et par suite la
littérature française sont le
romanisme, le christianisme et le germanisme. C'est certainement au germanisme
que l'on doit le ferment épique, c.-à -d. le point de départ de l'épopée
française, de ce qui fait surtout l'originalité et la grandeur de notre
littérature du Moyen âge.
Gaston Paris l'a dit avec justesse et en termes
d'un vigoureux relief :
« L'épopée
française est le produit de la fusion de l'esprit germanique, dans une
forme romane, avec la nouvelle civilisation chrétienne et surtout française.
»
On a parlé ailleurs (Littérature
allemande et Epopée) des chants épiques
des Germains. Il est à peu près certain que le baptême de Clovis et
les événements qui suivirent furent célébrés dans des chants germaniques
perdus, mais dont l'écho retentit encore dans certains récits latins
soi-disant historiques des chroniques mérovingiennes.
Autant et plus peut-être que Clovis, Dagobert
a été l'objet de chants épiques : à côté des chants germaniques naissaient
déjà , par imitation et grâce an rapprochement des deux peuples, précurseur
de leur fusion, des chants romans. Nous avons de ce fait un témoignage
direct : l'auteur de la Vie de saint Chilian (VIIIe
siècle) parle d'une victoire remportée sur les Saxons par le jeune Dagobert,
du vivant de son père Clotaire, victoire
au sujet de laquelle, dit-il, carmen publicum juxta rusticitatem
(c.-Ã -d. en langue romane rustique) per omnium volitabat ora. Un
témoignage indirect, plus curieux peut-être, c'est cette chanson
de geste de Floovant,
qui ne nous est parvenue que telle qu'on la chantait au XIIe
siècle, et dont le héros, comme l'a si ingénieusement montré Gaston
Paris, n'est autre que Dagobert, qualifié dans des chants épiques
perdus de Flodovenc, c.-Ã -d. Chlodoving , descendant de Clovis. Bien que
nous n'ayons pas conservé de chanson de geste antérieure à la Chanson
de Roland
(vers 1080), il n'est pas moins certain que l'épopée a eu autant de vitalité
dans la période des origines que dans la période suivante, et que Charles-Martel,
Pépin et Charlemagne,
après Clovis et Dagobert, ont été les héros de maints poèmes perdus.
-
Serment de
Strasbourg
Serment de Louis
le Germanique
: Pro Deo amur et pro Kristian poblo et nostro commun savament, d'ist di
en avant in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon
fradre Karlo, et in adjuda et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son
frade salvar dist, in o quid il mi altrezi fazet : et ad Ludher nul plaid
numquam praindrai qui, meo nvol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Traduction
: Pour l'amour de Dieu et pour notre commun salut et celui du peuple chrétien,
dorénavant, autant que Dieu savoir et pouvoir me donnera, je soutiendrai
mon frère Charles, ici présent., par aide et en toute chose, comme il
est juste que l'on soutienne sou frère, tant qu'il fera de même pour
moi; et jamais avec Lothaire ne ferai traité qui, de ma volonté, soit
préjudiciable à mon frère Charles. |
A vrai dire, dans cette période des origines,
le plus intéressant est ce que nous n'avons pas. Enumérons brièvement
les textes conservés. Ils appartiennent tous à la littérature religieuse;
il est probable que le point de départ de cette littérature doit être
cherché dans une prescription du concile de Tours
(812) ordonnant de mettre les homélies «-en
langue romane rustique ». Gaston Paris a placé vers 880 la Séquence
(mal à propos appelée cantilène) de sainte Eulalie qui
se trouve être (après les Serments de Strasbourg qui ne sont qu'un
document historique et philologique) le plus ancien texte littéraire français
: c'est une courte composition (28 vers assonant deux à deux, plus trois
mots en queue), calquée sur une séquence latine contenue dans le même
manuscrit (bibliothèque de Valenciennes),
composition qui a dû naître dans l'abbaye
d'où provient le manuscrit qui nous l'a heureusement conservée, Saint-Amand,
au Nord de Valenciennes. On appelle souvent fragment de Valenciennes un
fragment d'homélie sur Jonas qui nous est parvenu moitié en caractères
ordinaires, moitié en notes tironiennes du commencement du Xe
siècle, mi-partie latin et français
: c'est une curieuse épave de la prédication populaire en langue vulgaire
des premiers temps, de la même région que sainte Eulalie.
-
Cantilène
de sainte Eulalie
Eulalie fut une bonne
vierge ;
Elle avait un bean
corps, une âme plus belle.
Les ennemis de Dieu
la voulurent vaincre;
Voulurent la faire
servir le diable.
Mais elle n'écoute
pas les méchants qui lui conseillent
De renier Dieu qui
est là -haut dans le ciel.
Ni pour or, ni pour
argent, ni pour parure,
Ni par les menaces,
ni par la douceur, ni par les prières,
On ne put jamais
plier
La jeune fille Ã
ne pas aimer le service de Dieu.
C'est pourquoi on
la présenta à Maximien,
Qui était, en ce
temps-là , roi des païens.
Il l'exhorte, mais
elle ne s'en soucie guère,
A quitter le nom
chrétien.
Elle rassemble toute
sa force;
Plutôt elle souffrirait
la torture
Que perdre sa virginité
C'est pourquoi elle
est morte à grand honneur.
Ils la jetèrent
dans le feu pour qu'elle y brûlât vive.
Elle était toute
pure : c'est pourquoi elle ne brûla point.
Le roi païen ne
voulut pas se rendre à ce miracle;
Avec une épée
lui fit couper la tête.
La demoiselle n'y
contredit pas
Elle veut quitter
le siècle : elle en prie le Christ.
Sous la forme d'une
colombe, elle s'envole au ciel.
Supplions-la tous
de vouloir bien prier pour nous,
Afin que le Christ
ait merci de nous
Après la mort,
et nous laisse venir à lui
Par sa clémence.
(Traduction). |
Plus importants sont les poèmes sur saint
Léger et sur la Passion,
conservés dans un manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand
et souvent appelés de ce fait poèmes de Clermont-Ferrand : tous les deux
sont en vers octosyllabiques rimant deux à deux, mais ces vers sont groupés
en quatrains dans la Passion, en sixains dans le saint Léger.
La Passion est écrite dans une langue singulière, demi-française,
demi-provençale, et le saint Léger lui-même, bien que plus nettement
français, sent le voisinage de la langue
d'oc : il est vraisemblable que ces deux poèmes ont été composés
dans le sud du Poitou; ils appartiennent Ã
la deuxième moitié du Xe siècle. A la
fin de notre première période (vers 1040), a été composé le poème
sur saint Alexis, le premier texte de la littérature
française qui ait vraiment des qualités littéraires remarquables.
Cette oeuvre représente la part de la France proprement dite, de l'ancienne
Neustrie, dans la production littéraire
de l'époque des origines.
-
La Vie de
saint Alexis
[...] De la dolor
que demenat li pedre
Grant fut la noise,
si l'entendit la medre.
La vint corant com
feme forsenede,
Batant ses palmes,
cridant, eschevelede :
Veit mort son fil,
a terre chiet pasmede.
Qui donc li vit son
grant dol demener,
Son piz debatre
e son cors degeter,
Ses crins derompre,
son vis demaiseler,
E son mort fil detraire
et acoler,
N'i out si dur cui
n'estoüst plorer.
Trait ses chevels
e débat sa peitrine;
A grant dol met
la soe charn medisme :
« E filz, dist
ele, com m'ous enhadide!
Et jo dolente, com
par fui avoglide!
Ne l'conoisseie
plus qu'onques ne l'vedisse. »
Plorent si oil e
si getet granz criz;
Sempres regretet
:
« Mar te portai,
bels fils!
Et de ta medre que
n'aveies mercit?
Pop tei m'vedeies
desirrer a morir :
Ço'st grant merveille
que pitet ne t'en prist.
« Fils Alexis, de
la toe charn tendre!
A quel dolor deduit
as ta jovente!
E Deus le set que
tote sui dolente
Ja mais n'ierc liede
por home ne por ferme.
« Ainz que t'ousse
si 'n fui molt desirrose;
Ainz que nez fusses
si 'n fui molt anguissose;
Quant jo t'vid net
si 'n fui liede e goiose;
Or te vei mort,
tote en sui coroçose :
Çô peiset mei
que ma fin tant demoret.
« Seinors de Rome,
por amor Deu, mercit :
Aidiez m'Ã plaindre
le dol de mon ami.
Granz est li dols
qui sor mei est vertiz
Ne pois tant faire
que mes cors s'en sazit;
Il n'est merveille;
n'ai mais filie ne fil. »
Entre le dol del
pedre e de la medre
Vint la pulcele
qued il out esposede :
« Sire, dist ele,
com longe demorede
Ai atendude en la
maison ton pedre,
Ou tu m'laissas
dolente et esguarede!
« O chiers amis,
de ta jovente bele!
Ço peiset mei que
tei podrirat terre!
E gentils hom, com
dolente pois estre!
Jo atendeie de tei
bones noveles.
Mais or les vei
si dures e si pesmes!
« O bele boche,
bels vis, bele faiture,
Com est mudede vostre
bele figure!
Plus vos amai que
nule créature.
Si grant dolor oi
m'est aparëude,
Mielz me venist,
amis, que morte fusse. » [...]. |
De 1050 jusqu'Ã
la majorité de Saint Louis (1235).
Avec la seconde moitié du XIe
siècle s'ouvre la grande époque de la littérature française du Moyen
âge. C'est d'abord la floraison de l'épopée
nationale, puis de la poésie narrative qui
s'y rattache de près ou de loin (romans sur
l'Antiquité,
romans bretons, romans byzantins et d'aventure, contes,
fabliaux, poèmes historiques) et de la poésie
lyrique (La
littérature courtoise); c'est aussi, vers la fin, l'affranchissement
de la prose, d'abord humble servante du latin'
dans de nombreuses traductions, qui affirme sa vitalité
dans les romans bretons et dans le style de haute allure d'un Villehardouin.
Il est bien difficile, en quelques paragraphes, de donner un tableau complet
de cette période extraordinairement féconde. L'ordre chronologique général
que nous avons suivi pour la période des origines, où les textes sont
rares, n'engendrerait ici que confusion. Nous suivrons la division par
genres, et dans chaque genre nous indiquerons autant que possible le développement
chronologique, nous attachant à mentionner toutes les oeuvres, tous les
auteurs d'une réelle valeur, mais sans entrer dans des détails qui sont
mieux à leur place dans les articles particuliers qui ont déjà été
ou qui seront consacrés ici même aux genres, aux oeuvres, aux auteurs
les plus importants.
Littérature
narrative. Epopée nationale.
Deux poèmes seulement sont antérieurs
à la fin du XIe siècle : le Pèlerinage
de Charlemagne à Jérusalem
(vers 1060), poème moitié sérieux, moitié comique, composé peut-être
par un Parisien pour être chanté aux fameuses foires
du Lendit, à Saint-Denis, et la célèbre
Chanson de Roland
(vers 1080). Tout au début du XIIe siècle
se place un fragment de 600 vers, souvenir très vivant de la victoire
remportée en Vimeu par Louis III sur les Vikings
en 881, que l'on a baptisé du nom de Roi Louis ou Gormond et
Isembart,
et les chansons les plus anciennes de la geste de Guillaume d'Orange
(héros célébré sans doute à l'origine dans le midi de la France, mais
déjà connu dans le Nord dès le milieu du XIe
siècle) telles que le Charroi de Nîmes,
le Couronnement de Louis,
Ia Chevalerie Vivien,
etc.
-
Le Cor
(extrait de la Chanson
de Roland)
[Olivier,
à la vue des Sarrasins qui se préparent à attaquer et à cerner l'arrière-garde,
demande à Roland de sonner son olifant, afin d'appeler Charlemagne Ã
leur secours. Par trois fois, Roland refuse; il pousse ainsi le courage
jusqu'à l'excès, jusqu'à la desmesure, ce qui peut faire considérer
sa mort comme une expiation].
Olivier
dit : « Les païens ont grande force; il me semble qu'il y a bien peu
de Français. Compagnon Roland, sonnez donc votre cor : Charles l'entendra,
il fera revenir l'armée. » Roland répond : « J'agirais comme un fou!
En douce France, j'en perdrais ma gloire! Mais plutôt je frapperai de
grands coups de Durandal; le fer en sera sanglant jusqu'Ã l'or de la garde.
C'est pour leur malheur que les félons païens sont venus à ce défilé
: je vous le jure, ils sont tous condamnés à mort. »
« Compagnon Roland,
sonnez donc l'olifant ; Charles l'entendra, il fera revenir l'armée; le
roi nous secourra avec ses barons. » Roland répond : « Ne plaise au
Seigneur Dieu que mes parents soient jamais blâmés à cause de moi, ni
que France la douce tombe en déshonneur ! Mais je frapperai assez avec
Durandal, ma bonne épée ceinte à mon côté; vous en verrez tout le
fer ensanglanté. Les félons païens sont réunis ici pour leur malheur
: je vous le jure, ils périront tous.-»
« Compagnon Roland,
sonnez votre olifant. Charles l'entendra, lui qui passe aux défilés;
je vous le jure, alors les Francs reviendront sur leurs pas. » - « Ne
plaise à Dieu, lui répond Roland, qu'il puisse être dit par nul homme
vivant, que jamais j'aie sonné du cor à cause des païens! Jamais on
ne pourra en faire reproche à mes parents. Quand je serai au fort de la
bataille, je frapperai mille et sept cents coups, et vous verrez l'acier
de Durandal ensanglanté. Les Français sont braves, ils frappent en bons
chevaliers! Désormais, ceux d'Espagne [= les Sarrasins) n'auront rien
qui les garantisse de la mort. »
Olivier dit : «
Je ne vois pas où serait le déshonneur. J'ai vu les Sarrasins d'Espagne
: les vals et les monts en sont couverts, ainsi que les landes et les plaines.
Grandes sont les armées de cette nation étrangère : pour nous, nous
sommes en petit nombre ». Roland répond : « Mon ardeur n'en est que
plus grande. Ne plaise à Dieu et à ses très saints anges que France
perde à cause de moi son honneur! La mort vaut mieux que la honte ! Parce
que nous frappons bien, l'Empereur nous aime. »
Roland est preux,
et Olivier est sage a : tous cieux ont merveilleux courage. Puisqu'ils
sont à cheval et en armes, désormais la mort ne les empêchera pas de
livrer bataille. Braves sont les comtes, et leurs paroles sont nobles.
Les félons païens chevauchent avec grande colère... (La
Chanson de Roland). |
Presque toutes datent de la fin du XIIe
et du commencement du XIIIe siècle; citons
parmi les plus intéressantes : le Moniage Guillaume, Aliscans,
Aspremont,
Aiol,
les Lorrains
(suite de cinq chansons), Raoul de Cambrai,
Renaud de Montauban,
Aquin ou la Conquête de la Bretagne,
la Chanson d'Antioche,
Huon de Bordeaux,
Aymeri de Narbonne,
Girard de Vienne,
etc. Nous ne mentionnerons Girard de Roussillon que pour faire remarquer
que cette oeuvre hors ligne se rattache plutôt à la littérature
provençale. Ajoutons que plus on descend dans le temps, plus les chansons
de geste sont diffuses, surchargées d'épisodes merveilleux et de
types de convention, plus elles s'éloignent, en un mot, des justes proportions
et de l'allure sévère de la Chanson de Roland.
La plupart des chansons sont anonymes : les quelques noms d'auteurs connus
sont Bertrand de Bar-sur-Aube, Herbert le
Duc de Dammartin-en-Goële, Jendeu de Brie, Graindor de Douai, Raimbert
de Paris, Jean de Flagy, Jean Bodel.
Romans
sur l'Antiquité.
Le XIIe
siècle peut être considéré comme une des époques où la France
a sinon le mieux connu et le mieux apprécié, au moins le plus recherché
les monuments de la littérature latine
antique avant la Renaissance.
Le succès des poèmes épiques nationaux suggéra à quelques clercs l'idée
de mettre à la portée de la foule en les versifiant les principales histoires
ou légendes antiques puisées en général à des sources de la période
tardive. Tantôt on adopta la forme extérieure des chansons
de geste proprement dites, tantôt les vers octosyllabiques rimant
deux à deux : au premier système appartiennent les poèmes sur Alexandre;
au second, le roman de Thèbes
(d'après la Thébaïde
de Stace) et le roman d'Enéas
(d'après l'Enéide
de Virgile), poèmes anonymes composés à peu
d'années l'un de l'autre (vers 1150) et enfin le roman de Troie
( d'après Darès et Dictys ), dédié par Benoît
de Sainte-Maure, vers 1160, à la reine Eléonore.
Romans
grecs et byzantins et romans d'aventure.
Les oeuvres qui rentrent dans ce chapitre
sont ou imitées de traductions latines anciennes de romans
grecs tardifs ou puisées directement dans les traditions byzantines
avec lesquelles les croisades avaient
mis l'Occident en contact. Nous citerons en particulier : Apollonius
de Tyr, les Sept Sages, Eracle,
par Gautier d'Arras (vers 1460); Cligès,
par Chrétien de Troyes (vers 1165); Florimont,
par Aimon de Varennes (1188); Atis et Profilias, par Alexandre
de Bernay; Partenopeus de Blois
(sujet analogue à celui de Psyché);
Flore et Blanchefleur,
etc. Tous ces poèmes sont plus ou moins des romans
d'amour qui ont préparé les romans d'aventure
avec lesquels on les confond souvent. Nous mentionnerons seulement parmi
ces derniers: Ille et Galeron, par Gautier d'Arras (1157); Galeran
de Bretagne, Guillaume de Dole, Pamphile et Galatée, par Jean Brasdefer
(vers 1225).
Romans
bretons.
Il n'est pas de sujet plus difficile Ã
élucider dans l'histoire littéraire du Moyen âge que l'origine des romans
bretons. D'après Gaston Paris, c'est en Angleterre
que le contact s'est produit entre les légendes
bretonnes et la littérature française
(c.-à -d. anglo-normande), soit directement, soit parfois par l'intermédiaire
de traductions anglaises : c'est là que Marie
de France a composé au XIIe siècle
ses nombreux lais; c'est là qu'ont été tentées
les premières compilations poétiques sur Tristan, Perceval, Gauvain,
Lancelot et autres héros de la cour d'Arthur,
et c'est de là qu'elles ont passé en France, où Chrétien
de Troyes et ses continuateurs, Godefroy de Lagny, Mennessier, Gaucher
de Dourdan, Gerbert de Montreuil leur ont donné
une vogue extraordinaire. Un graal
(plat) mystérieux mentionné dans le Perceval
inachevé de Chrétien de Troyes est devenu peu après lui l'objet de légendes
qu'il ne connaissait sans doute pas : on a raconté que ce graal avait
servi à recueillir, entre les mains de Joseph
d'Arimathie, le sang qui coulait des plaies de Jésus,
et un poète franc-comtois du commencement du XIIIe
siècle, Robert de Boron, a consacré une sorte
de trilogie (Joseph, Merlin,
Perceval) à rattacher artificiellement la légende du graal au
cycle breton. Ces trois poèmes sont en partie perdus, mais, mis en prose
et combinés avec d'autres données de poètes anonymes, ils se retrouvent
dans les romans du Saint-Graal, de Merlin, de Lancelot,
de Palamède, immenses compilations de la fin de la période embrassée
dans ce chapitre. On notera que le Brut
de Wace, composé en 1155, qu'on ne manque jamais
de mentionner parmi les romans bretons, est une simple traduction en vers
de l'Historia regum Britanniae de Gaufrei
de Monmouth, et que cette Historia, toute répandue qu'elle
ait été, n'est pas la source des romans français.
Contes
et fableaux.
Les contes
et les fabliaux (on a dit aussi fableau,
terme que d'aucuns jugent préférable) répondent au même besoin de curiosité
de l'esprit que les récits des chansons de geste ou des romans;
mais ils s'adressaient généralement à un public de bourgeois, d'aspirations
moins élevées. Ils mettent surtout en scène des bourgeois, des vilains
ou des clercs inférieurs : un auteur latin les oppose précisément sous
le nom de fabellae ignobilium aux chansons de geste (cantilena;
gestoriae) et aux romans d'aventure (eventurae nobilium).
Ce sont de courts récits rimés, dont les auteurs n'ont guère d'autre
prétention que de faire rire, mais possèdent rarement assez d'esprit
pour ne pas tomber dans la platitude ou dans le cynisme. Beaucoup de ces
récits paraissent venir de l'Orient, soit par l'intermédiaire des Arabes
d'Espagne,
soit par la voie des croisades. Quelques-uns remontent au milieu du XIIe
siècle, notamment Richeut, peinture énergique de la vie des courtisanes
et de leurs protecteurs; la plupart sont de la fin du XIIe
et surtout du commencement du XIIIe siècle.
Fable
ésopique et roman de Renard.
Beaucoup de recueils de fables
ont été composés au XIIe et au XIIIe
siècle en français sous le nom d'Isopet
; mais en général, sans en excepter le plus remarquable, celui de Marie
de France, ils n'offrent pas grand intérêt, car ils ne sont que la traduction,
trop souvent inintelligente, de deux recueils latins
du temps dont les sources remontent à l'Antiquité grecque et latine additionnée
de quelques éléments indiens, l'Avianus et le Romulus.
Au contraire, les nombreux récits qui se sont peu à peu ajoutés ou superposés
les uns aux autres, pour former le recueil connu sous le nom de Roman
de Renard (ou Renart),
sont pour la plupart propres au Moyen âge et donnent une saveur particulière
à cette sorte d'épopée animale.
-
Fable du
Loup et de l'Agneau (XIIIe
siècle)
« [Esope] dit ceci
du loup et de l'agneau,
Qui buvaient Ã
un ruisseau :
Le loup à la source
buvait,
Et, l'agneau en
aval était.
Avec colère parla
le loup
Qui était très
querelleur.
Par mauvaise humeur
il lui parla :
« Tu m'as, dit-il,
fait grand ennui. »
L'agneau lui a répondu
:
« Sire, et en quoi
? - Donc, ne le vois-tu?
Tu m'as ici troublé
cette eau :
Je n'en puis boire
mon soûl.
Aussi je m'en irai,
je crois,
Comme je vins, tout
mourant de soif. »
L'agnelet donc répond
:
« Sire, déjÃ
vous buvez en amont :
De vous me vient
tout ce que j'ai bu. »
« Quoi » fit le
loup « m'outrages-tu ? »
L'agneau répond
: « Je n'en ai intention ».
Le loup lui dit
: « Je sais de vrai;
Cela même me fit
ton père,
A cette source où
j'étais avec lui,
Maintenant il y
a six mois, comme je crois ».
« Qu'en retirez-vous,
fit-il, sur moi?
Je n'étais pas
né, comme je crois. »
« Et cela est parce
que cela est » lui a dit le loup,
« Maintenant me
fais-tu contrariété?
C'est chose que
tu ne dois pas faire. »
Donc le loup prit
le petit anneau,
L'étrangle avec
ses dents, et le tue.
Ainsi font les riches
voleurs, les vicomtes et les juges,
De ceux qu'ils ont
en leur justice.
Faux prétextes
par convoitise
Ils trouvent assez
pour les confondre,
Souvent ils les
font comparaître à leurs plaids,
La chair ils leur
enlèvent et la peau,
Comme le loup fit
à l'agneau. » |
Histoire.
Le genre historique
a été d'abord traité en vers et, sous cette forme, il a particulièrement
fleuri à la cour des rois d'Angleterre.
Vers 1150, Geffrei Gaimar compose son Histoire des Anglais (vers
octosyllabiques); de 1160 Ã 1174, Wace, la Geste des Normands ou
Roman de Rou
(Rollon), qu'il interrompt à la bataille de Tinchebray
(1107), sans doute à la nouvelle que Henri Il
avait chargé de la même tache un concurrent, Benoît (que quelques-uns
identifient avec Benoît de Sainte-Maure,
auteur de Troie)
nous possédons en effet 43.000 vers octosyllabiques
de Benoît, qu'on a publiés sous le titre de Histoire des ducs de Normandie.
Malheureusement, ces trois poèmes de Gaimar, de Wace et de Benoît ne
sont guère que la paraphrase de textes
latins antérieurs et s'arrêtent avant l'époque où les poètes chroniqueurs
auraient pu parler des événements qu'ils avaient vus.
Ce genre d'intérêt qui leur manque se
trouve au contraire dans les poèmes suscités par le meurtre de Thomas
Becket (1170) et composés presque sous le coup de l'émotion produite
par ce tragique événement. De ces poèmes, nous ne citerons que celui
de Garnier de Pont-Sainte-Maxence, l'une des oeuvres les plus remarquables
que le Moyen âge nous ait laissées.
La troisième croisade inspira à un
certain Ambroise, jongleur au service de Richard
Coeur de Lion, un poème de 12.000 vers
sans grandes qualités littéraires, mais offrant le mérite de la sincérité.
Enfin, vers 1224, fut composée par un anonyme l'Histoire de Guillaume
le Maréchal, grand personnage de la cour anglaise, oeuvre supérieure
peut-être par le mérite de l'écrivain à toutes celles que nous venons
d'énumérer. La France
proprement dite est beaucoup moins riche dans le genre historique que les
possessions des Plantagenets.
-
La mort de
Henri II
(extrait de l'Histoire
de Guillaume le Maréchal)
[Ce
poème, dont l'auteur est inconnu, fut écrit vers 1225. Il raconte la
vie de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, régent d'Angleterre
pendant les trois premières années du règne de Henri III (il mourut
en 1219). Nous citerons les vers où le poète a décrit la mort douloureuse
de Henri II. On sait que les fils du roi s'étaient révoltés contre leur
père. Philippe Auguste fit remettre à Henri II la liste de tous les rebelles
Henri II, déjà malade, demande à un serviteur de lui dire leurs noms
:]
« Et celui-ci en
soupirant lui dit :
« Sire, que Jésus-Christ
me vienne en aide!
Le premier qui est
ci écrit,
C'est le comte Jean
[-Sans-Terre] votre fils. »
Quand le roi Henri
entendit
Que la chose que
plus
Il s'appliqua Ã
combler de bien, et qu'il aima le plus,
Le trahissait, depuis
il ne dit mot,
Hors seulement :
«Assez en avez dit. »
Lors il se retourna
du côté de son lit;
Le corps le brûle,
son sang se trouble,
Tant qu'il eut la
couleur si trouble,
Qu'elle fut noire
et violette et pâle.
Pour sa douleur
qui fut si cruelle,
Il perdit toute
sa mémoire,
Tant qu'il n'entendit
ni ne vit goutte.
En telle peine et
en telle douleur
Il fut travaillé
jusqu'au troisième jour.
Il parlait, mais
nul ne savait
Bien entendre ce
qu'il disait.
Le sang lui figea
sur le coeur.
Il lui fallut venir
à tel point
Que la mort, ni
plus ni moins,
Lui creva le coeur
de ses mains.
Tous ceux qui autour
de lui étaient
Et qui devaient
garder son corps,
Quand ils virent
la mort du roi,
Chacun tira et prit
pour soi
Ce qu'ils eurent
de son bien en garde.
Pour ce est fou
qui n'y prend barde,
Quand il sent que
mort le travaille,
Qui trop se fie
en la canaille
Pour garder son
bien; que plutôt il le partage
De telle façon
que Dieu y ait part
Aavant que la mort
ne l'ait attrapé.
Quand les pillards
eurent happé
Ses draps, ses joyaux,
son avoir,
Tant que chacun
en put avoir,
Ainsi resta le roi
d'Angleterre
Aussi nu qu'il tomba
sur terre.
Telle est Fortune,
hélas! hélas!
qu'elle finit de
si haut si bas
Si haut personnage,
si honoré,
Si riche roi, si
redouté. »
(Histoire
de Guillaume le Maréchal).
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On écrit peu en vers, et l'Histoire
des Empereurs romains, rimée par
le Lorrain Calendre (1213) est au-dessous du médiocre. On traduit beaucoup
en prose, notamment la fameuse Chronique de Turpin;
on compose à Paris les Faits des Romains,
compilation intéressante imitée de Salluste,
César, Lucain et Suétone,
mais qui est demeurée interrompue à la mort de Jules César, etc. Celte
prédilection pour la prose nous a valu une oeuvre capitale de l'historiographie
française la Conquête de Constantinople,
de Villehardouin, et le récit, souvent
pittoresque, que Robert de Clari a consacré à la même expédition.
Poésie
lyrique.
Nous avons vu que la littérature
française avait emprunté aux Bretons du pays
de Galles la « matière de Bretagne », comme dit Jean
Bodel; mais cette matière, elle l'a faite sienne par la manière dont
elle l'a traitée. Dans le domaine lyrique,
les poètes français ou trouvères n'ont pas
fait preuve de la même originalité : ils se sont mis à l'école des
poètes provençaux ou troubadours
et n'ont guère fait que les copier, parfois avec bonheur, le plus souvent
avec un art inférieur. Cette dépendance du Nord vis-à -vis du Midi s'explique
par la différence de civilisation : le Nord, plus guerrier, se passionne
pour les chansons de geste au moment où le
Midi, plus raffiné et d'esprit plus délié, est déjà revenu de cette
passion qu'il n'a jamais dû éprouver bien forte et est tout entier Ã
la poésielyrique. On compose des poésies
lyriques au Midi dès la fin du XIe siècle;
au Nord, nous n'en connaissons pas avant la fin du XIIe.
Ce n'est pas que l'esprit lyrique n'ait existé au Nord antérieurement
à l'influence du Midi : on a quelques rares chansons
de toile françaises d'un caractère demi-épique, demi-lyrique (notamment
la Chanson de Renaud) qui paraissent remonter très haut et qui
ne doivent rien aux troubadours; de même certaines pastourelles,
certaines chansons de croisade à refrain. Mais cette poésie de caractère
populaire fut bientôt dédaignée et délaissée, et la haute société
de la fin du XIIe siècle s'engoua de la
lyrique provençale. Les femmes, et en particulier les deux filles d'Aliénor
d'Aquitaine, épouses d'un comte de Champagne
et d'un comte de Blois, semblent avoir beaucoup
contribué à cet engouement. Quelques-uns des poètes lyriques français
de cette époque, notamment Thibaud de Champagne
et Gace Brulé, peuvent aller de pair avec les meilleurs troubadours. A
côté de la chanson, les autres genres cultivés étaient la pastourelle,
les rotruenges, les serventois,
etc.
Genres
divers.
Il nous resterait, pour compléter ce
tableau, à parler de la littérature didactique
et de la littérature dramatique. De cette
dernière, nous n'avons que peu de chose à dire, parce que les origines
du théâtre français appartiennent presque exclusivement à la littérature
latine; mentionnons cependant le Jeu de saint Nicolas, de Jean
Bodel qui date du commencement du XIIIesiècle,
et qui, à ce moment, est une oeuvre tout à fait isolée. La littérature
didactique, religieuse ou profane, est au contraire fort riche, mais elle
se compose pour une bonne part de traductions du latin
qu'il y aurait peu de profit à énumérer en détail. Citons seulement
les oeuvres, de caractères divers, qui ont au moins le mérite d'une originalité
relative : le Livre des manières, d'Etienne de Fougères, évêque
de Rennes, vers 1170; le Miserere et
le Roman de Charité, d'un reclus qui vivait à Molliens, en Picardie,
et dont le nom de famille n'est pas connu; les Bibles,
de Guyot de Provins et de Hugues de Berzé, tous
ouvrages en vers, satires plus ou radins vigoureuses
contre les différentes classes de la société; le Besant de Dieu,
de Guillaume le Clerc; le Songe d'Enfer et la Voie de Paradis,
de Raoul de Houdan; le Tournoiement d'Antéchrist (1235), de Huon
de Méri; les Miracles de la Vierge, de Gautier de Coinci, également
en vers et dont les titres indiquent assez et le but religieux et le caractère
allégorique, etc. (Antoine Thomas). |
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