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Littérature française
La littérature française au Moyen âge
I - Des origines à la majorité de Saint-Louis
Depuis les origines jusqu'en 1050. 
L'établissement progressif des Francs dans le nord de la Gaule au Ve siècle, la conversion de Clovis au catholicisme et son établissement définitif sur les débris de la domination romaine et les monarchies de fraîche date des Burgondes et des Wisigoths sont des faits dont certains historiens modernes font volontiers bon marché. Et pourtant l'importance sociale de ces grands événements historiques ne saurait être contestée. Que restait-il de celtique dans la société gallo-romaine au moment de l'arrivée des Germains? Bien peu de chose, sans doute, pour ne pas dire rien. Les trois éléments essentiels qui en se pénétrant peu à voit sont arrivés, après une longue élaboration, à produire la société française et par suite la littérature française sont le romanisme, le christianisme et le germanisme. C'est certainement au germanisme que l'on doit le ferment épique, c.-à-d. le point de départ de l'épopée française, de ce qui fait surtout l'originalité et la grandeur de notre littérature du Moyen âge. Gaston Paris l'a dit avec justesse et en termes d'un vigoureux relief : 
« L'épopée française est le produit de la fusion de l'esprit germanique, dans une forme romane, avec la nouvelle civilisation chrétienne et surtout française. » 
On a parlé ailleurs (Littérature allemande et Epopée) des chants épiques des Germains. Il est à peu près certain que le baptême de Clovis et les événements qui suivirent furent célébrés dans des chants germaniques perdus, mais dont l'écho retentit encore dans certains récits latins soi-disant historiques des chroniques mérovingiennes. Autant et plus peut-être que Clovis, Dagobert a été l'objet de chants épiques : à côté des chants germaniques naissaient déjà, par imitation et grâce an rapprochement des deux peuples, précurseur de leur fusion, des chants romans. Nous avons de ce fait un témoignage direct : l'auteur de la Vie de saint Chilian (VIIIe siècle) parle d'une victoire remportée sur les Saxons par le jeune Dagobert, du vivant de son père Clotaire, victoire au sujet de laquelle, dit-il, carmen publicum juxta rusticitatem (c.-à-d. en langue romane rustique) per omnium volitabat ora. Un témoignage indirect, plus curieux peut-être, c'est cette chanson de geste de Floovant, qui ne nous est parvenue que telle qu'on la chantait au XIIe siècle, et dont le héros, comme l'a si ingénieusement montré Gaston Paris, n'est autre que Dagobert, qualifié dans des chants épiques perdus de Flodovenc, c.-à-d. Chlodoving , descendant de Clovis. Bien que nous n'ayons pas conservé de chanson de geste antérieure à la Chanson de Roland (vers 1080), il n'est pas moins certain que l'épopée a eu autant de vitalité dans la période des origines que dans la période suivante, et que Charles-Martel, Pépin et Charlemagne, après Clovis et Dagobert, ont été les héros de maints poèmes perdus.
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Serment de Strasbourg

Serment de Louis le Germanique : Pro Deo amur et pro Kristian poblo et nostro commun savament, d'ist di en avant in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in adjuda et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son frade salvar dist, in o quid il mi altrezi fazet : et ad Ludher nul plaid numquam praindrai qui, meo nvol, cist meon fradre Karle in damno sit.

Traduction : Pour l'amour de Dieu et pour notre commun salut et celui du peuple chrétien, dorénavant, autant que Dieu savoir et pouvoir me donnera, je soutiendrai mon frère Charles, ici présent., par aide et en toute chose, comme il est juste que l'on soutienne sou frère, tant qu'il fera de même pour moi; et jamais avec Lothaire ne ferai traité qui, de ma volonté, soit préjudiciable à mon frère Charles.

A vrai dire, dans cette période des origines, le plus intéressant est ce que nous n'avons pas. Enumérons brièvement les textes conservés. Ils appartiennent tous à la littérature religieuse; il est probable que le point de départ de cette littérature doit être cherché dans une prescription du concile de Tours (812) ordonnant de mettre les homélies «-en langue romane rustique ». Gaston Paris a placé vers 880 la Séquence (mal à propos appelée cantilène) de sainte Eulalie qui se trouve être (après les Serments de Strasbourg qui ne sont qu'un document historique et philologique) le plus ancien texte littéraire français : c'est une courte composition (28 vers assonant deux à deux, plus trois mots en queue), calquée sur une séquence latine contenue dans le même manuscrit (bibliothèque de Valenciennes), composition qui a dû naître dans l'abbaye d'où provient le manuscrit qui nous l'a heureusement conservée, Saint-Amand, au Nord de Valenciennes. On appelle souvent fragment de Valenciennes un fragment d'homélie sur Jonas qui nous est parvenu moitié en caractères ordinaires, moitié en notes tironiennes du commencement du Xe siècle, mi-partie latin et français : c'est une curieuse épave de la prédication populaire en langue vulgaire des premiers temps, de la même région que sainte Eulalie.
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Cantilène de sainte Eulalie

Eulalie fut une bonne vierge ;
Elle avait un bean corps, une âme plus belle.
Les ennemis de Dieu la voulurent vaincre;
Voulurent la faire servir le diable.
Mais elle n'écoute pas les méchants qui lui conseillent
De renier Dieu qui est là-haut dans le ciel. 
Ni pour or, ni pour argent, ni pour parure,
Ni par les menaces, ni par la douceur, ni par les prières,
On ne put jamais plier
La jeune fille à ne pas aimer le service de Dieu. 
C'est pourquoi on la présenta à Maximien, 
Qui était, en ce temps-là, roi des païens. 
Il l'exhorte, mais elle ne s'en soucie guère,
A quitter le nom chrétien.
Elle rassemble toute sa force;
Plutôt elle souffrirait la torture
Que perdre sa virginité
C'est pourquoi elle est morte à grand honneur.
Ils la jetèrent dans le feu pour qu'elle y brûlât vive.
Elle était toute pure : c'est pourquoi elle ne brûla point.
Le roi païen ne voulut pas se rendre à ce miracle; 
Avec une épée lui fit couper la tête. 
La demoiselle n'y contredit pas
Elle veut quitter le siècle : elle en prie le Christ.
Sous la forme d'une colombe, elle s'envole au ciel.
Supplions-la tous de vouloir bien prier pour nous, 
Afin que le Christ ait merci de nous 
Après la mort, et nous laisse venir à lui
Par sa clémence. (Traduction).

Plus importants sont les poèmes sur saint Léger et sur la Passion, conservés dans un manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand et souvent appelés de ce fait poèmes de Clermont-Ferrand : tous les deux sont en vers octosyllabiques rimant deux à deux, mais ces vers sont groupés en quatrains dans la Passion, en sixains dans le saint Léger. La Passion est écrite dans une langue singulière, demi-française, demi-provençale, et le saint Léger lui-même, bien que plus nettement français, sent le voisinage de la langue d'oc : il est vraisemblable que ces deux poèmes ont été composés dans le sud du Poitou; ils appartiennent à la deuxième moitié du Xe siècle. A la fin de notre première période (vers 1040), a été composé le poème sur saint Alexis, le premier texte de la littérature française qui ait vraiment des qualités littéraires remarquables. Cette oeuvre représente la part de la France proprement dite, de l'ancienne Neustrie, dans la production littéraire de l'époque des origines.
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La Vie de saint Alexis

[...] De la dolor que demenat li pedre
Grant fut la noise, si l'entendit la medre.
La vint corant com feme forsenede,
Batant ses palmes, cridant, eschevelede : 
Veit mort son fil, a terre chiet pasmede.

Qui donc li vit son grant dol demener, 
Son piz debatre e son cors degeter, 
Ses crins derompre, son vis demaiseler,
E son mort fil detraire et acoler, 
N'i out si dur cui n'estoüst plorer.

Trait ses chevels e débat sa peitrine;
A grant dol met la soe charn medisme : 
« E filz, dist ele, com m'ous enhadide! 
Et jo dolente, com par fui avoglide!
Ne l'conoisseie plus qu'onques ne l'vedisse. »

Plorent si oil e si getet granz criz;
Sempres regretet : 
« Mar te portai, bels fils! 
Et de ta medre que n'aveies mercit? 
Pop tei m'vedeies desirrer a morir :
Ço'st grant merveille que pitet ne t'en prist.

« Fils Alexis, de la toe charn tendre!
A quel dolor deduit as ta jovente! 
E Deus le set que tote sui dolente
Ja mais n'ierc liede por home ne por ferme.

« Ainz que t'ousse si 'n fui molt desirrose;
Ainz que nez fusses si 'n fui molt anguissose; 
Quant jo t'vid net si 'n fui liede e goiose; 
Or te vei mort, tote en sui coroçose  :
Çô peiset mei que ma fin tant demoret.

« Seinors de Rome, por amor Deu, mercit : 
Aidiez m'à plaindre le dol de mon ami. 
Granz est li dols qui sor mei est vertiz
Ne pois tant faire que mes cors s'en sazit;
Il n'est merveille; n'ai mais filie ne fil. »

Entre le dol del pedre e de la medre 
Vint la pulcele qued il out esposede : 
« Sire, dist ele, com longe demorede
Ai atendude en la maison ton pedre, 
Ou tu m'laissas dolente et esguarede!

« O chiers amis, de ta jovente bele!
Ço peiset mei que tei podrirat terre!
E gentils hom, com dolente pois estre! 
Jo atendeie de tei bones noveles. 
Mais or les vei si dures e si pesmes!

« O bele boche, bels vis, bele faiture,
Com est mudede vostre bele figure! 
Plus vos amai que nule créature.
Si grant dolor oi m'est aparëude,
Mielz me venist, amis, que morte fusse. »  [...].

De 1050 jusqu'à la majorité de Saint Louis (1235). 
Avec la seconde moitié du XIe siècle s'ouvre la grande époque de la littérature française du Moyen âge. C'est d'abord la floraison de l'épopée nationale, puis de la poésie narrative qui s'y rattache de près ou de loin (romans sur l'Antiquité, romans bretons, romans byzantins et d'aventure, contes, fabliaux, poèmes historiques) et de la poésie lyrique (La littérature courtoise); c'est aussi, vers la fin, l'affranchissement de la prose, d'abord humble servante du latin' dans de nombreuses traductions, qui affirme sa vitalité dans les romans bretons et dans le style de haute allure d'un Villehardouin. Il est bien difficile, en quelques paragraphes, de donner un tableau complet de cette période extraordinairement féconde. L'ordre chronologique général que nous avons suivi pour la période des origines, où les textes sont rares, n'engendrerait ici que confusion. Nous suivrons la division par genres, et dans chaque genre nous indiquerons autant que possible le développement chronologique, nous attachant à mentionner toutes les oeuvres, tous les auteurs d'une réelle valeur, mais sans entrer dans des détails qui sont mieux à leur place dans les articles particuliers qui ont déjà été ou qui seront consacrés ici même aux genres, aux oeuvres, aux auteurs les plus importants.

Littérature narrative. Epopée nationale. 
Deux poèmes seulement sont antérieurs à la fin du XIe siècle : le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem (vers 1060), poème moitié sérieux, moitié comique, composé peut-être par un Parisien pour être chanté aux fameuses foires du Lendit, à Saint-Denis, et la célèbre Chanson de Roland (vers 1080). Tout au début du XIIe siècle se place un fragment de 600 vers, souvenir très vivant de la victoire remportée en Vimeu par Louis III sur les Vikings en 881, que l'on a baptisé du nom de Roi Louis ou Gormond et Isembart, et les chansons les plus anciennes de la geste de Guillaume d'Orange (héros célébré sans doute à l'origine dans le midi de la France, mais déjà connu dans le Nord dès le milieu du XIe siècle) telles que le Charroi de Nîmes, le Couronnement de Louis, Ia Chevalerie Vivien, etc. 
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Le Cor 
(extrait de la Chanson de Roland)

[Olivier, à la vue des Sarrasins qui se préparent à attaquer et à cerner l'arrière-garde, demande à Roland de sonner son olifant, afin d'appeler Charlemagne à leur secours. Par trois fois, Roland refuse; il pousse ainsi le courage jusqu'à l'excès, jusqu'à la desmesure, ce qui peut faire considérer sa mort comme une expiation].

Olivier dit : « Les païens ont grande force; il me semble qu'il y a bien peu de Français. Compagnon Roland, sonnez donc votre cor : Charles l'entendra, il fera revenir l'armée. » Roland répond : « J'agirais comme un fou! En douce France, j'en perdrais ma gloire! Mais plutôt je frapperai de grands coups de Durandal; le fer en sera sanglant jusqu'à l'or de la garde. C'est pour leur malheur que les félons païens sont venus à ce défilé : je vous le jure, ils sont tous condamnés à mort. »

« Compagnon Roland, sonnez donc l'olifant ; Charles l'entendra, il fera revenir l'armée; le roi nous secourra avec ses barons. » Roland répond : « Ne plaise au Seigneur Dieu que mes parents soient jamais blâmés à cause de moi, ni que France la douce tombe en déshonneur ! Mais je frapperai assez avec Durandal, ma bonne épée ceinte à mon côté; vous en verrez tout le fer ensanglanté. Les félons païens sont réunis ici pour leur malheur : je vous le jure, ils périront tous.-»

« Compagnon Roland, sonnez votre olifant. Charles l'entendra, lui qui passe aux défilés; je vous le jure, alors les Francs reviendront sur leurs pas. » - « Ne plaise à Dieu, lui répond Roland, qu'il puisse être dit par nul homme vivant, que jamais j'aie sonné du cor à cause des païens! Jamais on ne pourra en faire reproche à mes parents. Quand je serai au fort de la bataille, je frapperai mille et sept cents coups, et vous verrez l'acier de Durandal ensanglanté. Les Français sont braves, ils frappent en bons chevaliers! Désormais, ceux d'Espagne [= les Sarrasins) n'auront rien qui les garantisse de la mort. »

Olivier dit : « Je ne vois pas où serait le déshonneur. J'ai vu les Sarrasins d'Espagne : les vals et les monts en sont couverts, ainsi que les landes et les plaines. Grandes sont les armées de cette nation étrangère : pour nous, nous sommes en petit nombre ». Roland répond : « Mon ardeur n'en est que plus grande. Ne plaise à Dieu et à ses très saints anges que France perde à cause de moi son honneur! La mort vaut mieux que la honte ! Parce que nous frappons bien, l'Empereur nous aime. »

Roland est preux, et Olivier est sage a : tous cieux ont merveilleux courage. Puisqu'ils sont à cheval et en armes, désormais la mort ne les empêchera pas de livrer bataille. Braves sont les comtes, et leurs paroles sont nobles. Les félons païens chevauchent avec grande colère... (La Chanson de Roland).

Presque toutes datent de la fin du XIIe et du commencement du XIIIe siècle; citons parmi les plus intéressantes : le Moniage Guillaume, Aliscans, Aspremont, Aiol, les Lorrains (suite de cinq chansons), Raoul de Cambrai, Renaud de Montauban, Aquin ou la Conquête de la Bretagne, la Chanson d'Antioche, Huon de Bordeaux, Aymeri de Narbonne, Girard de Vienne, etc. Nous ne mentionnerons Girard de Roussillon que pour faire remarquer que cette oeuvre hors ligne se rattache plutôt à la littérature provençale. Ajoutons que plus on descend dans le temps, plus les chansons de geste sont diffuses, surchargées d'épisodes merveilleux et de types de convention, plus elles s'éloignent, en un mot, des justes proportions et de l'allure sévère de la Chanson de Roland. La plupart des chansons sont anonymes : les quelques noms d'auteurs connus sont Bertrand de Bar-sur-Aube, Herbert le Duc de Dammartin-en-Goële, Jendeu de Brie, Graindor de Douai, Raimbert de Paris, Jean de Flagy, Jean Bodel.

Romans sur l'Antiquité.
Le XIIe siècle peut être considéré comme une des époques où la France a sinon le mieux connu et le mieux apprécié, au moins le plus recherché les monuments de la littérature latine antique avant la Renaissance. Le succès des poèmes épiques nationaux suggéra à quelques clercs l'idée de mettre à la portée de la foule en les versifiant les principales histoires ou légendes antiques puisées en général à des sources de la période tardive. Tantôt on adopta la forme extérieure des chansons de geste proprement dites, tantôt les vers octosyllabiques rimant deux à deux : au premier système appartiennent les poèmes sur Alexandre; au second, le roman de Thèbes (d'après la Thébaïde de Stace) et le roman d'Enéas (d'après l'Enéide de Virgile), poèmes anonymes composés à peu d'années l'un de l'autre (vers 1150) et enfin le roman de Troie ( d'après Darès et Dictys ), dédié par Benoît de Sainte-Maure, vers 1160, à la reine Eléonore.

Romans grecs et byzantins et romans d'aventure.
Les oeuvres qui rentrent dans ce chapitre sont ou imitées de traductions latines anciennes de romans grecs tardifs ou puisées directement dans les traditions byzantines avec lesquelles les croisades avaient mis l'Occident en contact. Nous citerons en particulier : Apollonius de Tyr, les Sept Sages, Eracle, par Gautier d'Arras (vers 1460); Cligès, par Chrétien de Troyes (vers 1165); Florimont, par Aimon de Varennes (1188); Atis et Profilias, par Alexandre de Bernay; Partenopeus de Blois (sujet analogue à celui de Psyché); Flore et Blanchefleur, etc. Tous ces poèmes sont plus ou moins des romans d'amour qui ont préparé les romans d'aventure avec lesquels on les confond souvent. Nous mentionnerons seulement parmi ces derniers: Ille et Galeron, par Gautier d'Arras (1157); Galeran de Bretagne, Guillaume de Dole, Pamphile et Galatée, par Jean Brasdefer (vers 1225).

Romans bretons.
Il n'est pas de sujet plus difficile à élucider dans l'histoire littéraire du Moyen âge que l'origine des romans bretons. D'après Gaston Paris, c'est en Angleterre que le contact s'est produit entre les légendes bretonnes et la littérature française (c.-à-d. anglo-normande), soit directement, soit parfois par l'intermédiaire de traductions anglaises : c'est là que Marie de France a composé au XIIe siècle ses nombreux lais; c'est là qu'ont été tentées les premières compilations poétiques sur Tristan, Perceval, Gauvain, Lancelot et autres héros de la cour d'Arthur, et c'est de là qu'elles ont passé en France, où Chrétien de Troyes et ses continuateurs, Godefroy de Lagny, Mennessier, Gaucher de Dourdan, Gerbert de Montreuil leur ont donné une vogue extraordinaire. Un graal (plat) mystérieux mentionné dans le Perceval inachevé de Chrétien de Troyes est devenu peu après lui l'objet de légendes qu'il ne connaissait sans doute pas : on a raconté que ce graal avait servi à recueillir, entre les mains de Joseph d'Arimathie, le sang qui coulait des plaies de Jésus, et un poète franc-comtois du commencement du XIIIe siècle, Robert de Boron, a consacré une sorte de trilogie (Joseph, Merlin, Perceval) à rattacher artificiellement la légende du graal au cycle breton. Ces trois poèmes sont en partie perdus, mais, mis en prose et combinés avec d'autres données de poètes anonymes, ils se retrouvent dans les romans du Saint-Graal, de Merlin, de Lancelot, de Palamède, immenses compilations de la fin de la période embrassée dans ce chapitre. On notera que le Brut de Wace, composé en 1155, qu'on ne manque jamais de mentionner parmi les romans bretons, est une simple traduction en vers de l'Historia regum Britanniae de Gaufrei de Monmouth, et que cette Historia, toute répandue qu'elle ait été, n'est pas la source des romans français.

Contes et fableaux.
Les contes et les fabliaux (on a dit aussi fableau, terme que d'aucuns jugent préférable) répondent au même besoin de curiosité de l'esprit que les récits des chansons de geste ou des romans; mais ils s'adressaient généralement à un public de bourgeois, d'aspirations moins élevées. Ils mettent surtout en scène des bourgeois, des vilains ou des clercs inférieurs : un auteur latin les oppose précisément sous le nom de fabellae ignobilium aux chansons de geste (cantilena; gestoriae) et aux romans d'aventure (eventurae nobilium). Ce sont de courts récits rimés, dont les auteurs n'ont guère d'autre prétention que de faire rire, mais possèdent rarement assez d'esprit pour ne pas tomber dans la platitude ou dans le cynisme. Beaucoup de ces récits paraissent venir de l'Orient, soit par l'intermédiaire des Arabes d'Espagne, soit par la voie des croisades. Quelques-uns remontent au milieu du XIIe siècle, notamment Richeut, peinture énergique de la vie des courtisanes et de leurs protecteurs; la plupart sont de la fin du XIIe et surtout du commencement du XIIIe siècle.

Fable ésopique et roman de Renard. 
Beaucoup de recueils de fables ont été composés au XIIe et au XIIIe siècle en français sous le nom d'Isopet ; mais en général, sans en excepter le plus remarquable, celui de Marie de France, ils n'offrent pas grand intérêt, car ils ne sont que la traduction, trop souvent inintelligente, de deux recueils latins du temps dont les sources remontent à l'Antiquité grecque et latine additionnée de quelques éléments indiens, l'Avianus et le Romulus. Au contraire, les nombreux récits qui se sont peu à peu ajoutés ou superposés les uns aux autres, pour former le recueil connu sous le nom de Roman de Renard (ou Renart), sont pour la plupart propres au Moyen âge et donnent une saveur particulière à cette sorte d'épopée animale. 
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Fable du Loup et de l'Agneau (XIIIe siècle)

« [Esope] dit ceci du loup et de l'agneau, 
Qui buvaient à un ruisseau :
Le loup à la source buvait,
Et, l'agneau en aval était. 
Avec colère parla le loup 
Qui était très querelleur.
Par mauvaise humeur il lui parla : 
« Tu m'as, dit-il, fait grand ennui. » 
L'agneau lui a répondu : 
« Sire, et en quoi ? -  Donc, ne le vois-tu? 
Tu m'as ici troublé cette eau :
Je n'en puis boire mon soûl. 
Aussi je m'en irai, je crois,
Comme je vins, tout mourant de soif. » 
L'agnelet donc répond : 
« Sire, déjà vous buvez en amont :
De vous me vient tout ce que j'ai bu. » 
« Quoi » fit le loup « m'outrages-tu ? » 
L'agneau répond : « Je n'en ai intention ». 
Le loup lui dit : « Je sais de vrai;
Cela même me fit ton père,
A cette source où j'étais avec lui, 
Maintenant il y a six mois, comme je crois ». 
« Qu'en retirez-vous, fit-il, sur moi? 
Je n'étais pas né, comme je crois. » 
« Et cela est parce que cela est » lui a dit le loup,
« Maintenant me fais-tu contrariété? 
C'est chose que tu ne dois pas faire. » 
Donc le loup prit le petit anneau,
L'étrangle avec ses dents, et le tue.
Ainsi font les riches voleurs, les vicomtes et les juges, 
De ceux qu'ils ont en leur justice. 
Faux prétextes par convoitise
Ils trouvent assez pour les confondre, 
Souvent ils les font comparaître à leurs plaids,
La chair ils leur enlèvent et la peau, 
Comme le loup fit à l'agneau. »

Histoire. 
Le genre historique a été d'abord traité en vers et, sous cette forme, il a particulièrement fleuri à la cour des rois d'Angleterre. Vers 1150, Geffrei Gaimar compose son Histoire des Anglais (vers octosyllabiques); de 1160 à 1174, Wace, la Geste des Normands ou Roman de Rou (Rollon), qu'il interrompt à la bataille de Tinchebray (1107), sans doute à la nouvelle que Henri Il avait chargé de la même tache un concurrent, Benoît (que quelques-uns identifient avec Benoît de Sainte-Maure, auteur de Troie) nous possédons en effet 43.000 vers octosyllabiques de Benoît, qu'on a publiés sous le titre de Histoire des ducs de Normandie. Malheureusement, ces trois poèmes de Gaimar, de Wace et de Benoît ne sont guère que la paraphrase de textes latins antérieurs et s'arrêtent avant l'époque où les poètes chroniqueurs auraient pu parler des événements qu'ils avaient vus. 

Ce genre d'intérêt qui leur manque se trouve au contraire dans les poèmes suscités par le meurtre de Thomas Becket (1170) et composés presque sous le coup de l'émotion produite par ce tragique événement. De ces poèmes, nous ne citerons que celui de Garnier de Pont-Sainte-Maxence, l'une des oeuvres les plus remarquables que le Moyen âge nous ait laissées. La troisième croisade inspira à un certain Ambroise, jongleur au service de Richard Coeur de Lion, un poème de 12.000 vers sans grandes qualités littéraires, mais offrant le mérite de la sincérité. Enfin, vers 1224, fut composée par un anonyme l'Histoire de Guillaume le Maréchal, grand personnage de la cour anglaise, oeuvre supérieure peut-être par le mérite de l'écrivain à toutes celles que nous venons d'énumérer. La France proprement dite est beaucoup moins riche dans le genre historique que les possessions des Plantagenets
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La mort de Henri II
(extrait de l'Histoire de Guillaume le Maréchal)

[Ce poème, dont l'auteur est inconnu, fut écrit vers 1225. Il raconte la vie de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, régent d'Angleterre pendant les trois premières années du règne de Henri III (il mourut en 1219). Nous citerons les vers où le poète a décrit la mort douloureuse de Henri II. On sait que les fils du roi s'étaient révoltés contre leur père. Philippe Auguste fit remettre à Henri II la liste de tous les rebelles Henri II, déjà malade, demande à un serviteur de lui dire leurs noms :]

« Et celui-ci en soupirant lui dit : 
« Sire, que Jésus-Christ me vienne en aide! 
Le premier qui est ci écrit, 
C'est le comte Jean [-Sans-Terre] votre fils. » 
Quand le roi Henri entendit 
Que la chose que plus 
Il s'appliqua à combler de bien, et qu'il aima le plus, 
Le trahissait, depuis il ne dit mot,
Hors seulement : «Assez en avez dit. »
Lors il se retourna du côté de son lit; 
Le corps le brûle, son sang se trouble,
Tant qu'il eut la couleur si trouble,
Qu'elle fut noire et violette et pâle. 
Pour sa douleur qui fut si cruelle,
Il perdit toute sa mémoire,
Tant qu'il n'entendit ni ne vit goutte. 
En telle peine et en telle douleur
Il fut travaillé jusqu'au troisième jour. 
Il parlait, mais nul ne savait
Bien entendre ce qu'il disait. 
Le sang lui figea sur le coeur. 
Il lui fallut venir à tel point 
Que la mort, ni plus ni moins, 
Lui creva le coeur de ses mains. 
Tous ceux qui autour de lui étaient
Et qui devaient garder son corps,
Quand ils virent la mort du roi, 
Chacun tira et prit pour soi
Ce qu'ils eurent de son bien en garde. 
Pour ce est fou qui n'y prend barde, 
Quand il sent que mort le travaille, 
Qui trop se fie en la canaille
Pour garder son bien; que plutôt il le partage
De telle façon que Dieu y ait part
Aavant que la mort ne l'ait attrapé. 
Quand les pillards eurent happé
Ses draps, ses joyaux, son avoir,
Tant que chacun en put avoir,
Ainsi resta le roi d'Angleterre
Aussi nu qu'il tomba sur terre. 
Telle est Fortune, hélas! hélas! 
qu'elle finit de si haut si bas
Si haut personnage, si honoré,
Si riche roi, si redouté. » 
 

(Histoire de Guillaume le Maréchal).

On écrit peu en vers, et l'Histoire des Empereurs romains, rimée par le Lorrain Calendre (1213) est au-dessous du médiocre. On traduit beaucoup en prose, notamment la fameuse Chronique de Turpin; on compose à Paris les Faits des Romains, compilation intéressante imitée de Salluste, César, Lucain et Suétone, mais qui est demeurée interrompue à la mort de Jules César, etc. Celte prédilection pour la prose nous a valu une oeuvre capitale de l'historiographie française la Conquête de Constantinople, de Villehardouin, et le récit, souvent pittoresque, que Robert de Clari a consacré à la même expédition.

Poésie lyrique. 
Nous avons vu que la littérature française avait emprunté aux Bretons du pays de Galles la « matière de Bretagne », comme dit Jean Bodel; mais cette matière, elle l'a faite sienne par la manière dont elle l'a traitée. Dans le domaine lyrique, les poètes français ou trouvères n'ont pas fait preuve de la même originalité : ils se sont mis à l'école des poètes provençaux ou troubadours et n'ont guère fait que les copier, parfois avec bonheur, le plus souvent avec un art inférieur. Cette dépendance du Nord vis-à-vis du Midi s'explique par la différence de civilisation : le Nord, plus guerrier, se passionne pour les chansons de geste au moment où le Midi, plus raffiné et d'esprit plus délié, est déjà revenu de cette passion qu'il n'a jamais dû éprouver bien forte et est tout entier à la poésielyrique. On compose des poésies lyriques au Midi dès la fin du XIe siècle; au Nord, nous n'en connaissons pas avant la fin du XIIe. Ce n'est pas que l'esprit lyrique n'ait existé au Nord antérieurement à l'influence du Midi : on a quelques rares chansons de toile françaises d'un caractère demi-épique, demi-lyrique (notamment la Chanson de Renaud) qui paraissent remonter très haut et qui ne doivent rien aux troubadours; de même certaines pastourelles, certaines chansons de croisade à refrain. Mais cette poésie de caractère populaire fut bientôt dédaignée et délaissée, et la haute société de la fin du XIIe siècle s'engoua de la lyrique provençale. Les femmes, et en particulier les deux filles d'Aliénor d'Aquitaine, épouses d'un comte de Champagne et d'un comte de Blois, semblent avoir beaucoup contribué à cet engouement. Quelques-uns des poètes lyriques français de cette époque, notamment Thibaud de Champagne et Gace Brulé, peuvent aller de pair avec les meilleurs troubadours. A côté de la chanson, les autres genres cultivés étaient la pastourelle, les rotruenges, les serventois, etc.

Genres divers.
Il nous resterait, pour compléter ce tableau, à parler de la littérature didactique et de la littérature dramatique. De cette dernière, nous n'avons que peu de chose à dire, parce que les origines du théâtre français appartiennent presque exclusivement à la littérature latine; mentionnons cependant le Jeu de saint Nicolas, de Jean Bodel qui date du commencement du XIIIesiècle, et qui, à ce moment, est une oeuvre tout à fait isolée. La littérature didactique, religieuse ou profane, est au contraire fort riche, mais elle se compose pour une bonne part de traductions du latin qu'il y aurait peu de profit à énumérer en détail. Citons seulement les oeuvres, de caractères divers, qui ont au moins le mérite d'une originalité relative : le Livre des manières, d'Etienne de Fougères, évêque de Rennes, vers 1170; le Miserere et le Roman de Charité, d'un reclus qui vivait à Molliens, en Picardie, et dont le nom de famille n'est pas connu; les Bibles, de Guyot de Provins et de Hugues de Berzé, tous ouvrages en vers, satires plus ou radins vigoureuses contre les différentes classes de la société; le Besant de Dieu, de Guillaume le Clerc; le Songe d'Enfer et la Voie de Paradis, de Raoul de Houdan; le Tournoiement d'Antéchrist (1235), de Huon de Méri; les Miracles de la Vierge, de Gautier de Coinci, également en vers et dont les titres indiquent assez et le but religieux et le caractère allégorique, etc. (Antoine Thomas).

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